Ce numéro thématique de la revue ethnographiques.org rassemble des contributions traitant du vieillissement [1] en donnant une place aux pratiques émergentes, aux nouveaux lieux de vie et aux groupes sociaux revendiquant ou nécessitant une approche particulière de leur vieillissement. Il s’intéresse aux creux, aux interstices, aux zones floues révélant simultanément des pratiques normatives et informelles à l’égard des vieilles personnes et plus largement à leurs entours, reflets d’une place qui leur est accordée ou assignée. Les auteurs explorent ainsi ces vieillesses hétérogènes dont les frontières ne cessent de se redessiner, en lien avec l’allongement constant des trajectoires du vieillir et du mourir. En traitant de situations non ordinaires, ces contributions ont ainsi pour objectif de saisir comment certaines communautés de fait ou de destin, établies ou provisoires, font avec les vieilles personnes qui les composent.
La diversité des modalités du vieillir occupe aujourd’hui largement le champ des études sur le vieillissement en sciences humaines et sociales. Au-delà d’un simple constat des pluralités, bon nombre de ces études ont en commun de mettre en évidence les inégalités ou discriminations qui touchent les vieilles personnes [2]. Sous le prisme du genre, de la classe sociale, du pays ou du territoire, de la densité du réseau de proches, du type de pathologie ou encore du niveau de dépendance, des travaux ont, ces 30 dernières années, analysé l’adaptation des sociétés à leur propre vieillissement [3].
La question de la prise en charge de la vieillesse et de la dépendance se pose d’abord en regard de la diversité des contextes nationaux, en lien avec les politiques publiques, qui traduit la réalité contrastée des vieillissements dans différentes aires culturelles (Horn et Schweppe 2016). Selon les États, la place et le statut des âgés, le développement des dispositifs sanitaires, l’accessibilité aux services en regard des situations socio-économiques sont autant de données qui varient et redéfinissent les vieillesses. Avec des niveaux de transition démographique inégalement amorcés, tous les pays sont confrontés aux enjeux liés au vieillissement, avec parfois des systèmes de protection sociale encore fragiles ou émergents (Rajan 2008). Les pays du Sud font également face à l’augmentation du nombre de personnes âgées et à la nécessité de déployer des solutions pour répondre à ces mutations (Attias-Donfut et Rosenmayr 1994 ; Antoine et al. 2009 et Antoine et Golaz 2010 ; Sajoux 2015). Partout, le recours au réseau d’entraide familial est indispensable pour pallier aux insuffisances des États (Zimmer et Dayton 2005). L’immigration économique constitue également une ressource possible. Les immigrant care workers quittent ainsi leur pays pour venir au nord renforcer les équipes de soins [4] et pouvoir en retour soutenir économiquement leurs proches âgés. Si, dans les pays du nord, des inégalités face au vieillissement sont réelles entre les migrants et les nationaux (Bolzmann et Vagni 2015) [5], dans les économies émergentes, la place et le statut de personnes âgées évoluent rapidement, mettant dès lors à l’épreuve les logiques des solidarités familiales classiques (Roth 2010 ; Nowik et Lecestre-Rollier 2015).
De nouvelles « prises en charge »
Dans l’espace nord-occidental, le développement de la gérontologie et la restructuration des dispositifs sanitaires, dont le « virage ambulatoire » [6] des années quatre-vingt, constituent des repères chronologiques pour une approche historiographique des travaux sur le vieillissement en sciences humaines et sociales. Les travaux dénonceront une logique asilaire au sein des hospices pour personnes âgées, abordant ces structures sous l’angle de l’institution totale (Goffman 1968 ; Amourous et Blanc 2001), mais d’autres recherches prendront acte d’un processus d’« humanisation » des institutions et des pratiques [1983) ; (…)" id="nh2-7">7] mettant l’accent sur la prise en compte des trajectoires individuelles et le droit des personnes âgées (aidées de leurs proches) à participer aux décisions concernant leur situation. Le placement dans des structures jugées aliénantes cède progressivement la place à une prise en charge ambulatoire, privilégiant le maintien à domicile, et à des maisons de retraite médicalisées valorisant l’organisation d’une vie sociale et l’attention aux attentes de la personne. D’un côté, l’insécurité rassurante du maintien à domicile, permettant de vieillir « chez soi » en conservant ses habitudes de vie, mais nécessitant un entourage investi pour gérer le quotidien. D’un autre côté, la sécurité angoissante du placement en institution, impliquant la rupture avec l’ancienne vie et la socialisation secondaire à un nouvel environnement, mais garantissant un suivi professionnel constant.
Cette transition s’appuie sur deux assertions qui vont imprégner durablement la philosophie des professionnel⋅le⋅s du secteur gérontologique. La première évoque la valorisation des effets thérapeutiques du fait d’être « entouré ». Le rôle de la famille se trouve encouragé, valorisé, théorisé. Le réseau des proches se verra investi d’une mission, responsabilisé, voire culpabilisé, vis-à-vis de celui ou celle qui demande assistance. Les discours sanitaires à destination des familles insisteront sur le rôle essentiel de ces dernières, que ce soit pour accompagner la personne au quotidien ou pour faciliter son placement en institution. Les proches se verront alors intégrés à la prise en charge, devenant des partenaires privilégiés de l’équipe de soins (Lavoie et Guberman 2009) avec lesquels il convient de négocier (Anchisi 2014). Il leur sera attribué un rôle clef dans l’efficacité de l’accompagnement et la gestion des transitions : celle de l’indépendance à la dépendance, celle du domicile à la maison de retraite. Lors d’un placement en institution, les familles devront assister leurs proches pour les aider à « reconstruire un chez-soi » (Mallon 2004), car ce passage d’un monde à un autre est particulièrement redouté, et donc négocié (Somme 2003 ; Cavalli 2012), voire vécu comme un dernier seuil avant la mort (Anchisi 2011).
La seconde assertion insiste sur le « repositionnement » de la personne âgée de la périphérie au centre des processus décisionnels. À domicile ou en institution, la personne âgée dépendante et ses proches se verront ainsi reconnus un « droit de veto » et l’obtention de leur assentiment sera nécessaire pour que l’équipe de soins puisse mettre en œuvre les protocoles qu’elle estime les plus adaptés. L’accompagnement de la personne âgée implique alors la mise en réseau d’une multiplicité d’acteurs – médecins, infirmières, aides-soignantes, psychologues, kinésithérapeutes, conjoint⋅e, enfants et petits-enfants, ami⋅e⋅s, voisin⋅e⋅s, etc. – censés graviter ensemble autour d’elle pour participer à la co-élaboration de son « projet de vie individualisé [8] » ; intégrant toutes les dimensions de la personne : physique, psychique, professionnelle, familiale, spirituelle, etc.
Ces évolutions caractérisent la gérontologie des dernières décennies ; à la fois plus englobante – appréhender la personne avec son environnement social et familial – et plus personnalisée – prendre en compte son parcours et ses attentes. La « fin de vie » se voit dès lors définie comme une étape à part entière du parcours de vie et sera considérée en maison de retraite comme plus « humaine » et plus « digne », en opposition à celle vécue à l’hôpital, perçue par les soignant⋅e⋅s comme plus déshumanisante, « froide » et impersonnelle (cf. Beyrie et al. dans ce numéro) [9].
Autonomie et nouvelles formes de contrôle
Les sciences humaines et sociales n’ont pas manqué de questionner cet idéal de la prise en charge sanitaire et sociale des personnes âgées dans les sociétés postindustrielles vieillissantes. Ce mouvement, qualifié d’humanisation des institutions et des pratiques (Cabirol 1983), reste en effet controversé quant à son éloignement définitif des pratiques asilaires (Amourous et Blanc 2001 ; Mallon 2001 ; Rimbert 2011 ; Loffeier 2015). Cette manière d’envisager la personne âgée comme actrice à part entière de son projet de vie, comme co-élaboratrice de son quotidien, institue de nouvelles normes du « bien-vieillir » (et du « bien-mourir » [10]), de nouvelles assignations à être qui s’imposent à la personne comme à son entourage. Car si cette assertion – « le ou la résident⋅e au centre » – semble faire consensus, elle relève surtout d’un discours à caractère performatif. L’éloignement de la logique asilaire des anciens hospices consisterait moins en une réduction des contraintes qu’en un déplacement vers de nouvelles formes de contrôle qui, tout en insistant sur l’autonomie et la liberté de l’individu, définissent et assignent un nouveau rôle à la personne âgée (celui de résident⋅e) comme à ceux et celles qui l’entourent (Gagnon 1995 ; Rimbert 2011 ; Anchisi et Debons 2013).
Les politiques publiques, confrontées à l’allongement de la vie et aux coûts croissants de la santé, ont largement encouragé le maintien à domicile des personnes âgées, articulé à une prise en charge professionnelle. Proposant, via les aides à la personne, une diversité de services (ménage, préparation des repas, traitements médicaux, aide à la mobilisation, etc.), les États subsidiarisent les familles pour limiter ainsi la prise en charge institutionnelle, plus coûteuse. Cette politique, adossée à l’image d’Épinal d’une solidarité intergénérationnelle bienveillante, ne prend pas toujours en compte l’évolution contemporaine des structures familiales (familles recomposées, mobilité géographique) et les inégalités au sein des solidarités familiales, parfois plus subies que choisies (Pennec 2012 ; Amiotte-Suchet et Chevalier 2012). En effet, la responsabilisation des familles à l’égard des vieilles personnes se traduit rarement par une juste répartition des tâches qui, de fait, s’imposent tout d’abord aux femmes, épouses et filles, amenées à consacrer une partie de leur temps « libre » à l’assistance de leurs conjoints ou parents. Cette politique prend également mal en compte les conséquences de pathologies dégénératives comme les démences qui affectent la mémoire et le contrôle du corps, confrontant parfois avec grande difficulté les proches aux souillures d’un parent malade (Anchisi 2016).
Les établissements accueillant les personnes âgées se sont également adaptés aux nouvelles réalités sanitaires et sociales. Soucieuses de prendre en compte la diversité des attentes des résident⋅e⋅s, mais aussi de répondre à celles des familles, les institutions ont intégré de nouveaux professionnels (psychologues, animateurs⋅trices) et développé de nouvelles pratiques consultatives (Conseil de vie sociale, représentants des résident⋅e⋅s et des familles). Ces établissements proposent une diversité d’activités à caractère ludique et/ou thérapeutique (animations, sorties, activités manuelles, jeux de mémoire, cuisine, spectacles, etc.). La notion d’« autonomie » des résident⋅e⋅s se trouve alors associée à celle de « participation », cette dernière se présentant moins comme une possibilité que comme un impératif, une nouvelle forme contraignante de la relation de soins (Loffeier 2013 ; Lechevalier Hurard 2016). Le refus de participer aux activités collectives, expression d’une forme de liberté, peut être vu comme l’indicateur d’un isolement « pathologique » contrecarrant la vie des établissements organisée autour de figures idéalisées – celles de résident⋅e⋅s satisfait⋅e⋅s et volontaires. Dans certains cas, la prise en charge peut s’apparenter à une dépossession de soi (Weber 2012). Coincé entre la logique du chronomètre et celle du carillon (Rimbert 2005), le personnel soignant est pris entre l’idéal d’autonomie du résident et les impératifs d’un travail « à la chaîne ». L’analyse des interactions entre soignant⋅e⋅s et résident⋅e⋅s oscille ainsi entre la question de la désindividualisation des personnes (Thomas 2005) et, en miroir, celle de l’agency des âgés. D’un côté, les divers⋅e⋅s professionnel⋅les mettent en application des normes et des protocoles pour uniformiser leurs pratiques et se montrent actifs à définir, contrôler, gouverner et « faire vieillir » (Thomas 2010). D’un autre côté, les résident⋅e⋅s développent, pour ceux et celles qui le peuvent encore, des stratégies afin de gagner en marge de manœuvre. Mais sur ce point, il existe des discriminations, en particulier en ce qui concerne « l’accompagnement de fin de vie de la personne âgée désorientée, démente, de celle qui est grabataire, agressive, ou dont la famille n’est pas parvenue à établir une relation de confiance avec les soignants » (Beyrie et al., dans ce numéro [11]).
Les articles qui composent ce numéro s’inscrivent pleinement dans ces perspectives où s’articulent hétérogénéité des vieillesses, évolution du statut des âgé⋅e⋅s et tension entre idéal d’autonomie des résident⋅e⋅s et efficacité de la prise en charge. Privilégiant des approches qualitatives et ethnographiques, les auteurs s’intéressent ici à des lieux de vie particuliers où la mise en œuvre des pratiques gérontologiques peut s’avérer complexe ou contrainte, ainsi qu’à des publics spécifiques pour qui les modèles de prise en charge doivent s’adapter. Chacun⋅e à sa façon, les auteur⋅e⋅s décrivent les interactions entre soignant⋅e⋅s et résident⋅e⋅s et questionnent les limites de la prise en charge au prisme des différents contextes du vieillir.
Vieillir en institution : nouveaux espaces, nouveaux acteurs, nouveaux enjeux
Si certains établissements trouvent leur finalité dans la prise en charge spécialisée des personnes âgées dépendantes, d’autres institutions, moins préparées, y sont confrontées, parfois malgré elles, et doivent s’y adapter. Dans cette livraison, l’accent est mis sur la singularité des lieux, comme le couvent et la prison, où les normes gérontologiques composent avec les règles internes spécifiques à ces espaces. Les textes analysent également les unités de soins psychogériatriques, où les atteintes cognitives mettent à l’épreuve les objectifs d’autonomisation poursuivis par les équipes de soins. L’attention est aussi portée sur les travailleuses du care et les conditions de travail (et de reconnaissance) dans lesquelles elles exercent un métier à la fois discrédité et investi d’une « mission » humanisante. À partir de la diversité des terrains étudiés, ces articles interrogent les pratiques gérontologiques actuelles pour montrer comment ces dernières se traduisent et s’adaptent dans des lieux ou des espaces qui ne s’y prêtent pas toujours ou avec des collectifs qui peuvent plus difficilement s’en emparer.
Le numéro s’ouvre sous une forme originale par une contribution de Léa Mazé et Pierre Nocerino discutant la pertinence des notions d’« autonomie » et de « transfert de responsabilités » au sein des institutions accueillant des personnes âgées. Mobilisant un nouveau mode d’écriture de la sociologie – la bande dessinée –, les auteurs décrivent des situations d’interactions entre personnels soignants et résident⋅e⋅s. Mettant en scène le sociologue sur son terrain, ils analysent les (micro-)épreuves au cours desquelles les différents acteurs participent à la (re)définition de la responsabilité de chacun en renégociant leurs statuts. Le médium choisi se révèle ici particulièrement efficace pour traduire avec pédagogie et humour une perspective théorique susceptible de rendre compte des inégalités d’« autonomie » entre les acteurs.
Un espace-temps particulier, celui du couvent, rassemble ensuite plusieurs contributions. Cornelia Hummel, Annick Anchisi et Laurent Amiotte-Suchet s’intéressent tous les trois à la situation des congrégations de religieuses qui, confrontées à leur vieillissement, ont transformé une partie de leurs couvents en EMS ou en EHPAD [12]. Cornelia Hummel investit ces lieux en photographe, s’interrogeant sur « les limites du photographiable ». Elle entend, à partir de son enquête, « intégrer dans l’analyse les paroles qui indiquent la frontière entre le photographiable et le non-photographiable », afin de « mettre au jour les normes et valeurs qui sont à l’œuvre au sein du couvent, non pas de façon homogène pour l’ensemble des acteurs, mais de façon différenciée selon les positions de ces acteurs ». Elle analyse ainsi les réactions des personnes à ses actes photographiques, traduisant les représentations du « sale », du « propre » et du « présentable », mais aussi les statuts de celles qui vivent ou travaillent dans ces institutions.
Annick Anchisi interroge à son tour la prise en charge des religieuses âgées en décrivant les pratiques liées à l’habillement et au linge, « indices de ce qui perdure autant que des impermanences ». Envisageant le linge comme une « interface entre les mémoires individuelle et collective », l’auteure montre comment l’importance accordée au fait de porter l’habit religieux représente tout autant une marque de l’appartenance religieuse qu’une manière de se distinguer. Véritable corps-à-corps institutionnel, symbolique et matériel (Rigal 2011), « le vêtement et le linge constituent un fil reliant les membres d’une communauté entre eux ». Les signes identitaires que sont l’habit et le voile dans ces couvents médicalisés de Fribourg ne sont pourtant pas toujours compris comme tels par les soignantes qui en ont la charge, tant ces signes paraissent ceux d’un « temps qui n’aurait plus cours », d’autant qu’ils « ne sont pas a priori adaptés au grand âge », en particulier quand le contrôle du corps fait défaut. Se maintenir en habit comme religieuse résidente reste une gageure. Témoin incorporé du temps qui passe, le port de l’habit, même en situation de dépendance, va pourtant permettre aux religieuses âgées de garder une prise sur le monde, d’autant qu’il est partagé et porté par la communauté.
Dans des couvents médicalisés situés en France, Laurent Amiotte-Suchet rend compte des négociations incessantes qui caractérisent ces espaces hybrides. À partir de son ethnographie, il décrit les interactions quotidiennes entre les équipes soignantes et les membres des communautés religieuses. L’organisation des lieux et la gestion de la vie quotidienne ne se limitent pas à une tension entre autorité religieuse et autorité médicale. « Sur la base d’arrangements lentement négociés, les congrégations religieuses doivent apprendre à repenser les “frontières” de la vie conventuelle (Amiotte-Suchet et Anchisi 2017) pour pouvoir bénéficier d’une prise en charge sanitaire conforme aux exigences de la gérontologie actuelle. » L’article de Laurent Amiotte-Suchet montre que les religieuses et les soignantes peuvent parfois construire des alliances inédites, déployant « diverses attitudes au sein d’établissements qui se caractérisent dès lors par la collaboration/confrontation de plusieurs régimes de référence ». Les frontières entre les collectifs se redessinent ainsi constamment au gré des stratégies, tactiques et ruses dont font usage tant les religieuses que celles qui les soignent. « Confrontations ou alliances occasionnelles, collaboration heuristique ou résistance passive, échange de services ou dénigrement… les acteurs en présence agissent en mobilisant différents modes d’action (Certeau 1990), pour défendre leurs intérêts tout en prenant en compte les impératifs de leur groupe d’appartenance ».
C’est du côté des prisons que nous entraînent les articles suivants, pour aborder la problématique du vieillissement dans les lieux de privation de liberté. Aline Chassagne nous introduit dans un univers contraignant « bousculé par la vieillesse et la maladie » en nous décrivant le quotidien de deux détenus âgés. Cherchant à comprendre comment ces derniers attribuent « un sens au temps de la peine », son ethnographie, illustrée d’images et de sons, rend compte des temporalités du vieillissement en prison et des contraintes internes à la prise en charge sanitaire d’individus vieillissants ayant besoin de soins et de confort. Elle décrit les stratégies développées par les détenus âgés, « minorité fortement stigmatisée » dans les prisons, pour parvenir à mieux vivre (et survivre) en milieu carcéral. Pour certains détenus âgés, en particulier ceux qui ont commis des délits à caractère sexuel, « l’évaluation morale freine et empêche la possibilité d’une requalification en tant que malade mais aussi en tant que personne âgée dépendante ».
Caroline Touraut poursuit l’analyse en opérant une typologie des détenus âgés en lien avec le type de peine, l’âge lors de l’incarcération, le profil social du détenu avant sa détention et sa manière d’envisager l’avenir. Considérant ainsi les modèles normatifs des itinéraires biographiques et des âges de la vie (Bessin 1999), elle distingue des « parcours enrayés », des « parcours accomplis » et des « parcours empêchés ». Dans un univers où la jeunesse virile est un marqueur social déterminant, les détenus âgés doivent apprendre à se protéger en évitant certains espaces (cours, gymnase) et en en privilégiant d’autres (bibliothèque, atelier). Cette « sédentarisation » des détenus âgés conduit ainsi l’auteure à estimer qu’« à l’enfermement en prison, s’ajoute donc un enfermement au sein même de l’espace carcéral. Leur occupation de l’espace atteste de la surincarcération éprouvée par les personnes détenues âgées ».
Après ces lieux particuliers du vieillir, ce sont les personnes âgées vivant en institution (résident⋅e⋅s) et atteintes de pathologies démentielles de type Alzheimer et troubles apparentés qui sont l’objet de l’attention des auteurs. Jérôme Debons étudie la « carrière » de Suzanne Praz, résidente dans une unité de soins psychogériatrique. Dans ce contexte, le placement est subi, il ne découle pas d’un choix volontaire de la part des intéressés qui ont déjà perdu « aux yeux d’autrui, leur statut de sujet pensant et autonome ». Questionnant la prise en charge de la démence, l’auteur analyse les comportements de Suzanne en termes de « déprise tactique » (Mallon 2004 : 234) afin de « maintenir ou recouvrer des territoires d’autonomie identitaire ». Alors que la vie dans les unités psychogériatriques se caractérise par « l’impossibilité d’y reconstituer un “chez-soi” », Jérôme Debons montre que malgré la maladie et le choc du placement, les tactiques de Suzanne Praz pour préserver son autonomie sont visibles et que la déprise lui permet ainsi de « garder “prise” sur son environnement ». Cette déprise s’apparente donc à « une adaptation secondaire (Goffman 1968) par laquelle Suzanne retrouve, pour un temps du moins, une forme d’isolement apaisante ».
Alexandre Lambelet et André Antoniadis s’intéressent aux activités d’une association de praticiens en psychogériatrie dont le but est d’améliorer la socialisation des résident⋅e⋅s des EMS en Suisse romande. Basé sur l’analyse de séquences vidéo – entretiens avec un résident et sa compagne, sortie organisée lors de la fête de la Musique, entretiens avec des professionnel⋅le⋅s –, cet article part du principe que « la possibilité de voir les résidents agir dans d’autres contextes “révèle” ces résidents, les donne à voir sous un autre jour, et a des effets sur la manière dont ces résidents vivent dans – ou s’accommodent de – l’institution ». Requestionnant la notion de « désengagement » (Havighurst 1954 ; Cumming et Henry 1961), le texte « montre que les pratiques des résidents, quand bien même ces derniers peuvent souffrir de troubles cognitifs très importants, dépendent sans doute moins du seul état de santé des résidents (qui se détériore), que des propriétés sociales des contextes qui leur sont proposés ». Les auteurs abordent les relations entre les résident⋅e⋅s et les professionnel⋅le⋅s en portant leur attention sur l’articulation entre les contextes des interactions (produit d’un travail des professionnel⋅le⋅s) et les dispositions des acteurs (Lahire 2012). Les auteurs s’intéressent aux pratiques proposées par les professionnel⋅le⋅s aux personnes atteintes de troubles cognitifs et analysent les « “stimuli extérieurs”, tantôt “positifs” (lorsqu’ils permettent des activités significatives pour les personnes), tantôt “négatifs” (quand ils ne sont que le résultat de logiques asilaires) » auxquels sont confrontés les résident⋅e⋅s. Ils se demandent ainsi « comment un contexte institutionnel et les actions des professionnels peuvent soutenir des reprises d’activité, des pratiques, des continuités, des insertions sociales des personnes souffrant de troubles cognitifs ».
Les deux derniers textes de ce numéro portent alors leur attention sur les travailleuses du care. L’article d’Adeline Beyrie, Florence Douguet et Jean-Christophe Mino aborde le temps de la fin de vie comme un moment spécifique du temps institutionnel, qui va en partie échapper au corps professionnel et se centrer sur des aspects plus relationnels et émotionnels. Les auteurs se penchent sur le travail sémantique qui est à l’œuvre au sein des équipes d’aides-soignant⋅e⋅s en gériatrie pour requalifier le « sale boulot » (Arborio 1995 ; Hughes 1962) en travail « inestimable ». S’opposant à une culture hospitalière perçue comme techniciste et déshumanisante, les soignant⋅e⋅s en gériatrie (comme celles et ceux qui travaillent dans les services de soins palliatifs) développent des pratiques infra-institutionnelles et revendiquent un rôle d’accompagnement volontaire. « L’accompagnement de fin de vie n’est pas présenté comme une partie du travail normal des soignants, mais comme un investissement supplémentaire. Accompagner la fin de vie relèverait plus d’une compétence individuelle que professionnelle ». Pour ces professionnel⋅le⋅s qui bénéficient globalement d’une faible reconnaissance sociale de leur métier (Causse 2006 ; Arborio 2012), « l’accompagnement de fin de vie, en devenant un acte personnel, constitue une compétence valorisante et a pour effet d’introduire une hiérarchie implicite au sein des équipes ». Ainsi, pour les auteurs, « la condition permettant de passer du stade de sale boulot à celui de travail inestimable, c’est le renoncement à la neutralité affective dans la relation avec les personnes accompagnées ».
Shao-fen Lee nous entraîne alors à Taïwan, à la rencontre d’aides-soignantes étrangères confrontées à la violence de leurs conditions de travail. Elle analyse la politique discriminante à l’égard des immigrant care workers et met en évidence les complicités existant entre l’État, les agences de placement et les directeurs d’établissements pour personnes âgées afin de faire perdurer le contrôle social par le travail dont les immigrantes sont victimes. « En ethnicisant les conditions de travail et d’emploi dans le domaine du care, l’État taïwanais garantit l’offre de main-d’œuvre aux institutions de soins et transforme celles-ci en une sorte d’institution totale afin d’assurer la docilité des travailleuses migrantes », qui offrent une main-d’œuvre corvéable et flexible « à la fois indispensable et aisément remplaçable ». Amputées d’une partie de leurs ressources par les agences de placement, privées de leur liberté et surveillées au quotidien, de nombreuses travailleuses migrantes sont ainsi recrutées pour travailler auprès des personnes âgées sans pouvoir bénéficier de formation ou de reconnaissance. Recluses et cantonnées aux basses besognes, elles se retrouvent prisonnières d’un système étatique qui participe de cette exploitation humaine. En suivant le parcours d’une de ses informatrices, Shao-fen Lee montre à quel point ces travailleuses migrantes sont constamment tiraillées entre leurs besoins en termes de souci de soi (se former, gérer sa situation personnelle, se reposer, etc.) et leurs obligations en termes de souci des autres, qui caractérise le travail du care (Paperman et Laugier 2005). En l’absence d’appui extérieur, ces femmes font alors l’expérience d’un « travail contraint, proche du travail forcé » qui les prive de leur liberté.
Ouverture
Les différents objets sur lesquels reposent ces articles sont loin d’être exhaustifs. Il existe bien d’autres « lieux » qui auraient mérité notre attention : structures pour personnes handicapées, communautés de migrants, populations des espaces ruraux… mais aussi ceux qui ne forment pas un collectif en tant que tel, mais qui sont définis collectivement par le non-lieu où ils vivent, comme les SDF, l’âge venant alors s’ajouter aux multiples dommages.
Né de notre collaboration au sein d’un projet axé sur le vieillissement des communautés de religieuses [13], précédé d’un colloque organisé à la Haute école de santé Vaud (HESAV), HES-SO [14], en novembre 2016 à Lausanne, et étoffé d’un appel à proposition d’articles de la revue ethnographiques.org, ce numéro nous invite à observer avec précision la variété contemporaine des contextes du vieillir. Les contributions des auteur⋅e⋅s attirent en effet l’attention sur la spécificité des publics et des lieux et sur l’importance pour la gérontologie actuelle d’assumer son projet d’individualisation des pratiques. Afin que l’autodétermination des vieilles personnes ne reste pas un vœu pieux, il convient en effet pour les professionnel⋅le⋅s des secteurs socio-sanitaires d’intégrer dans leur travail les contraintes inhérentes à la situation des personnes, que ces contraintes soient imposées (prison), choisies (couvent) ou subies (pathologies physiques et cognitives).