Introduction
Pendant de nombreuses années, les chercheurs qui étudiaient les communautés amérindiennes ont bénéficié d’une très grande autonomie dans la conduite de leur recherche. Ils devaient certes se faire accepter, en particulier des « informateurs », mais, de manière générale, ils n’avaient guère de compte à rendre aux groupes dont ils avaient fait leur objet d’étude. La figure dominante était donc celle du chercheur solitaire, maître de ses questions et de ses décisions, et dont l’ensemble des publications, écrites généralement loin du « terrain », étaient destinées à un public plus ou moins spécialisé, mais par définition extérieur à la communauté.
Ce modèle a été partiellement remis en cause à la suite des processus mondiaux de décolonisation, qui ont affecté les sciences sociales, modifiant en particulier la nature de la relation d’enquête [1]. Progressivement s’est imposée l’idée que la participation active des populations qui n’avaient été jusque-là que des « objets » devait devenir une condition de la recherche. Et ce à différentes étapes du processus d’enquête. D’un côté il s’agissait pour les chercheurs de faire reconnaître le travail invisible, mais réel, des indigènes qui collaboraient à l’enquête ethnographique. Pour la collecte des données, en particulier, il est évident que les anthropologues n’auraient pu travailler sans le soutien de ceux qui n’avaient été considérés, dans le meilleur des cas, que comme des « informateurs » ou des « personnels de soutien ». En ce sens, les textes que les chercheurs signaient en leur nom propre à titre d’unique auteur constituaient en réalité le résultat d’un travail collectif – puisque l’ethnographie implique presque par essence une « collaboration » – mais non reconnu comme tel. Dans d’autres cas, en rupture avec un modèle qui les avait tenus systématiquement à l’écart de l’essentiel du travail de recherche (les jugeant incapables de le comprendre ou de s’y intéresser), les « indigènes » [2] ont commencé à revendiquer des droits nouveaux : ils ont souhaité être associés aussi bien à la formulation des questions de recherche, qu’aux phases d’interprétation et d’écriture, ou encore aux processus de diffusion de la recherche [3]. Aussi les chercheurs se sont-ils sentis, chaque fois davantage, investis d’une responsabilité morale vis-à-vis de leurs « enquêtés » [4].
Pourtant, si ces modèles participatifs ont gagné en légitimité, tant du point de vue des communautés que de celui des chercheurs, ils restent, en pratique, souvent difficiles à réaliser. Dans cet article, nous souhaitons revenir de façon critique sur une expérience de recherche « collective » à laquelle nous participons dans le cadre d’un processus intitulé École interculturelle de diplomatie indigène (EIDI), qui réunit des enseignants et étudiants de la Universidad del Rosario (Bogotá) ainsi que des membres de diverses communautés indiennes en Colombie. Cette expérience – entreprise à l’initiative de la professeure Angela Santamaria – interroge les conditions de possibilité d’une recherche « collective » qui associerait à la fois des chercheurs et des membres de la communauté étudiée. Il nous semble utile, en ce sens, de distinguer la « recherche en équipe » – dans laquelle un groupe de chercheurs unissent leurs efforts pour réaliser une même enquête – et la « recherche collaborative » – dans laquelle diverses formes de coopération conduisent à brouiller les frontières entre « enquêteurs » et « enquêtés », entre « chercheurs » et « indigènes » [5]. Nous essaierons de présenter, à partir de ce cas particulier, les dilemmes – inséparablement moraux et stratégiques, scientifiques et politiques – soulevés par la mise en œuvre concrète de cette dimension collective à différentes étapes de la recherche (définitions de l’objet d’enquête, recueil et analyse des données, écriture, diffusion des résultats, etc.) en prêtant une attention particulière à la question de ses conditions matérielles.
Origines du projet d’École interculturelle de diplomatie indigène (EIDI)
En 2010, un groupe de professeurs de l’université du Rosario, dirigé par Angela Santamaria créent un groupe de discussion qui associe des étudiants indiens, boursiers de la même université, pour entamer une réflexion sur la place des thèmes et des personnes indigènes au sein de l’enseignement supérieur. Alors que les modèles classiques de la recherche et de l’enseignement les excluaient des processus de production et de diffusion de la connaissance, l’objectif était de réfléchir à la possibilité d’une « décolonisation » de l’Université, dans ses trois grandes fonctions : enseignement, recherche et diffusion sociale du savoir. Il s’agissait, en somme, de relativiser les prétentions universalistes des universités, en soulignant leur caractère culturellement et historiquement situé [6].
Du point de vue de l’enseignement, l’interrogation portait sur la quasi-absence des questions indigènes dans les cours donnés au sein de l’Université et sur la situation des étudiants indigènes boursiers de l’université [7]. L’une de leurs grandes difficultés tenait au fait que leur formation isolait la plupart d’entre eux de leur univers d’origine faute de prendre en compte les besoins particuliers des mondes indigènes. Aussi, nombreux sont ceux qui, une fois diplômés, échouent à y trouver une place leur permettant d’exploiter les compétences qu’ils ont acquises au cours de leur cursus universitaire. Un objectif important de l’EIDI visait donc à créer des mécanismes d’articulation entre ces étudiants et leurs communautés. En premier lieu pour sensibiliser l’institution universitaire à la présence de ces étudiants qui, venant d’univers spécifiques, requièrent une formation qui leur serait adaptée. Si un étudiant indigène en droit, sciences politiques ou médecine doit recevoir au même titre que les autres une préparation solide et complète, celle-ci doit également lui permettre de jouer un rôle au sein du groupe social dont il est issu. Il s’agissait, en second lieu, d’associer les autorités indiennes aux processus de formation des étudiants issus de leurs communautés afin qu’elles puissent mettre en place les mécanismes de leur réintégration, une fois leur formation terminée [8].
Quant aux projets de recherche élaborés à l’université sur des thèmes indigènes, ils étaient menés, de manière générale, sans concertation avec les communautés elles-mêmes. Aussi les mondes indigènes colombiens, comme dans de nombreuses régions du monde, nourrissent-il une forme de suspicion et de méfiance à l’égard des chercheurs – dans les sciences sociales aussi bien que naturelles. Le deuxième objectif de l’EIDI visait donc également à mettre en place cette articulation qui faisait défaut avec les communautés indigènes en matière de recherche.
Le projet de la Sierra Nevada de Santa Marta
Le premier projet de l’EIDI, qui se poursuit aujourd’hui, dont nous proposons ici le réexamen, s’est réalisé en collaboration avec des membres du peuple arhuaco [9]. Une rencontre a donc été organisée à Nabusimake, au cœur du resguardo [10] de la Sierra Nevada de Santa Marta, entre divers représentants de l’Université, étudiants boursiers et autorités indiennes, pour établir un projet de coopération en matière de formation, de recherche et d’intervention sociale. Il portait notamment sur la création, à Nabusimake, d’une série de formations diplômantes [11] à destination d’un groupe de jeunes Arhuacos et Arhuacas, venus de diverses régions et choisis par les autorités locales, en raison de leur qualité de leaders potentiels de la communauté.
Ces diplômes devaient répondre à deux grands objectifs, définis de façon conjointe par les délégués arhuacos et les professeurs de l’université. D’un côté, il s’agissait d’offrir une formation aux jeunes des communautés sur des thématiques jugées prioritaires (droit constitutionnel, processus de consultation préalable, droit des peuples autochtones, relations internationales, politiques publiques, formulation et gestion de projets, approches critiques du développement, études de genre, mémoire et histoire, etc.). Pour la mettre en place, l’EIDI a fait appel à des enseignants de diverses facultés en les chargeant d’organiser, en fonction de leurs compétences propres, des conférences et des ateliers de façon à répondre aux questionnements et aux inquiétudes très concrètes des jeunes Arhuacos.
Vidéo youtube : Nabusimake, 2013
Mais, au-delà de cet apport de connaissances techniques sur tel ou tel aspect des relations avec l’État ou les acteurs économiques, l’accord incluait également un projet de recherche, portant, d’une part, sur l’histoire de la Sierra Nevada et de la mémoire arhuaca et, d’autre part, sur le militantisme politique arhuaco. Dans cette dynamique collective, sont prévues à la fois la recherche d’archives et la réalisation d’une enquête ethnographique, par entretiens et observations.
Loin de présenter ces expériences collectives d’enquête – particulières en ce qu’elles réunissent à la fois un groupe de chercheurs et les membres d’une communauté indienne – comme un modèle indépassable, nous ferons apparaître les multiples obstacles et paradoxes qui ont marqué ce processus nécessairement inabouti, et le trouble plus que les certitudes qu’elles ont fait naître.
La formulation des questions de recherche
Le premier sujet à négocier entre les autorités arhuacas et les chercheurs était celui de la formulation des questions de recherche. On l’a rappelé, les modèles « coloniaux » de la recherche laissaient une entière autonomie aux enquêteurs dans la manière de construire leur objet et les populations étudiées n’avaient guère leur mot à dire quant aux critères permettant de définir la pertinence ou l’intérêt de tel ou tel objet. Les divers auteurs qui, depuis la fin du XIXe siècle, ont réalisé des enquêtes chez les Arhuacos, ne font pas exception et tous ont construit leur recherche en fonction des préoccupations d’un public « extérieur » : leur ambition commune était de rendre compte des mœurs et coutumes d’un groupe « exotique » et pensé comme lointain. Dans certains cas, cette incapacité des « savants » à considérer leurs sujets d’étude comme des partenaires actifs de leur recherche s’accompagnait de formes explicites et violentes de racisme. Élisée Reclus (1911 : 146) faisait preuve, par exemple, dans une lettre écrite à sa mère, d’un mépris qui serait aujourd’hui considéré comme moralement inacceptable, révélateur du sentiment de supériorité et de la condescendance qui caractérisent bien souvent les habitus savants : « Les habitants de la Sierra sont les Indiens Arhuacos, pauvres enfants bien doux qui font une explosion de rire pour dire oui ou non avec la curiosité sans intelligence de l’oiseau » [12]. Si l’anthropologue suédois Gustav Bolinder (1925) insistait pour sa part sur « l’affection » qu’il avait conçue, au cours de ses enquêtes, pour ces mêmes Arhuacos, il ne voyait cependant en eux que les membres d’une culture « primitive », destinée à disparaître dans un futur proche [13]. Enfin, si, dans la deuxième moitié du XXe siècle, des anthropologues comme Gerardo Reichel Dolmatof se sont engagés dans la défense des communautés indiennes, il reste qu’il leur était difficile, dans leur travail de recherche, de considérer les « indigènes » autrement que comme des « pourvoyeurs d’informations ».
La construction de pratiques de recherche plus soucieuses du point de vue des enquêtés (et plus respectueuses des revendications d’autodétermination des communautés) semble donc passer par la négociation de leurs objectifs entre membres des communautés indigènes et universitaires. Si cette ambition est louable, elle n’est pas cependant sans comporter de multiples difficultés qui renvoient à deux grands débats. Le premier est lié à la difficulté de concilier une recherche dont les fins et les modalités sont déterminées souverainement par le chercheur, légitimement soucieux de son autonomie, avec une autre qui répondrait aux intérêts spécifiques d’un groupe social donné, dont l’attente est tout aussi légitime. Comme l’a montré par exemple Pierre Bourdieu dans nombre de ses écrits, « l’autonomie » du champ scientifique par rapport aux déterminations externes apparait comme une condition idéale de la recherche [14]. Pourtant, cette position traditionnellement revendiquée par les chercheurs fait débat et nombre d’entre eux – sans nier totalement l’importance d’une recherche autonome – revendiquent la mise en œuvre d’une anthropologie ou d’une sociologie « publique », pouvant avoir une influence politique positive sur la société ou sur les groupes avec lesquels ils travaillent [15].
Le deuxième débat, encore plus épineux, tient à la difficulté de déterminer « le » point de vue de la communauté (auquel il est donc très tentant de substituer le « point de vue des dirigeants de la communauté »). Contrairement à ce que laissent entendre les approches les plus culturalistes, les communautés indigènes ne constituent pas plus que les autres groupes sociaux des entités homogènes : ce sont des mondes hiérarchisés et différenciés en fonction de multiples clivages (liés au genre, à la génération, à la répartition inégale des ressources et des capacités, etc.). Dans un ouvrage portant sur le cas des populations autochtones nord-américaines, la chercheuse amérindienne Joanne Barker (2011) a ainsi montré comment les dirigeants de nombreuses communautés, bien que s’exprimant au nom de la défense de « l’authenticité indienne » et de la « cause autochtone », traduisaient souvent un point de vue très masculin et conservateur [16]. Ces préoccupations n’étaient évidemment pas absentes de notre propre enquête. Comme dans de nombreuses communautés, les dirigeants politiques arhuacos sont bien souvent des hommes d’un âge avancé occupant des positions de domination sous divers points de vue (économique, social, culturel, etc.) [17]. En ce sens, il serait naïf de notre part d’imaginer que le projet traduisait le point de vue « véritable » de la population arhuaca : d’une part, nos « alliés » occupaient indéniablement une position singulière au sein de l’espace social différencié que constitue le monde arhuaco (ne serait-ce que parce que seule une minorité de familles peut envoyer ses enfants à l’université) et, d’autre part, notre entrée par l’entremise des autorités « officielles » nous a nécessairement conduits à donner un poids disproportionné à certaines catégories de personnes au sein de la communauté, en particulier à celles qui y occupent des positions dominantes.
Pour autant, si cette question des relations de pouvoir est essentielle, elle n’autorise pas les chercheurs à évacuer à peu de frais la question du point de vue des « indigènes » et à rétablir une situation dans laquelle ils pourraient imposer leurs questions de recherche en s’épargnant un dialogue avec les membres des groupes étudiés, et sans prendre en compte leurs besoins propres. Pour reprendre les arguments d’Albert Hirschman sur la « rhétorique réactionnaire » (1991), il semble que certains secteurs des mondes universitaires tendent à exciper de l’argument des « effets pervers » pour s’opposer à toute transformation des pratiques d’enquête [1991) (…)" id="nh2-18">18]. Ils avancent en effet que, même si les intentions de ceux qui défendent une plus grande inclusion des populations enquêtées sont louables, elles risquent de produire des conséquences directement contraires à celles qu’on attend.
Dans le cas précis de la Sierra Nevada de Santa Marta, le processus de négociation a permis d’identifier deux orientations principales. La première – dont j’avais la responsabilité – portait sur la question de l’histoire de la Sierra Nevada et des mémoires du peuple arhuaco. L’objectif était en particulier de travailler sur le double impact de la présence, d’une part, d’un groupe de colons qui , dans la première moitié du XXe siècle, avaient fait des Arhuacos une main-d’œuvre corvéable à merci dans le cadre de contrats de travail spéciaux (la matricula) et, d’autre part, d’un groupe de missionnaires espagnols capucins, arrivés en Colombie à la fin du XIXe siècle et qui se sont installés de façon permanente à Nabusimake en 1918, mettant en place un « orphelinat » pour assurer l’évangélisation des enfants et la transformation du monde arhuaco [19]. La deuxième – portée par Angela Santamaria – portait sur le militantisme politique arhuaco et sur les trajectoires des leaders indiens (avec une insistance particulière sur la question de l’engagement politique et communautaire des femmes). Ces deux thèmes avaient l’avantage de correspondre à la fois aux attentes de la communauté et de ses dirigeants, mais aussi à celles des chercheurs de l’université. Le fait de réfléchir aux expériences « coloniales » qui ont marqué la région – et en particulier à l’impact produit par la présence des missionnaires et des colons sur la communauté – présentait un intérêt certain pour les leaders indigènes. Ces derniers se voyaient invités à prendre davantage en compte l’histoire des divisions qui ont marqué le monde arhuaco dans la formulation de plans d’action politiques, administratifs ou éducatifs. Dans le même temps, ces mêmes thèmes nous permettaient – en tant que chercheurs – de réfléchir à des questions plus générales liées aux processus de façonnement des personnes, ainsi qu’aux dynamiques complexes de résistance et d’adaptation qui ont accompagné le processus forcé d’évangélisation. Le travail sur le militantisme indigène et le genre pouvait, quant à lui, jouer un rôle pour améliorer les processus de représentation politique au niveau régional, national et international, et il permettait également de poser des questions de sociologie politique sur les conditions sociales de possibilité de l’engagement indigène.
Si ce choix des thèmes se révèle discutable à divers égards (au sens où ils comportent nécessairement une part d’arbitraire [20]), il nous semble qu’au bout du compte, la revendication d’une science sociale critique n’est pas nécessairement incompatible avec l’idée d’un dialogue avec les membres des univers étudiés. Il ne s’agissait pas uniquement de répéter ce que les dirigeants voulaient entendre mais de proposer, collectivement, des points de vue critiques sur le passé et le présent arhuacos de manière à ouvrir de nouvelles discussions et réflexions au sein même des mondes indigènes. Les deux thèmes de recherche proposés permettaient de souligner l’hétérogénéité et l’historicité des mondes arhuacos. De manière évidente, la réflexion sur l’impact différencié des processus d’évangélisation et de colonisation sur la population arhuaca oblige à déconstruire les essentialisations des mondes indigènes. Dans la mesure où les familles furent affectées de manières très diverses par ces processus, leur étude permet de donner à voir leurs complexités et de souligner l’impossibilité d’en rendre compte d’une voix unique, qui pourrait être celle des Arhuacos dans leur ensemble. De la même manière, le travail sur les conditions de possibilité d’une participation politique arhuaca – et en particulier de la constitution d’un leadership féminin – s’est accompagnée d’une réflexion sur les multiples lignes de différenciation de cette société et a permis d’historiciser une série de pratiques et institutions parfois considérées comme allant de soi.
Le processus de recherche lui-même
La deuxième question centrale était liée au rôle des Arhuacos au sein même des processus de recherche. En regard d’une ethnographie traditionnelle, qui a longtemps consisté à lire « par-dessus l’épaule des indigènes » [21], les chercheurs décidant des méthodes mises en œuvre et de la conduite de l’enquête, le cas de la Sierra Nevada est de nouveau exemplaire : si les principaux auteurs qui ont écrit sur les Arhuacos ont indiscutablement tissé des liens avec des personnes singulières qui les ont guidés dans leur tentative de compréhension du monde local (puisque, par définition, tout travail ethnographique implique des formes de « collaboration »), ils ne leur reconnaissaient jamais le statut de co-enquêteurs ; et, d’une certaine façon, si la « science » n’aurait pu se produire sans l’aide de ces derniers, elle s’est néanmoins largement construite « à leur insu ».
Au contraire, une construction « décolonisée » de la connaissance, telle que la proposent par exemple les défenseurs d’une « ethnographie collaborative », ne considère pas les personnes indigènes uniquement comme des « informateurs », mais plutôt comme des acteurs de la production de la connaissance, dont les formes de savoir propres, bien que non reconnues par les universités autrement que comme des « objets d’enquête », doivent être prises en compte dans les processus de recherche [22]. Cette ambition n’est donc pas nouvelle et, dès les années 1980, de nombreux anthropologues ont appelé de leurs vœux une conception plus « dialogique » de la recherche. La citation suivante de James Clifford (1996 : 48) illustre de façon très claire le changement de paradigme promu à cette époque :
« Ni l’expérience ni l’interprétation ethnographique ne peuvent plus prétendre à l’innocence. Il devient nécessaire de concevoir l’ethnographie non comme l’expérience et l’interprétation d’une ‘autre’ réalité circonscrite mais comme une négociation constructive impliquant au minimum deux sujets conscients, politiquement significatifs. Les paradigmes de l’expérience et de l’interprétation cèdent devant les paradigmes discursifs du dialogue et de la polyphonie. » [23]
De même, des activistes indigènes ont fait valoir depuis longtemps la légitimité de leurs formes de savoir propres (que celles-ci portent sur la nature, les corps ou le fonctionnement de la société) [24]. Néanmoins, si cette idée d’un processus de recherche « horizontal » apparaît sur le papier comme relativement simple, elle est en pratique extrêmement difficile à réaliser.
La première difficulté est liée au problème de l’acquisition d’un capital académique (comme forme spécifique de capital culturel incorporée au terme d’un long apprentissage). La reconnaissance des connaissances propres des membres indigènes répond à la louable volonté d’instaurer un « dialogue de savoirs », récusant l’ethnocentrisme implicite de la recherche traditionnelle. Il n’en reste pas moins que les sociologues, anthropologues et historiens disposent de compétences scientifiques, fruits d’un long travail de formation spécifique. Aussi leur est-il difficile de se déprendre de ce que l’on pourrait appeler leur habitus académique, de manière à incorporer de nouvelles formes de production de la connaissance. Quant aux « indigènes », il ne leur est pas facile de s’improviser chercheur ou d’acquérir ce même habitus. Ainsi, dans le cadre de l’enquête sur la Sierra Nevada, les participants n’ayant pas été formés aux sciences sociales d’enquête (ou, plus généralement, ceux qui n’ont pas eu accès à l’éducation formelle) restaient bien souvent « en retrait », ne se sentant pas toujours capables de réaliser telle ou telle tâche. De ce fait, la participation au travail d’enquête ne pouvait se faire d’une façon parfaitement équilibrée : une hiérarchie implicite tendait à cantonner certains participants – en général les plus éloignés de la culture scolaire – à la partie « logistique » de la recherche (organisation des voyages, préparation des ateliers, etc.), quand les plus légitimes du point de vue académique se voyaient au contraire attribuer les tâches les plus « nobles » (analyse des textes, écriture, etc.) [25].
La deuxième difficulté tient aux conditions matérielles nécessaires à l’insertion au sein des processus d’enquête [26]. Pour être chercheur, il faut disposer d’un ensemble de ressources (temps, matériel, bibliothèques, etc.), lesquelles ne sont généralement pas distribuées de façon égalitaire. Dans le cas de notre enquête, la position de certains membres de l’équipe (les professeurs et, dans un moindre mesure, les étudiants) était évidemment, de ce point de vue, beaucoup plus confortable que celle des autres (et en particulier ceux pour qui, au niveau local, l’enquête n’était qu’une activité parmi d’autres) [27].
Enfin, la question des rémunérations et celle des conditions de vie doivent également être prises en compte pour comprendre l’opposition entre « profanes » et « professionnels » de la recherche. Les « chercheurs » ne le sont pas seulement parce qu’ils disposent des connaissances appropriées (et qu’ils vivent « pour » la recherche) mais aussi parce qu’ils sont rémunérés pour leur travail (et donc qu’ils vivent également « de » la recherche). Dans ce contexte, les personnes qui enquêtent sur les mondes autochtones se voient régulièrement accusées de « gagner leur pain » sur le dos des indigènes. L’image du chercheur qui viendrait soutirer des informations aux communautés de manière à mener sa carrière sans rien laisser en retour est répandue dans bien des sociétés autochtones. Cette impression dérive des modèles traditionnels de la recherche, où le chercheur était vu comme effectuant seul un véritable travail, la relation d’enquête ne pouvant être pensée que comme une relation hiérarchisée. À l’exception de quelques « informateurs privilégiés » qui pouvaient faire l’objet de rémunérations diverses en échange de leurs services permettant au chercheur de pénétrer au sein de la communauté (du fait de leurs connaissances des réalités locales et de leurs compétences linguistiques), ce dernier n’attendait en général de ses autres interlocuteurs que des informations complémentaires sur la communauté (qu’ils lui donnaient parfois à leur insu). Dans une conception plus « dialogique » et « collaborative », il peut sembler légitime de penser que le travail de recherche s’effectue à deux (au minimum) dans un travail de co-construction [28]. Or, il est évident que les deux formes de travail (celui de l’enquêteur et celui de l’enquêté) ne donnent pas lieu au même type de rémunération [29]. Prendre au sérieux l’inclusion des « indigènes » dans les équipes de recherche implique donc de réfléchir aux rémunérations – matérielles et symboliques – des uns et des autres.
Dans le cas de notre enquête, nous avons voulu favoriser l’accès des autochtones à de nouvelles positions dans la division du travail de recherche, qui ne soient pas seulement celle d’informateurs ou d’auxiliaires. Le travail de terrain et dans les archives [30] ont par exemple été réalisés à la fois par les étudiants et professeurs non indigènes de l’université, mais aussi par les membres indigènes de l’équipe (que ceux-ci soient étudiants ou non). De même, les projets de recherche réservaient toujours une partie des financements pour certains des participants arhuacos (en particulier les étudiants boursiers de l’université mais aussi un coordinateur « local »). Pour autant, malgré ces efforts importants, il serait illusoire de penser qu’une dynamique de recherche parfaitement horizontale a été mise en place. Les disparités demeuraient naturellement importantes entre les conditions matérielles des uns et des autres. Ainsi, toutes les personnes associées au projet n’étaient pas rémunérées en échange de leur participation : la plupart des étudiants arhuacos, des diplomados et des étudiants non indigènes de l’université ne bénéficiaient que de la prise en charge des coûts matériels associés à la recherche (paiements du transport, des repas, du logement). De leur côté, les personnes rémunérées se trouvaient dans des situations très disparates : les professeurs titulaires (tous non indigènes) bénéficiaient de meilleures conditions que les « jeunes chercheurs » et les étudiants contractuels (certains indigènes, d’autres non) ou que les « coordinateurs de projets » locaux (tous indigènes). Et ceci aussi bien du point de vue du niveau de salaire que de la stabilité de l’emploi, laquelle constitue une condition fondamentale pour pouvoir s’investir dans le projet à long terme. On soulignera ici que la continuité de la participation est particulièrement importante dans le contexte des enquêtes « collaboratives » qui tendent, pour diverses raisons, à être plus lentes que les recherches « classiques » et doivent donc s’inscrire dans une temporalité plus large pour produire des résultats. Or, la durée limitée des financements ne permettait de rémunérer certains des membres de l’équipe que pendant 6 mois à 2 ans, rendant plus difficile leur implication dans la durée. On remarquera en particulier que la plupart des étudiants non indigènes qui ont commencé le projet mènent aujourd’hui en parallèle d’autres activités.
Si l’on peut donc atténuer la division du travail de recherche grâce à des formes de collaboration inédites, la construction d’un collectif de travail parfaitement équilibré semble rester un vœu pieux. Au-delà du fait que les mondes de la recherche constituent des univers extrêmement hiérarchisés et inégaux, les privilèges liés à la classe, au genre ou à l’appartenance ethnique n’y sont pas indifférents : ils constituent des effets de structures sur lesquels les chercheurs, comme personnes, n’ont pas ou peu de prise. Les universitaires conservent, en général, leurs positions privilégiées au sein de l’ordre social, tandis que les membres des groupes indigènes continuent de faire partie, globalement, des fractions dominées de la société et cette situation a nécessairement des conséquences importantes. Suivant une logique similaire, au sein même des mondes indigènes, les participants les plus actifs au sein des processus de recherche sont également ceux qui bénéficient des meilleures conditions matérielles et qui ont le plus de proximité sociale avec les mondes académiques. À un niveau plus réduit, on remarquera que la relation d’enquête ne saurait être totalement « réciproque » puisqu’elle est constitutivement asymétrique : si les indigènes peuvent participer à l’étude de leur propre groupe, il est plus difficilement pensable, à ce jour, qu’ils étudient en retour le monde des chercheurs [31].
Les processus d’analyse et d’écriture
On retrouve des difficultés similaires au moment des phases d’interprétation et d’écriture. L’un des principaux défis éthiques pour ce type de projet est en effet de faire en sorte que la « collaboration » ne se termine pas une fois le « terrain » achevé. L’ambition de faire reconnaître et de protéger la « voix » des enquêtés n’est pas nouvelle dans les sciences sociales. Comme nous l’avons vu, l’anthropologie a beaucoup réfléchi, depuis au moins les années 1980, à la question de l’autorité ethnographique et des politiques de la représentation. Il s’agissait de remarquer que, malgré la volonté originelle du projet anthropologique de rendre compte du « point de vue indigène » sur le monde – le fameux « native point of view » (Geertz, 1983) –, les chercheurs avaient presque toujours, en dernière instance, le monopole de l’écriture. Quelles que soient les dynamiques de coopération et dialogues qui existent entre les chercheurs et leurs interlocuteurs au moment de l’enquête, les processus de rédaction restent très individualisés : c’est donc bien la voix propre des enquêteurs qui se donne à entendre dans la majorité des textes ethnographiques, comme exercices de « représentation des autres ». Ce sont eux qui choisissent les mots et les concepts, hiérarchisent les arguments, façonnent les interprétations, mettent au jour ou au contraire passent sous silence tel ou tel aspect de l’histoire, contrôlent les processus d’édition, etc. Changer cette situation, qui donne de fait le dernier mot aux chercheurs, est extrêmement compliqué, et ce pour diverses raisons. Premièrement, parce que l’écriture des sciences sociales obéit, elle aussi, à des conditions sociales et matérielles. Pour des raisons historiques et structurelles connues, les membres des communautés indiennes ont été tenus à l’écart des universités (et donc des modalités « scolaires » de l’apprentissage des pratiques intellectuelles) et ils ne bénéficient généralement pas des conditions matérielles idoines pour se penser comme chercheurs. Ainsi, à l’exception des étudiants, rappelons que les membres indigènes de l’équipe avaient tous des occupations propres (que celles-ci soient agricoles ou de représentation politique), qui ne leur laissaient guère de temps pour se consacrer aux activités de recherche [32]. Il ne faut pas oublier non plus que, le resguardo n’étant pas relié au réseau d’électricité, l’accès aux ordinateurs et aux autres outils de la recherche était extrêmement difficile pour la plupart d’entre eux.
Deuxièmement, il est évident que l’Université a contribué à l’institutionnalisation de styles d’écriture, qui valorisent le « monologue » du chercheur comme « auteur » singulier. Il est difficile, en ce sens, de trouver des formes d’écriture qui puissent donner à voir les divergences et les incompréhensions qui surgissent nécessairement entre les différents participants au sein d’un processus de recherche.
Dans le cas de l’EIDI, une solution de compromis a été adoptée. Au niveau de l’analyse, des ateliers et des sessions collectives de réflexion ont été organisées pour lire et discuter aussi bien des archives et documents que des notes ou des textes en cours. Ces processus pouvaient se réaliser dans la Sierra – dans le cadre des diplomados – comme au sein de l’université dans le cadre d’un séminaire régulier. La mise en place de cette dynamique de groupe n’a pas seulement permis d’instaurer un processus de négociation des interprétations, elle a également contribué à l’écriture de documents divers, dans leur forme et dans leur style (articles de recherche, entretiens édités, commentaires de documents, témoignages, etc.). Cette insertion des « indigènes » dans les cuisines de la recherche (en tant que membres à part entière d’un collectif) a peut-être aussi joué un rôle positif dans l’établissement de relations de confiance et d’amitié entre les divers membres de l’équipe. Il n’est pas rare que les relations de recherche créées par l’enquête ethnographique soient également des relations personnelles amicales. Mais, le plus souvent, les enquêtés n’ont qu’un accès limité au monde professionnel des chercheurs (l’Université, le laboratoire, etc.). Le fait de multiplier les occasions de rencontres (enquêtes, discussions, invitations diverses, etc.), sur des scènes variées (l’université, les archives, le territoire arhuaco, le domicile des uns et des autres) a, semble-t-il, favorisé l’appropriation du projet par les membres de l’équipe.
Il n’en reste pas moins que, dans ce cas aussi, il a été difficile de rompre avec les formes de divisions traditionnelles du travail de recherche. Pour de multiples raisons – et indépendamment de la volonté propre à chacun – les participants n’ont pas contribué à parts égales aux interprétations. Et le projet a montré qu’il ne suffit pas de mettre en œuvre des mécanismes encourageant l’écriture et la discussion collective, ainsi que les interprétations croisées de textes divers, pour que surgisse un réel processus de « coproduction » du savoir. De nouveau, deux types d’obstacles peuvent être soulignés.
On l’a vu, les participants ne partaient pas sur un pied d’égalité, ne réunissant pas tous les conditions sociales et matérielles – en amont des interactions aussi bien que durant l’enquête elle-même – exigées par l’engagement dans la recherche. Dans le cas de notre enquête, le format des diplomados, par exemple, dont la durée était généralement d’une semaine, était par trop insuffisant pour permettre une participation active et profonde au travail d’analyse.
D’autre part, les participants n’avaient pas tous les mêmes intérêts. Comme nous l’avons dit, l’acquisition du métier d’enquêteur ne peut se faire qu’au travers d’un long apprentissage qui implique, non seulement l’incorporation de compétences particulières, mais peut-être aussi surtout d’une forme d’illusio. Trouver du plaisir et de l’intérêt à commenter et analyser un texte ou un document dans tous ses détails ou à discuter des controverses historiographiques n’a bien sûr rien de spontané. Dans ce contexte, de nombreuses incompréhensions ont ponctué le processus d’enquête. Tel ou tel aspect du passé ou du présent arhuaco qui apparaissait comme tout à fait essentiel pour certains participants pouvait laisser les autres totalement indifférents (et réciproquement). Il n’est guère étonnant, par exemple, qu’un jeune Arhuaco étudiant les sciences politiques ou qu’un leader local puissent préférer l’action politique directe à l’analyse distanciée ; que leur objectif ne soit pas de maîtriser les règles de la discussion académique, mais bien de pouvoir s’engager dans des processus concrets de transformation, de façon à peser sur le destin de leur communauté. Et, loin d’être problématique, l’absence d’intérêt pour certains aspects des processus d’enquête est tout à fait compréhensible. Diverses personnes peuvent s’impliquer dans un même projet « collaboratif » et y trouver leur compte, sans pour autant partager les mêmes intérêts ou les mêmes motivations. Si le projet avait essentiellement pour objet, du point de vue des universitaires, de produire des connaissances, il pouvait servir, du point de vue des représentants indigènes, à renforcer les processus communautaires.
La divulgation des résultats
Enfin, un dernier aspect de notre discussion concerne la diffusion des résultats de la recherche. La question de savoir pour qui écrivent les chercheurs est probablement l’une des plus polémiques du point de vue des communautés autochtones. Les articles dans des revues spécialisées en sciences sociales restent, pour la plupart des chercheurs, le principal horizon de publication. Ces revues ont pour caractéristique d’être le lieu d’une discussion entre pairs et elles bénéficient d’un prestige incontesté au sein des institutions universitaires (jouant un rôle fondamental pour l’obtention de divers bénéfices matériels et symboliques). Mais elles ne sont généralement pas très adaptées à un modèle « dialogique » : leur public explicite est celui des « collègues ». L’accès à ces articles est peu aisé pour les non-professionnels de la recherche : non seulement, les circuits de diffusion dans lesquels elles s’insèrent ne permettent pas de toucher un public profane, mais, surtout, elles mobilisent un langage qui rend difficile toute appropriation de la part des membres des communautés elles-mêmes. Alors même que les histoires et les processus décrits dans les articles les touchent directement (non seulement parce qu’on parle d’eux, mais parce que les textes « interprètent » leur vie), ces derniers ont objectivement très peu de chances d’accéder à ces textes. Cette situation pose évidemment problème eu égard aux débats sur la crise des « politiques de la représentation » qui ont mis en question l’autorité morale et politique des scientifiques pour écrire en toute liberté sur les populations qu’ils étudient.
De nouveau, l’histoire des enquêtes qui ont été réalisées dans la Sierra Nevada nous donne une illustration très claire de cette situation : la plupart des auteurs qui ont publié sur les Arhuacos n’écrivaient pas pour eux (ni d’ailleurs, comme nous l’avons vu, avec eux). Les textes les plus anciens – ceux de Brettes et Reclus, écrits en français, ou de Bolinder, écrits en suédois et en allemand – étaient évidemment d’un accès presque impossible pour les Arhuacos (même s’ils peuvent aujourd’hui faire l’objet de traductions et réappropriations multiples) [33]. Mais les écrits les plus récents (lesquels sont pourtant, pour l’essentiel, publiés en espagnol) ont eux-mêmes tendance à s’adresser systématiquement à un public extérieur à la communauté.
Dans le cas de notre enquête, deux stratégies de divulgation ont été utilisées. La première a été la publication de livres collectifs. L’un d’entre eux – intitulé Escuela intercultural de diplomacia indígena : memoria, derecho y participación : la experiencia del Pueblo Arhuaco, Nabusímake, Sierra Nevada de Santa Marta – reflète bien cette volonté d’une plus grande inclusion des indigènes au sein des processus éditoriaux [34]. Premièrement, on remarquera que si le travail de coordination de l’ouvrage a été réalisé uniquement par des non indigènes, il incluait à la fois une enseignante titulaire (Angela Santamaria) et deux étudiants associés au projet (Ana Catalina Rodriguez et Pedro Rojas). Deuxièmement, son contenu répondait à la volonté de réunir, comme nous l’avons dit, des textes divers aussi bien du point de vue de leur forme que de leur contenu. Il est possible de distinguer trois grands types de textes. Tout d’abord, des articles de recherche relativement traditionnels, rédigés donc sur la base des enquêtes dans le cadre de la EIDI dans la Sierra Nevada. Quatre de ces articles avait été écrits individuellement : les trois premiers par des professeurs titulaires de l’université, tous non indigènes (Ian Basset sur les processus électoraux, moi-même sur l’utilité des monographies de familles pour reconstruire le passé arhuaco et Catalina Muñoz sur les usages de la photographie) et le quatrième par un étudiant non indigène (Ricardo Naranjo sur l’histoire de la représentation politique arhuaca en relation avec l’État colombien). Trois autres articles avaient été écrits collectivement : le premier – portant sur les questions d’action collective – par une professeure titulaire (Angela Santamaria), une étudiante indigène (Dunen Muelas) et un étudiant non indigène (Juan Sebastián Sosa) ; le deuxième – portant sur le travail « d’entreprenariat politique » réalisé à l’ONU par les Arhuacos – par un étudiant indigène (Norey Quigua) et deux étudiantes non indigènes (Monica Acosta et Andrea Coronell) ; le troisième – portant sur les aspects juridiques et culturels des revendications des peuples de la Sierra – par une professeure titulaire et une étudiante non indigènes (Gloria Amparo Rodriguez et Alejandra Saenz). Un deuxième groupe de textes était centré sur des témoignages de leaders indiens (dont le « coordinateur local » des activités de la EIDI) et prit la forme de retranscriptions d’entretiens, réalisés collectivement par les étudiants indigènes et non indigènes de l’université, ainsi que par Angela Santamaria [35]. Enfin, un dernier groupe de textes avaient été rédigés par des professeurs qui étaient intervenus ponctuellement au sein des diplomados mais qui n’avaient pas participé aux enquêtes proprement dites. Certains articles présentaient les résultats de recherches menées dans d’autres contextes ; d’autres revenaient sur des expériences personnelles ou réalisaient une synthèse pédagogique sur une question donnée. Tous reflétaient les contenus des enseignements réalisés dans le cadre des diplomados : droit constitutionnel, processus électoraux, coopération internationale, réflexion sur le conflit armé, etc. [36] On soulignera qu’un seul de ces textes avait été écrit par un auteur autochtone (Dario Mejía qui proposait une perspective indigène sur les politiques publiques à partir de son expérience personnelle au sein de la bureaucratie colombienne).
Si certains pourront considérer que cette publication représente un effort important dans le sens d’une meilleure inclusion, d’autres souligneront au contraire le caractère finalement limité de l’ouverture proposée et le maintien d’une vision hiérarchisée. D’autres encore feront valoir que le livre reste un objet cher et difficile d’accès. En ce sens, il n’est pas certain que ceux qui ont été publiés par la EIDI aient été aussi utiles que nous l’espérions pour les populations arhuacas (en particulier parce que les personnes qui ont eu accès au livre constituaient un public restreint).
La deuxième stratégie de divulgation consista en la réalisation d’une exposition itinérante, dont le public visé était explicitement les membres de la communauté [37]. Cette exposition – intitulée « Les Arhuacos face à la mission capucine, éléments pour une histoire » et composée de 12 panneaux – offrait un large panorama sur l’histoire de la Sierra Nevada, depuis les premières formes de colonisation et de catéchisation à partir du XVIe siècle jusqu’à l’expulsion de la mission en 1982. Elle évoquait en particulier la création en 1918, au cœur de la communauté, d’un « orphelinat » par des missionnaires capucins espagnols – arrivés en Colombie à la fin du XIXe siècle – et dont l’objectif était d’éduquer les enfants indiens loin de leur famille pour favoriser leur « catéchisation » et leur « civilisation ». L’exposition évoquait les effets – profonds et contradictoires – de la mission sur la communauté arhuaca et elle soulignait les diverses formes de résistance et d’organisation politique des autochtones, aussi bien face aux colons, aux représentants de l’État qu’aux missionnaires. L’exposition se fondait essentiellement sur les documents d’archives (écrits et visuels) compilés au cours de l’enquête, mais elle incluait également quelques témoignages (en rapport notamment avec des événements politiques plus récents). Elle a été inaugurée dans la salle de l’assemblée du peuple arhuaco – où elle se trouve toujours aujourd’hui – dans l’objectif qu’elle puisse servir – grâce à sa duplication – pour les différentes écoles du resguardo. Le format de l’exposition permet, nous semble-t-il, de donner un contenu plus concret à l’idée de réciprocité, facilitant en particulier les « retours » de la part des membres des populations étudiées. Il permet également de toucher un public plus large : les formes de narrations qu’il met en œuvre (laissant une place importante aux citations directes) sont plus accessibles et l’ajout d’une dimension visuelle rend les contenus plus attractifs.
Ici encore, néanmoins, surgissent de nombreuses difficultés. Sachant que les membres de la culture étudiée auront accès à leurs analyses, les chercheurs peuvent être tentés de s’autocensurer et d’effacer tout contenu « sensible » susceptible d’être mal perçu. Or, bien souvent, dans les mondes sociaux que nous étudions, les motifs pouvant générer un certain malaise sont très nombreux. Ils ressortissent notamment aux formes multiples de violence, en particulier symbolique, qui supposent le consentement (voire la participation active) des groupes à leur propre domination. Or, il est difficile (pour ne pas dire impossible), dans le cas d’une exposition ou d’un livre présentés à la communauté, de recourir à la confidentialité pour protéger les enquêtés. L’anonymat a habituellement une double utilité pour les chercheurs : il permet à la fois de ne pas mettre tel ou tel enquêté en porte-à-faux avec certains secteurs de son groupe social (puisqu’il est impossible d’identifier un locuteur) et de ne pas exposer les personnes à la violence de l’objectivation. En l’absence de cette protection, les chercheurs peuvent être amenés à proposer une version aseptisée de l’histoire (de manière à ne pas heurter les susceptibilités des uns et des autres), et très consensuelle (en gommant notamment les antagonismes et oppositions qui ont marqué la population étudiée).
Une deuxième difficulté est liée au danger de simplifier à outrance. Si les articles dans les revues spécialisées présentent les inconvénients que nous avons déjà mentionnés, ils ont par contre l’avantage, grâce au contrôle croisé des « pairs », de garantir le sérieux et l’indépendance des processus de recherche. Dans l’exposition, nous avons voulu présenter une vision nuancée de l’histoire, faisant droit aux complexités multiples et ne cherchant pas à masquer les tensions. Il n’en reste pas moins qu’elle comportait évidemment un grand nombre de simplifications et que son objectif n’était pas de faire surgir des conflits au sein de la communauté, ou entre la communauté et le groupe de chercheurs.
Conclusion : Une enquête « à parts égales » ?
Le livre L’histoire à parts égales (Bertrand, 2011) – qui a rencontré un succès certain depuis sa publication – invitait les historiens à relever un défi particulièrement stimulant : seraient-ils capables d’écrire une histoire qui puisse « naviguer » entre des univers radicalement hétéronomes tout en accordant une « égale dignité documentaire » à chacun d’entre eux ? Nous avons voulu, dans ce texte, reprendre l’expression proposée par Romain Bertrand, en la transposant à la question des enquêtes contemporaines. Il s’agissait donc de réfléchir à la mise en place de nouvelles pratiques qui puissent aider à transformer le processus de recherche en une « entreprise partagée », dans laquelle pourraient s’investir des « professionnels de la recherche » aussi bien que des « profanes », sur la base de la réciprocité et du respect. Pour cela, nous nous sommes centrés sur une expérience spécifique de recherche, réunissant des professeurs d’une université colombienne et les membres d’une communauté indienne, et impliquant la mise en œuvre de protocoles nouveaux aux différentes étapes du processus de recherche.
Il ne s’agissait pas pour nous, néanmoins, de présenter une image idéalisée et angélique de ce pari pour une recherche « décolonisée » (au sens où les membres des communautés étudiées n’en seraient plus seulement les objets, mais également les acteurs). De même que l’écriture d’une histoire à parts strictement égales apparaît à beaucoup comme un rêve impossible, de même les changements dans les dynamiques collectives de recherche – qui donnent lieu à des négociations entre des personnes dont les positions et les intérêts sont divers – s’avèrent difficiles à opérer. Il est évident en particulier que les nombreuses disparités et hiérarchies qui existent à l’intérieur des équipes de travail ne sauraient être totalement effacées et qu’il n’est pas toujours possible de mettre en œuvre une participation qui ne soit pas que formelle. Pourtant, si la mise en pratique d’un travail réellement collaboratif frise la gageure, rien n’empêche les chercheurs de se livrer à des expérimentations pour tenter de s’en rapprocher. De la même manière que les principes de « réflexivité » ne visent pas tant à neutraliser les biais empiriques et théoriques qu’à les expliciter (conformément à l’exigence d’une science sociale tenue de rendre visibles les opérations par lesquelles elle se construit), il ne s’agit pas ici de prétendre dissoudre complètement les relations de pouvoir et de domination inhérentes à toute situation d’enquête. Il s’agit, plus modestement, de réfléchir aux asymétries qui existent invariablement entre enquêteurs et enquêtés, pour pouvoir éventuellement les contourner ou les détourner, de façon à susciter une implication aussi active que possible des personnes et communautés « enquêtées » au sein des processus de recherche.