« Malgré la multiplication des manuels d’archéologie,
La fouille en tant que telle continue à ne pas s’expliquer. »
(Olivier, 2008 : 183)
Fragments de haches polies découvertes par un agriculteur, enregistrées lors d’une prospection. Photographie R. Rousseleau.
Introduction
J’esquisserai ici une ethnographie de la fouille, s’appuyant sur mon expérience de membre actif dans une association archéologique amateur dans l’Ouest de la France (Vendée). Cette participation — devenue observation avec le temps — a duré de 1987 à 2000, et les descriptions qui suivent s’appuient sur des souvenirs personnels confirmés par des discussions avec des amis devenus professionnels dans le milieu de l’archéologie, en particulier François Valotteau [1], ainsi que sur des notes de terrain prises en 1995-96 [2]. Je vais d’abord faire un détour par une description du milieu associatif local et de quelques parcours personnels. Je me focaliserai ensuite sur la pratique de la fouille et en particulier ici le ressenti dans l’usage de la main, la “manualité” en relation aux outils de fouille d’une part, et à la terre d’autre part. Ces deux dimensions éclaireront la situation particulière de l’archéologie en amateur, entre travail manuel, de chantier, et travail textuel, de bibliothèque.
« Décapage » : champ et milieu socioculturel
D’une façon générale en France, le “champ” de l’archéologie est divisé entre professionnels et amateurs. Les premiers peuvent être subdivisés soit en chercheurs-enseignants (CNRS, universités), soit en employés de collectivités territoriales (Service Régional de l’Archéologie ou SRA, dépendant du Ministère de la Culture ; services archéologiques départementaux, voire municipaux le cas échéant), soit encore en organismes d’archéologie préventive (diagnostiquant et fouillant sur les sites de grandes constructions à venir), dont l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP créé en 2001 pour remplacer l’Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales : Afan) et quelques entreprises ou associations agréées.
Les archéologues “amateurs”, à leur tour, n’ont d’existence légale que par leur constitution en associations loi 1901 (comme l’était l’Afan). Outre une visibilité, cette existence ouvre l’obtention d’autorisations de fouilles (« programmées », « de sauvetage », etc., délivrées par les SRA avec l’avis de chercheurs-enseignants), ainsi que de subventions (des mêmes services mais aussi de collectivités ou mécènes locaux). Les fouilles sont essentielles pour l’étude de la Préhistoire (jusqu’au Néolithique) et de la Protohistoire (âges du Bronze et du Fer), pour lesquelles de nombreuses architectures sont encore conservées.
Les moins institutionnalisés des amateurs sont ceux qui se spécialisent dans la « prospection », c’est-à-dire le repérage de sites (le plus souvent par recherche pédestre dans les champs labourés) et la collecte d’objets archéologiques (en particulier des outils de silex [3]), qu’ils classent et étudient. Cette spécialisation va souvent de pair avec un intérêt pour des périodes anciennes de la Préhistoire (Paléolithique, Mésolithique), reposant davantage sur la typologie des artefacts (et dont les sites bien conservés restent rares). Comme ils le précisent toujours, « amateurs » doit être entendu dans le sens de passionnés : capables non seulement de passer des jours sous le soleil, mais aussi lecteurs avides des publications spécialisées, voire même diplômés d’archéologie. La différence majeure avec les professionnels est, à leurs yeux, « qu’ils ne sont pas payés » pour cette activité, ce qui les révèle encore plus désintéressés. Tous prendront soin de se distinguer plus nettement encore des « chercheurs de trésor » et autres manieurs de « poêles à frire » (i.e. de détecteurs de métaux, souvent pour trouver des monnaies antiques). Les amateurs restent, sur ce point, des archéologues qualifiés par leur intérêt et connaissances savantes et leur capacité à publier leurs découvertes (ce point est souvent souligné), c’est-à-dire à partager leur savoir. En d’autres termes, ils travaillent tout de même « pour la science », par contraste avec les banals « ramasseurs » dont le but serait uniquement pécuniaire, ou les collectionneurs qui « gardent tout pour eux’. À ce sujet, un parcours — et un récit de vie — commun est celui du jeune collectionneur jaloux de ses trésors, qui accumule tant d’expertise et d’objets que son intérêt finit par se détacher de la simple possession pour se porter vers le débat avec ses pairs, i.e. scientifique (pour d’autres récits de vie, voir les contributions d’Odile Vincent et Véronique Moulinié dans Sagnes, 2015).
Comme on le voit, ces catégories s’organisent en une relative hiérarchie de statuts, en allant des chercheurs professionnels vers les chercheurs de trésors. Le critère de cette hiérarchisation est essentiellement le type d’intérêt porté pour les objets : le progrès du savoir sur le passé et sa diffusion à une extrémité du continuum, la quête de « l’objet pour l’objet » à l’autre extrémité. En même temps, ces catégories ne sont pas étanches, et chaque acteur tend bien sûr à jouer sur d’autres critères pour se présenter au “vrai” sommet de l’échelle des valeurs. On y reviendra.
Coupe stratigraphique : quelques parcours personnels, entre érudition locale et travail manuel
Pour m’en tenir au milieu des archéologues pré/protohistoriens vendéens, à l’époque de l’enquête, il existait trois associations, spécialisées dans l’étude de vestiges allant du Néolithique à l’âge du Bronze. La plus importante en nombre de membres, en chantiers mobilisés (habitats, tombes sous tumulus et mégalithes) et en reconnaissance scientifique comptait une majorité d’enseignants (instituteurs, professeurs du secondaire) et de médecins généralistes. Un seul d’entre eux, Roger, ancien instituteur entré au CNRS avec un doctorat en préhistoire, était « professionnel ». Au-delà de son association, il bénéficiait d’une autorité scientifique sans conteste dans toute la région, due à ses compétences et à sa bienveillance. Deux autres associations mineures existaient alors : l’une dirigée par un prêtre (Patrick, d’approche plutôt sociale et moderniste), l’autre par un ferronnier devenu enseignant (appelons-le Gilbert). Tous deux, alors proches d’une quarantaine d’années, avaient fait partie d’une association médiéviste des années 1970 avant de suivre des voies divergentes.
Il est important d’ajouter que, dans cette région où les cadres socio-politiques entretiennent une histoire mémorielle et catholique, les “pré-historiens” se situent vers la gauche laïque. Comme aux débuts de la préhistoire comme discipline, ils marchent plutôt (beaucoup pour Gilbert) sur les pas d’instituteurs et médecins « laïcards » de la IIIe République (Rousseleau, 2001). Le “grand ancêtre” des archéologues vendéens, en particulier, Marcel Baudouin (1860-1941), fils d’un entrepreneur de travaux publics (qu’il seconda jusqu’à ses dix-sept ans) et docteur en médecine, fut candidat du parti radical de Georges Clemenceau. Passionné de sciences naturelles, militant de la vulgarisation scientifique, il fut aussi un membre fondateur puis secrétaire général de la Société préhistorique de France, mais se perdit en interprétations fantaisistes vers 1910. Ayant étudié énormément de sites d’obscures communes, le « Dr Baudouin » reste une référence majeure pour les érudits locaux. Je citerai certains de ses écrits, car il explicite nombre de thèmes persistants par la suite. Il est frappant de remarquer combien les arguments de délimitation du champ de l’archéologie locale vis-à-vis des collectionneurs d’une part, et des historiens compilateurs de sources antiques d’autre part, sont restés constants depuis les antiquaires du XVIIIe siècle (Schnapp, 1993). Pour revenir au présent, malgré l’évolution de leur composition, environ les deux-tiers des membres actifs de ces trois associations appartenaient alors, ou avaient des parents appartenant, à deux grands groupes socio-professionnels : instituteurs ou enseignants ; artisans du bâtiment passionnés d’histoire ou entrepreneurs. Si les deux catégories étaient présentes, le rapport entre elles s’inversait complètement entre l’association de Roger et celle de Gilbert. En termes de genre, la nette majorité masculine des premières années s’est équilibrée par la suite.
Mes amis et moi sommes arrivés sur des chantiers de fouille vers l’âge de quatorze ans, avec des motivations évidemment mêlées. Outre un espace d’activités alternatives hors de nos familles et du collège, la principale raison restait une passion pour l’histoire locale, ancrée dans le paysage et les monuments, et une fascination pour l’archéologie. J’avais vu mes premières haches polies dans mon école publique villageoise, où les instituteurs successifs avaient constitué une collection. Les écrits du Dr Baudouin avaient alimenté encore ma curiosité. Vers l’âge de douze ans, en réponse à mon intérêt, mon père m’amena voir un collègue artisan qui était aussi un érudit local. Celui-ci me montra des pointes de flèche, tout en me conseillant, « si j’étais vraiment passionné », de lire un auteur stimulant… Robert Charroux [4]. Dans les années soixante, ce journaliste se spécialisa dans les livres à « grands Mystères ». Sa rhétorique consistait à remettre en doute la « science officielle » sur les origines de l’Homme, à partir de sources hétéroclites pseudo-archéologiques, qu’il supportait par des photographies prises par lui-même lors de voyages à travers le monde. Pourvues de légendes suggestives (à la Pierre Desproges mais moins drôles), elles “donnaient à voir” par le « bon sens » que les préhistoriques avaient connu de « grandes civilisations » en avance sur la physique moderne. Malgré leur argumentation fantaisiste, il est intéressant de voir que les dossiers de cette archéologie fantastique s’enracinent souvent dans d’anciennes polémiques savantes, et présupposent la validité de la rhétorique scientifique [5]. Au-delà de leur généalogie et de leur structure, il me semble qu’on gagne à étudier ces constructions comme des mythes modernes [6]. L’approche socio-anthropologique permet de comprendre pourquoi ces théories obsolètes restent bonnes à penser pour un certain lectorat (en l’occurrence ici des artisans passionnés d’histoire) : parce qu’elles s’opposent à la dite « science officielle », suspectée de cacher des choses au profit de ses propres réseaux (de classes/professions ou de lieux). On verra, dans la suite, que ce genre de propos était récurrent dans le milieu fréquenté. Le terme de “para-science” prend ici un sens fondé dans le discours indigène. En bref, c’est l’origine et l’apparente forme scientifique de ces « préhistoires » alternatives, alliées à leur propension à fonder des rapports sociaux et des modes de savoir différents, qui font leur succès [7]. Pour en finir avec ce contexte, notons enfin que la littérature des Grands mystères et la série d’animation des Mystérieuses Cités d’Or (1982) diffusa aussi plusieurs de ces thèmes : les grands dessins de Nazca comme pistes d’atterrissage, le continent perdu d’Atlantide/Mu, etc. De même, les films d’Indiana Jones finissaient d’assimiler l’archéologue à un explorateur-aventurier, capable de découvrir des messages insoupçonnés au dos d’une simple pierre ou un souterrain secret au fond d’une banale cave médiévale.
Tout cela nourrissait certes notre curiosité adolescente et nous faisait réfléchir sur l’écriture de l’histoire, mais — tels les Grecs de Paul Veyne — nous ne “croyions” pas nécessairement à ces mythes. Cette littérature ne nous empêchait nullement de lire aussi avidement des ouvrages et des revues spécialisées, qui nous apprenaient vite à faire la part des choses. Par ailleurs, la fouille se chargeait encore plus rapidement d’ancrer nos fantasmes de découvertes dans une réalité des plus concrètes. De ces réflexions restait une imagination débordante, mais mise au service tant de l’interprétation que de l’humour, tradition et allié indispensable de tout chantier en général, et de fouille en particulier !
Rappelons aussi qu’à ce moment-là, outre l’antiquisant Jean-Pierre Adam (Besson et al., 2011), les archéologues mettaient un point d’honneur à vulgariser leurs connaissances par des conférences, visites de sites et publications. C’est d’ailleurs comme cela que je rencontrais Roger puis Gilbert, et demandais à participer à mes premières fouilles. Pour une question d’âge, je rejoignais « l’équipe » de Gilbert, moins institutionnalisée et qui étudiait les mégalithes en particulier. Le parcours de ce « chef de chantier » reflète bien les deux tendances mentionnées précédemment. Issu d’un milieu très modeste vendéen, il avait été « mis en apprentissage » chez un forgeron, avant d’effectuer son « tour de France » chez les Compagnons du Devoir. Devenu ferronnier spécialisé dans la restauration, il a finalement opté pour un retour dans sa région natale et intégré l’enseignement dans un lycée professionnel. Parallèlement à sa profession, il fut très tôt passionné d’histoire et d’archéologie (médiévale initialement dans une association qu’il avait cofondée), au point de refonder une association en 1985, de reprendre ses études et d’obtenir des années plus tard un DEA puis un doctorat de préhistoire. Cette reconnaissance progressive et son admiration pour les personnalités scientifiques qu’il connaissait n’empêchaient pas une ambivalence, sinon une méfiance foncière, vis-à-vis de ces « autorités ».
Par le milieu socio-professionnel de nos parents et par notre contexte rural, nous (les jeunes membres actifs de l’association, formés « sur le tas » à l’archéologie) partagions ce point de vue qui nous donnait le beau rôle. Si nous ne parlions pas de « science officielle » (nous y participions par la marge), à nos yeux, le savoir acquis par l’expérience locale gardait plus de poids que le savoir « de loin », institutionnalisé et centralisé dans les « cercles parisiens » [8].
Un savoir d’expérience sensible, une « connaissance de première main »
Paradoxalement on l’a vu, l’archéologie de « terrain » amateur commence souvent par la lecture. Les compétences acquises finissent par constituer une forme d’expertise du local : connaissance de l’histoire, de la géographie/géologie, mais aussi des toponymes et lieux dits, des voies d’accès et expressions locales désignant des monuments (mégalithes, tumuli notamment), etc. Ces sources écrites ouvrent des pistes pour une expérience directe et exploratoire : visites de sites connus et explorations des zones alentours, susceptibles de livrer des ruines ou des objets anciens. L’une des activités régulières de l’association consistait ainsi en « prospections », cartes topographiques d’une main et carnets de notes de l’autre. S’y ajoutaient quelques « missions » dans des zones plus éloignées, de documentation et recherches, ou encore relevés de gravures sur rochers.
Là encore, cette pratique s’inscrit dans une longue tradition. Les travaux sur les origines de l’archéologie préhistorique ont montré la double influence de l’histoire « antiquaire » lisant les monuments locaux à la lumière des textes gréco-latins d’une part, et des sciences naturelles d’autre part (Schnapp, 1993 ; Coye, 1997). Au XVIIIe siècle, le comte de Caylus se comparait à « un chien de chasse sur la piste des antiquités » (Schnapp, 1993 : 293). Plus localement, le Dr Baudouin s’inspirait explicitement de plusieurs types d’activités « scientifiques », c’est-à-dire empiriques : la description naturaliste (« de plein air » !), la médecine légale et le diagnostic utilisant la palpation. L’extrait ci-dessous est un exemple parmi d’autres de ce recours à l’observation et au toucher objectifs :
« jamais la description sérieuse de notre Roi des menhirs (...) n’a été faite par un spécialiste (...), pour voir, comme on dit en argot scientifique s’il avait quelque chose dans le ventre, autrement dit quelque chose à nous révéler et à nous apprendre, en dehors de ce que nos yeux ont pu voir, et nos doigts nous enseigner par un examen méthodique, car la devise du préhistorien, on le sait (c’est l’enseigne du Musée de plein air !) est "Voir et toucher !" » [9].
Par ailleurs, cette exploration positiviste se veut « totale », mettant en jeu les cinq sens pour intégrer un maximum d’informations. Aujourd’hui, l’archéologie est régulièrement comparée à une forme d’enquête policière ou de police scientifique, prolongement de la médecine légale de la Belle Époque. L’archéologie reste effectivement une forme de savoir « indiciaire » [10], c’est-à-dire d’enquête menée à base d’indices à interpréter en les intégrant dans une série. On y reviendra.
Une telle « connaissance du terrain », par les pieds et par les mains, était constamment invoquée par Gilbert. Amateur et « autodidacte » revendiqué, il conservait pourtant un complexe d’infériorité-supériorité vis-à-vis des professionnels ayant suivi des études archéologiques directes, et donc relativement « classiques ». Infériorité car il se savait initialement moins bien préparé à l’écriture et à la littérature spécialisées. Supériorité car il tirait beaucoup de fierté de son parcours, qui lui donnait un point de vue différent et un certain charisme de « sachant » alternatif, dont il savait tirer parti. Il affirmait cette différence, non seulement par ce savoir du terrain, mais aussi par sa compétence en « savoir-faire », « gestes » (Le geste et la parole d’André Leroi-Gourhan était une de ses références préférées) et en « connaissance des matériaux », que les professionnels venus du « monde intellectuel » ignoraient effectivement souvent. Sur ce point comme sur d’autres — “son récit de vie”, sa valorisation de l’esprit de corps (F.V.) dans « l’équipe » (terme récurrent de son vocabulaire), la tendance à ritualiser l’adhésion à l’association (intégration progressive quasi-initiatique, fêtes communes), qui comptait surtout des jeunes, l’insistance initiale sur une fraternité masculine de l’activité (qui s’estompa ensuite) —, Gilbert reproduisait des façons de faire intégrées chez les Compagnons du Devoir [11].
Au-delà de lui, nombre d’amateurs tiraient une fierté légitime de leur incomparable connaissance du terrain local, qu’ils arpentent par tous les temps, ainsi que de ses habitants : agriculteurs exploitants, constructeurs, employés de voieries, toutes personnes susceptibles de faire des trouvailles fortuites. C’est une connaissance d’expérience directe et de “proximité”, non purement livresque ou par intermédiaire : ce fondement différent du savoir représente un critère inversant la hiérarchie.
La « vie de chantier » : un écho de l’artisanat du bâtiment
Quant au chantier de fouille associatif, il s’inscrit avant tout dans une vie collective de campement, qu’il faut d’abord « dresser », généralement au moment des grandes vacances scolaires [12]. Sans s’étendre sur cet aspect « logistique », l’ambiance du camp (amitiés/inimitiés, humour, flirts, etc.) influe sur celle du chantier. Du point de vue de l’organisation, sur les petits chantiers, l’archéologue patenté joue le rôle crucial du « chef de chantier » (les fonctions se démultiplient souvent sur de grandes surfaces), entouré de quelques « bras droits » expérimentés qui gèrent souvent des sous-unités ou des tâches particulières (relever le plan, fouiller certaines structures, etc.). Ce noyau associatif constitue « l’équipe » de base, dont la cohésion et la bonne entente sont fondamentales. Dès 1905, Baudouin formulait cet avis, au sujet du travail de fouille et de restauration d’un monument mégalithique :
« Ce qui est le plus important, en l’espèce, c’est d’avoir sous la main une bonne équipe d’ouvriers, bien entraînés, bien payés, pleins de confiance en la valeur technique de leur chef suprême, qui doit être secondé par un chef de chantier intelligent et vigoureux, capable de manier le cric et de donner l’exemple, c’est-à-dire de mettre la main... à la poignée » [13].
L’auteur et F.V. dégageant un fossé, au milieu des pierres et des ficelles. Photographie de Gilbert, vers 1989.
Plus largement, le langage utilisé et l’outillage relèvent clairement du domaine de travail du bâtiment : la truelle, le seau, le niveau « de chantier », parfois les chaussures et le casque « de chantier », la géométrie élémentaire utilisée pour l’établissement du carroyage (méthode du 3-4-5), etc.
Aujourd’hui, outre les membres actifs, ce type de chantier accueille généralement des étudiant-e-s en archéologie/histoire de l’art ainsi que divers fouilleurs occasionnels, intéressés par l’expérience. Les premiers jours mettent à l’épreuve la résistance physique et la motivation de ces fouilleurs. Sur le chantier de Gilbert, la différence entre « travailleurs » ou autodidactes et étudiants étaient souvent soulignée, le plus souvent ironiquement mais parfois de façon moins légère. Certains leur signifiaient qu’ils/elles étaient plus habitué-e-s à manier le crayon que la truelle. Autre manière de dire que l’expérience du terrain signaient les “vrais” archéologues. Comme « dans le bâtiment », les « blagues de chantier » aident à tenir le rythme et fédèrent l’équipe, mais sont parfois « lourdes » [2011 : (…)" id="nh2-14">14].
Le style du fouilleur mettait en scène ce statut, en alliant contraintes physiques et personnalité dans les éléments suivants : casquette pour l’ombre (ou chapeau pour le « look » aventurier), « pataugas » ou chaussures de sécurité, short en été. Un de mes amis portait aussi la phrase « born to dig » [15] peinte sur sa mallette d’outils.
Restes de monument, carroyage et paliers pour une « fouille à plat ». L’auteur sur un chantier de Robert Cadot (photographe inconnu).
Le « chantier » proprement dit débute avec l’établissement au sol de zone(s) de fouille (après débroussaillage préalable). Cette zone est délimitée et subdivisée par le « carroyage », un système de piquets et de ficelles tendues, définissant un maillage de « carrés » d’un ou plusieurs mètres de côté (ou de « tranchées exploratoires’), selon l’étendue du site et la quantité de matériel. Ce système de repères orthonormés (qui n’est pas toujours matérialisé au sol, et disparaît avec l’usage des cannes GPS) permet de reporter tous les artefacts sur un plan. La stratigraphie et le carroyage constituent les deux techniques de repérage complémentaires pour situer rigoureusement les découvertes dans un plan vertical et horizontal [16]. J’y reviendrai, mais disons déjà que le carroyage rend lisible l’excavation « scientifique » en la distinguant de la « fouille sauvage », sans plan ni rapport.
Une blague de fouille : des indicateurs « scientifiques » pointant une « fausse découverte ». Photographie R. Rousseleau.
Avant d’en préciser les gestes, j’ajouterai quelques mots sur le revers de ce quotidien : fatigue de l’avant-bras voire tendinite, ampoules aux points de frottements des outils contre la peau (dans la paume et à la jointure de l’index pour la truelle), écorchures aux jointures des phalanges sur un terrain granuleux ou contre les innombrables cailloux, entraves des racines qui arrêtent ou dévient le geste. Tout cela s’ajoute aux positions inconfortables (notamment allongé-e sur une planche, la tête et le bras penchés), aux contorsions nécessaires du corps, qui doit être le moins possible intrusif dans la zone fouillée (éviter les « pieds dans le carré »). Dans ces conditions, comme dans la pratique d’un sport, la main et le corps entier deviennent à la fois totalement « courbaturés » et plus toniques, plus “présents” et endurants. Avec un peu de persistance, ces petites blessures des « bleus », se changent en « cals » du fouilleur expérimenté (à moins d’utiliser des gants, déshonneur du « manuel » mais parfois bien appréciables). En échange de rudesse, cette résistance des corps, corps étrangers contre le nôtre, offre un supplément d’existence (on « se sent vivre »), ou le plaisir du « plein air » pour reprendre les mots de Baudouin. La terre, les racines, les galeries d’animaux, les pierres heurtent les mains, comme elles fatiguent l’attention et « gênent » la lecture du site. Il faut alors veiller à ne pas trop perdre son attention, et se laisser aller à un geste machinal, c’est-à-dire « s’endormir sur son carré ».
La truelle comme un prolongement de la main : « gratter », « nettoyer le carré »
Tel un apprenti du bâtiment, un fouilleur débutant est affecté à ce que j’appellerai le gros œuvre (en début de chantier) : le « décapage » des couches superficielles, dont l’humus constitué d’herbes et de mottes de terre formant une sorte de « tapis ». Notre association n’ayant pas les moyens de louer une pelle mécanique, ce travail s’effectuait à la pioche, les jambes arc-boutées en arrière pour éviter de se casser le dos, les bras s’abaissant en rythme. Le décapage permet de gagner du temps, les couches susceptibles de contenir des vestiges « en place » se situant généralement à un niveau plus profond. Une fois ce niveau atteint, la fouille s’affine en passant au maniement de la truelle.
Outil de fouille par excellence, la truelle ouvre une exploration progressive de la terre, et moins destructrice des vestiges potentiellement découverts. De fait, elle est le prolongement (“prothétique”) de la main du fouilleur, la lame agissant comme une paume acérée tandis que la pointe est utilisée telle un index métallique (y compris pour montrer quelque chose). Dans la fouille, la partie la plus souvent « utilisée » de la truelle est la tranche de la lame, c’est-à-dire ses côtés (surtout le côté gauche pour un droitier, ce qui provoque une usure asymétrique), qui entament et « pèlent » le sol dans un mouvement du bras allant de l’extérieur vers le corps. La pointe de la lame permet, quant à elle, de piquer dans un matériau compact ou, à l’opposé, de gratter plus finement près d’un artefact. Il s’agit d’abord de « se faire la main » à l’outil, d’obtenir un cal apaisant en quelques jours puis de prendre les bons gestes, en fonction du but recherché et de ce que livre le sol au fur et à mesure. L’important ici est surtout d’apprendre à doser sa force et la direction de l’outil : geste suffisamment fort et franc pour racler le sol au maximum ; geste suspendu si un objet apparaît sous la couche de terre retirée ; geste précis et littéralement ponctuel pour « détourer » les objets, c’est-à-dire creuser la terre autour sans les atteindre de la lame. Il peut s’agir de fragments de poterie ou d’ossements fragiles, de silex ou de pierres qu’il faut « laisser en place » avant de les retirer, etc. Si l’objet est fragile ou la surface très limitée, on passera au grattoir, couteau ou « outil de dentiste ».
Ces usages spécifiques ont plusieurs conséquences sur la morphologie de la truelle : la lame doit être solide, donc de préférence épaisse et environ de la longueur d’une main, par rapport à une truelle de maçon ou de carreleur, dont la lame est souvent plus fine, longue et large (pour porter le « mortier »/la « colle » mais qui ne vise pas à creuser). La truelle archéologique s’est ainsi déclinée en deux formes complémentaires : triangulaire ou losangique, l’angle des côtés déterminant une attaque plus ou moins aigüe du sol, selon sa dureté et la probabilité évaluée de rencontrer du matériel archéologique. Notre « arsenal » de base comptait des truelles triangulaires communes, à lame soudée à la poignée de façon plus ou moins durable. La truelle losangique, une spécialité de l’archéologie britannique, étant chère et difficile à obtenir pour notre association, Gilbert en avait forgé lui-même quelques exemplaires réservés aux membres de l’association. Il les avait pourvus d’une lame épaisse et avait renforcé la jointure, leur donnant une solidité inégalée.
L’apprentissage du maniement de la truelle comporte aussi et surtout la « fouille à plat », c’est-à-dire par couches régulières successives (les « unités stratigraphiques » plus généralement) sur toute la surface du carré, sans creuser trop dans un coin (« pas trop bas ! ») et pas assez dans l’autre (la pire fouille laissant l’apparence de « montagnes russes »). Comme pour le carroyage, le but en est la “lisibilité”.
La truelle n’est toutefois que l’outil majeur d’une panoplie individuelle : en début de journée, chaque fouilleur prend un seau dans lequel il jette aussi une pelle, un balai ou une brosse, une bande de mousse ou de véritables genouillères en caoutchouc (un luxe de fait assez peu pratique), et éventuellement un sécateur. Les bandes de mousse (fragments de matelas usés) protègent les genoux, mis à rude épreuve et soumis à l’humidité (les archéologues professionnels peuvent souffrir de « maladies professionnelles » analogues à celles des carreleurs), tandis que le sécateur permet de couper les racines que la lame de la truelle n’a pu trancher (la hache ou la scie prend le relais pour de grosses racines). Maniée de l’autre main, la pelle permet d’évacuer la terre, déposée aussitôt dans un seau. L’une des corvées du fouilleur est le vidage régulier du seau, qui oblige à se déplier et porter ce poids mort jusqu’à la brouette la plus proche (qu’il faut aussi aller vider à tour de rôle).
La brosse ou le balai (le pinceau à un niveau plus fin) possède une fonction apparemment mineure et pourtant cruciale. Le « nettoyage du carré » est en effet indispensable pour révéler les contours des artefacts repérés, mais aussi pour « faire ressortir » les structures ou d’éventuels indices, invisibles si la poussière sèche étend son voile uniforme, ou à l’inverse si l’excès d’humidité agrège la terre en boue, collant à la truelle et « colmatant » les creux. Ces deux excès ont le défaut de neutraliser les contrastes. Gilbert avait d’ailleurs l’habitude de nous rappeler que nos carrés devaient être « aussi lisses que les fesses d’un bébé ».
Cette question reflète un aspect fondamental de la fouille (comme de la majorité des travaux manuels [17]) : la main n’agit jamais seule, mais en coordination avec l’œil – et évidemment le cerveau. C’est une activité pluri-sensorielle intégrée : quand la main-truelle creuse, le regard scrute la surface ainsi libérée, attentif à la nouvelle surface du sol décapée : ne s’agit-il que de terre ? Cette terre a-t-elle des caractères inhabituels, une couleur, un son, une texture remarquables ? S’agit-il d’un objet différent ? Son apparence indique-t-elle un objet « naturel » (une simple pierre) ou un « artefact » (fait de main d’homme) : un silex taillé, une poterie...? Comme l’ont montré les diverses analyses de la perception, celle-ci est aussi « cognition » ou reconnaissance d’une forme et d’un nom/sens particulier. Cette reconnaissance implique une comparaison entre la forme entrevue sous la lame et une série, un corpus d’objets rencontrés par ailleurs, soit par expérience directe, soit par vision dans des publications, soit lors de visites d’autres chantiers ou dans un musée, soit évoqués encore dans des discussion avec des collègues, etc. La prospection et la fouille (mais c’est évidemment valable pour d’innombrables travaux de tri) représentent ainsi un exercice de recognition continuelle. De même, le « bon fouilleur » est celui qui peut fouiller rapidement, tout en restant attentif aux indices, moduler constamment ses gestes en concordance et qui ne « rate » aucun objet significatif. Ce caractère significatif intervient d’ailleurs aussi pour un objet inconnu, s’il n’entre précisément dans aucune catégorie « normale », il a des chances d’être intéressant (par exemple, une pierre apparemment banale mais qui présente des rainures ou un poli inhabituels pour un objet « naturel »). Avant même de concerner d’éventuels artefacts, cette opération est toutefois à l’œuvre pour l’examen du sol lui-même.
Comme dans l’étude sur le paradigme indiciaire de Ginzburg (1989), hormis la « chance du débutant » découvrant des objets enviés, certains fouilleurs montrent une sorte de sixième sens pour deviner des carrés « intéressants », qui livrent des artefacts ou se révèlent stratégiques pour la compréhension du site. Cette capacité peut sans doute s’analyser en une combinaison d’expérience pratique (habitude des chantiers et des sites), de réflexions exercées (probabilités en fonction des cas archéologiques vus ou lus) et de détermination (le sentiment d’être « sur la bonne piste »). Il reste que la combinaison de ses qualités confère à la personne une sorte de « don », souvent exprimé en termes de « flair » : « ça sent bon par ici ». Il faut ajouter à cela que la découverte d’un objet (surtout lorsqu’il est esthétiquement beau et rare) apparaît comme un événement temporel et une rencontre singulière, que l’on ne se lasse pas de raconter [18].
« Lire » le sol, « élargir la fouille », « décoller » et prendre une « vue d’ensemble »
Ce n’est pas que pour la beauté de la formule que les archéologues répètent constamment qu’il s’agit de « lire » la terre comme dans un livre ouvert dont les artefacts sont les lettres [19]. Si, comme on le dit souvent, les Inuits ont développé tout un vocabulaire de la neige, la terre présente bien des nuances au toucher du fouilleur : l’argileuse est « douce », voire soyeuse en temps normal mais « bétonnée » quand elle est sèche, elle est par contre boueuse/collante avec l’humidité ; le sédiment du loess est « tendre comme du beurre » ; l’arène granitique (terre granuleuse issue du granit) est « rêche », elle « crisse » contre le métal et écorche facilement la peau ; la terre mêlée de fibres végétales (petits fragments de charbon par exemple) apparaît « liée » et résistante comme un tissu, etc. Les nuances de couleurs et de texture du sol, et jusqu’aux sons qu’il produit sous l’action de la truelle — le « chant de la truelle au fond des bois » que l’on entend à l’approche d’un chantier — sont autant d’indicateurs pour distinguer des couches pédologiques particulières, se déclinant en niveaux stratigraphiques (superposés verticalement) ou en « structures » (formes en extension horizontale).
Ces dernières peuvent être de terre (« terre battue », compacte d’habitation, sole brûlée jaune/rouge d’ancien foyer, terre noire de remplissage de fossé ou de poteau de bois décomposé, etc.) ou de pierres (murs, route, constructions diverses), et témoigner d’anciennes constructions ou simplement d’activités humaines inconnues. N’importe quelle découverte inhabituelle peut se révéler être un indice crucial une fois relié à une série d’autres informations, ce qui explique l’importance du nettoyage. Sans une « fouille à plat » et un « carré propre », la lecture ou le déchiffrement des indices reste simplement impossible. C’est aussi la raison pour laquelle le fouilleur expérimenté dit procéder « du connu vers l’inconnu » (Grimaud, 2013 : 210) : parce qu’il repart, avec sa truelle, d’une trace reconnue ou nette, pour la suivre dans la partie confuse ou non encore fouillée, afin d’en saisir les continuités ou les discontinuités (réorientations, limites), en repérer les possibles associations à des objets (fosse contenant des vestiges) ou à d’autres structures. Ces “articulations” sont fondamentales dans la compréhension des formes, de même qu’on reconstruit un puzzle à partir de ses bords et de contours identifiés [20].
Au sujet du sol comme d’un livre ouvert, Leroi-Gourhan, (1950 : 2, cité in Olivier, 2008 : 79) ajoutait : « ce livre présente la particularité de ne pouvoir être lu qu’à condition de le détruire ». Pour le dire plus explicitement, en “excavant”, l’archéologue efface les traces qu’il n’a pas remarquées, et détruit pour toujours le contexte de découverte au fur et à mesure de sa « descente » dans les strates successives. Cela explique l’obsession de ne « pas laisser passer d’indice », voire de passer la terre au tamis, « d’élargir la fouille » autour d’un artefact avant de le prélever, laisser temporairement des « cheminées » de terre gardant les objets comme figés au moment de leur apparition. Il s’agit de saisir les liens potentiels, d’établir des connections, avec d’éventuels autres objets, de corréler des preuves avant que la poursuite de la fouille ne les abolisse.
Au bout de la chaîne, mais aussi en constante interaction, les plans (et photographies) représentent le lieu par excellence de l’objectivation visuelle des objets [21] et des « structures » lues au sol. Le carroyage, on l’a dit, permet de reporter tous ces éléments à une échelle réduite. La fonction essentielle de cette réduction est d’embrasser tout le site d’un seul coup d’œil, et de relier des structures décelées dans des tranchées déconnectées en surface. Le plan (comme la photographie par ballon, par drone désormais) permet ainsi de « décoller le nez du carré », « prendre de la hauteur » et révéler les formes. C’est la raison pour laquelle le « plan d’ensemble » reste l’instrument — stratégique — du chef de chantier ou du directeur de fouille, même si ce n’est pas nécessairement lui qui « relève » les découvertes au jour le jour. Par-dessus les tranchées et les carrés, comme autant de pixels, le plan est le lieu de la reconstruction visuelle et cognitive.
Poétique de la terre à la main, architecture de terre et « descente » dans le temps
À l’inverse de l’objectivation, l’attention aux indices et aux objets n’empêche pas une appréhension plus poétique de la fouille. Après un jour entier à fixer le sol, il arrivait souvent de voir encore de la terre une fois les yeux fermés, l’obscurité jouant le rôle d’écran de projection des impressions de la journée, sans parler des rêves où l’on ne voit que sa main fouiller... On vit toute la journée “dans” la terre, on ressent sa fraîcheur agréable, mais parfois aussi son humidité glaçante ou sa poussière qui laisse un goût sec (voire croquant sous la dent) sur la langue et même dans le nez. Au toucher et contre la peau, contrairement à un sol de ciment dur et rigide, inerte, la terre égalisée par la fouille (d’autant plus qu’elle est argileuse) apparaît douce, souple, poreuse et malléable, un peu comme une grande peau brune étendue. On peut la creuser, la triturer sans trop de difficulté, lui imprimer la forme d’un pied, d’un bras. Elle donne assez justement l’impression de la « chair du monde » évoquée par Maurice Merleau-Ponty (1945) lorsqu’il traite de l’expérience sensible, tactile, comme d’une sensation de touchant-toucher, où la limite exacte entre la main (et le corps entier) et les objets extérieurs se perd. Plus encore, bien qu’elle nous imprime sa poussière (plus qu’une « saleté’), la terre apparaît comme une pâte granuleuse à l’odeur agréable, une matière première par excellence. Déjà « terreux » et fatigués par la fouille, on se couchait souvent simplement sur le sol, de préférence dans une tranchée fraîche, à l’abri de la chaleur estivale. Dans les termes de Gaston Bachelard [22], cette fois-ci, le creux dans la terre offrait effectivement une impression de refuge, de contenant rassurant (qui atténuait les sons par ailleurs).
Quand les creux deviennent des tranchées profondes, la « descente » dans les strates devient une forme de « remontée » dans le temps. La stratigraphie est en effet une spatialisation de la chronologie. C’est relativement juste dans la mesure où (comme en géologie) les couches les plus anciennes se trouvent — en principe ! — sous les plus récentes. Mais le travail de l’imagination explore les implications logiques de ce rapprochement : descendre les escaliers de terre reviendrait, non seulement à découvrir des artefacts plus anciens, mais aussi, à travers leur rencontre, à expérimenter ce passé. Ce genre de fantasme est illustré de façon développée dans le Voyage au centre de la terre de Jules Verne, où les héros descendent au fil des couches géologiques, et rencontrent des êtres des âges disparus de la Terre dans de vastes cavernes souterraines. Dans des discours comme dans des fictions plus communes, on trouve l’idée d’un tel passé encapsulé, comme des bulles de préhistoire restées scellées entre deux strates. Si l’empilement des couches avec le temps écrase les restes, comme une plante entre les pages d’un herbier, on rêve toujours de trouver un espace-temps préservé en trois dimensions. De façon plus réaliste, suivant les récits fondateurs d’Howard Carter entrant dans la chambre de Toutankhamon ou des enfants découvreurs de la grotte de Lascaux, comme le dit Laurent Olivier (2008 : 13) : « Bien qu’il s’en défende le plus souvent, tout archéologue a fait un jour le rêve de toucher le passé au plus près, de trouver cet endroit où la chambre du passé est restée intacte, telle qu’elle était au moment précis où le temps s’est refermé sur elle. » Ce fantasme de marcher dans les pas des hommes du passé, de placer nos doigts dans les empreintes de leurs mains (sur les parois des grottes ou parfois sur celles des poteries) répond effectivement au désir impossible d’expérimenter le passé dans toute son « épaisseur ». J’ai souvent entendu dire que de telles traces des corps disparus sont plus « émouvantes » que les artefacts eux-mêmes, comme si elles offraient une présence plus forte, un littéral touchant-toucher, des mains des fantômes du passé.
Toujours au niveau des rêveries, les « cheminées » de terre conservées temporairement pour supporter des objets, les parois des tranchées et les coupes stratigraphiques se présentent comme des murs de terre, que l’on sculpte. La truelle sert ainsi également d’outil de modelage, pour « tailler au plus droit », toujours dans un but de lisibilité des éventuelles structures et distinction d’unités stratigraphiques. Un chantier de fouille donne ainsi souvent l’impression d’une architecture de terre, avec des murs, des fosses et des escaliers, sinon de fondations de futures constructions. Après la lecture, il s’agit d’ailleurs fondamentalement de « reconstituer » les objets à partir de leurs fragments, restaurer ou « reconstruire » les bâtiments en élévation, à partir des plans « dressés » de leurs bases. Il est intéressant de rappeler, à ce sujet, la longue tradition de reconstitution en trois dimensions, allant des dessins archéologiques (jadis établis par des architectes) aux premiers films en images de synthèse permettant de « visiter » un temple égyptien disparu, en passant par les maquettes et reconstructions « grandeur nature ». Ainsi, bien qu’elle soit « destructrice », mais pour une part seulement, la fouille ouvre finalement à la reconstruction, voire à la refondation de nouveaux bâtiments identitaires (Sagnes, 2015), comme en Mésopotamie antique (Schnapp, 1993).
Reconstruction et expérimentation archéologique : refaire les gestes pour remonter des artefacts aux techniques… et aux pensées ?
Cette visée reconstructive ne s’arrête d’ailleurs pas aux images, et se prolonge dans l’expérimentation archéologique de construction de « maisons néolithiques », de taille d’outils de silex, d’allumage de feu par friction, de modelage et cuisson de poteries, etc. Les camps de fouille étaient l’occasion pour nous de tester ce genre d’activités, qu’un parc archéologique voisin (créé en 1990) développait alors plus systématiquement. Consacré au Néolithique et aux mégalithes, ce centre d’initiation et d’expérimentation est le fruit d’un projet d’archéologues régionaux, et de subventions politiques locales, sur fond de mode pour les parcs historiques. Il est composé d’un bâtiment d’exposition d’objets archéologiques et d’un parc avec des ateliers en plein air, un potager néolithique, un dolmen et des menhirs contemporains élevés dans les premières années du parc. Destinés à des estivants habitués aux visites touristiques, le parc permet de flâner à la rencontre des activités d’un village néolithique miniature : « Le parcours en plein air permet de rencontrer la vie au néolithique avec la démonstration des techniques de l’époque sur la taille du silex, le tissage, la vannerie, le polissage, la poterie. Une partie du terrain est réservée, en plus, à la plantation d’espèces maraîchères de l’époque, disparues aujourd’hui » [23].
Non seulement, on assiste, mais on peut aussi participer à cette vie passée. Des ateliers sont ainsi proposés dans différents endroits, à heure fixes : ici on tisse, là on taille le silex, ailleurs encore on ajoute sa pierre à la construction du dolmen, ou on participe au levage d’un menhir : « Jonglant avec les époques, passant d’un atelier à un autre, de -30 000 à -10 000 avant Jésus-Christ, le touriste a suivi l’évolution des débuts de l’humanité en l’espace d’une heure ou deux (...). Puis, avec l’érection d’un menhir, ce fut le point d’orgue de la journée. Les badauds étaient tous mis à contribution, c’était l’heure où l’on se prenait pour Obélix » [24].
Par sa spécialisation dans la fouille des mégalithes et les revendications de compétences manuelles et en « architectonique » de Gilbert, notre association se fit aussi une spécialité du « relevage de menhirs » (pierres dont on sait, par la fouille ou des sources historiques, qu’elles étaient initialement dressées), à la main ou à l’aide d’une grue selon la taille.
Participation au relevage d’un menhir (l’auteur, Gilbert et F.V.). Photographe inconnu.
Si chaque atelier d’expérimentation est l’occasion d’explications savantes, les animateurs mettent l’accent sur le geste. Il s’agit de montrer que chacun peut modeler une céramique, ou même participer à la mise en place d’un menhir : « on réalise ce genre d’expériences pour comprendre, en situation réelle et avec des moyens préhistoriques, comment nos ancêtres ont pu dresser de tels rochers. Une énigme qui reste entière » [25].
Voici résumé le rôle de l’expérimentation : retrouver les savoir-faire préhistoriques, en se mettant au plus près des conditions techniques supposées de l’époque. Plus précisément définie, « l’archéologie expérimentale » vise à reconstituer les technologies, en s’appuyant sur, et testant les hypothèses faites à partir des données archéologiques : elle remonte la « chaîne opératoire » à rebours, des artefacts aux gestes. Cependant, le discours porté sur ces parcs laisse cependant penser qu’il s’agit aussi de se rapprocher, à travers et par-delà les gestes techniques, du vécu et des pensées des humains du passé. Comme le dit le slogan du parc, reproduire les gestes de cette époque permet de Vivre la préhistoire au présent : « En cours d’année, les enfants des écoles pourront participer à nos chantiers et se mettre eux aussi, dans la peau des hommes du Néolithique » [26].
Ce genre d’activités pédagogiques passant par le jeu et l’action des enfants vise bien sûr avant tout la transmission optimale de connaissances sur le passé [27]. Mais cette perspective n’empêche pas quelques ambiguïtés sur le type d’expérience et sur le “savoir” qu’elle fournit.
Pour certains expérimentateurs rencontrés, cuisiner néolithique, s’habiller à la mode du IVe millénaire avant J.-C., rapproche indéniablement du vécu supposé, et permet d’expérimenter au sens de « revivre l’expérience », le mode d’existence de l’époque. Dans cette quête, le caractère concret des gestes et de la fabrication manuelle est censé procurer une “com-préhension” dépassant la seule expérience de pensée. Autrement dit, le maniement est censé donner directement accès au mode de vie considéré, en dépassant l’appréhension purement archéologique (par comparaison des sites et typologies) et scientifique (pour la reconstruction de l’environnement, l’analyse des matériaux, etc.), supposées indirectes. Or, si ces diverses approches sont aujourd’hui reconnues comme complémentaires, il faut se garder de croire que la première serait moins médiatisée par des a priori culturels.
En conclusion, l’archéologue amateur conçoit son activité comme un travail manuel, voire une forme d’artisanat, mais encadré — en amont et en aval de la fouille — par un travail savant, de “lettré”, dont l’interprétation et l’éventuelle reconstruction se veut non-arbitraire, fondée au maximum sur les traces anciennes. Les diverses métaphores mentionnées constituent des éléments cohérents d’un habitus du fouilleur amateur, qui reflètent son statut intermédiaire dans une hiérarchisation des activités [28]. Nombre d’archéologues aiment se présenter en effet comme des ouvriers des études historiques ou littéraires, mais inversement aussi comme des aristocrates des chantiers, proche sur ce point des artisans d’art (ou compagnons), capables de “discourir” sur leur « métier », son histoire, ses pratiques, voire sa poésie. Tous articulent un monde de livres et un “monde à la main”. La fouille apporte, on l’a vu, une expérience non seulement visuelle, mais aussi tactile directe des objets du passé, à laquelle l’expérimentation ajoute une connaissance par la re-production gestuelle. Le caractère direct du “maniement” reste pourtant relatif, car on n’atteindra jamais le vécu des « dresseurs de menhirs », ce qu’ils “avaient en tête”, en posant nos mains sur leur pierre.