Introduction
Que les congrégations religieuses catholiques vieillissent est un fait établi [1]. Pour faire face à ce phénomène, elles vont adopter diverses stratégies [2], dont la transformation de parties de couvents en maisons de retraite médicalisées, objet de notre recherche [3]. S’attabler avec les religieuses de l’unité de soins du couvent des Ursulines de Fribourg fut mon premier contact avec la communauté des sœurs âgées. La vaisselle à l’ancienne aux motifs floraux bordée d’un filet doré et les verres dépareillés donnent à la table un caractère familier, se distançant ainsi de la dimension hôtelière des maisons de retraite classiques. Vite à l’aise, les religieuses me posent des questions, je m’intéresse à elles. Les souvenirs sont évoqués, le repas partagé, le vin trinqué. Les histoires des unes et des autres paraissent sonner juste. Je me demande pourquoi elles résident dans la partie médicalisée du couvent. Je m’y perds, trouve peu d’indices, alors que je reconnais habituellement les signes d’une faille du corps ou de la mémoire [4]. Après le repas, je m’étonne auprès de la Supérieure de leur bonne santé. Elle me dit qu’au moins trois d’entre elles sont atteintes de démence sévère, que les autres ont des troubles divers. Toutes ont une bonne raison d’être là. Mais ici, davantage qu’ailleurs, la mémoire est collective. Le fait d’avoir traversé le temps à plusieurs, parfois durant plus de 60 ans, permet de réparer, de présenter une image conservée de l’une ou de l’autre, musicienne, couturière ou professeure de français. Autre signe d’une vie partagée : l’habit religieux. Alors qu’ailleurs dans le couvent, les Ursulines peuvent être en civil, à la salle à manger de l’unité de soins, la plupart portent la robe et le voile. Les plus âgées d’entre elles ont conservé le code vestimentaire de la congrégation.
À l’image de l’étoffe, où fil de trame (largeur) et fil de chaîne (longueur) s’entrecroisent, l’habit religieux fait interface entre la mémoire individuelle et collective, le linge se situe lui à l’intersection de la maisonnée (ce qui fait vivre le collectif au quotidien) et de la lignée (ce qui unit symboliquement vivants et morts [5]) (Weber 2005). S’ils sont signes d’une vie communautaire, ils vont également révéler la vieillesse, la dépendance, le corps jusque-là davantage soustrait aux regards (Anchisi 2008, 2009, 2016). Le vêtement et ses conduites attendues, entre fait de costume (social) et fait d’habillement (individuel) (Barthes 1957 ; Twigg 2007), agissent-ils comme marqueurs de séparation causée par le grand âge ou, au contraire, d’identité conservée ? Le linge, témoin de la dépendance et ses effets, institue-t-il une rupture entre sœurs résidentes et non résidentes ? Que disent ces éléments de ce collectif particulier aux soignantes laïques qui en ont aujourd’hui la charge ? Illustré par des photos prises sur le vif, des passages de mon carnet de bord, des extraits d’entretiens et des fragments d’archives, cet article mettra principalement l’accent sur l’habit et le linge, indices de ce qui perdure autant que des impermanences. Pour cela, dans un premier temps, je me concentrerai sur l’institution de santé pour religieux et religieuses du canton de Fribourg (ISRF), puis je présenterai le terrain ethnographique. Après un point sur le port de l’habit et le linge comme signes communautaires, je me centrerai sur les règles qui sont à l’origine de telle ou telle façon de faire. Je développerai la question des arrangements vestimentaires – marqueurs d’identité conservée – rendus nécessaires par la dépendance. Je conclurai sur ce que l’habit et le linge disent de la vieillesse et sur le regard porté par les soignantes.
Le couvent médicalisé comme terrain, l’habit et le linge
L’institution de santé pour religieux et religieuses du canton de Fribourg en Suisse
Situés dans la ville de Fribourg [6], trois couvents de trois congrégations différentes sont depuis 2010 partiellement occupés par un service de soins ; y résident des pensionnaires de diverses congrégations religieuses, féminines et masculines. Ils côtoient les religieuses qui vivent toujours dans le bâtiment, soit la partie communautaire des congrégations. Ces unités de soins font partie de ce que l’on nomme en Suisse un établissement médico-social (EMS : maison de retraite médicalisée). Bien que religieux, cet EMS a la particularité d’être composé d’une équipe entièrement laïque, administrative et soignante. Les trois supérieures des congrégations siègent cependant au conseil d’administration. L’EMS loue les locaux aux religieuses, soit les sœurs de Sainte-Ursule, les sœurs de l’œuvre de Saint-Paul et celles d’Ingenbohl. Il est soumis aux exigences d’un établissement cantonal du même type, c’est-à-dire le respect de la dotation en personnel, la sécurité, l’informatisation des données et le contrôle par l’État des normes édictées. En contrepartie, il est partiellement subventionné [7]. L’EMS est inscrit sous le nom d’« Institution de santé pour les religieuses et religieux Fribourg » (ISRF) sur la liste de la planification sanitaire du canton, ce qui assure sa pérennité [8]. Cet établissement est le premier et le seul du genre en Suisse [9].
Si aujourd’hui, au sein de l’ISRF, le mélange de religieux et de religieuses du canton est plus tangible qu’en 2010, les trois congrégations qui hébergent les lits médicalisés en restent prioritairement bénéficiaires. Alors que dans d’autres EMS, il s’agit de remplir les lits pour des questions d’exploitation et de rentabilité, chacune des trois communautés doit maintenir un équilibre vital sous le même toit entre les sœurs communautaires et les résidentes de l’ISRF, en régulant l’entrée des premières dans l’unité de soins. L’ISRF accueille, en octobre 2016, 67 résident.e.s émanant de 17 congrégations différentes, ces dernières étant le plus souvent représentées par une seule religieuse ou un seul religieux [10], les femmes étant largement majoritaires. Sous le même toit (mais dans des espaces distincts), cohabitent les religieuses communautaires des trois couvents concernés (qui ne sont pas résidentes de l’ISRF), les religieuses et religieux résident.e.s issu.e.s de diverses congrégations et les équipes de soins. L’ISRF présente donc une certaine mixité : mixité des sexes, des congrégations et des ordres (apostoliques et moniaux [11]), des représentants de divers statuts au sein de l’Église (sœurs, moines, prêtres), des communautés de résident.e.s (religieux en habits ou non et laïcs), des hiérarchies (communautaire et soignante), (voir les photos 1 et 2, où la mixité des ordres et des sexes est soulignée par la diversité des vêtements religieux et civils).
Pour les religieuses qui vivent sur les trois sites, l’ISRF institue donc une distinction statutaire entre religieuses communautaires et religieuses résidentes. C’est aussi la première fois, en lieu, en temps et en nombre, que les religieuses d’une même communauté (résidentes et non résidentes) sont réunies par le grand âge et la perspective d’une disparition qui se mesure en années [12] pour leur congrégation.
Ethnographier le couvent
Les données de l’étude ont été recueillies au cours de phases d’immersion dans les unités de soins et les couvents concernés (entretiens, observations, photos, tenue de carnets de bord), soit une semaine par mois sur un an. Ces douze semaines de terrain ont été complétées par une présence soutenue lors de fêtes (Saint-Nicolas, Noël, Pâques) ou lors d’évènements particuliers comme les vacances des résident.e.s de l’ISRF. Concernant la prise des photos, un moment a été décisif (photo 3). Une religieuse décédée et installée dans son cercueil porte l’habit des Ursulines, dans ses mains sont placés un chapelet et un document sur lequel elle avait calligraphié, il y a 60 ans de cela, ses vœux perpétuels. L’écriture à l’encre bleue se lit à travers la finesse du papier. Si les attributs photographiés – le bas des manches, le chapelet et les vœux –, traces d’une mémoire collective et individuelle (Freund 1974, cité par Conord 2012) me paraissent avoir un intérêt majeur pour comprendre comment l’institution confère une identité (Douglas 2004), je laisserai expressément son visage hors champ, considérant qu’il n’en révélerait pas davantage. L’image devenait alors outil de recherche sociologique, ni sur, ni en, mais avec les images (Maresca et Meyer 2013).
Vivant proche du couvent – une des congrégations m’a hébergée dans une petite communauté composée de quatre à cinq religieuses –, j’ai opté pour des observations des unités de soins effectuées au rythme du travail des soignantes (divers horaires, nuit comprise, parfois coupés dans la journée), ceci dans le but d’augmenter la variabilité des observations (Foley 2016). D’une posture d’observation non participante à une implication personnelle croissante, ma place s’est faite au cours des semaines et des services rendus (transport des religieuses à l’église, aide au repas, à la toilette et à la réfection des lits) ou refusés (donner des médicaments, poser une perfusion). Infirmière avant de devenir sociologue, je connais le métier, sans pour autant pouvoir aujourd’hui endosser la responsabilité de certains gestes. Mes refus ont plutôt été mis à mon actif, signes que je savais tenir ma place. Ainsi, si comme l’affirme Bourdieu « le passé social est particulièrement embarrassant quand il s’agit de faire des sciences sociales » (Bourdieu 2000 : 55), être issue de culture catholique et infirmière pouvait me rendre doublement suspecte. Ces éléments ont davantage relevé d’une « culture latente » (Becker et Geer 1960, cité par Katz 2010 : 65) ou d’une maîtrise de grammaires communes – catholique et soignante – me permettant de penser comme « une autochtone marginale » (« marginal native ») (Hammersley et Atkinson 2007, traduit par Foley 2016 : 122). Pour passer du comment au pourquoi, j’ai misé sur des entretiens compréhensifs et des notes journalières, tentant de relever la dimension banale du quotidien, les répétitions et les évènements isolés, les paradoxes et les incompréhensions.
L’habit et le linge, signes d’une communauté de destin
L’importance accordée au fait de porter l’habit religieux dépend des congrégations. Les trois communautés qui composent mon terrain illustrent la diversité des façons de faire. Fondée en 1634, la compagnie des sœurs de Sainte-Ursule, d’obédience ignacienne, se spécialise au cours des siècles dans l’instruction des filles et des femmes. Les religieuses sont enseignantes ou professeures. L’Institut des sœurs de la Charité de la sainte Croix d’Ingenbohl, de la famille franciscaine, fondé en 1856, se consacre prioritairement aux soins aux malades, aux handicapés et à l’enseignement des filles et des femmes. Les religieuses sont infirmières, éducatrices, enseignantes ou professeures. L’œuvre de Saint-Paul, fondée en 1873, se donne pour mission d’évangéliser par la presse et les médias. Les religieuses sont typographes, imprimeuses ou libraires. Ces dernières n’ont jamais porté d’habit religieux ou de voile. Quand elles ont été reconnues de droit diocésain en 1933, elles ont prononcé leurs vœux publiquement. Elles ont alors revêtu une robe noire avec un col blanc qu’elles ont gardée jusque dans les années soixante-dix. Au travail, à l’imprimerie, elles portaient une blouse noire où s’accrochait une pince pour manipuler les caractères d’imprimerie, blouse qu’elles recevaient solennellement au moment des vœux perpétuels. Jusque dans les années soixante, tel un linceul, cette blouse de travail les accompagnait jusque dans la tombe (photos 4 et 5).
Les sœurs de Saint-Paul sont en civil (photo 6). Les religieuses d’Ingenbohl de Fribourg [13] portent le voile et l’habit (photo 7), elles le considèrent comme un signe religieux d’appartenance congrégationnelle. Les Ursulines, quant à elles, revendiquent un choix individuel lié à une posture personnelle concernant l’habit et le voile (photo 8).
Malgré le fait que les congrégations ont pu évoluer autour de ces questions d’obligation ou non de porter l’habit, toutes restent attachées au caractère identitaire des tenues et des attributs – comme la croix – qui les identifient comme religieuses, tout en les différenciant des autres congrégations. Le vêtement et le linge constituent un fil reliant les membres d’une communauté entre eux. À Saint-Paul (photo 9), les vestes accrochées à la patère du sous-sol appartiennent à celles qui peuvent manger au réfectoire – pour cela, il faut traverser la cour –, qu’elles soient pensionnaires de l’ISRF ou non. À Ingenbohl, un numéro personnel, reçu à l’entrée au couvent, brodé en rouge [14] à l’intérieur du col et associé à la croix de la congrégation, continue de marquer le linge de chacune, quel que soit son statut (photo 10). Alors que la dépendance tend à séparer les espaces entre religieuses communautaires et religieuses résidentes, l’habit et le linge révèlent ainsi les traces d’une commune destinée.
S’habiller selon les règles
Reprenant la distinction saussurienne entre langue comme institution sociale et parole comme acte individuel, Barthes propose de distinguer le « fait de costume » ou de « système vestimentaire » du « fait d’habillement » (Barthes 1957). Le fait de costume, fortement signifiant, relève de l’institution. Il fait système en ce sens qu’« il est essentiellement défini par des liaisons normatives, qui justifient, obligent, interdisent ou tolèrent, en un mot règlent l’assortiment des pièces sur un porteur concret, saisi dans sa nature sociale, historique : c’est une valeur » (Barthes 1957 : 434). Le fait ou l’acte d’habillement, faiblement significatif, renvoie lui à la façon dont l’individu va actualiser le costume, c’est-à-dire faire sienne son appartenance au groupe. Faits de costume et d’habillement s’agrègent sous le terme générique de « vêtement ». Le vêtement recèle l’ensemble des conduites incorporées par le porteur et attendues par son groupe et, plus généralement, par l’ensemble des acteurs sociaux. Comme le souligne encore Barthes, si la couleur, le détail, les transformations du vêtement peuvent avoir une importance historique, son intérêt dépend davantage du mode de participation sociale qu’il engage. Vêtement et uniforme assignent, classent, ordonnent, protègent ou excluent (Cassagnes-Brouquet et Dousset-Seiden 2013 ; Grau 2007). En fonction des époques, des lieux et des fonctions occupées, l’habit religieux renverra à ces principes.
Prendre l’habit, prendre le voile
Prendre l’habit agit comme véritable rite d’institution (Bourdieu 1982) formalisant la rupture avec le statut antérieur et la soumission à une nouvelle autorité, à l’image de la cérémonie de la prise d’habit (entrée au noviciat) dans les années cinquante chez les sœurs d’Ingenbohl de Fribourg :
– Je me rappelle surtout le jour de la profession, alors on allait à l’autel avec de magnifiques robes blanches, une longue traîne derrière…
– Comme une robe de mariée ?
– Comme une robe de mariée (photo 11), mais magnifique.
– Elles étaient faites par qui ces robes blanches, c’étaient les vôtres ?
– Oui, et puis on se les passait de l’une à l’autre, elles étaient faites ici, mais elles étaient vraiment très belles et puis un beau tissu, et puis on était bien là-dedans, on avait de l’allure, alors on montait comme ça à l’autel et puis à l’autel le prêtre nous donnait, bien pliée, la robe noire, le voile noir, la pèlerine noire, et puis on sortait de la chapelle, on allait à côté pour laisser la belle robe blanche et puis mettre l’habit noir, et puis après on entrait à la chapelle aux sons des cloches, alors on disait nos vœux.
– C’est un peu comme un mariage ?
– Oui, oui comme un mariage, sauf qu’on changeait de costume […] C’était en 1949, on était 5 novices, […] on attendait, et puis bien en silence on est entrées triomphales avec nos belles robes blanches, disons ça marque […]
– Porter l’habit religieux, pour vous, qu’est-ce que ça signifiait ?
– Ben ça signifiait vraiment une consécration. Donc donner, donner, je ne faisais plus partie de… on pourrait presque dire de la société libre, parce que je voulais m’astreindre à vivre une vie conforme à la volonté de Dieu.
(Religieuse d’Ingenbohl, 96 ans, octobre 2016.)
À l’instar de l’uniforme militaire, l’habit religieux agit comme véritable corps-à-corps institutionnel, symbolique et matériel (Rigal 2011a). Le vêtement clérical se distingue de l’habit laïc dans sa forme et sa fonction. Subissant de multiples influences, hormis les habits d’apparat ou liés à un statut hiérarchique particulier, la soutane pour les hommes d’Église est formellement adoptée au XVIe siècle et ceci jusqu’aux années soixante. Elle est simple, longue, fermée. La couleur noire s’impose (Rigal 2011b). Sans ambition historique, il est néanmoins possible de retenir les principes génériques qui s’imposent progressivement aux vêtements cléricaux, et notamment aux religieuses. Transformé au cours du temps, l’habit des religieuses est à la conjonction des vœux de pauvreté, chasteté et obéissance qu’elles prononcent à leur engagement dans la congrégation. Il se veut non ajusté – le corps disparaît sous l’habit –, signe d’allégeance au collectif et, aujourd’hui, largement simplifié. Particulièrement visible, le voile est lui arboré pour être vu. À l’instar d’autres couvre-chefs imposés exclusivement aux femmes, il produit un rapport inégalitaire entre les sexes (Lambin 1999). Socialement, il rend la consécration manifeste. Intimement, il est symbole de chasteté ou d’union avec le Christ. Le voile comme signe visible de cette chaste union a été cité plusieurs fois dans les entretiens :
C’était quand même le signe d’une réservation, on est réservée, c’est comme pour dire aux gens : je ne suis plus libre.
(Religieuse, 67 ans, octobre 2016.)
C’est sous l’impulsion du concile Vatican II (1962-1965), moment d’ouverture de l’Église catholique au monde moderne et sécularisé, que les habits des religieuses se sont transformés vers plus de praticité et de simplicité [15]. Signe des temps, il convient alors également de se fondre davantage dans la société civile. Cette transformation a été progressive. Pour certaines congrégations, elle a revêtu des formes mixtes – habits religieux ou civils – selon les communautés, les membres de ces mêmes communautés, les apostolats ou encore les activités professionnelles ou de loisirs. D’autres ont abandonné l’habit religieux au profit d’habits laïcs. Le port d’une croix en collier est cependant un signe commun aux congrégations, il est prescrit et obligatoire [16].
Signe d’une communauté, signe des temps
Pour les religieuses qui le portent encore aujourd’hui, l’habit est toujours revendiqué comme signe de distinction et d’appartenance à une communauté :
Alors pour moi c’est vraiment le signe d’une appartenance à quelqu’un, mais en premier lieu pour moi c’est à Dieu, et puis en deuxième lieu ben à une congrégation, parce qu’on a bien toutes un… non il y a plusieurs congrégations qui ont des habits religieux mais disons qu’on pourrait confondre, mais on a quand même notre habit qui nous distingue, les sœurs d’Ingenbohl.
(Religieuse d’Ingenbohl, 67 ans, octobre 2016.)
Dès les premiers textes réglant la vie communautaire, les constitutions des congrégations font référence au port de l’habit religieux et à ses qualités morales intrinsèques de pauvreté et d’humilité. Pour les sœurs d’Ingenbohl, qui portent l’habit aujourd’hui encore, les premiers textes datant de 1897 listent sous forme d’inventaire les habits et pièces de linge que chaque religieuse possède. En 1925, le texte révisé précise les contours de l’usage de l’habit :
Article 82. « Les Sœurs porteront des vêtements simples et grossiers. Pour le nombre elles se contenteront de ce que la Congrégation a l’habitude de fournir à chacune d’entre elles. Tout ce qui est en soie, fin, précieux, superflu et inutile, alors même que cela coûterait peu ou rien, est défendu comme contraire à la pauvreté et à l’austérité de la vie religieuse. » Article 83. « Les vêtements doivent être portés et raccommodés aussi longtemps que les convenances le comportent ; et ce sera à chaque Sœur elle-même qu’incombera autant que possible le soin du raccommodage. » Article 84. « Tous les vêtements neufs devront être faits à la maison mère ou dans les maisons provinciales ; seule, la Révérende Mère Générale ou la Supérieure Provinciale pourra permettre une exception à cette règle [17]. Les Sœurs qui demanderont des vêtements voudront bien auparavant en faire constater la nécessité. »
(Constitutions d’Ingenbohl, 1925, articles 82 à 84.)
À partir de 1963, les textes se simplifient, jusqu’à leur dernière version en 1987 où il sera stipulé à l’article 25 : « L’habit religieux modeste et la croix de notre Institut sont signes de notre consécration. Ils peuvent être adaptés aux différentes cultures. Les particularités sont fixées par chapitre provincial [18]. » Les Ursulines vont, elles aussi, modifier leurs constitutions concernant l’habit religieux. Dans la version de 1985, la question de l’habit se réfère à l’article 2 sur la vie de service apostolique : « tout notre comportement doit témoigner de notre consécration à Jésus-Christ. L’habit religieux peut contribuer à valoriser ce témoignage. Pour un meilleur service apostolique, une sœur ou une communauté, d’entente avec la supérieure générale et son conseil, peut avoir la possibilité d’adopter l’habit civil dans l’esprit de Mère Anne [Anne de Xainctonge, fondatrice], cet habit sera modeste et de bon goût ». Dans la version du directoire de 1998 opérationnalisant les constitutions, on lit que « le discernement au sujet de l’habit religieux peut se faire au terme de la probation préalable (Cst. 104 : alinéa 5, édition de 1998, reproduite en 2013) », temps qui correspond à la familiarisation pour une candidate avec la vie religieuse apostolique. En d’autres termes, pour les Ursulines, chaque religieuse a le choix entre l’habit religieux ou séculier. Pour les religieuses de Saint-Paul, le texte de 2003, à l’article 23, relève que « nous donnons un témoignage de simplicité et de sobriété dans le style de notre vie personnel et communautaire. Depuis les origines, nous gardons l’habit séculier, modeste et simple, adapté aux circonstances de lieux et de travail ». Les principes de contrôle, d’autosuffisance intracommunautaire et d’économicité ont traversé le temps et se concrétisent encore aujourd’hui dans les métiers de couturière, brodeuse et tailleuse encore à l’ouvrage (photos 12 et 13 [19]).
Du port systématique ou régulier de l’habit communautaire à son absence, un invariant cependant traverse les trois congrégations : celui de devoir s’adapter aux contextes socioculturels dans lesquels les religieuses peuvent intervenir, et ceci quelle que soit l’époque considérée :
Il est défendu aux Sœurs de changer la forme et la couleur noire de leurs vêtements. Si quelque part, leur coiffure était considérée comme choquante, avec la permission de la Supérieure Générale, et, pendant un court espace de temps, avec celle de la Supérieure Provinciale, elles pourraient remplacer le voile par une autre coiffure convenable, de couleur noire, parce que la fin principale de l’Institut est beaucoup plus importante que le costume.
(Constitutions d’Ingenbohl, 1925, article 85.)
Ou plus récemment :
Certaines sœurs sont à l’aise avec l’habit religieux partout et d’autres nulle part. À cela s’ajoute la question de l’opportunité de le porter. Personnellement, quand je vais aux États-Unis, en Afrique ou en Inde, je ne le porte pas. Si je le porte, c’est par esprit de simplicité, de signe donné […] En Afrique, par exemple, nous avons beaucoup de discussions avec les jeunes sœurs africaines qui voudraient porter un habit religieux « européen », mais pour avoir un uniforme de parade que l’on met quand on veut et que l’on enlève quand cela ne nous convient pas. Nous essayons de leur montrer que c’est le signe de consécration qui est important, et que ce signe n’est pas de l’ordre de l’apparat ni du caprice extérieur mais qu’il doit refléter la consécration intérieure. Ainsi en Inde, les sœurs ont choisi de porter le sari orange des consacrés de toutes les religions, et en Afrique, au Congo et au Tchad, nous avons opté pour le pagne simple, reflet de la femme qui a fait son choix de vie et n’est plus à marier. La question de l’habit n’est pas figée une fois pour toutes. D’ailleurs les vêtements évoluent et chaque génération se pose la question du sens, de l’opportunité, de la forme. Il en va de même pour tout ce qui est signe. Un signe doit être signifiant et lisible.
(Une supérieure, 54 ans, courriel du 19 octobre 2016.)
Aujourd’hui, de moins en moins visible dans l’espace social du canton de Fribourg, par effet de nombre ou de simplification, le vêtement religieux, entre fait de costume et fait d’habillement, rend compte d’une identité collective en mutation. Individuellement, il devra faire aussi avec la vieillesse, la dépendance et ses effets qui en rendront son usage malaisé. L’abandon de tout ou partie de l’habit religieux peut aujourd’hui s’inscrire dans une démarche pratique visant à simplifier le travail des soignantes, du fait des difficultés potentielles des sœurs âgées à le revêtir elles-mêmes. Mais le fait de continuer à porter l’habit, pour les religieuses âgées et malades, peut être également compris comme un acte de résistance aux simplifications imposées ou suggérées par les impératifs du travail de soin.
Vieillesse, dépendance et retour du corps
Véritable technique sociale, le vêtement est performatif en ce sens qu’il définit les groupes, stabilise les identités et inscrit les appartenances sociales, de classe, de genre et d’âge. Si, jugé trop futile ou trivial dans la construction des catégories du grand âge, il a été ignoré par les chercheurs, Julia Twigg relève sa pertinence quand il s’agit de comprendre comment se construisent les interactions complexes entre les attentes socioculturelles, doublées d’injonction morale, et les réponses données par les femmes dont les corps vieillissent (Twigg 2007). Elles s’habillent « correctement », c’est-à-dire qu’elles évitent toutes taches, boutons manquants ou signes d’une défaillance qui agiraient comme un désordre social (Douglas 1971) ou une offense territoriale (Goffman 1973b) [20], comme tous signes d’apparence à connotation sexuelle, vulgaire ou décalée qui les renverraient dans la catégorie des vieilles « grotesques » (Schuster-Cordone 2009). Devant faire avec un corps qui change et sorties du monde du travail, elles adopteront diverses stratégies d’adaptation ou de distinction (Francis 2011). Pour les femmes âgées, plus que pour toutes autres, les normes liées à l’habillement sont contraignantes, tant elles sont difficiles à conjuguer avec une identité positive (Twigg 2007). C’est d’autant plus vrai en cas de dépendance liée à l’âge, le corps et le linge souillé faisant l’objet d’une double condamnation, matérielle et morale (Anchisi 2016).
L’enjeu communautaire d’un linge propre et sans taches
L’âge et ses effets ont été documentés par les sociologues de la vieillesse au point de largement contribuer à construire la catégorie de la « vieillesse dépendante » (Ennuyer 2003). Malgré les typologies de plus en plus fines et nuancées quant aux compétences adaptatives des vieilles personnes (Lalive d’Épinay et Spini 2008 ; Caradec et Vannienwenhove 2015), la grande vieillesse, celle des 80 ans et plus, reste vue comme un processus déficitaire. De ces diverses typologies, un aspect aura cependant été négligé par les chercheurs, celui des souillures liées aux manquements du corps, notamment celles liées à l’incontinence [21]. Le corps mal contrôlé nécessitant des soins d’un tiers familial ou professionnel, dont la matérialité négative est trop présente, sera passé sous silence (Anchisi 2016). Pourtant, à l’analyse de ces situations, il est possible d’affirmer que dans le cadre de l’aide à domicile d’un parent âgé, l’incontinence sera un facteur prédictif majeur de placement en maison de retraite, tant cette atteinte a des répercussions matérielles et symboliques pour les aidants (Anchisi 2008 ; Thomas 2005). « Certificat d’héritage [22] » (Dassié 2006 et 2009) ou « enveloppe corporelle détachable » (Berquière 2015), le vêtement et le linge une fois souillés relèveront, d’une part, de la rupture d’avec le collectif et, d’autre part, de l’animalité, des « presque morts » (Anchisi 2016). Tout l’enjeu sera alors de maintenir celui qui est atteint, notamment par des pratiques de soins du corps et de lavage, du côté de la famille ou, ici, de la communauté des résident.e.s. Comme l’indiquent les deux extraits de mon carnet de bord ci-dessous, loin d’être un détail, le linge souillé est un indicateur essentiel de ce qui se joue entre maisonnée et lignée (Weber 2005) ; son traitement se révélant nécessaire à la compréhension de l’identité collective (Anchisi 2016, 2009 et 2008) :
Je rencontre la religieuse qui s’occupe de la lingerie. Elle est aidée par une employée d’origine tamoule. La religieuse s’est formée aux techniques modernes de lavage et de désinfection (photo 14 à 16). Elle me décrit les problèmes auxquels elles sont confrontées, notamment les taches liées aux repas et surtout à l’incontinence. Il arrive que les sœurs doivent être changées plusieurs fois par jour. Les robes des plus anciennes sont tissées très serré et contiennent de la laine. C’est donc très difficile de les rendre propres et de les détacher. Le problème s’est aussi compliqué avec la venue de religieux hommes qui pour certains sont en civil. Les pantalons sont difficiles à nettoyer également, tout comme les gilets blancs et délicats portés par un des religieux. La religieuse en a parlé à la supérieure, elle souhaiterait que pour certaines, elles soient habillées en civil avec le voile, ce qui n’a pas eu d’écho jusqu’ici. Elle me dit en partant qu’il faut que je signale ce problème. Cette religieuse souligne que la lingerie est souvent oubliée alors qu’elle est essentielle. Elle me dira plus tard qu’elle se fait un point d’honneur à rendre les habits propres et sans taches.
(Extrait du journal de terrain, 26 février 2015, visite de la lingerie.)
Le soir en communauté, nous discutons par hasard de la lessive ; une sœur en visite à Sainte-Agnès (communauté où je loge) s’est étonnée que leur linge soit mélangé pour le laver ; les Ursulines présentes trouvent ce point de vue bizarre, cela ne leur viendrait pas à l’idée de faire chacune sa lessive. On discute dès lors de l’intimité que cela recouvre de devoir le mélanger (y compris les sous-vêtements) ; l’une d’elles dira : « alors on est vraiment sœurs ».
(Extrait du journal de terrain, 30 mars 2016.)
Laver le linge sale en commun scelle l’alliance (Kaufmann 1992). Le linge de l’ISRF (habits personnels et literie) est mélangé à celui de la communauté pour être lavé. Mais, là comme ailleurs, en cas de souillures, il sera séparé et instituera une rupture au sein de la famille (Anchisi 2016). Le linge, de sali à souillé, relève de la condamnation sociale et morale. Entre maintien de l’identité et arts de faire, des arrangements deviennent nécessaires.
Des aménagements constants
Comme le relève Véronique Dassié à propos du linge, pris sous son acception large (linge de maison, vêtements, tissus) :
Cette aptitude du linge à incarner le corps dans toutes ses facettes tient à la texture même des tissus. Souples et malléables, les vêtements ne tiennent que par le squelette de celui qui les porte. Ils en dessinent les contours physiques, sa corpulence, sa taille, mais aussi ses goûts, son style, autrement dit son visage social.
(Dassié 2009 : 137.)
Enjeux d’identité individuelle et collective, l’habit religieux et le voile ne sont pas a priori adaptés au grand âge (la robe s’enfile par la tête, sur un jupon et une camisole, l’été sur une longue chemise à manches courtes, sous-vêtements de coton lavable à 90° ; le voile se pose sur un bonnet). Ils entravent le corps devenu handicapé et rendent les soins difficiles. La présentation de soi (Goffman 1973a) devient malaisée. En fonction des usages des trois sites de l’ISRF et dans certains cas, notamment de démence, les soignantes négocient avec la supérieure des allègements, par exemple en simplifiant l’habit ou en ne mettant pas le voile (photo 17). Mais, tel que l’indique l’extrait d’entretien suivant, sur ces questions, l’autorité religieuse prime :
Alors il y a eu toute une période juste avant l’ISRF où le personnel soignant s’était mis à mettre toutes les sœurs en pantalon parce que c’était plus simple, pour aller aux toilettes et des choses comme ça, et puis alors là j’étais intervenue et j’avais dit : « Mais en fait vous n’avez pas affaire à des gymnastes ni à des je ne sais pas quoi, ce sont des sœurs, donc en fait ce n’est pas votre confort de travail mais ça va être le confort de la sœur. » Donc on avait fait une réflexion par rapport à ça et aujourd’hui je dirais qu’on regarde… mais après c’est surtout en fait la sœur quand elle était bien est-ce qu’elle aimait porter l’habit ou pas, et si c’est oui ben dans la mesure du possible on va le lui garder jusqu’au bout.
(Religieuse supérieure, entretien du 29 novembre 2016.)
Quand l’habit est porté par toutes, en cas de dépendance, il est modifié dans le but d’en assurer le port, d’autant ici que la religieuse concernée peut donner son avis :
Oui, oui, ça peut être plus facile pour les soins, surtout pour aller aux toilettes, mais autrement le costume j’aime bien le porter, mais il faut expliquer ça. Donc, c’est ouvert derrière, on a ouvert, alors en somme c’est comme une blouse […] parce que c’est plus facile de la lever, bon ça, c’est déjà quelque chose, et puis je ne peux plus m’habiller moi-même, je ne peux plus rien faire, je dois vraiment me laisser faire comme un poupon, à part laver la figure.
(Religieuse résidente, 77 ans, entretien du 27 octobre 2016, photo 18.)
La vieillesse et la dépendance modifient les corps et leurs usages. Si porter l’habit religieux en cas de dépendance reste une gageure, cela relève aussi, d’une part, d’une identité conservée malgré l’âge et les divers handicaps et, d’autre part, d’une ascèse dans laquelle la mode et le temps auraient moins de prise, comme l’indique l’extrait d’entretien ci-dessous.
Le jour où j’ai fêté mes 45 ans de profession, ben ce n’était pas plus tard que la semaine passée, je me souviens que le matin en me réveillant quand j’ai vu la robe suspendue là dans ma chambre, je me suis dit : « Dire que ça fait 45 ans que je suis toujours dans la même robe », enfin dans la même robe, dans le même costume, et puis c’est vrai 45 ans c’est quand même pas mal, et puis après je me suis dit : « Oh et puis c’est très bien, ça t’a évité pas mal de soucis, de vêtements à acheter, d’aller chez le coiffeur », enfin des choses comme ça quoi.
(Religieuse non résidente, 71 ans.)
Si l’habit distingue autant qu’il sépare, ici il libère. Les attentes sociales envers le corps des femmes âgées et des normes d’habillement (Twigg 2007) – plus particulièrement pour ce groupe de femmes – seraient ainsi déjouées et paradoxalement moins contraignantes, comme d’autres en font également le choix, l’âge venant (Francis 2011).
L’habit religieux : une contrainte d’un autre temps ?
L’analyse de l’ensemble des entretiens réalisés avec les soignantes de l’ISRF [23] indique que les trois sites de l’établissement revêtent des spécificités. Elles diront toutes que le rythme des journées est d’abord scandé par les offices et les règles communautaires et que c’est à elles de s’adapter. Mais, celles d’entre elles qui ont travaillé dans les trois lieux sont unanimes : ce qui fait la différence, c’est le port de l’habit religieux. Bien qu’à Sainte-Ursule, certaines religieuses le portent, c’est exclusivement le site d’Ingenbohl, où toutes les religieuses sont en habit, qui est concerné par cette distinction. L’habit de l’une renvoie à l’habit de toutes et à une représentation immédiate du religieux. Associé à d’autres symboles (signes religieux, rythme des offices, silence, etc.), dans ce cas, le vêtement « ajoute une “puissance” symbolique supplémentaire » (Durand 1964 : 15) et produit une « impression d’équipe » (Goffman 1973a : 81) dont les liens et les pratiques sont partagés entre religieuses sans que les soignantes y aient spontanément accès. Au moment de changer de site, une infirmière relate un échange qu’elle a avec une collègue à ce sujet :
« Ouh, tu verras là-bas, t’as des sœurs partout », et puis, moi j’ai ri et j’ai dit : « Mais on est dans un couvent, j’imagine qu’il y en a partout. » Et puis elle m’a dit : « Mais tu verras, elles sont partout là, dans les soins. »
(Une infirmière, février 2015, 21 ans de métier dans divers services.)Là-bas (site d’Ingenbohl), elles sont voilées, toutes ; ici (site de Sainte-Ursule), elles sont beaucoup plus libres, si elles ne vont pas à la messe, ce n’est pas grave, je veux dire, tandis que là-bas, il fallait vraiment aller à toutes…
(Une assistante en soins et en santé communautaire en formation, entretien de février 2015.)
Alors que les soignantes sont d’accord pour considérer que ces unités de soins diffèrent d’un établissement laïque, la nature même de la différence leur serait problématique. L’habit et les pratiques qui lui sont liées sont vus par elles comme des signes de contraintes, d’austérité et d’uniformité [24]. A contrario, être habillée en civil relèverait d’une liberté accordée ou acquise. Plus précisément, pour les soignantes, c’est le choix laissé aux religieuses de porter ou non l’habit religieux qui va symboliser une ouverture, ou une différentiation possible de l’une ou l’autre au sein d’une même communauté. Elles indiquent pourtant par ailleurs qu’à Ingenbohl, l’esprit de la congrégation est plus visible. Les religieuses intégreraient plus fréquemment que dans les autres sites les sœurs résidentes dans les activités communautaires. Porter l’habit religieux serait simultanément la marque d’un « trop religieux » et le signe d’un esprit communautaire plus tangible.
S’il est possible d’affirmer pour conclure que la sociologie de la vieillesse a contribué à catégoriser les vieilles personnes dans un processus le plus souvent déficitaire, notre étude d’un groupe de religieuses âgées oblige à repenser ces catégories. Inclassables dans la perspective des catégories sociales et socioprofessionnelles classiques (Anchisi et al. 2017), elles remettent également en question les catégories d’âge [25]. Paradoxalement, le port de l’habit religieux – a priori, signe d’ordre – peut aussi rendre compte d’une résistance aux injonctions faites aux femmes âgées de « “discipliner” leur image extérieure » (Bartky 1988, cité par Dalgalarrondo et Hauray 2015 : 24). Ce terrain particulier permet aussi d’éclairer d’un jour nouveau les rares études ayant posé la question du vieillissement des femmes dans sa dimension corporelle à travers la thématique des vêtements (Twigg 2007 ; Francis 2011) ; les pratiques de l’habit religieux se situant hors de la question consumériste. Témoin incorporé du temps qui passe, conserver cet habit permet de garder une prise sur le monde d’aujourd’hui, de conserver une visibilité dans l’espace social [26], d’autant plus qu’il est collectivement porté. Par ailleurs, si « le mort vêtu emporte avec lui le discours social, qu’il adresse non plus aux hommes, mais à celui qui les jugera à la fin des temps » (Treffort 2001 : 4), les religieuses portant l’habit qui les a consacrées au moment de leur décès offrent le théâtre d’une pérennité qui interroge notre rapport aux diverses temporalités (des modes successives ; de la durée du temps du travail [27] ; de leurs engagements communautaires [28] ; de leurs divers charismes et le recours aux figures fondatrices, remontant parfois à plusieurs siècles). Enfin, le détour par les pratiques liées au vêtement montre que, dans un EMS congréganiste, il est nécessaire d’opérer des arrangements entre préservation de l’identité communautaire et impératifs du soin. Si les pratiques liées à la prise en charge institutionnelle des vieilles personnes se revendiquent de la conservation de l’identité (Mallon 2004), le voile, l’habit ou encore la croix en seraient d’ultimes gages.