Introduction
Étudier la place centrale de la main dans les pratiques divinatoires chinoises situe d’emblée la réflexion hors de l’opposition duale entre le corps et l’esprit. En effet, dans les systèmes médicaux et religieux qui se sont développés en Chine depuis l’Antiquité, les composantes psychiques et physiologiques de la personne sont pensées de manière inséparable. Pourtant, cette indissociation ne doit pas être comprise comme une forme d’unité. Au contraire, le corps est habité d’une multitude d’âmes ou esprits (shen 神) qui siègent dans différents organes et circulent entre ces derniers. En somme, à la diversité du corps humain et de ses parties, correspond une diversité d’âmes (Despeux, 2007). Les mécanismes internes du corps et les relations entre ses parties sont réglés par un système complexe de corrélations qui associe également la structure du corps à celle du cosmos et de l’État (Schipper, 1982 ; Despeux, 1996).
Ainsi, les représentations du corps en Chine, avant l’influence du modèle occidental à l’époque Qing (1644-1911), s’attachent moins à ses caractéristiques anatomiques qu’à sa dimension microcosmique, c’est-à-dire comme « champ spatio-temporel au sein duquel se développent des processus en corrélation avec ceux de l’univers. » (Despeux, 1996 : 87). Ce champ spatio-temporel se déploie en un maillage de systèmes de corrélations qui se combinent entre eux : système de découpage bipartite entre le yin 陰 et le yang 陽, découpage temporel selon un cycle de soixante ans ou encore découpage spatial en cinq secteurs orientés régis par la théorie des cinq agents. Ces derniers, l’eau, le feu, le métal, le bois et la terre, sont eux-mêmes mis en relation à travers des cycles d’engendrement (le bois engendre le feu…) ou de domination (le métal domine le bois…). Ainsi, l’organe des reins est associé à l’hiver, à l’eau, au nord, au sentiment de peur et à la vertu de sagesse. De même qu’en hiver, la Terre garde dans ses profondeurs les germes ou promesses de vie, les reins ont « la charge de thésauriser, comme en retrait, les essences du corps. » (Rochat de la Vallée, 2003 : 200).
Dans cette cosmologie corrélative qui se perfectionne dès la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.), la connaissance de l’univers et de toute partie de l’univers consiste à « répertorier les innombrables correspondances des cycles, des structures, des formes, des nombres, par lesquelles les phénomènes s’expliquent les uns par les autres. » (Vandermeersch, 1999 : vii). Chaque moment, chaque lieu, chaque individu peut être identifié précisément par les coordonnées qu’il occupe dans ces différents référentiels et devenir, ainsi, objet de connaissance et de traitement. Au sein de ce système de corrélations, l’activité mentale a la tâche hautement délicate de remédier aux désordres qui ne manquent pas d’apparaître, entraînant maladies et infortunes. Et, comme les phénomènes mentaux ne siègent pas uniquement dans la tête, c’est l’ensemble des parties du corps qui collabore à la recherche de l’équilibre et de l’harmonie entre l’individu, son environnement et le cosmos : « Loin d’être uniquement un agrégat de substance/matière, [le corps] est avant tout un champ d’opérations pour la constitution de la personne et de ses relations avec l’environnement. » (Despeux, 1996 : 87)
La main occupe ainsi une place centrale dans de nombreuses pratiques de régulation entre l’individu et les forces cosmiques que ce soit dans les domaines religieux, thérapeutiques ou divinatoires.
Dans le bouddhisme et le tantrisme chinois, les gestes codifiés de la main appelés mudrā jouent un rôle important dans les pratiques méditatives et thérapeutiques (Baptandier, à paraître). Dans le grand rituel taoïste du bugang 步綱, qui consiste en une marche rituelle sur les étoiles de la Grande Ourse, la main représente un « univers en petit » (Andersen, 1989 : 27). Effectuant la danse du bugang en même temps sur le sol avec ses pieds et sur la paume de sa main avec son pouce, l’officiant communique directement par pression du doigt sur tel ou tel point avec la divinité stellaire ainsi désignée : « La main est (…) une charte de l’univers et une boussole. Avec le pouce, le Maître touche les points situés sur les pourtours et les sections des doigts activant ainsi la force cosmique qui correspond à ces points. » (Schipper, 1982 : 297).
En médecine chinoise, la main reproduit un « corps en petit » et l’action sur ses points d’acupuncture permet de traiter l’ensemble de l’organisme.
Au-delà de ces différents cas, où c’est en tant que représentation microcosmique du corps, de l’univers ou de l’espace-temps qu’on lui prête un effet agissant sur les macrocosmes correspondants, la main est aussi un instrument de savoir. On connaît ainsi l’importance de l’examen du pouls dans l’art chinois du diagnostic médical. Elisabeth Hsu (2005) avance ainsi que c’est le sens du toucher, et non celui de la vue comme dans la tradition anatomique occidentale, qui a été le sens le plus important dans la constitution des savoirs médicaux chinois. Dans ce contexte, le lien entre un mode de perception spécifique, déterminé et perfectionné culturellement, et une forme de connaissance se traduit par une adéquation entre la perception tactile et un intérêt intellectuel pour des changements subtils non visibles à l’œil nu. En particulier dans le domaine médical, l’importance du toucher tient à la centralité du qi 氣, ce « souffle » dont l’équilibre et la libre circulation garantissent la bonne santé, une entité qui ne peut être vue, mais seulement sentie par le toucher (Hsu, 2005 : 21).
Cet article circonscrit son analyse à un champ particulier, celui des pratiques divinatoires, et examine le rôle de la main dans la connaissance du destin. Les savoirs divinatoires ne portent pas proprement sur une connaissance des événements futurs qui affecteront la vie d’un individu mais sur la recherche d’une harmonisation entre les réseaux de correspondance constitutifs de la personne et ceux de son environnement.
En chinois, le destin est désigné par le terme mingyun 命運, composé de deux éléments. Le ming 命 est la part du destin qui est déterminée à la naissance et qui ne peut être altérée. Il est inné (xiantian 先天, littéralement « antérieur au Ciel », désigne l’aspect théorique de la réalité) et correspond au temps de la vie entière. Le yun 運, lui, est localisé non pas dans le soi mais dans les relations avec l’extérieur. Il correspond à la partie variable et modifiable du destin, celle que l’individu peut modeler à son avantage par ses efforts et qui est donc acquise (houtian 後天, « postérieur au Ciel », désigne l’aspect expérimental et fonctionnel de la réalité). Le yun représente les configurations plus ou moins bonnes qui naissent de la confrontation du ming et des circonstances extérieures. Yun signifie à la fois mouvement et destin et peut également être traduit par « chance ».
Les interactions entre les deux types de destin ouvrent la voie à de nombreuses possibilités et la divination est un instrument pragmatique qui vise à découvrir les intersections favorables entre le ming et le yun. Le but des techniques d’interrogation et de calcul du destin est double : fournir une vision ordonnée du cosmos et aider l’homme à y trouver sa place en se conformant au rythme du temps. Cette recherche d’une adéquation entre les activités humaines et l’ordre cosmique est inséparable de la notion, développée par la pensée confucéenne, de « sens de l’opportunité » ou de « temps opportun » (shi 時) « qui conçoit le temps non pas comme écoulement homogène et régulier, mais comme processus constitué de moments plus ou moins favorables. » (Cheng, 1997 : 285, 286). Les théories de calcul du destin opposent ainsi des situations propices (ji 吉) ou non (xiong 凶) et des actions qui vont dans le sens du courant (shun 順) ou contre le courant (ni 逆).
La main occupe une place prépondérante dans différentes formes de divination dans lesquelles le destin, en tant qu’objet de connaissance, est mesuré, interrogé, calculé. La pratique la plus évidente est sans doute la chiromancie (shouxiang 手相), terme formé littéralement des mots « main » (shou 手) et « observer » (xiang 相) qui signifie ici « tirer de l’observation de l’apparence extérieure la connaissance complète d’une personne et de son destin » (Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise). Fondée sur l’interprétation des signes qui se manifestent dans la géographie de la main, cette pratique fait partie d’un ensemble plus vaste de techniques mantiques d’analyse des caractéristiques morphologiques de différentes parties du corps humain qui relèvent de l’interprétation des signes et des présages, telles que l’examen des traits du visage (physiognomonie, mianxiang 面相, « observation du visage »).
Plutôt que de s’intéresser à la main en tant que champ microcosmique comme dans le cas de la chiromancie, cet article propose d’examiner les manipulations et les opérations effectuées par la main et leur rôle dans la production d’un savoir sur le destin. Il s’appuie pour cela sur l’analyse de deux autres pratiques : les tirages divinatoires, fondés sur la manipulation de blocs et fiches divinatoires ou de tiges d’achillée dans le rituel du Livre des Mutations ; l’horoscopie où la projection de l’espace-temps sur la paume permet d’effectuer de complexes calculs du destin. En conséquence, cet article s’appuie sur une ethnographie qui porte davantage sur les processus opératoires à l’œuvre dans ces pratiques de connaissance du destin que sur le contexte de leur mise en œuvre.
Si l’on admet le rôle prééminent de la main dans l’action et, par là-même, dans la définition des formes et des normes de l’action (Jacob, 2010 : 34), alors l’étude de son rôle dans les pratiques divinatoires chinoises nous informe sur un type d’action particulier qui s’articule en deux temps. Gestes de connaissance dans un premier temps, ces pratiques visent, dans un deuxième temps, la manipulation de la chance et du destin. Cet article montre ainsi que les différentes opérations et manipulations effectuées par la main dans les pratiques divinatoires correspondent à une catégorisation des formes de savoir et d’action sur le destin. En dégageant la nature des mécanismes de connaissance du destin, il s’agit enfin d’examiner les rapports structurels qui s’établissent entre une forme de pensée – corrélative – et le lieu – la main en mouvement – où celle-ci s’élabore.
Les données présentées ici sont issues en majorité d’enquêtes de terrain réalisées dans le nord de Taïwan entre 2008 et 2011 auprès de spécialistes de divination et de leurs clients. Des pratiques similaires sont cependant observables dans l’ensemble du monde chinois.
Les tirages divinatoires (1) : les blocs et fiches divinatoires
La main occupe une place centrale dans ce que l’on peut appeler, de manière générique, les tirages divinatoires, qui désignent la manipulation d’objets (par lancer ou tirage) en vue de l’obtention de configurations codifiées qui servent de base à l’interprétation. Dans le monde chinois, ces tirages divinatoires s’effectuent dans deux contextes distincts : un contexte religieux, celui des temples bouddhiques ou taoïstes, dans le cas des lancers de blocs et des tirages de fiches divinatoires ; un contexte séculier dans le cas de la cléromancie qui désigne la sélection puis l’interprétation des hexagrammes du Livre des Mutations.
Les blocs de divination (jiao 珓 ou 筊) sont deux morceaux de bois en forme de croissants de lune, parfois peints en rouge, dont une face est plate et l’autre arrondie. La personne les tient dans ses mains en direction de l’autel, faces plates l’une contre l’autre, formule sa demande puis jette (tou 投, formé de la main 扌 (shou 手) et d’une partie phonétique shu 殳 qui représente une main 又 faisant un mouvement saccadé évocateur du geste de lancer) les blocs sur le sol. La réponse est négative si les deux blocs retombent faces arrondies vers le haut (yinjiao 陰珓, yin est le principe négatif dans son opposition et complémentarité avec yang) ; indéterminée si les blocs retombent faces plates vers le haut (xiaojiao 笑珓, littéralement, le dieu « rit » (xiao) et ne considère même pas la question) ; positive si l’un des blocs retombe face arrondie vers le haut et l’autre, face plate vers le haut (shengjiao 聖珓, sheng désigne le sage qui comprend la nature des choses et vit en harmonie avec elle) (fig. 1).
Fig. 1 – Blocs de divination. De gauche à droite, réponses négative (yinjiao 陰珓), indéterminée (xiaojiao 笑珓) et positive (shengjiao 聖珓).
Généralement, trois réponses positives consécutives sont requises pour confirmer que la divinité a répondu positivement à la question. Ce dispositif est si simple qu’à Taïwan, on le trouve dans presque tous les temples, même les plus petits, et parfois dans les maisons, devant l’autel des ancêtres. Ainsi, M. Zhang, un spécialiste érudit des arts divinatoires de Taipei, est souvent sollicité par des amis et connaissances pour choisir le prénom d’un nouveau-né selon une méthode qui combine analyse des caractères d’écriture et horoscopie. Il propose généralement à la famille plusieurs noms appropriés que celle-ci doit ensuite tester devant l’autel des ancêtres au moyen des blocs divinatoires pour savoir lequel ceux-ci approuvent.
Signe que la divinité tutélaire du temple est particulièrement efficace, le dispositif des fiches divinatoires (qian 籤 ou 簽) n’est disponible que dans les temples principaux. Trois éléments sont requis : une paire de blocs de divination, un ensemble de bâtonnets de bambou (qian) numérotés (au nombre de cent dans le cas, le plus courant, du dispositif dit « de Guanyin [1] ») et un ensemble de poèmes numérotés écrits sur des petits papiers dont le nombre correspond à celui des bâtonnets (fig. 2, 3 et 4).
Fig. 2 et 3 – Blocs et fiches divinatoires, Temple Longshan, Taipei, 2011.
Fig. 4 – Exemple du poème divinatoire n°21 de l’ensemble dit « de Guanyin ».
Dans la plupart des cas, les gestes de ce rituel et leurs éventuelles variantes locales sont transmis dans le cadre familial. Les enfants observent leurs parents lors des visites au temple et apprennent ainsi comment « tirer (avec la main) une fiche divinatoire » (chouqian 抽籤). Dans les temples fréquentés par les touristes, il arrive que la procédure à suivre soit expliquée sur un panneau (fig. 5).
Fig. 5 – Panneau d’explication du maniement des blocs divinatoires, Temple Xingtian, Taipei, 2007.
Au temple Longshan de Taipei, la foule se presse pour lancer les blocs, disponibles en grand nombre. Mme Zhao, épouse d’un architecte, vient consulter la divinité Guanyin au sujet d’un appartement que son mari souhaite acheter. Après avoir passé une dizaine d’années à chercher, il en a enfin trouvé un qui lui convient. Alors que tout semblait se dérouler à merveille dans le processus d’acquisition, elle décide, par acquis de conscience, de consulter le devin issu d’une lignée héréditaire de spécialistes d’horoscopie et de fengshui que sa famille consulte depuis plusieurs générations avant de prendre des décisions importantes. Le praticien confirme la qualité du fengshui de l’appartement mais décèle un « problème d’argent », sans pouvoir préciser davantage. Peu de temps après, de passage à proximité du temple Longshan, Mme Zhao décide d’aller tirer une fiche divinatoire à ce propos. Elle formule tout d’abord sa demande en choisissant le sujet qui, parmi une liste conventionnelle (mariage, déplacement, procès…) se rapproche le plus de ses préoccupations : investissement, déménagement. Puis elle jette les blocs par terre pour voir si la divinité est disposée à répondre à la question. La réponse ayant été positive par trois fois, elle secoue le réceptacle en bambou contenant les fiches divinatoires, prend la fiche qui dépasse visiblement, lance de nouveau les blocs, et répète l’opération jusqu’à ce que la fiche sélectionnée soit approuvée par la divinité. Mais, après plusieurs tentatives, elle n’arrive pas à obtenir trois réponses positives consécutives, ce qu’elle interprète comme une confirmation qu’il y a peut-être un problème avec l’appartement. Elle décide alors d’investiguer davantage que ne l’avait fait son mari et découvre que le propriétaire de l’appartement leur avait dissimulé qu’une lourde hypothèque grevait le bien.
Dans le cas où les blocs divinatoires donnent une réponse positive, le consultant se reporte au poème correspondant au numéro de la fiche sélectionnée et à son interprétation adaptée à différents sujets conventionnels tels que « mariage harmonieux » ou « investissement productif ».
Fig. 6 (vidéo) – Lancers de blocs et tirages de fiches divinatoires, Temple Longshan, Taipei, 2011.
Chance et mouvement
Analysons plus précisément le type d’information qui est obtenu par cette manipulation des blocs et des fiches divinatoires. Il est tout d’abord important de noter que bien que les consultants ne tiennent pas un discours explicite quant à un rôle particulier de la main dans ces tirages divinatoires, ils ont conscience de l’importance du lancer même et de la nécessité de respecter scrupuleusement la procédure. Ils savent ainsi qu’il est nécessaire de lancer les blocs assez haut pour ne pas influencer le résultat et qu’il n’est pas raisonnable d’exiger de la divinité plus de trois réponses positives consécutives (Jordan, 1982 : 117).
Par ailleurs, bien que ce ne soit pas toujours le cas, les deux exemples cités précédemment montrent que le lancer de blocs divinatoires peut être utilisé en complément d’autres techniques divinatoires (choix des noms et prénoms, horoscopie, fengshui…). Si les divinations prononcées par des instances divines et humaines peuvent être ainsi associées, c’est qu’elles ne donnent pas accès au même type d’information. Les consultants font ainsi clairement une distinction entre l’horoscopie qui permet d’élaborer un discours sur l’ensemble de la vie d’une personne, et les blocs divinatoires qui servent à interroger la divinité sur la chance du moment. Cette chance est exprimée de manière bien plus laconique, soit dichotomique (propice ou non) soit par degré comme dans le cas des fiches divinatoires qui sont classées en différentes catégories s’étendant en un continuum hiérarchisé de « très mauvais » (xiaxia 下下, « inférieur inférieur ») à « excellent » (shangshang 上上, « supérieur supérieur »).
En chinois, la chance yunqi 運氣 signifie littéralement « faire se mouvoir les souffles ». Le yun désigne la part indéterminée du destin, comme expliqué précédemment, mais signifie aussi, de manière plus courante, le « mouvement ». Le caractère yun entre ainsi dans la composition de nombreux mots qui impliquent un déplacement comme le « métro » (jieyun 捷運) ou le sport (yundong 運動). Le qi, quant à lui, désigne ce « souffle » constitutif de toute chose dont l’équilibre et la libre circulation garantissent la fortune et la bonne santé. Ainsi, la chance est mouvement et c’est le geste même de lancer les blocs ou de secouer les fiches divinatoires qui permet de la solliciter.
En effet, la main intervient ici dans un mode opératoire commun aux « rituels d’appel de la chance » (dont les lancers divinatoires) et aux jeux que Roberte Hamayon (2012) appelle le « jouer ». Ce processus associe trois éléments : un mouvement répété dans un espace limité, celui de la main lançant les blocs par terre ou secouant les fiches dans leur réceptacle ; une latitude délimitée par les trois combinaisons possibles des blocs ou par le nombre de fiches ; un cadre signifiant, celui des valeurs associées aux positions des blocs ou aux fiches telles qu’elles sont consignées dans les poèmes. Mobiliser la main et l’engager dans des mouvements est ainsi constitutif de la structure de ces rituels pour attirer la chance. Ce sont les mouvements dans l’espace et leur répétition dans le temps (des blocs ou des dés qui sont lancés) qui introduisent une latitude dans la réalisation de l’action. Le jeu que permet cette marge donne accès à l’indéterminé tout en offrant la possibilité de manipulation. En effet, c’est en raison de sa propre indétermination (son résultat est toujours incertain) que le « jouer » est un mode d’action approprié pour cultiver ou provoquer la chance (bien incertain par excellence [2]) et pour agir sur des réalités à venir indéterminées. Ainsi, tout ce qui présente un élément aléatoire qui échappe à l’emprise humaine peut être préparé par le « jouer », comme c’est le cas des « pratiques visant à “faire l’avenir”, nombreuses à être fondées sur l’usage d’objets tels que des dés ou des cartes. » (Hamayon, 2012 : 142).
Dans de nombreux cas de lancers de blocs divinatoires à Taïwan, il s’agit autant d’interroger la présence de la chance que de la faire advenir en répétant le rituel ou en reformulant la demande jusqu’à l’obtention d’une réponse favorable : « Le rite est généralement répété jusqu’à ce qu’on obtienne satisfaction. Il s’agit de provoquer ce qui est souhaité, de faire être la réalité désirée. » (David, 2006 : 70). Par les lancers répétitifs, la main produit la chance : elle ne vise pas une simple connaissance mais une véritable action sur le destin.
La proximité entre la structure des rituels pour attirer la chance et des jeux se retrouve dans l’aspect ludique de certaines pratiques divinatoires. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer dans les maisons de thé de Taïwan des groupes d’amis qui, rassemblés autour d’une tasse de thé, se divertissent à écouter les analyses divinatoires de la tenancière dans une ambiance détendue. Des jeux de cartes divinatoires se pratiquent également entre amis pour s’amuser (wan 玩, dont l’étymologie se rapporte à un bibelot que l’on s’amuse à manipuler) ou passer le temps (Homola, 2014b). Dans les salles de jeux électroniques à Taïwan, des sortes de machines à sous permettent aux joueurs de tirer leur fortune [3].
Il n’est alors guère étonnant que le vocabulaire du jeu et de la chance au jeu comprenne de nombreuses références à la main et à son mouvement, évoqué par le déplacement de l’air ou de l’eau : shoufeng 手風 (littéralement, « main vent ») et shouqi hao 手氣好 (le « souffle de la main est bon ») signifient « avoir de la chance au jeu ». A l’inverse, shou bu shun 手不順 (« la main ne suit pas le courant ») signifie « ne pas avoir de chance au jeu ».
L’exemple des blocs et fiches divinatoires montre que la main entretient un lien privilégié avec la chance par sa capacité de préhension qui lui permet de créer du mouvement en saisissant et en lançant des objets. Autrement dit, c’est parce qu’elle est créatrice de mouvement, de jeu et, donc, d’incertitude qu’elle donne accès à la chance.
Examinons maintenant les mouvements et manipulations effectués par la main dans un autre type de tirage divinatoire, le rituel de l’achillée.
Les tirages divinatoires (2) : le rituel de l’achillée
La cléromancie (zhanbu 占卜) [4] se rapporte à l’usage du Livre des Mutations comme outil divinatoire. Le texte de base de ce traité philosophique et divinatoire qui a commencé à prendre forme sous la dynastie Zhou (ca. 1045-256 av. J.-C.) est composé de soixante-quatre hexagrammes (gua 卦) accompagnés de courtes descriptions. Associé à des commentaires canoniques, il est intégré aux classiques confucéens à l’époque Han et a donné lieu à une riche tradition de commentaires par différents courants d’interprétation lettrés jusqu’au début du 20e siècle (Smith, 2012). Les soixante-quatre hexagrammes constituent l’ensemble des combinaisons possibles de six lignes horizontales continues (yang) et discontinues (yin). Ils représentent une figuration dynamique de l’ensemble des formes et des processus de l’univers et de la vie humaine (Cheng, 1997 : 277). La cléromancie consiste à sélectionner, selon divers procédés, un hexagramme parmi les soixante-quatre possibles, puis à appliquer les significations qui lui sont attribuées à la situation à analyser. On emploie couramment le verbe suangua 算卦 (calculer un hexagramme) pour désigner cette activité divinatoire.
De manière générale, dans la Chine impériale comme dans la société chinoise contemporaine, le Livre des Mutations confère légitimité et prestige aux nombreux systèmes divinatoires, parfois très rudimentaires, qui s’appuient sur le puissant symbolisme des hexagrammes. Mais selon la tradition lettrée, l’utilisation du Livre lui-même à des fins divinatoires est une affaire sérieuse et hautement solennelle qui prescrit la sélection des hexagrammes exclusivement au moyen de tiges d’achillée (Achillea millefolium) [5] (Smith, 2008 : 227). C’est sur ce processus de construction d’un hexagramme par manipulation de l’achillée que je me pencherai ici, tel qu’il était pratiqué par les élites lettrées jusqu’au début 20e siècle et dont la tradition perdure chez les intellectuels chinois ou taïwanais d’aujourd’hui, bien que sous des formes parfois variées. L’emploi des bâtonnets d’achillée rend compte de la forte dimension arithmologique de ce rituel divinatoire. En effet, il semble que ceux-ci servaient « dans la Chine archaïque, à l’instar des boules de boulier, à matérialiser les unités de compte pour faciliter les opérations arithmétiques (…) Paléographiquement, le verbe suan 算 compter se transcrit par le pictogramme de deux mains manipulant de l’achillée. » (Vandermeersch, 1977 : 304).
L’analyse qui suit s’appuie sur une des descriptions canoniques de ce rituel divinatoire fournie dans un essai du célèbre lettré néo-confucianiste des Song Zhu Xi (1130-1200), intitulé « Rituel de l’achillée » (Shiyi 筮儀) [6] (Zhu, 1979) [7]. Bien qu’elle représente un idéal dont les conditions d’application sont rarement réunies, elle a l’avantage de comprendre l’ensemble des éléments présents de manière fragmentaire dans les pratiques simplifiées de sélection d’un hexagramme qui, par commodité et économie de temps, sont utilisées couramment aujourd’hui.
Reproduire la genèse cosmologique
Le rituel prend place dans une pièce retirée de l’agitation quotidienne où sont disposés une table, un plateau de divination, un brûle-encens et de l’encens, un réceptacle contenant cinquante tiges d’achillée et du matériel pour écrire. Après avoir accompli des rituels préliminaires de purification, le praticien entre dans la pièce par le côté est et se dirige vers la table orientée d’est en ouest. Il brûle de l’encens puis prend avec les deux mains les cinquante tiges d’achillée du réceptacle, positionné sur la partie nord du plateau de divination, et les passe à travers la fumée du brûle-encens situé au sud du réceptacle. Les cinquante tiges renvoient au nombre représentant la totalité de l’univers dans le Livre des Mutations, appelé « nombre de la grande extension dayan 大衍, faite de la somme des 5 premiers nombres impairs et des 5 premiers nombres pairs, exactement cinquante-cinq mais arrondie à cinquante. » [8]. A l’instar du “jeu” nécessaire à tout mouvement souligné précédemment dans le cas des blocs divinatoires, c’est cet écart avec le nombre cosmique de cinquante-cinq qui, par « aspiration à parvenir à la totalité cosmique », crée la dynamique de changement des hexagrammes les uns dans les autres (Vandermeerch, 1977 : 304-305, 310).
Le praticien s’adresse ensuite aux tiges, déclinant son identité et exprimant sa demande avec révérence. Déposant ensuite les tiges d’achillée sur le plateau, il en ôte une qu’il remet dans le réceptacle : elle symbolise l’unité du Taiji 太極, « Faîte suprême », fondement originel de l’univers. C’est à partir de cette unité originelle (appelée, selon les contextes, Taiji, Dao 道 ou souffle primordial qi), que l’alternance et les interactions entre le yin et le yang président à la génération de toute chose dans l’univers (désigné par l’expression « les dix mille êtres »). Selon le célèbre passage du Laozi, « Le Dao engendre l’Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, et Trois les dix mille êtres. » (Laozi, chap. 42, dans Cheng, 1997 : 275).
Le praticien divise ensuite arbitrairement les quarante-neuf tiges restantes en deux paquets qu’il place de chaque côté du plateau et qui représentent les puissances cosmiques du yin et du yang. Il prend ensuite avec sa main gauche le paquet de tiges situé à sa gauche et, avec sa main droite, une tige du paquet de droite, qu’il place entre le petit doigt et l’annulaire de sa main gauche. Cette tripartition symbolise le lien entre les trois principes originels (san yuan 三元), le Ciel, la Terre et l’Homme. Il décompte ensuite par quatre (en référence aux quatre saisons) les tiges qu’il tient dans la main gauche jusqu’à ce qu’il ne lui en reste que quatre ou moins. Il place ce reste entre l’annulaire et le majeur de sa main gauche. Le paquet de tiges décomptées est placé à gauche du plateau (fig. 7).
Fig. 7 – Manipulation de l’achillée, Musée de Youli, Province du Henan, 2008.
Le praticien saisit alors avec sa main gauche le paquet de tiges posé à droite et recommence l’opération de décompte par quatre. Si le reste du décompte du paquet de gauche était « un », « deux », « trois » ou « quatre », alors le reste du décompte du paquet de droite sera respectivement « trois », « deux », « un » ou « quatre ». Le praticien place ce reste entre le majeur et l’index de sa main gauche et pose le paquet de tiges décomptées à droite du plateau. Il prend ensuite l’ensemble des tiges qu’il tient entre les doigts de la main gauche et les pose à gauche du plateau. Le nombre de ces tiges est égal à cinq ou à neuf.
Notons que la manipulation des tiges d’achillée peut être facilitée par un dispositif formé d’une planchette de bois posée verticalement sur le plateau et marquée d’encoches à droite et à gauche dans lesquelles sont positionnés les restes des différents décomptes (Smith, 2012 : 111) (fig. 8 et 9).
Fig. 8 – Table de divination qui montre un pinceau, une pierre à encre, un bâton d’encre, un brûle-encens, un réceptacle en forme de tube pour les tiges d’achillée et un dispositif en bois pour tenir les tiges d’achillée séparées.
Fig. 9 – Dispositif en bois pour séparer les tiges d’achillée. Ces deux illustrations sont extraites d’une édition japonaise du Livre des Mutations du 18e siècle, conservée dans la « Ni Tsieh Collection on I Ching Studies » de l’Université de Californie (publiées initialement dans Smith, 2012 : 111). Je remercie Richard Smith pour son aimable autorisation de reproduction.
Le praticien regroupe ensuite les deux paquets de tiges décomptées restants et recommence l’opération deux fois, à partir du partage des tiges en deux paquets, c’est-à-dire sans ôter la tige initiale, si bien qu’il obtiendra un reste total de quatre ou de huit. Cet ensemble de trois manipulations permet de déterminer la première des six lignes de l’hexagramme, soit une ligne yin, soit une ligne yang, selon la valeur assignée aux différentes combinaisons que peut prendre la somme des restes des trois opérations. Ainsi, un reste total de dix-sept tiges (neuf plus deux fois quatre) désigne une ligne yin et un reste de vingt-et-une tiges (cinq plus deux fois huit) désigne une ligne yang ; un reste de treize tiges (cinq plus deux fois quatre) désigne une ligne yang dite « changeante » (c’est-à-dire appelée à changer en ligne yin, ce dont il faut tenir compte dans l’interprétation de l’hexagramme) ; un reste de vingt-cinq (neuf plus deux fois huit) désigne une ligne yin « changeante ». Après avoir obtenu cette première ligne de l’hexagramme, le praticien répète cette opération tripartite cinq fois pour construire les six lignes de l’hexagramme. Après avoir noté et identifié l’hexagramme obtenu, il brûle de nouveau de l’encens puis quitte la pièce pour réfléchir à son interprétation, un processus sur lequel je ne me pencherai pas ici.
D’autres procédés que celui de l’achillée, considérés comme non orthodoxes mais moins coûteux en temps, jouissent d’une grande popularité parmi les praticiens amateurs et professionnels, encore jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, la méthode du Roi Wen (Wenwang ke 文王課), pratiquée avec trois pièces, permet de construire un hexagramme selon que les pièces retombent sur leur côté pile (yin) ou face (yang), ou encore des figures simplifiées qui indiquent directement un degré de chance ou de malchance (fig. 10).
Fig. 10 – Différentes configurations obtenues lors de la construction d’un hexagramme par lancers de sapèques, Musée de Youli, Province du Henan, 2008.
Certains devins utilisent l’instant où leur client entre dans leur cabinet pour sélectionner l’hexagramme de la situation. Yuhuan, professeur de chinois à Taipei, a fréquemment recours au Livre des Mutations en dehors des cours pour conseiller ses élèves sur des questions d’orientation ou bien lorsqu’ils rencontrent des problèmes personnels. Elle se concentre sur le problème en question, puis ouvre au hasard un manuel de divination qui donne les significations attachées à chacun des soixante-quatre hexagrammes. Elle analyse ainsi la situation de l’étudiant selon l’hexagramme sur lequel elle est tombée.
À l’instar des blocs et fiches divinatoires, la manipulation d’objets, souvent d’usage courant tels que des pièces ou des grains de riz, confère à ces pratiques une dimension ludique, au sens que lui donne R. Hamayon. La méthode du Roi Wen peut ainsi être rapprochée du jeu des osselets qu’elle décrit dans le contexte sibérien. Rapide et commode, elle peut être mise en œuvre discrètement à n’importe quel moment de la journée pour orienter des décisions de la vie quotidienne. Elle constitue également un passe-temps entre amis qui se pratique dans une atmosphère décontractée. Ainsi, il n’est pas rare de lancer les pièces du roi Wen ou d’y initier un ami lorsque l’on s’accorde une pause pendant une excursion ou en attendant que tous les convives arrivent à une réunion de camarades. Parce qu’elles fournissent un cadre d’analyse, du vocabulaire et des occasions pour parler de sa situation personnelle, ces pratiques de divination sont particulièrement précieuses pour créer et partager une intimité. Les loisirs et le temps passé ensemble renforcent l’amitié et créent des circonstances favorables à la transmission de ces techniques entre personnes de confiance.
La main qui partage
Contrairement à ces formes simplifiées du rituel de l’achillée, ce dernier se pratique et se transmet entre spécialistes érudits ou membres de l’élite intellectuelle dans le silence des cabinets d’étude. Sa solennité et sa complexité nous orientent vers une autre signification de ces manipulations : à travers des gestes signifiants qui s’organisent dans un espace précisément structuré et orienté, le rituel de l’achillée reproduit la genèse cosmologique de l’univers. Après que le lien a été établi avec les instances divines par la médiation de l’encens, la manipulation de l’achillée (mettre une tige de côté, etc.) constituent un dispositif concret qui prépare les conditions spatiales et temporelles de l’émergence d’une figure de l’agencement de l’univers à un instant donné : « Le diagramme divinatoire n’est nullement un simple indice de ce qui arrivera, mais la figure de la structure même de l’événement considéré. » (Vandermeersch, 1977 : 295).
Examinons plus précisément le rôle de la main dans le processus de sélection de l’hexagramme. La sélection s’effectue selon une procédure rigoureuse qui consiste en une succession de gestes dont on remarquera qu’un seul laisse place à la contingence. En effet, le seul geste où intervient un élément aléatoire, le seul instant qui détermine l’unicité d’un tirage et d’une ligne de l’hexagramme, est celui du partage du paquet de tiges d’achillée en deux au début de la procédure. Toutes les opérations précédentes et suivantes sont univoques et ne laissent aucune place à l’arbitraire. Autrement dit, c’est au moment de ce partage qu’est déterminée la ligne de l’hexagramme bien que le résultat ne soit pas immédiatement lisible et interprétable. Il ne sera compréhensible qu’après diverses opérations de calcul, en l’occurrence des opérations de décompte équivalant à des divisions. A l’inverse du processus de genèse cosmologique évoqué plus haut qui procède de l’un au multiple, l’examen de la situation opère par réduction. Un processus de déchiffrage, qui prend la forme de réduction par division, est nécessaire pour atteindre un niveau intelligible à la pensée humaine.
J’ai montré comment, dans le cas des blocs et fiches divinatoires, la main est productrice de mouvement qui donne accès à la chance. Dans le rituel de l’achillée, elle est l’instrument d’un partage, un terme qui, en Chine comme dans de nombreuses autres civilisations, renvoie directement au champ sémantique du destin [9]. Cet exemple montre que, dans les processus de tirage (tirage divinatoire ou tirage au sort), la main reproduit le “partage” que représente le destin, compris comme répartition des attributions entre les hommes par le Ciel, mais aussi équilibre entre les parts. En chinois, c’est le terme ming 命 (part déterminée du destin) qui exprime cette idée de part attribuée à chacun. Son premier sens signifie en effet « ordonner », « commander » et se rapporte au décret du Ciel, au lot alloué à chacun par le Ciel, en particulier la durée de vie. Par extension, le ming désigne aussi les rangs, les charges et les prérogatives sociales dans l’administration impériale.
Pour approfondir cette question, faisons un bref détour par le monde grec, où c’est le terme moira qui désigne le lot, la part assignée à chacun.
Dans le monde de l’Olympe, Zeus est le garant de la répartition correcte et de l’équilibre des parts entre les dieux. C’est lui qui attribue les prérogatives divines (timai), ces fonctions et privilèges auxquels les dieux ont droit et qui les différencient entre eux (Jaillard, 2005, 2012). Dans cette perspective, le destin n’est autre que ce partage lui-même, et les relations et obligations qui naissent de ce partage. Cependant, si c’est la volonté de Zeus qui guide la répartition des parts, celle-ci est opérée par des procédures de tirage de « sorts », ces objets marqués que l’on manipule en les tirant d’un chapeau ou en les jetant par terre (Pralon, 1987).
Le mythe d’Er de la République de Platon nous éclaire également sur le rôle du mouvement de la main dans le processus qui mène les âmes humaines à choisir leur vie future [10]. Ainsi, les deux étapes de l’opération de choix auquel les âmes rassemblées doivent procéder correspondent à deux types de geste. Premièrement, le lancer des sorts permet de déterminer l’ordre dans lequel les âmes vont choisir leur modèle de vie. Ces sorts, marqués d’un numéro de rang, sont lancés par l’hiérophante : « (…) il jeta les sorts sur l’assemblée, et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui (…). Chacun connut alors le rang qui lui était échu pour choisir. » (X, 618a). Ce procédé détermine l’ordre de choix de manière aléatoire. Deuxièmement, l’hiérophante étale les modèles de vie par terre devant les âmes et celles-ci les « ramassent » ou les « prennent » chacune à leur tour (X, 619b). « Enfin, l’âme d’Ulysse, à qui le hasard avait assigné le dernier rang, s’avança pour choisir ; mais soulagée de l’ambition par le souvenir de ses épreuves passées, elle alla cherchant longtemps la vie d’un particulier étranger aux affaires ; elle eut quelque peine à en trouver une, qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres (…) et elle s’empressa de la prendre. » (X, 620c, d). C’est bien le mouvement de saisie qui valide le choix.
Il est intéressant de noter que dans ce deuxième temps, même lorsqu’il est le fruit d’une décision et d’une libre volonté, le mouvement est porteur d’incertitude et de changement, comme lors du jet des sorts. En effet, de nombreuses âmes choisissent leur modèle de vie trop vite, par des mouvements brusques, irréfléchis : « Il résultait de là, comme aussi des chances du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient des maux pour des biens et vice-versa. » (X, 619d), car les âmes qui avaient beaucoup souffert « ne faisaient pas leur choix avec précipitation », alors que celles qui devaient leur vertu à « l’habitude, non à la philosophie » se laissaient surprendre (X, 619d). Comme dans le lancer de blocs divinatoires, le mouvement œuvre ici comme un principe d’indétermination, de changement, de mobilité, au sens même de mobilité sociale : « (…) il se faisait des mélanges de toutes sortes. » (X, 620d).
Ces exemples, dans les contextes chinois et grec, montrent que la main n’occupe pas seulement une position privilégiée pour connaître le destin mais prend une part active dans la construction même de celui-ci.
Les calculs horoscopiques
Un dernier usage de la main dans les divinations chinoises concerne des techniques d’horoscopie et de choix des moments propices à diverses activités. La projection de l’espace-temps sur la paume de la main permet d’effectuer de complexes calculs du destin à partir des paramètres temporels de la date de naissance ou de la date considérée pour l’activité. C’est le terme suanming 算命 (calculer le destin) qui est couramment utilisé pour désigner ces calculs divinatoires.
Je propose de décrire ici l’usage spécialisé, par des devins professionnels ou amateurs érudits, de techniques mantiques appelées « formules secrètes des doigts et de la paume » (zhizhang jue 指掌訣). Ces spécialistes utilisent leur main comme outil mnémotechnique pour calculer de tête les « huit signes du destin » (bazi 八字) d’une personne, sans consulter le calendrier perpétuel (wannianli 萬年曆) qui recense ces informations calendaires sur plusieurs dizaines d’années. Les « huit signes » correspondent aux coordonnées de la date de naissance de la personne dans le cycle sexagésimal, système de notation cyclique du temps, formé de la combinaison en binômes des dix troncs célestes (tiangan 天干) et des douze branches terrestres (dizhi 地支) (fig. 11 et 12).
Fig. 11 – Les dix troncs célestes (tiangan 天干)
Fig. 12 - Les douze branches terrestres (dizhi 地支)
Chaque unité de temps est exprimée par un binôme tronc-branche associant deux à deux un tronc et une branche en commençant par le binôme jiazi 甲子 puis le binôme yichou 乙丑, bingyin 丙寅..., jusqu’au binôme guihai 癸亥. L’ensemble des combinaisons tronc-branche détermine un cycle de soixante ans. Chaque paramètre de la date de naissance (année, mois, jour, heure) est exprimé par un binôme tronc/branche, formant ainsi les « huit signes du destin ». Pour faciliter les calculs, les douze branches sont représentées mentalement sur les jointures des doigts de la main gauche (fig. 13). Ce dispositif permet de naviguer dans le cycle en pointant avec le pouce gauche la série des douze branches inscrite sur le pourtour de la main tout en récitant de tête la série des dix troncs (Homola, 2014a).
Fig. 13 – Positionnement des douze branches sur les doigts de la main (Homola 2014a : 126).
Prenons un exemple simple, celui du calcul du signe zodiacal d’une personne. Les douze signes de naissance (shi’er shengxiao 十二生肖) s’étendent en un cycle de douze ans et sont associés au cycle duodénaire des branches terrestres (fig. 14).
Fig. 14 – Les douze branches terrestres (dizhi 地支) et les douze signes de naissances (shi’er shengxiao 十二生肖).
Ayant mémorisé l’association des branches et des signes, le praticien peut calculer sur ses doigts le signe de naissance d’une personne à partir de son année de naissance ou, inversement, son année de naissance à partir de son signe zodiacal. Sachant que lui-même, né en 1965, est du signe du serpent (branche si 巳), il calculera le signe d’une personne née en 1960 en positionnant son pouce sur la position si puis en parcourant les positions dans le sens inverse des aiguilles d’une montre jusqu’à la position zi 子 (1960) qui correspond au signe du rat. Pour d’autres années, il procèdera de manière similaire avec les repères générationnels qu’il possède (les signes zodiacaux de ses enfants, de ses parents etc.).
L’inscription des signes sur la main permet aussi aux devins de visualiser les six relations « d’harmonie » ou « d’opposition » entre les douze signes du zodiaque et ainsi de répondre rapidement à un client qui les interroge sur la compatibilité des horoscopes d’un couple en vue d’un mariage. Les signes en harmonie se retrouvent positionnés sur la main de manière symétrique par rapport à un axe vertical qui partage la paume en deux. Les signes opposés, quand à eux, sont positionnés diamétralement par rapport à un point central (fig. 15). Ainsi, il est particulièrement propice qu’une personne du signe de la chèvre (branche wei 未) épouse une personne du signe du cheval (branche wu 午), soit, par exemple, d’une année plus âgée. A l’inverse, il est déconseillé à une personne du signe du singe (branche shen 申) de se marier avec une personne du signe du tigre (branche yin 寅).
Fig. 15 – Les relations d’harmonie et d’opposition entre les branches terrestres.
Plusieurs remarques s’imposent quant au rôle de la main dans ces calculs divinatoires.
Un procédé kinesthésique, mnémotechnique et ésotérique
Le procédé décrit précédemment facilite la manipulation des réseaux de symboles cosmologiques en combinant un savoir numérique et calendaire aux vertus mnémotechniques de la kinesthésie, c’est-à-dire de la sensation du toucher et du mouvement des doigts sur la main. Il permet d’appliquer et de combiner entre eux différents systèmes de comput (à deux, six, dix ou encore douze termes) en s’appuyant sur la multiplicité de marqueurs qu’offre la morphologie de la main (doigts, phalanges, articulations). Ce dispositif associe deux éléments que j’ai déjà soulignés précédemment, le mouvement, d’une part, et une représentation microcosmique de la main, d’autre part. La projection de l’espace-temps sur la paume structure en effet la main en un microcosme spatio-temporel dans lequel le praticien navigue par le mouvement du pouce sur les doigts (Hayek, 2015). Il peut ainsi avancer et reculer dans le temps, mais également évoluer dans les cycles temporels de manière non linéaire. Par le biais des relations analogiques qui associent le temps, l’espace, le corps ou encore le cosmos, c’est l’ensemble du savoir cosmologique qui est ainsi inscrit dans la main. Celle-ci constitue à la fois un outil opératoire pour l’application de ces savoirs et un support mnémotechnique pour leur apprentissage et leur transmission.
Contrairement à la manipulation des blocs divinatoires et des tiges d’achillée, ces techniques de calcul donnent lieu à un discours explicite sur le rôle de la main en tant qu’outil opératoire et mnémotechnique dans la connaissance du destin.
Tous les devins qui m’ont enseigné ce procédé soulignent son aspect pratique (fangbian 方便). Si les devins qui travaillent dans un cabinet construisent habituellement les horoscopes avec un papier, un crayon et un calendrier perpétuel, les doigts, eux, permettent de calculer le destin de manière plus rapide et en toute circonstance. Ainsi, ces procédés sont fréquemment employés par les devins de rue qui ne se déplacent jamais avec le volumineux calendrier perpétuel et qui travaillent la plupart du temps debout ou assis sur des tabourets, sans support pour écrire. Apparaît ainsi une caractéristique fondamentale de la main : toujours à disposition, elle produit un savoir sur le destin non pas spéculatif mais dirigé vers l’action immédiate, à la fois sans délai et sans intermédiaire.
Les devins soulignent aussi l’ingéniosité de ce procédé de la main qui est le signe d’une grande maîtrise et d’une grande familiarité avec les techniques de calcul du destin. Qu’il s’agisse des lettrés d’autrefois qui calculaient dans leur manche l’issue de stratégies secrètes ou des devins de rue d’aujourd’hui, faire jouer son pouce sur les phalanges de la main fait partie des marques distinctives des spécialistes des arts divinatoires, d’ailleurs couramment mises en scène dans les films et séries télévisées. La majorité des gens ignore le fonctionnement de ce qui leur apparaît comme une technique non pas mnémotechnique mais magique et ésotérique, signe d’un grand savoir.
Ce « truc » du métier de devin est transmis de manière sélective dans le cadre d’une relation de maître à disciple, bien que l’on trouve, depuis quelques années à Taïwan, des manuels divinatoires qui en dévoilent le fonctionnement au grand public (fig. 16).
Fig. 16 – Manuel de « formules secrètes des doigts et de la paume » (zhizhang jue 指掌訣). Songlin Shanren 松林山人. 2004. Shouzhang jue qianshi yu yingyong 手掌訣淺釋與應用 [Explications simples et application des formules secrètes de la paume de la main]. Taipei, Jinyuan.
Lorsqu’il enseigne ce procédé, le maître associe les explications orales à des représentations graphiques. Ces diagrammes de la main (tu 圖) associés à des poèmes rimés, remplissent deux fonctions distinctes où l’on retrouve les deux dimensions opératoire et mnémotechnique évoquées plus haut : une fonction d’illustration pour la représentation, la communication et l’apprentissage de savoirs techniques ; et une fonction de médiation symbolique pour organiser l’espace et les actions des participants d’un rituel (Bray et al., 2007 : 1-4, Hanson, 2008) (fig. 17).
Fig. 17 – Exemple de diagramme de la main extrait d’une édition récente (sans date ni lieu de publication) du manuel de divination Classique de la paume (Yizhangjing 一掌經) attribué au moine Yixing de l’époque Tang.
Les diagrammes de la main sont un outil de transmission du savoir qui est, paradoxalement, à la fois pédagogique et ésotérique. En effet, ils condensent le savoir mais en partie seulement, si bien qu’ils ne peuvent être compris tels quels par les personnes non initiées. Ainsi, dans certains cas, le positionnement des douze branches terrestres sur le pourtour de la main n’est pas représenté car il fait partie des connaissances de base de tout devin.
Une dernière caractéristique de ce savoir divinatoire fondé sur des codes gestuels mérite d’être soulignée. La main a l’avantage de pouvoir être cachée et donc gardée secrète, contrairement au visage, par exemple, qui s’offre d’emblée à l’examen. Ainsi, alors que les praticiens de physiognomonie apprécient l’immédiateté de cette technique qui permet de connaître le destin d’une personne à son insu, la main, elle, peut dérober à la vue ces informations et calculs confidentiels. La capacité de la main à agir de manière dissimulée se manifeste également dans certaines méthodes de marchandage observées du Moyen jusqu’à l’Extrême-Orient (Ifrah, 1994 : 122-124). En Chine, l’acheteur met sa main dans la manche du vendeur puis, par pression des doigts selon un code déterminé, les contractants discutent du prix de la marchandise à l’insu des intrus. L’expression moshou 摸手 (littéralement, « se tâter les mains dans les manches ») signifie ainsi « débattre en secret du prix d’un marché à conclure ».
Conclusion : ce que sait la main
Les différentes techniques divinatoires présentées ici décrivent des usages de la main multiples mais qui sont précisément codifiés selon les circonstances, qu’il s’agisse de lancer (tou 投), tirer (chou 抽) ou calculer (suan 算), autant de mots qui contiennent une composante graphique de la main. Permettent-ils de dégager un lien structurel entre une forme particulière de pensée et le lieu où celle-ci s’exerce ? Quel type de savoir produit la main et selon quel mode opératoire ? Résumons d’abord ce que sait la main à travers ce qu’elle fait.
La main sait produire du jeu (des mouvements répétés dans un espace et avec une latitude limités) dont on a vu qu’il est une forme privilégiée d’accès à la chance. Cette chance n’est autre que la part indéterminée du destin (yun) qui se confond avec le mouvement.
La main sait aussi partager. Elle participe ainsi à la construction du destin en effectuant des choix à travers des dispositifs qui court-circuitent la volonté. Cette dernière doit en effet être mise de côté car elle entrave la compréhension du destin en s’intercalant entre l’individu et les rythmes cosmiques.
Enfin, la main sait calculer. Le destin étant une grandeur mesurable, la main procède à son décodage en opérant sur des quantités (tiges d’achillée, entités temporelles) par une gestuelle de dénombrement.
Se dessine ainsi un mode de pensée ou de construction d’un savoir qui ne passe pas seulement par le discours mais également par le mouvement. Dans les cas décrits, la connaissance du destin que l’on retire d’un rituel ou d’un calcul divinatoire s’élabore non pas selon une pensée discursive, mais selon une pensée que l’on peut qualifier de “mécanique” à plusieurs niveaux : elle se rapporte au mouvement ; elle s’attache à comprendre les lois qui régissent les mouvements, les forces et les équilibres de l’univers ; enfin, elle comporte une dimension “machinale”, perceptible dans les opérations de répétition, de partage et de dénombrement. Cette forme de pensée mécanique est certes relayée par une pensée discursive au moment de l’interprétation des figures mantiques. Mais l’obtention des figures relève d’un modèle mécanique.
Cette étude du rôle de la main dans la production d’un savoir sur le destin mène enfin à formuler l’hypothèse que les mouvements de la main sont particulièrement adaptés à reproduire les mécanismes corrélatifs de l’univers parce que ceux-ci fonctionnent eux-mêmes selon un modèle mécanique. Autrement dit, c’est parce que la cosmologie corrélative comporte elle-même une forte dimension mécanique qu’elle est difficilement appréhendable par le discours [11] et se prête, à l’inverse, à la gestuelle des mains.