Prologue
Saodat est née en 1973 au Tadjikistan. Je l’ai rencontrée à Douchanbé, la capitale, par une connaissance commune qui nous avait invitées à déjeuner en mars 2012 [1]. Saodat appartient à une catégorie de femmes qui, me semble-t-il, exprime avec force une nostalgie à l’égard de la période soviétique. Je parle ici de femmes issues d’un milieu familial urbain ou rural ayant travaillé dans les secteurs caractéristiques de l’entreprise de modernisation soviétique (administration, éducation, santé, kolkhozes, etc.) mais qui, du fait de la chute du régime, se sont vues déclassées ou dont les espoirs d’ascension sociale ont été sérieusement freinés. Elles n’exercent pas forcément une profession au moment de l’entretien, et la nostalgie à l’égard de la période soviétique est apparue de façon plus prononcée chez celles dont la carrière aurait pu ou dû profiter du système communiste du fait de leur position sociale et que l’indépendance semble avoir interrompue [2].
On parle du beau temps parce qu’on reste à la maison toute la journée. Moi, je ne travaille pas, mon mari est à Moscou [en migration], mais je trouve que ce serait bien si je travaillais [aussi], même un peu, pour payer par exemple l’électricité, ou la télévision, ce serait déjà bien. Mais je crois qu’il aurait honte que sa femme travaille […] Du temps de l’Union soviétique, je trouve que c’était mieux. Je veux dire, des gens pensent que c’était moins bien que maintenant, d’autres que c’était mieux. Je pense, mais c’est juste moi, que c’était mieux avant, parce qu’on avait un confort, on avait le chauffage, l’électricité, l’école, l’hôpital, tout ça c’était gratuit. Et là, pour mon [fils] aîné, je veux qu’il aille au lycée turc [3] et c’est 1 500 US$ par an, parce que dans les autres écoles, on va payer quand même mais les professeurs n’enseignent rien parce qu’ils ont des mauvais salaires. Alors que le lycée turc, au moins, ils travaillent bien, et après peut-être qu’il pourra trouver du travail. […] Il y a des femmes qui travaillent, mais nous on ne travaille pas. Il y a la moitié des femmes sûrement qui ne travaille pas, alors c’est pour ça que ça ne sert à rien d’étudier maintenant. Les jeunes filles ne vont plus à l’université parce que à quoi ça sert d’avoir un diplôme si après tu le jettes par-dessus l’épaule ? Moi par exemple, j’ai arrêté juste après l’école. Après je suis restée un an à la maison et ensuite j’ai été mariée. […] Disons que nous avons grandi à cette époque [soviétique]. Maintenant, comme je vous disais, en ce moment c’est un peu plus dur, peut-être que dans le futur, ce sera un peu mieux. Avant, c’était plus simple, ou j’étais plus jeune ? L’école – c’est un fait –, les livres, les hôpitaux, les médicaments, étaient gratuits, enfin on achetait déjà dans les pharmacies mais bon… (Silence) Simplement à cette époque on lisait plus de livres, aujourd’hui on lit moins, j’ai acheté des livres à mes enfants, en russe aussi, mais maintenant il y a l’ordinateur, les DVD, les dessins-animés. On regardait moins la télévision, à l’école on avait d’autres jeux, on ne regardait pas la télé. Et maintenant les enfants regardent en permanence les dessins-animés. En même temps, c’est pratique, on achète un DVD et on le met, et ils regardent.
Saodat évoque, pêle-mêle, le regret des avantages de l’époque soviétique concernant le travail salarié, les rapports entre les hommes et les femmes, les services publics et l’éducation des enfants, qui s’entrecroisent avec l’évocation de souvenirs d’enfance et l’espoir d’un futur qu’elle souhaiterait meilleur. L’évocation des pis-aller de l’époque actuelle (télévision, DVD, etc.) s’entremêle avec ses souvenirs de jeunesse et exprime un point de vue sur le rôle de l’État et des services publics (le confort de l’électricité par exemple). L’émotion s’immisce dans l’analyse, celle-ci m’étant clairement destinée comme interlocutrice et étrangère à l’expérience soviétique au Tadjikistan. Cette analyse apparaissait presque comme une manière de s’excuser de la situation difficile dont j’étais témoin dans le pays, en proposant un découpage temporel qui oppose l’époque soviétique et celle de la démocratie (en russe, demokratiâ). Restait à comprendre le contexte idéologique, socioéconomique et politique dans lequel s’inscrivaient les réflexions de Saodat.
Introduction
Si la nostalgie comme objet anthropologique connaît un regain d’intérêt ces dernières années, et notamment la nostalgie postcommuniste (Todorova et Gille 2012), la multiplicité des adjectifs qui lui sont apposés révèle la complexité de ce phénomène qui se laisse difficilement saisir (Angé et Berliner 2015 : 3). De plus, peu d’études se sont intéressées à la forme et à la signification de la nostalgie telle qu’elle a émergé en Asie centrale postsoviétique. On peut pourtant s’interroger sur les modalités de son expression et de sa visibilité dans un pays qui a connu l’expérience communiste, mais qui se distingue culturellement et historiquement des pays d’Europe centrale et orientale ou de la Russie, par le caractère très récent d’un État moderne. Si la nostalgie est une forme de contestation du présent (Bissel 2005), alors la nostalgie postsoviétique en Asie centrale pourrait avoir quelque chose à nous dire au sujet des constructions nationalistes à l’œuvre depuis l’effondrement de l’URSS.
Dans le même temps, une littérature prolifique en sciences sociales a émergé au sujet d’un phénomène commun aux cinq républiques de l’Asie centrale ex-soviétique, à savoir l’élaboration d’idéologies nationales venant légitimer l’existence des États nouvellement indépendants (Abashin 2014 ; Direnberger 2014). Aussi peut-on lire un grand nombre d’analyses sur les modes de production d’une « mythologie » nationale que les gouvernements incrustent littéralement dans les paysages urbains des capitales en particulier (Nourzhanov 2001 ; Pincent 2008 ; Fauve et Gintrac 2009). Douchanbé, capitale du Tadjikistan, n’échappe pas au processus et il est difficile de ne pas remarquer l’imagerie nostalgique d’une architecture qui met en scène la grandeur impériale du passé tadjik. Les études menées sur la manifestation du pouvoir présidentiel dans l’urbanisme donnent toutefois peu d’indications quant à la manière dont les gens s’approprient ou non l’idéologie nationale, en discours et en pratiques.
Je propose dans cet article d’analyser ces deux types de discours nostalgiques, l’un à visée politique, l’autre plus intimiste, pour éclairer le lien politique entre l’État et les femmes, comme Saodat, qui peinent à se remettre de l’effondrement soviétique. Bien que cette dernière ne reflète pas l’ensemble des positions dans le pays, je voudrais ici me concentrer sur la manière dont la catégorie de femmes à laquelle elle appartient, et qui vit la fin de l’URSS comme l’interruption d’une ascension sociale désirée, évoque l’époque soviétique, pour saisir leur degré d’adhésion au projet national contemporain.
Cette réflexion est transversale aux deux pans de la littérature anthropologique que je viens d’évoquer, puisque je souhaite mettre en parallèle la rhétorique nostalgique mobilisée par les discours étatiques avec la nostalgie qui émerge des discours plus intimistes. Michael Herzfeld indique que la nostalgie est un discours de restauration lorsqu’elle émane de l’État, tandis qu’elle se rapproche de la dénonciation de la corruption morale lorsqu’elle émane des citoyens qui ne se reconnaissent pas en lui (Herzfeld 2005 : 147). La nostalgie constitue selon lui un élément structurant des rapports entre gouvernants et gouvernés [4]. Partant de ce constat, la nostalgie d’État et la nostalgie postsoviétique seront considérées respectivement comme une rhétorique instrumentale ou « technique de gouvernement » (Paskaleva 2015) et comme un discours qui la commente. Pour le dire autrement, ces deux discours seront analysés comme une proposition sociopolitique (autoritaire, dans le cas qui nous intéresse) pour le premier type, et comme la réaction discursive et pratique qu’elle suscite chez les femmes rencontrées. À ce titre, les commentaires des femmes peuvent servir d’indicateurs de leur approbation de l’action étatique.
Cet article comporte un double objectif. D’une part, j’entends montrer qu’au Tadjikistan, la nostalgie comme pratique sociale peut avoir un genre, et que sous ce rapport elle se situe d’emblée dans un terrain politique de négociation, de contestation ou d’adhésion. D’autre part, je voudrais souligner la spécificité et la complexité des discours et pratiques des femmes tadjikes en réponse au contrat social proposé par le pouvoir actuel. C’est dans les « lignes mouvantes du pouvoir » (Bissel 2005 : 239) situées au croisement entre ces deux questions que se situe mon propos, qui abordera au prisme de la nostalgie les relations entre gouvernants et gouvernés et les constructions de genre.
Nostalgie d’État et légitimation politique
Reconstruire l’histoire, réinventer la ville : nationalisme pan-iranien et anti-ouzbek
Douchanbé est, comme les capitales des autres républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, une ville marquée par le projet présidentiel de valorisation nationale. Il s’agit de modeler un paysage urbain à l’image du pouvoir autocratique en quête de légitimation historique et territoriale, puisque le Tadjikistan n’a jamais existé dans ses frontières actuelles avant la création de l’Union soviétique. Loin d’être une particularité tadjike, la saturation de l’espace urbain par une architecture imposante à coloration néo-nationale est caractéristique, dans la région, de l’ambition étatique et autoritaire de monopoliser l’interprétation du passé [5]. Dans ces « villes de pouvoir » (Fauve et Gintrac 2009), le plan urbain est décidé par le Président qui met en scène la légitimité de son pouvoir au sein d’un « décor unificateur » (Pincent 2008 : § 35) constitué par l’héritage prestigieux dont il est porteur et garant.
Dans le cas du Tadjikistan, la mythification des périodes achéménide et samanide, indépendamment de leurs modalités historiques concrètes, crée de toute pièce une nostalgie qui structure la dimension « subjective » de l’État tadjik. À partir des années 2000, le pouvoir pousse plus loin la recherche d’ancestralité en voulant également prouver les liens « historiques » entre les Samanides musulmans et leurs prédécesseurs du IIIe millénaire, les Aryens zoroastriens [6] (Laruelle 2006 : 373). Ces références historiques constituent dès lors « un fondement subjectif à l’État, de nature historiographique et politique, davantage qu’historique et scientifique [7] » (Heathershaw et Herzig 2011 : 6). La dimension subjective du pouvoir affirme le continuum temporel entre un présent et un passé étroitement sélectionné et essentialisé [8], légitimant ainsi l’ancrage territorial de l’État.
Depuis l’indépendance du pays en 1991, une architecture persanisante et grandiose organise ainsi le centre-ville : le Palais des Nations (palais présidentiel) et la bibliothèque nationale affichent des colonnes de type (faux-)dorique, des dômes et des fresques typiques du néoclassicisme soviétique mais marqué par des motifs pan-iraniens (coupoles bleues et dorées, calligraphie persane, etc.). Le complexe « Navruzgoh » situé près de la rivière reproduit les ruines de Persépolis, capitale de l’empire achéménide, dont les empereurs Darius et Cyrus le Grand sont représentés dans les fresques du Jardin botanique (Hughes 2017). La statue dorée de douze mètres de haut d’Ismoil Somoni [9], fondateur de la dynastie samanide, a été installée au cœur de la ville. À sa base se déploie une carte gravée dans la pierre du territoire de l’empire perdu, emblématique du sentiment de perte que cette mise en scène doit susciter. Et non loin de là, dans l’allée qui mène au musée national récemment construit, les bustes des grands noms de la culture persane (Rudaki [10], Avicenne [11], Khayyâm [12], etc.) rappellent encore les origines prestigieuses de la nation tadjike. L’imagerie nostalgique opère aussi dans les manuels d’histoire, par la mise en place d’une monnaie nationale appelée « somon » et par les travaux d’archéologie et d’histoire de l’Académie des Sciences qui publient tout particulièrement sur les périodes glorieuses de l’histoire tadjike (Laruelle 2006).
Cette « nostalgie de reconstitution (restorative) ne se pense pas comme telle mais plutôt comme véridique et traditionnelle » (Boym 2007 : 13). Elle fonctionne au Tadjikistan comme un instrument parmi d’autres de légitimation du pouvoir sur son territoire visant à assoir l’existence d’un État jeune. La rénovation architecturale est ainsi une manifestation du pouvoir lui-même et s’inscrit dans un processus plus général de réinvention des traditions (Hobsbawm 1983). Elle agit comme un langage par lequel le Président, Emomalī Rahmon, se confond avec l’État et se positionne stratégiquement face à ses interlocuteurs, les habitants du pays, pour construire leur adhésion et leur unité. À ce titre, le remodelage urbain constitue l’une des facettes du « dispositif discursif nostalgique » à visée instrumentale (Angé 2012 : 166). Il vise à établir une « autorité morale plutôt que d’énoncer un regret pour une éthique passée » (Id. : 164) et puise dans les ressources d’un passé regardé comme supérieur pour s’affirmer. Au Tadjikistan, il formule une interprétation valorisante de l’identité tadjike censée cimenter l’adhésion de sa population.
Ce dispositif s’adresse également à l’étranger car il est censé prouver l’antériorité et la supériorité de la république persanophone par rapport à ses voisines turcophones. Cette entreprise est une manière de se distinguer de l’Ouzbékistan en particulier, pays limitrophe avec qui les relations sont habituellement tendues et qui a hérité des centres culturels revendiqués par le Tadjikistan que sont les villes de Boukhara et Samarcande. Le pouvoir tadjik tend ainsi à définir l’identité nationale sur des critères ethniques et linguistiques, plus que civiques (Hughes 2017). Dans le contexte actuel, cela tend à faire oublier que le pays est aussi habité par des turcophones, ouzbeks et kirghizes, et par des Pamiri, locuteurs de langues est-iraniennes.
Purger la mémoire collective : oublier les Soviétiques, encadrer l’Islam
L’installation de la statue d’Ismoil Somoni évoquée plus haut est d’ailleurs symptomatique de la volonté étatique de créer de nouveaux lieux de mémoire et d’oblitérer dans le même temps d’autres références que celle de l’histoire pan-iranienne dans l’espace public. Celle-ci a remplacé la statue de Lénine au cœur de la ville : c’est l’héritage soviétique que l’on veut faire disparaître. La statue affiche en outre des symboles liés à la monarchie et la grandeur (couronne étoilée, lions, etc.) mais évite toute référence à la religion de ce roi qui a pourtant embrassé l’islam. La religion n’apparaît d’ailleurs quasiment nulle part dans la rénovation urbaine de la capitale. Pourtant, le sunnisme d’obédience hanafite est la religion déclarée de plus de 90% des habitants, les 10% restants étant composés principalement de chiites ismaéliens (les habitants des montagnes du Pamir).
La promotion de cette histoire reconstituée va ainsi de pair avec l’évitement ou la suppression de références qui font partie de la mémoire et de l’identité collectives mais dont le pouvoir veut se distancer. Tout d’abord, la valorisation des motifs persanisants s’associe à une architecture censée illustrer la sortie du soviétisme et l’entrée du pays dans le monde globalisé. De hautes tours d’immeubles de résidence et de bureau sont érigées à la place des immeubles soviétiques de quelques étages. Le nouveau plan urbain de Douchanbé qui vise à rénover le centre-ville (ce qui ne va pas sans susciter des protestations de la part des habitants) implique la destruction de bâtiments emblématiques de l’époque soviétique, tels que la Poste centrale (détruite en 2012), les théâtres Maïakovski et Loxuti, le musée des instruments de musique Gurumindj Zavkibedikov, la maison de thé (tchojxona) « Roxat », ainsi que les anciens bâtiments présidentiels et parlementaires. L’argument principal qui justifie leur démolition réside dans leur « non-conformité avec la culture nationale [13] ». Ils devraient être remplacés par des bâtiments de commerce et de bureau [14], dont l’architecture en métal et en verre contraste avec le béton que les Soviétiques tenaient en prédilection. En lieu et place de la mémoire collective de l’époque soviétique, la seule que Douchanbé pourrait revendiquer n’ayant pas de bâtiments antérieurs à cette époque [15], ce sont les attributs de l’histoire reconstituée que le pouvoir impose par la rénovation urbaine.
Il ne s’agit pas seulement de modeler un décor urbain, mais également des comportements sociaux et familiaux. Il me semble qu’ici se joue l’une des difficultés que rencontre le pouvoir, à savoir le rapport à l’islam. Cette religion est majoritaire dans le pays et l’époque soviétique a contribué, paradoxalement, à en faire un élément de la catégorie ethno-nationale, même si elle l’a parfois dépouillée de sa dimension rituelle (McBrien et Pelkmans 2008 : 90). Si être tadjik signifie être musulman dans l’esprit de la majorité de la population et indépendamment des pratiques religieuses, on peut se demander comment le président actuel, héritier du système communiste et qui a combattu la coalition islamo-démocrate menée par le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan (PRIT) pendant la guerre civile (1992-1997) qui suivit l’Indépendance, parvient à intégrer et encadrer la dimension religieuse au sein de la construction nationale.
Le discours du président a évolué sur ce point mais on peut noter un double processus : d’une part, il s’agit de dépolitiser le contenu de la religion et de discréditer ainsi les ambitions politiques du principal parti d’opposition et ancien adversaire de la guerre civile, le PRIT ; d’autre part, il s’agit de nationaliser les symboles de l’islam pour en faire un lieu de différenciation des Tadjiks d’autres nations musulmanes.
La stratégie de dépolitisation de l’islam passe à nouveau par le recours aux procédés du discours nostalgique. Par exemple, c’est au nom de la tradition aryenne dont le Tadjikistan serait héritier que le président a modifié la journée de la femme du 8 mars, héritée des Soviétiques, en journée de la femme-mère (zan-modar) (Direnberger 2014 : 277-278). L’invention de traditions, entendue ici comme discours visant à légitimer et imposer des pratiques culturelles (les « traditions ») par la seule légitimité qu’elles auraient existé dans le passé, est aussi un élément important du « dispositif discursif nostalgique » national (Angé 2012 : 164). Parmi les thématiques particulièrement prégnantes de ce discours qui invoque l’authenticité de la nation tadjike, on trouve le rôle des hommes et femmes dans la communauté nationale. Il est l’objet d’une moralisation fondée sur la complémentarité de l’homme fort, courageux et honnête et de la femme-mère éternelle, chaste et pure. Le pouvoir tadjik s’appuie sur la valorisation des mères héroïsées [16] pour promouvoir des relations de genre dites traditionnelles, à l’image de celles qui unissent symboliquement un président fort et protecteur à l’allégorie de la Mère-Nation (cf. Figure 3).
La spécificité du Tadjikistan, par rapport à d’autres républiques ex-soviétiques où le repli des femmes sur la sphère domestique a pu être constaté [17], est de faire des relations de genre un élément de l’identité nationale tadjike, caractérisée par la complémentarité des sexes et, surtout, par leur opposition aux mœurs étrangères, et russes en particulier (Direnberger 2014 : 347). Aussi le discours du Président insiste-t-il sur la nécessité de restaurer des relations sociales authentiquement tadjikes, qui visent à protéger la réputation des hommes et la respectabilité des femmes. Or, sur ce terrain, le Président est en concurrence avec le Parti de la Renaissance islamique (PRIT), qui valorise des relations de genre à peu près semblables (Direnberger 2014 : 326 et sq.). La concurrence du PRIT dans la sphère politique a finalement été radicalement écartée par son bannissement en décembre 2015 et l’exil consécutif de son chef M. Kabiri.
La coloration nationale formulée dans les relations de genre est un procédé visible également dans la rhétorique sur l’islam. Le président Rahmon s’affiche par exemple fréquemment dans des contextes religieux, en déclarant par exemple l’année 2009 « Année de l’Imam Azam », fondateur de l’école musulmane hanafite (Heathershaw et Roche 2011). Dans le même temps, il élabore un discours contre un islam qualifié d’étranger (Thibault 2016). Il entretient les peurs quant à l’ingérence des Talibans dans les affaires tadjikes, il condamne l’extrémisme religieux, désigné de façon générique sous le terme de wahhabi, et oblige, sous peine de sanctions, les étudiants tadjiks des universités islamiques de par le monde à revenir au Tadjikistan. Il interdit aux mineurs de fréquenter les mosquées (Wakefield 2012). Il interdit également le port du voile islamique (sater) et de la barbe à l’université. Il oppose le hijab noir qualifié d’étranger aux fichus (rūjmol) bariolés de la « culture nationale » et va jusqu’à l’associer à la prostitution [18] lors d’un discours prononcé le 8 mars 2015 à l’occasion du jour de la femme-mère (Rahmon 2015 ; Trilling 2015). De la sorte, Rahmon cherche à faire de l’espace public le lieu de manifestation du nationalisme présidentiel par le contrôle des modes de l’expression religieuse et par la réassignation des femmes à l’espace domestique au nom d’une identité nationale fortement marquée par les hiérarchies de genre (Cleuziou et Direnberger 2016).
Remodeler la ville, « traditionnaliser » la société, nationaliser l’islam constituent les facettes d’une ingénierie politique qui a recourt à différents modes d’expression nostalgiques, qui construisent ce que Michael Herzfeld a qualifié de nostalgie « structurelle » – caractéristique des États-Nations qui se définissent toujours par rapport à des temps anciens pour légitimer leur droit à l’existence (2005 : 22). Au Tadjikistan, il s’agit d’évacuer l’héritage soviétique et de contrôler les manifestations de l’islam dans l’espace public, pour focaliser l’attention sur des questions de morale individuelle et collective (qu’est-ce que doit être une femme, et surtout, une bonne mère ? Comment doit se comporter un homme, un chef de famille, un bon musulman ?), plutôt que sur des enjeux de construction politique (pluralité démocratique par exemple) ou économique (l’émigration massive des hommes en Russie, le chômage). Toutes ces questions sont celles soulevées par Saodat dans le prologue, dont les propos sont marqués par une réalité socioéconomique absente du discours national : comment répondre aux injonctions morales du président, constamment répétées dans l’espace politico-médiatique, dans un tel contexte socioéconomique ? Si Saodat semble considérer que la valorisation du peuple tadjik est importante pour l’estime de soi, qu’elle redonne de la fierté à un peuple plutôt pauvre et isolé depuis la fin de l’URSS, elle souligne malgré tout que ce n’est pas d’une grandeur impériale perdue dont elle est nostalgique, mais bien de pratiques sociales associées au passé soviétique. Herzfeld (2005) déjà le soulignait, c’est aussi sur le terrain de la nostalgie que se formulent les contestations de l’État [19].
La nostalgie postsoviétique : des discours subversifs ?
Olivia Angé distingue le dispositif discursif nostalgique, une rhétorique instrumentale mais dénuée d’affects, des « dispositions nostalgiques », c’est-à-dire des sentiments vécus et personnalisés de la nostalgie (Angé 2012 : 164-167). Dans cette seconde partie, je souhaiterais analyser le lien entre ces deux facettes de la nostalgie dans le contexte de la construction nationaliste au Tadjikistan. Quels sont les effets de la rencontre entre la nostalgie formulée par le pouvoir politique et celle qui émane des individus ?
Les Aryens et les Samanides sont des références historiques qui ne font pas partie de la mémoire collective. Ces références font partie de la rhétorique étatique et instrumentale. Mais comment mesurer l’adhésion aux efforts étatiques de réactualiser ce passé mythique et, partant, au projet national ? Je crois ici que les contenus des discours nostalgiques des femmes comme Saodat sont des indicateurs intéressants de la façon dont elles reçoivent et adhèrent au projet étatique. À ce titre, les « dispositions nostalgiques » peuvent être envisagées comme des discours critiques sur le pouvoir, et constituent un prisme pertinent d’analyse des relations entre le projet des gouvernants et les propositions des gouvernées.
La nostalgie, ou le regret d’une modernité révolue
Les regrets de Saodat sont d’abord à caractère socioéconomique – de la gratuité de l’électricité à la qualité des services publics. Quiconque a voyagé dans l’espace postsoviétique trouvera la thématique convenue, presque usée, mais elle est toujours aussi présente dans les discours individuels. Saodat fait ainsi appel à certains lieux communs qui traversent tout cet espace et qui mettent en avant la « valeur de l’argent », au sens où il semblait moins volatile qu’aujourd’hui (les gens parlent encore souvent en roubles), l’abondance des produits de première nécessité, le plein emploi et la sécurité économique.
Ce propos est étayé, par contrepoint, par un discours sur les migrations masculines vers la Russie, rendues nécessaires pour assurer le bien-être des familles au Tadjikistan. L’instabilité familiale engendrée par le départ d’hommes de tous âges [20], qui entraîne aussi l’augmentation des séparations matrimoniales notamment, semble prolonger celle de la guerre civile, et renforce les écarts des trajectoires individuelles entre des hommes, destinés à partir, et leurs épouses qui semblent assignées à « rester » (Reeves 2011 : 557).
La montée de l’individualisme est également une thématique récurrente, soulignée par Sacha, une dame russe de 64 ans qui vit dans une campagne tadjike depuis plus de quarante ans :
Maintenant les gens ne pensent qu’à eux, chacun ne pense qu’à soi, il faut penser ensemble, construire des choses pour la communauté, une usine, ou quelque chose comme ça… […] Je me souviendrai toujours de ce qu’on m’a dit à l’école : si tu prends un balai [21] seul, tu peux le casser : si tu en prends vingt, ensemble, ils deviennent incassables. C’était ça l’Union soviétique.
(Vallée du Qarotegin, 2013).
Critiques en creux des conditions présentes, ces propos traduisent le sentiment de la perte de sécurité et de bien-être, et de leur irréversibilité propre à la temporalité nostalgique (Jankélévitch 2001). Ils reprennent même de façon étonnante les éléments-clés de la propagande soviétique (travail, égalité, solidarité). Sacha par exemple propose une définition civique de l’identité qui contraste avec la définition ethno-nationale qu’en donne l’État. Ce qui compte pour elle, c’est le fait de vivre ensemble et de participer collectivement à la construction du pays, indépendamment de la reconnaissance du passé samanide ou de l’adhésion au projet étatique. Elle met davantage l’accent sur les relations entre les individus que sur les questions identitaires. Tandis que le gouvernement s’attelle en permanence à répondre à la question « qui sont les Tadjiks ? », les préoccupations courantes renvoient davantage au devenir des relations dans un monde qui les bouleverse.
La réification des processus historiques qu’opère la nostalgie permet d’opposer schématiquement deux lieux ou deux époques. Ici, la nostalgie de l’époque soviétique établit clairement une hiérarchie entre un « avant » moderne, moralement supérieur – d’ailleurs avant « on lisait des livres » – et un présent appauvri et individualiste, où la démocratie est synonyme d’incertitude et de contraintes.
Les jeunes ne comprenaient pas à l’époque ce que cela voulait dire [le fait] que l’URSS disparaisse. Mais on a fini par comprendre ce que cela voulait dire. On a fini par comprendre que le futur n’était pas certain. […] Je dis [à mes enfants] que les gens étaient libres alors, que les magasins étaient pleins et que ce n’était pas cher. Tu pouvais te déplacer où tu voulais. On ne te demandait rien. Maintenant tu vas à Moscou, si tu n’as pas ce qu’il faut, on te déporte. […] Je voudrais qu’ils soient éduqués, ce qui compte maintenant, c’est l’éducation. C’est ce qui fait la différence. Il y a un futur avec l’éducation. Les non-éduqués restent à la maison et attendent que leur mari leur rapporte à manger. Je dis tout le temps à mes enfants d’aller travailler, pour que le futur soit bon, pour qu’ils n’aient pas à demander.
(Aziza, vallée du Qarotegin, 2013).
Aziza était la fille du chef de la municipalité d’une petite ville de montagne, un haut poste. Comme Sacha et Saodat, elle est allée à l’école et elle a grandi dans un milieu fortement marqué par la culture soviétique, qui est revendiqué comme facteur de distinction sociale vis-à-vis de celles qui « attendent » que leur époux les nourrisse. Saodat par exemple évoquait régulièrement les relations avec ses voisines : si avec ses voisines de pallier, « les portes n’étaient jamais fermées », les rumeurs et potins que font circuler les femmes du voisinage seraient révélateurs de leur absence d’éducation, de leur origine rurale, de leur inactivité et de leur paresse. « Avant, on ne parlait pas sur les autres comme ça, on avait autre chose à faire », conclut Saodat.
Leurs discours sont emprunts de termes, encore employés en russe par les Tadjiks, qui traduisent cette influence. Ceux de civilizovannyj, « civilisé », et de kul’turnyj, « cultivé », par exemple. Selon Sophie Roche, « être cultivé » désigne finalement quelqu’un qui a eu accès à une formation et une éducation, et « être civilisé » signifie consommer la « culture russe » (Roche 2016 : 208). Désigner quelqu’un par ces adjectifs établit ainsi une référence directe aux normes sociales de la modernité soviétique : « développer » les populations, les éduquer, leur donner une culture (savant équilibre entre folklore local et culture communiste) constituent sans ambiguïté des éléments de la rhétorique soviétique (Martin 2001). Par opposition, les ruraux, eux, ne sont pas kul’turnye. Dans la langue courante, le terme « moderne » est souvent employé en russe (sovremennyj) pour désigner des attitudes, des modes de vie, des manières de s’habiller ou de concevoir les relations familiales et des rapports de genre sous influence russe, aujourd’hui encore véhiculée par les migrations vers la Russie. Par l’usage de ces termes et des références qu’ils sous-tendent, mes interlocutrices reprennent des modes de distinctions sociales soviétiques – même si cela ne va pas sans contradiction puisque Saodat est contrainte par son mari à l’inactivité salariale qu’elle reproche à ses voisines. Le discours nostalgique agit ici comme support de distinctions sociales dans le présent. Il n’est donc pas surprenant de voir qu’il est le fruit d’individus, ici des femmes, issues de milieux sociaux qui ont profité ou auraient pu bénéficier d’une reconnaissance statutaire et salariale avant 1991.
Ces discours proposent une définition de la modernité comme un moment du passé, antagoniste avec le moment présent : l’expérience de l’indépendance et de la démocratie, en ce sens, n’est pas moderne. La nostalgie ici ressemble fortement à ce que William C. Bissel a qualifié de « nostalgie coloniale » dans ses recherches menées à Zanzibar, une ancienne colonie britannique. « De façon générale, le colonialisme a été déployé comme une figure qui évoque l’abondance économique, la règle de la loi, un État bien géré, et une ville bien entretenue [22] » (Bissel 2005 : 239). Au Tadjikistan, la nostalgie postsoviétique valorise aussi la modernité passée d’une période coloniale.
Les discours soulignent également la forte intrication des valeurs sociales et morales et le caractère « ordonné » de l’organisation politique soviétique est relevé par beaucoup, de même que sa dimension égalitariste. « On était tous frères », « on allait tous à l’école », sont des propos récurrents. Cela contraste finalement avec le discours officiel qui propose de regarder la société tadjike au prisme de l’identité ethnique et de relations de genre particulièrement normées et hiérarchisées. En outre, l’éducation, la langue russe, l’économie du plein emploi caractérisent dans la bouche de mes interlocutrices des modes relationnels égalitaires. À l’inverse des énoncés nostalgiques véhiculés par l’État qui promeuvent une hiérarchie « verticale » dans leur forme et dans leur contenu, la nostalgie postsoviétique raconte une société passée fondée sur la réciprocité. Elle s’oppose, de façon plus ou moins consciente, aux récits de la nostalgie d’État qui mettent en avant les rapports de domination et les hiérarchies dominées par les élites masculines.
Une nostalgie proprement féminine ?
Les propos d’Aziza ajoutent un élément à l’analyse : la dernière phrase de l’extrait souligne le glissement du sens « des non-éduqués » (le terme au pluriel en russe ne distingue pas le genre) qui se réfèrent en réalité aux femmes. Saodat l’affirme également : le recul de l’accès à l’éducation concerne particulièrement les femmes [23], qui peuvent « jeter leur diplôme par-dessus l’épaule ». Aziza caractérise ces femmes par l’attente, la passivité, l’ignorance et elle veut s’en démarquer, Saodat s’inclut elle-même parmi ces femmes qui « attendent » – malgré elles. Aziza mise tout sur l’éducation, mais selon Saodat cette option est inutile aujourd’hui car les femmes ne peuvent pas trouver de travail décent, ou alors leurs époux ne les laissent pas travailler. Selon Aziza, seule l’éducation confèrera à nouveau liberté de mouvement et autonomie (par opposition à l’ « immobilité » des femmes de migrants à laquelle elle fait référence). Mais si Aziza et Saodat ont des stratégies différentes, leur analyse de la situation est semblable : en soulignant de façon récurrente la liberté sociale autrefois autorisée dans l’espace public, elles pointent du doigt les restrictions actuelles qui touchent particulièrement les femmes. Saodat commente :
Avant tout était en ordre, rien n’était chaotique. En journée, il n’y avait quasiment personne dans les rues, tout le monde était au travail. On s’y promenait en sortant de l’école : on sortait après le déjeuner et on n’avait pas de remarques [d’hommes] comme ça… [Aujourd’hui] Je ne laisserai jamais ma fille sortir dans la rue toute seule. J’ai dit à mon fils et à ses copains : « pourquoi vous appelez les filles comme ça ? Pourquoi vous leur parlez comme ça ? ». Ils me répondent que c’est pour plaisanter. Mais nous on ne faisait pas de commentaires comme ça, on se promenait, il y avait les filles et les garçons ensemble, mais on n’était pas comme ça.
(Douchanbé, 2012).
De même, « avant », raconte Matluba, elle pouvait jouer dans la rue sans qu’elle soit regardée comme une fille « légère » ; Shahnigul pouvait aller dormir chez son amie sans passer pour une profiteuse aux yeux des voisines ; Mohira pouvait jouer avec les garçons du village sans être l’objet d’humiliations verbales. « À l’inverse, ajoute cette dernière, aujourd’hui, si les filles jouent avec les garçons, on va les considérer comme pas sérieuses et ensuite personne ne va les demander en mariage ». La nécessité du resserrement du contrôle social autour des jeunes filles et des femmes semble se justifier par le désordre actuel – une analyse qui, au bout du compte, va dans le sens du discours national sur l’assignation des femmes à l’espace domestique. Le regret de rapports moins conflictuels s’appuie sur une critique du contrôle social dont les femmes sont l’objet, mais auquel elles participent également puisqu’elles ne vont pas laisser leur fille sortir, ni regarder positivement le fait qu’une voisine le fasse.
Si la nostalgie est une construction sociale qui résulte d’une expérience de vie et d’une réflexivité qui la commente, alors la nostalgie est également modelée par les relations de genre. Je n’ai jamais entendu d’hommes regretter la mixité sociale ou insister sur la rigidité du contrôle social actuel – qu’il s’exerce au sein de la famille ou du voisinage. Mais dans la bouche de Saodat, cette nostalgie se traduit par le regret de la mixité des jeux d’enfants et d’adolescents, de la naïveté des relations dénuées d’ambiguïté sexuelle et d’enjeux de réputation, et elle traverse de façon extrêmement récurrente les propos des femmes rencontrées. Le regret ne semble pourtant pas entrer en contradiction avec les affirmations concomitantes sur la nécessité, pour une femme, de s’assurer une respectabilité publique par le respect de bonnes mœurs, dont son mari, ses frères et ses voisin-e-s sont les témoins et garants (Harris 2004 ; Roche 2016).
La nostalgie traduit ici en filigrane des tensions entre un désir d’émancipation et l’exigence de respectabilité. Elle exprime les contradictions qui traversent les rôles de genre, entre le regret des caractéristiques de la modernité soviétique (éducation, travail, égalité homme/femme), vécues ou imaginées (Saodat n’avait que 18 ans lors de l’effondrement soviétique), et l’impératif lié au respect des normes morales et sociales contraignantes pour les femmes, mais considérées comme caractéristiques de l’identité tadjike et musulmane. Aussi, Saodat par exemple, répète-t-elle son souhait de travailler, d’être utile, mais également les difficultés qu’elle rencontre aujourd’hui à se reconnaître dans d’autres statuts que ceux d’épouse et de mère, alors qu’ils lui paraissent trop étroits tant ils la restreignent à des conversations sur le beau temps à défaut d’avoir autre chose à dire. La nostalgie de Saodat, que j’identifie comme caractéristique d’un discours féminin au Tadjikistan [24], témoigne des difficultés et du manque d’alternatives offertes aux femmes de se réaliser positivement ailleurs que dans l’espace domestique.
À la recherche d’une autorité morale : une nostalgie normative ?
Ce manque d’alternatives peut provoquer l’adhésion à des pratiques religieuses qui n’étaient pas nécessairement présentes dans la famille antérieurement. Ainsi, alors que je me promenai dans les rues de Douchanbé, quelqu’un appela mon nom : je ne la reconnus pas sur le moment mais c’était Saodat. Elle portait désormais le sater, le voile qui couvre entièrement les cheveux et le cou, et qui affirme l’exercice des pratiques religieuses. Lorsque je lui demandais pourquoi elle avait commencé à porter le voile d’un jour à l’autre, elle me répondit que c’était plus convenable pour une femme « comme elle ». Il me semble important ici d’insister sur le fait que les femmes sans emplois ou les épouses de migrants ne se tournent pas systématiquement vers la religion. Mais dans ce cas précis, Saodat considérait que pour une femme d’un milieu relativement pauvre comme le sien, sans travail salarié et avec un mari absent la plupart du temps, il était plus convenable d’observer plus strictement les règles religieuses. Le sater constituait pour Saodat l’une des manières d’afficher son statut de femme mariée et respectable. De plus, ajuster ses pratiques avec les règles religieuses est une manière de se définir : « Nous sommes Tadjiks, nous sommes musulmans, on doit respecter ces règles ».
Ces paradoxes qui traversent la vie de Saodat, entre un désir d’émancipation et une observance religieuse qui associe, selon son interprétation, les femmes à l’espace domestique, me sont également apparus dans les discours de Sayyora, professeur de littérature russe de formation, qui travaille à faire avancer la cause des femmes au sein de son ONG de prévention de la violence domestique et de lutte « contre les stéréotypes de genre » [25]. Elle m’expliquait ainsi que :
[Pour mes interventions] je m’appuie sur tout ce qui est possible : là où je peux travailler avec la loi [civile], je le fais, là où je peux travailler avec la religion je le fais […] Vous savez la charia, c’est un peu comme au temps du Parti [Communiste] : tout est écrit en détail, tout est expliqué. Pendant l’époque soviétique, on n’avait pas de violence domestique. Parce que c’était contrôlé en permanence, ça faisait partie du système. Des séminaires étaient prévus. Par exemple à l’école on passait beaucoup de temps à enseigner aux enfants comment se comporter. […] Du temps soviétique le système du parti reposait sur un tel contrôle des gens que tout le monde savait tout de tout le monde : il fallait aller à l’école, ce n’était pas possible de laisser les jeunes filles à la maison et ne pas les laisser aller à l’école. Il n’y avait pas ce genre de situation de mariages précoces […] C’était fréquent de voir mari et femme travailler ensemble dans la même école. Les gens allaient les voir pour se faire aider, demander des conseils, ils étaient considérés.
(Douchanbé, 2012).
Ce qui ressort de façon frappante est l’efficacité relatée du contrôle soviétique des individus pour la garantie du droit des femmes. Loin de l’idéologie nationale, Sayyora porte un regard pragmatique : si l’État ne peut pas contrôler ses hommes (qui partent en migration, abandonnent leur femme, les empêchent d’étudier ou de travailler, etc.), alors le droit des femmes ne peut être garanti. Selon Sayyora, il faut trouver une autre source de contrôle sur les hommes et, dans ce cas, cela peut être soit la loi civile (méthode peu efficace selon elle) ou encore la loi religieuse, la charia. La nostalgie de l’époque soviétique énonce le constat de ce qui ne fonctionne plus. Mais elle semble aussi proposer, en creux, une solution pour les difficultés présentes : elle constitue un tremplin pour envisager le futur. Sayyora propose comme projet de prendre la méthode soviétique (contrôler les hommes) de façon différente (avec la religion). De même que la rhétorique nostalgique d’État reprend des méthodes soviétiques, elle utilise des « recettes qui marchent ». Ce que l’État ne parvient pas à faire, les ONG de protection des droits des femmes doivent donc s’en charger, y compris en s’appuyant sur la religion et la hiérarchie de genre qu’elle établit comme source d’autorité morale. « Au moins, [la religion] protège les femmes » [26].
La nostalgie postsoviétique telle qu’elle apparaît dans le discours des femmes que j’ai rencontrées traduit ainsi la mise en valeur de normes morales relatives aux rôles de genre, et la définition d’une place pour chacun et chacune. L’absence des hommes qui partent travailler en Russie se justifie tant qu’ils assument leur rôle de mari et de père ; néanmoins, force est de constater que beaucoup manquent à leurs obligations morales et se perdent dans les bras de mère Russie. Les propos de Saodat reflètent l’ambivalence énoncée dans la nostalgie : hésitations entre le regret d’un système de protection sociale étatique perçu rétrospectivement comme performant et émancipateur et la préoccupation actuelle de se placer sous d’autres régimes « sécurisants », dont l’un est le mariage et la dépendance économique et sociale vis-à-vis des hommes – encore faut-il qu’ils soient dans le pays. Hésitations également entre la critique de l’autorité patriarcale (celle des hommes et des aînés) et le fait que cette dernière implique des responsabilités morales et économiques à l’égard des femmes, et une forme de protection contre les désordres du monde capitaliste. Enfin, hésitations entre l’héritage d’un passé communiste et un futur ordonné par des principes religieux.
Cette ambivalence s’inscrit au sein d’une tendance plus générale, je le disais, de repli des femmes sous l’autorité et la responsabilité masculines : les hommes, en tant que chefs de famille, doivent assurer leur bien-être social et économique (ce que Kandiyoti (1988) a appelé le « patriarcat négocié [27] »). Pour Sayyora, « il faut travailler au niveau des stéréotypes pour faire comprendre [aux hommes] que s’ils se sentent musulmans, alors qu’ils agissent en musulmans jusqu’au bout [et qu’ils protègent leur épouse] ». Sayyora confirme ainsi la nécessité de redéfinir et de rappeler les rôles qui incombent à chacun-e, et notamment aux hommes.
Malgré leur dimension critique, la grande majorité des discours féminins nostalgiques n’implique pourtant pas d’engagement politique à proprement parler : la défense du droit des femmes dans les ONG est souvent dépolitisée, il s’agit de viser au pragmatisme (comme dans le cas de Sayyora). Ce combat évite au maximum les confrontations politiques directes. Pourtant, le discours de la nostalgie postsoviétique tel qu’il apparaît chez beaucoup de femmes qui ont grandi à l’époque soviétique se démarque des référents historiques utilisés par l’État. Dans le cas de Sayyora, par exemple, la nostalgie postcommuniste produit une analyse qui considère l’islam comme l’un des remèdes aux maux actuels, par la mise en valeur d’une moralité qui réaffirme les hiérarchies de genre : « L’égalité des sexes n’est pas possible, on est trop différent… mais si déjà les hommes s’occupaient de leur famille ! ». Dans sa forme (contestataire) ou dans son contenu (moral), l’islam apparaît au travers de cette nostalgie comme une force alternative au pouvoir actuel sur laquelle certaines femmes ont choisi de s’appuyer, signifiant par-là une forme de résistance à l’idéologie dominante.
Ainsi, la nostalgie postsoviétique, en tant que récit alternatif au discours officiel, constitue une forme de résistance au projet (ou à l’absence de projet ?) socioéconomique de l’État – certes ici dépolitisée dans sa forme (sans militantisme politique par exemple) mais foncièrement politique dans son contenu. Contrairement à d’autres contextes postcommunistes où le marché capitaliste aurait construit un « fetish of authenticity » en vendant des pins’ à l’effigie de Lénine ou Trotski (Schwanders-Sievers 2010 : 195 ; voir aussi Creed 2010), la nostalgie au Tadjikistan ne prend pas cette forme commerciale. Elle n’est pas non plus seulement un discours sur le danger des forces « extérieures » (le marché, le transnationalisme) qui contribueraient à dégrader la situation interne du pays (Boyer 2010 : 25-26). Elle révèle plutôt les déceptions engendrées par l’inaction et l’impuissance du pouvoir dont elle révèle la « vulnérabilité politique et culturelle » (Herzfeld 2005 : 14). Elle reflète un manque notable de confiance en l’État ainsi que les difficultés à trouver des alternatives. Ce que les femmes que j’ai rencontrées critiquent dans un discours qui leur est propre, ce sont non seulement des rapports sociaux qui les pénalisent, mais également l’incapacité de l’État à proposer une cohérence entre valorisation d’une idéologie traditionnaliste et contrôle des hommes pour assurer leur présence physique et leur rôle de chefs de famille conformément à cette idéologie. En effet, ces derniers migrent vers la Russie et privent souvent les femmes d’une protection sociale qui n’est plus assurée par l’État – ce dernier n’est donc plus en mesure de créer une proposition moralement et socialement acceptable pour elles. Le rapport critique au pouvoir s’ancre dans le passé idéalisé de la nostalgie postsoviétique mais débouche sur la recherche d’autres sources d’autorité morale et de mise en ordre des relations sociales qui peuvent être trouvées dans l’islam.
Enfin, ces formes de protestations féminines, relativement silencieuses, ne sont pourtant pas ignorées du pouvoir et ne sont pas sans effet sur lui : si Rahmon s’affiche davantage dans des contextes religieux, c’est aussi pour répondre, au moins superficiellement, à ces contestations.
La nostalgie, une tentative paradoxale de mise en ordre du monde
François Furet écrivait, en première page du Passé d’une illusion que « Les peuples qui sortent du communisme semblent obsédés par la négation du régime où ils ont vécu, même s’ils en héritent des habitudes ou des mœurs » (1995 : 1). Vingt-cinq ans plus tard, l’expérience de l’Asie centrale postsoviétique prouve pourtant le contraire. Si l’État tadjik est préoccupé par sa pérennité et la construction d’une unité nationale en dehors des référents soviétiques, mes interlocutrices qui ont vécu de près ou de loin l’expérience soviétique ne cherchent pas à nier le régime communiste, bien au contraire. Référent vécu, réinterprété, le passé soviétique incarne souvent un modèle de modernité regretté et désiré.
Ces manières de considérer le passé sont autant de commentaires sur le présent et surtout sur les modes de gouvernement. Dans un contexte de survalorisation des questions identitaires dans le champ du politique, appuyé par une nostalgie instrumentale, les « dispositions nostalgiques » (Angé 2012) des femmes indiquent d’autres préoccupations. Un discours proprement féminin émerge de façon saillante dans un contexte où la « question de la femme » est au cœur des constructions nationales en Asie centrale (Tadjbakhsh 1998 ; Cleuziou et Direnberger 2016). S’il existe un genre de la nostalgie, c’est que le contexte politique l’y invite : la dimension patriarcale de l’idéologie nationale et présidentielle contraste avec l’égalité (réelle ou fantasmée) de la modernité soviétique revendiquée par les femmes qui l’ont connue ou qui auraient dû en bénéficier. Ces discours se projettent dans une modernité passée : ici la nostalgie n’est pas seulement un propos réactionnaire, puisqu’il contient une dimension contestataire dans sa version féminine au Tadjikistan. Ils mettent en avant ce que l’État veut faire oublier ou réformer à sa façon : le passé soviétique, l’appartenance religieuse.
La nostalgie d’État et la nostalgie postsoviétique sont ainsi fondamentalement différentes car si l’une propose une vision affirmative dans un programme auquel elle croit et veut faire croire, en réinterprétant le passé pour créer l’iconographie et l’imaginaire politiques du présent, l’autre est foncièrement sceptique et réflexive et consiste en une mise à distance critique d’un présent auquel elle n’adhère pas pour envisager un futur différent. L’une, comme technique de gouvernement, est une proposition d’adhésion ; l’autre, par défaut, cherche des alternatives. Mais leur confrontation met en lumière le degré d’acceptation de certaines catégories de la population au pouvoir dans un contexte autoritaire où il est difficile, en tant qu’opposant politique et en tant que femme, d’exprimer ouvertement des opinions divergentes sur des sujets sociaux et politiques.
Le paradoxe actuel du Tadjikistan, comme d’autres pays musulmans de la région, est de produire des situations où des femmes héritières de milieux fortement soviétisés se tournent vers les options de vie offertes par la religion – car celles-ci apparaissent comme moralement supérieures et davantage sécurisantes que l’option proposée par les États indépendants – que ce soit par conviction personnelle, souci de distinction sociale, stratégie d’évolution professionnelle, ou tout à la fois (cf. les conseils de Sayyora).
Au bout du compte, la force des paradoxes qui traversent ces discours nostalgiques est révélatrice de ce dont la nostalgie est symptomatique : la recherche d’un équilibre entre un passé choisi et un futur à envisager, mais également entre un discours à tenir et des pratiques concrètes, un idéal de vie et les négociations quotidiennes dont cet idéal est l’objet. Car le conservatisme actuel des femmes comme Saodat ou Sayyora qui ont connu l’époque soviétique ne naît pas d’une adhésion à la proposition idéologique nationale, mais d’une réaction aux transformations politiques qui mettent les femmes en position de vulnérabilité économique et à l’incapacité de l’État à maîtriser ces transformations. Concrètement, le mariage ou l’islam apparaissent comme des filets de sécurité plus fiables que le système de protection sociale étatique aujourd’hui quasi inexistant. S’ils peuvent être apolitiques dans leur forme et contestataires dans leur contenu, ces discours normatifs témoignent cependant d’un désir d’ordre et demeurent donc relativement conservateurs dans leurs effets. Comme propositions d’ordonnancement moral du monde, les énoncés nostalgiques en présence formulent finalement les contradictions auxquelles doivent faire face de nombreuses femmes tadjikes.