Il est question dans cet ouvrage, composé de onze chapitres, de la nécessaire pluridisciplinarité de la construction de la connaissance de nos interactions avec le vivant. A la fois destiné aux ethnologues, anthropologues, sociologues, éthologues, biologistes et autres scientifiques s’intéressant à l’animal, et ayant reçu le soutien de la Société des Amis du Muséum national d’Histoire naturelle, il conviendra aussi bien à l’érudit qu’à l’étudiant. Onze cas concrets tirés d’observations dans des zones géographiques très variées (France avec des contrepoints en l’Amérique du Sud, en l’Afrique et à Madagascar), présentent les problématiques et les enjeux de nos relations actuelles avec les animaux.
L’introduction pose le constat d’une transformation profonde ces dernières décennies de la relation de l’homme à l’animal en raison des changements climatiques, épidémies et des nouvelles menaces apparues, induites entre autres par l’industrialisation et la mondialisation. C’est dans cette optique que s’inscrivent les articles proposés. Les milieux scientifiques comme le grand public sont maintenant unanimes sur le fait que l’homme est intimement lié au vivant et que sa place est bel et bien parmi le règne animal auquel il appartient au même titre que les autres mammifères. Cette prise de conscience est renforcée par la visible disparition de certaines espèces, de certaines ressources, et de certains savoir-faire. De nouvelles normes, règles et éthiques se développent et visent à une gestion toujours plus rationalisée du vivant. Elles impliquent la référence à un animal mis en conformité, marqué, identifié, tracé et contraint. Bien que ce contrôle soit de plus en plus fort et qu’il vise à protéger et restaurer la nature lorsque cela est possible, ce corpus d’injonctions va souvent à l’encontre des représentations et relations habituelles qu’entretenaient et entretiennent encore certaines populations avec les animaux. De fait, des résistances naissent, et les peuples concernés tentent de s’adapter, tout en essayant de conserver une certaine marge de manœuvre, un espace de liberté négocié au cas par cas. Idéologies et politiques locales s’imbriquent et se confrontent pour parfois aboutir à des compromis.
Trois axes sont développés dans cet ouvrage : la confrontation des savoirs ; les compétences marginalisées et les conflits désamorcés. Bien que les statuts des animaux, les problématiques associées et les zones géographiques soient très divers, chaque contribution donne à voir les relations étroites qu’entretiennent les populations concernées avec les animaux auxquels elles sont intimement liées. Au cœur des mutations, elles subissent une véritable déstabilisation, tiraillées entre attachement aux traditions et pression des instances gouvernementales, de la loi du marché mondial et des lobbies.
Dans la première partie, l’hybridation des savoirs scientifiques et locaux est à l’œuvre. Les chercheurs sont à l’origine de la production de nouvelles recherches dont les résultats se diffusent dans les sociétés qu’elles concernent directement sans pour autant effacer les savoirs locaux issus des observations et expérimentations des populations indigènes. L’exemple du elé, nom indigène de l’amazone à front bleu, montre comment les dénicheurs indiens ou criolos (endonyme de ce groupe humain) en Argentine ont dû s’adapter aux « injonctions scientifiques » visant à la préservation de cet oiseau, perroquet partie intégrante de leur mythologie et de leur vie quotidienne. Et cette préservation passe par des captures raisonnées en diminuant le nombre de prises et en apprenant à identifier oiseaux et nids. Le chapitre de R. Banchs, J. Braunstein et D. Fournier se place ici au cœur d’une problématique de conciliation entre pratiques ancestrales et préservation de la faune. Le deuxième chapitre de cette partie, par P. Pellegrini et E. Rochard, concerne la Seine. Elle est un point de tension entre les différents utilisateurs du milieu et les poissons migrateurs. Les vannes automatiques, les passes à poissons, les moulins, les kayakistes, les pêcheurs se doivent de coexister et de trouver une solution acceptable pour eux comme pour la préservation des espèces migratrices qui fréquentent le fleuve français. Prenant en compte l’ensemble des acteurs humains et non-humains (utilisateurs de la Seine, vannes automatiques de régulation des flux, passes à poissons,…), les auteurs s’inscrivent alors dans une approche symétrique rappelant fortement les travaux de Bruno Latour [1]. Enfin, le biofilm de la gerle, ensemble de bactéries et microorganismes de la cuve en bois servant à la fabrication du fromage, conduit au questionnement sur les normes d’hygiène nouvelles entrant en vigueur dans la fabrication des fromages Cantal et Salers. Au cœur d’affrontements entre producteurs et législateurs, L. Bérard et M.-C. Montel démontrent ainsi les difficiles conciliations entre modernité et travail traditionnel. Ce sont donc ici des exemples d’affrontements entre savoirs ancestraux et savoirs scientifiques récents nécessitant une confrontation médiatisée visant à l’obtention d’un compromis. Cette médiatisation passe essentiellement par les acteurs de terrain que sont les agents de contrôle. Ces derniers ne se contentent pas de sanctionner, bien au contraire. Leur présence vise essentiellement à faire évoluer les mentalités en douceur, à expliquer, à adapter au cas par cas chaque situation pour réduire l’écart entre les lois produites et les pratiques antérieures.
La deuxième partie mobilise quatre recherches sur des compétences marginalisées, parce que jugées trop récentes et trop peu développées, ou à l’inverse trop anciennes et vouées à la disparition. Ces compétences sont détenues d’une part par des chercheurs, d’autre part par les acteurs qui pratiquent au quotidien des activités en lien avec l’animal. Trop souvent, des théories élaborées par des scientifiques, dont les recherches se basent en laboratoires et non sur le terrain, ne tenant pas compte de la réelle pratique donc, ont été à l’origine de nouvelles législations de contrôle et de normalisation. Celles-ci exercent une pression trop forte sur les éleveurs et les abatteurs. C’est le cas par exemple pour le corpus de normes et de lois qui entoure la mort des animaux domestiques, très présente dans cette partie. Ainsi A.-M. Brisebarre suit des éleveurs qui se sont lancés corps et âmes dans l’élevage d’autruches de boucherie en France. Bien qu’ils jouent sur le statut ambigu de leur bétail d’un nouveau genre, tantôt sauvage, tantôt domestique selon les Ministères avec lesquels ils négocient, il leur est souvent difficile de répondre aux exigences particulières d’élevage et d’abattage imposées, et il leur est nécessaire de faire preuve d’innovations pour subsister. Le chapitre proposé par F. Roy évoque la pratique des herbassiers du Var qui se confrontent aux normes écologiques transformant ainsi leur troupeau en « machine vivante » d’entretien et de gestion des herbacées, et en faisant passer la production de viande au deuxième plan. Ce sont ensuite les bouchers-abatteurs qui font l’objet de la troisième contribution de cette partie, par A.-E. Delavigne : ces hommes, amoureux de leur métier, subissent de plein fouet l’attirance pour le végétarisme d’une partie de la population, et le dégout pour la mort qui se manifeste dans notre société actuellement. Peut-être que le développement des manifestations, actions et reportages sur le sujet est aussi un moyen pour les non-consommateurs de viande de revendiquer une certaine vision de leur rapport à la nature ? Ne s’agit-il pas, en quelque sorte, d’une riposte contre les conditions d’abattage et de maltraitance des animaux, contre la production de viande de masse et in fine contre le système capitaliste actuel ? Les bouchers ne représenteraient-ils pas dans l’imaginaire collectif le rôle du « méchant » ? C’est en tout cas ce qu’ils ressentent. Eux qui s’impliquaient sur l’ensemble de la chaîne de travail, depuis l’élevage, le choix de la bête, son abattage, sa découpe, sa transformation et jusqu’à sa vente, se voient aujourd’hui dépassés par les nouvelles normes d’hygiène et l’évolution morale des pratiques. Déçus, parfois amères, et n’ayant plus foi en l’avenir à l’heure où il se retrouvent cantonnés dans leurs boucheries, ces professionnels tentent de faire face aux transformations sociales et aux évolutions juridiques de leur pratique. Comme l’affirme A.-E. Delavigne, ils doivent maintenant affronter l’idée que leur métier n’est plus. Enfin, avec J. Riegel, c’est l’exemple des Peul, éleveurs nomades de vaches au Niger, qui sont confrontés à une agriculture qui réduit leurs possibilités de déplacement et leur bétail comme peau de chagrin. Ceux-ci se voient donc contraints de mener leur troupeau au cœur du Parc W [2] qui leur est pourtant interdit. On découvre ainsi une poignante incompatibilité entre la nécessité pour ces nomades de faire vivre leurs animaux, considérant que leur propre vie vaut moins que la leur, et la prohibition mise en place par les politiques de ces espaces avec des moyens violents et souvent incontrôlés. Ces quatre chapitres abordent donc la tension entre une volonté de contrôle par les politiques ou les scientifiques, et les pratiques d’élevage nomades ou d’abattage traditionnelles ; tension s’exerçant dans un relatif désintérêt pour les expériences des populations étudiées.
La troisième partie aborde des tensions très vites désamorcées, n’ayant pas donné lieu à des affrontements virulents, car elles débouchent sur des conciliations entre tous les acteurs. Le premier cas décrit par S. Boulay et M.-C. Cormier-Salem est celui du mulet jaune imrâgen, traditionnellement pêché en Mauritanie, qui « saute comme des gazelles » mais qui a été très vite requalifié, pour correspondre aux nouvelles normes et aux nouveaux marchés. Cela pousse à la disparition progressive des rituels pour le tuer en raison de son statut à part dans cette société. La seconde étude proposée par B. Lizet et J. Milliet traite de l’installation de pigeonniers publics dans les grandes agglomérations pour réhabiliter et contrôler un oiseau dit nuisible. Cette faune aviaire devient ainsi propriété de la ville, y vit en bonne entente avec les habitants, et se détache peu à peu de son image de « rat volant ». Le lémur noir de Madagascar fait quant à lui l’objet d’une comparaison entre deux études menées sur le même terrain mais à des époques différentes par une primatologue et par une ethnologue, C. Harpet et F. Bayart. Les deux expertes discutent des marquages réalisés et de la portée de ce geste sur un animal considéré comme « sacré » par la population locale. Enfin, un collectionneur lépidoptériste, P. Blandin, s’interroge de manière plus philosophique sur les prélèvements que lui et ses confrères opèrent, en y cherchant motivations, éthique des pratiques et relativisation. Les lépidoptéristes sont en effet des spécialistes des lépidoptères que l’on appelle plus communément les papillons. Ils les capturent, les collectent, les étudient et les épinglent ensuite dans des boites contenant des centaines voire des milliers d’individus.
Ces onze chapitres donnent ainsi la priorité à la parole des acteurs locaux, à la parole de ceux qui sont au plus près des animaux. En miroir des controverses, législations, mutations de l’environnement et des sociétés, politiques environnementales et autres contraintes nouvelles, ces témoignages offrent une nouvelle vision de nos relations avec le vivant et prolongent la réflexion, la remise en cause de nos propres interactions avec le monde animal. Un ouvrage novateur donc, pluridisciplinaire et utile à plusieurs communautés scientifiques comme aux simples passionnés.