La « part féminine du religieux » dans le judaïsme est le thème central de ce livre. D’ordinaire cette religion du Livre est étudiée dans sa dimension textuelle, dont on sait l’importance qu’elle revêt (exégèses bibliques, Cabbale, sacralité des caractères hébraïques...). Les hommes sont du côté de la Lettre. Les femmes, qui sont d’ailleurs celles qui transmettent la judéité, sont en revanche dans l’ordre de la coutume, transmise oralement dans les légendes recueillies dans la michna et dans les pratiques comme la cuisine rituelle. C’est autour de ces « aliments textuels » et festifs que Claudine Vassas organise ses réflexions, poursuivant sous un autre angle des recherches antérieures. Longtemps exclues des rituels formels de la synagogue en raison des conceptions relatives à la souillure de leur corps, les femmes restent pourtant les piliers de la tradition familiale. Les travaux de Nathan Wachtel sur le marranisme montrent bien la persistance de la coutume, en dépit des persécutions, de la dissimulation et de l’isolement des familles [1]. Claudine Vassas part d’une analyse de la fête du Purim, instaurée dans le Livre d’Esther, qu’elle aborde à partir d’une ethnographie contemporaine (paroles de femmes, fêtes) complétée par des traditions orales recueillies dans la michna, pour revenir enfin sur la signification profonde de ce texte biblique, qui contient en lui la parole cachée mais importante de la femme.
Rappelons en quelques lignes l’histoire d’Esther, sans reprendre l’intégralité des séquences tracées par Claudine Vassas dans le chapitre 2 de cet ouvrage, même si chaque détail est pertinent pour sa démonstration. Le roi Assuérus, sous l’emprise du fourbe Haman, son conseiller, est sur le point de signer un édit contre les juifs. Mais grâce à l’intervention de Mardochée et de sa pupille Esther, l’un et l’autre juifs, les intrigues de Haman sont dévoilées. Esther séduit le roi par sa beauté et devient son épouse. Haman est pendu et Esther obtient la liberté des juifs. Avec Mardochée, elle instaure la fête annuelle du Purim (« le sort »), qui « n’aura pas de fin dans leur race ». Cette célébration est passionnante à maints égards et pourrait, à elle seule, faire l’objet d’un travail historique et ethnographique de longue haleine, comme Claudine Vassas l’avait fait avec le « cochon », les juifs et les chrétiens, dans un livre toujours de référence (1994). Elle comporte des variantes, comme dans tous les mythes, introduites au cours des siècles par diverses interprétations qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui.
Quelques traits, qui proviennent notamment de la Provence et des juifs sépharades d’Afrique du Nord et de Salonique, montrent bien les relations de complémentarité et d’opposition avec les chrétiens espagnols, marranes ou non. Contrairement à l’Espagne qui a fait du théâtre un de ses atouts majeurs dès la fin du XVe siècle, le judaïsme l’a banni, à une exception près : dans les fêtes du Purim, célébrées en février, qui ont une forte composante carnavalesque faite d’excès et de transgressions. Les chansons (appelées coplas, un terme typique de la musique populaire espagnole) évoquent des « chiennes », des prostituées, et des personnages de mauvaise vie (l’équivalent « chrétien » sont les jácaras) ; le travestissement est un des clous de cette fête alors que le « mélange » des sexes qu’il implique va à l’encontre de l’idéal juif de la séparation des substances incompatibles ; le bruit assourdissant des crécelles, les imprécations, la mise à mort rituelle de Haman, rappellent également les festivités les plus sacrées de la Péninsule ibérique, depuis les Corpus Christi du XVIe siècle jusqu’à la Semaine Sainte, étudiée par Antoinette Molinié à Séville dans un livre récent (2016). Les américanistes aussi sont concernés par ces rituels : dans le lointain Potosi, une ville minière peuplée de nombreux « Portugais » (marranes) au début du XVIIe siècle, l’arrivée de la Vierge de Guadalupe convoyée depuis l’Espagne par le religieux Diego de Ocaña, donna lieu à des réjouissances similaires. Une des séquences consistait justement en un cortège de juifs qui célébraient le mariage d’un des leurs (la mariée étant un homme travesti). D’ailleurs, dans le monastère de Guadalupe, en Estrémadure, la Vierge est entourée des quatre femmes « fortes » de la Bible, dont Esther. Comme le dit Claudine Vassas (pp. 149-150), la christianisation d’Esther commence au Moyen Age et plusieurs personnages bibliques jouent le rôle d’annonciateurs de Jésus. Les marranes la transforment en sainte Esther (p. 143). D’ailleurs, pour les femmes juives d’aujourd’hui, Purim est plutôt la fête d’Esther.
Un moment particulièrement intense dans le Purim est le châtiment de Haman, voué à une mise à mort éternellement recommencée. La haine tenace à son égard, qui touche ses enfants, sa famille et ses proches est une véritable passion toujours renouvelée. Comme dans tout Carnaval qui se respecte, qu’il soit juif ou chrétien, un Roi du Purim est élu par les jeunes garçons célibataires. La nourriture et le vin occupent une place prépondérante : des tables dressées en attente du moment venu, l’évocation du banquet d’Assuérus (pp. 95 et ss.) qui a d’ailleurs sont pendant profane dans les « noces de Camacho » décrites par Cervantes dans la deuxième partie de don Quichotte ; la fabrication et consommation des « oreilles d’Haman » des gâteaux en forme de triangle, une sorte de cannibalisme rituel qu’il faudrait approfondir. Il y a aussi cette fenêtre entrouverte « pour que l’ange passe dans la nuit pendant que les gens sont à la prière et qu’il bénisse la table et qu’il boive quand il est assoiffé » (p. 112), une tradition qui me renvoie à mes souvenirs d’enfance, devant une petite table dressée avec trois verres pour chacun des Rois Mages et de l’herbe pour les chameaux...
Le Livre d’Esther, qui fonde la célébration du Purim, est le dernier des cinq livres canoniques et le seul à ne pas contenir le nom de Dieu, ce qui indique la place à part qu’il occupe. Cette singularité lui a valu d’interminables discussions rabbiniques qui ne sont pas près de se tarir. Autre trait insolite : malgré l’interdiction de l’image dans le judaïsme, il est illustré et les anciens rouleaux déroulent, avec le texte, un ruban d’images. En fait, Esther a contribué au salut des juifs à parts égales avec Mardochée, et la tradition orale reconnaît sa place dans cet événement décisif. La dernière partie de ce livre restitue à cette reine biblique sa sacralité, et à travers elle, à toutes les femmes, en passant justement par la Lettre. Selon la michna, c’est Esther elle-même, et non pas Mardochée qui rédige la lettre qui annonce aux juifs leur liberté. C’est elle qui prend la parole pour affirmer ce dénouement fondamental, et non pas Mardochée. Mais tout aussi important que cet acte est le fait que, contrairement aux autres Livres de la Bible qui peuvent être traduits en d’autres langues sans perdre leur caractère sacré, à condition que la translation soit rédigée avec des caractères hébraïques, le rouleau d’Esther perdrait sa sacralité, c’est-à-dire sa capacité à « rendre les mains impures », s’il était vu, lu et entendu dans une autre langue. Esther est donc celle qui parle la « langue de son peuple », une relation fondamentale qui découle de l’analyse minutieuse du texte faite par Claudine Vassas, et par ce fait elle incarne la judéité même.
Ce livre, dont la subtilité est impossible à résumer dans cette recension, possède entre autres vertus, celle d’ouvrir de nouvelles pistes pour la recherche à chaque détour de paragraphe. Une qualité suffisamment rare pour ne pas être signalée.