Regarder, photographier, écouter
De décembre 2015 à juin 2016, j’ai mené un travail photographique au sein d’un couvent en Suisse romande [1]. Face au vieillissement de leurs membres et au tarissement des vocations chez les jeunes, un des choix qui se présentent aux congrégations pour prendre en charge les religieuses dont la santé se dégrade est la création d’établissements de soin enchâssés dans les couvents et gérés par des professionnels laïcs (Anchisi et al. 2016). C’est le cas du couvent étudié, celui-ci présentant, par le biais d’une fluidité architecturale, un étonnant mélange de fonctions et de populations (sœurs [2] de l’établissement de soins, sœurs valides, professionnelles de santé, professionnelles de l’intendance, professionnelles de l’animation, visiteurs de passage dans la maison).
Le choix de la démarche photographique pour étudier le quotidien du couvent, et en particulier les étages dévolus à la prise en charge des religieuses et religieux atteints dans leur autonomie, est porté par la volonté de saisir de façon concrète la dimension sensible du vieillissement dans cet univers. Il s’agit alors, pour la sociologue de la vieillesse rodée aux méthodologies plus classiques, de regarder les espaces et les êtres à travers l’objectif afin de saisir les « nuances des interactions, des présentations de soi, des relations à l’environnement matériel » (Harper 1988 : 61). Il s’agit donc d’une démarche inductive, délibérément ancrée dans une sociologie visuelle où les photographies sont des données, à l’instar du carnet de terrain ou des entretiens [1988) propose (…)" id="nh2-3">3].
Si j’ai bénéficié d’une très grande liberté quant à la prise de photos dans les différents espaces du couvent [4], j’ai plusieurs fois été confrontée à des commentaires sur ce que je devrais photographier ou ne pas photographier, des réticences, voire des refus, qui n’étaient pas émis par la personne sur laquelle je portais l’objectif, mais qui étaient motivés par la situation photographiée. Il me faut préciser que j’avais choisi de travailler avec un objectif fixe 50 mm, ce choix impliquant que je m’approche assez près de la situation que je souhaitais saisir. Les personnes alentour voyaient donc bien quel objet/sujet/situation j’étais en train de photographier.
Les commentaires – que Michaël Meyer (2013) nomme les « commentaires in situ » – étaient de divers ordres mais évoquent tous la frontière entre le photographiable et le non-photographiable. Bourdieu indique que l’aire du photographiable, autrement dit l’ensemble de photos « faisables » ou « à faire », « se trouve définie par des modèles implicites qui se laissent saisir à travers la pratique photographique et son produit parce qu’ils déterminent objectivement ce qu’un groupe confère à l’acte photographique comme promotion ontologique d’un objet perçu en objet digne d’être photographié, c’est-à-dire fixé, conservé, communiqué, montré et admiré » (Bourdieu 1965a : 24). Les réactions de surprise lorsqu’un chercheur prend des photos (« Mais pourquoi vous prenez ceci ? », « Ah, vous avez photographié cela… ») disent que le photographiable comme champ du possible porte en lui des décentrements du regard imprévu et parfois incongru pour les acteurs (Papinot 2007 ; Desaleux et al. 2012). Les réticences et refus transmettent, eux, le message du « non-photographiable », le « pas montrable » (Maresca et Meyer 2013), le « pas présentable » (Bourdieu 1965b).
Dans cette perspective, adopter une démarche de sociologie photographique, c’est prendre des photos et les analyser, mais aussi écouter et prendre au sérieux ce qui se dit à l’occasion des prises de vue. Intégrer dans l’analyse les paroles qui indiquent la frontière entre le photographiable et le non-photographiable permet de mettre au jour les normes et valeurs qui sont à l’œuvre au sein du couvent, non pas de façon homogène pour l’ensemble des acteurs, mais de façon différenciée selon les positions de ces acteurs (sœurs valides, sœurs de l’établissement de soins, professionnelles). Il s’agira également de mettre en perspective cette frontière avec l’introduction d’un troisième terme : le photographié. La réaction à l’image prise (ou en train d’être prise) est en effet un autre révélateur précieux en ce sens qu’il permet de dévoiler ce que les acteurs définissent comme photographiable, mais qui est défini autrement par la sociologue-photographe.
« Il ne faut pas prendre ça, c’est sale »
Durant les premiers temps du terrain, lorsque j’étais dans un couloir de l’établissement de soins (ES [5]) en train de prendre des photos, les professionnelles passaient dans le champ en accélérant systématiquement le pas et en disant parfois « pardon », ce « pardon » renvoyant tant à l’idée que la personne « dérangeait » le cadre qu’à celle d’un manque de pertinence à photographier le passage d’une infirmière ou d’une intendante [6]. J’avais beau expliquer mon intention de saisir la vie du couvent dans sa routine, les professionnelles continuaient à tenter d’esquiver le cadre de la photo. N’étant pas surprise par cette réaction tout à fait usuelle en présence d’un appareil photo ou d’une caméra, j’ai pris le parti d’interpeller les professionnelles avec humour. Une sorte de jeu s’est ainsi instauré avec une intendante en particulier, Mme M. Lorsqu’elle passait le balai dans les couloirs, elle se mettait presque à courir à mon approche et après son passage, je lui souriais en disant : « Ah oui, vous avez réussi, vous êtes de nouveau floue sur la photo, mais un jour je vous attraperai ! », puis Mme M. s’éloignait en riant. De fait, un jour, elle fut arrêtée dans son mouvement par une sœur marchant avec un déambulateur.
Par la suite, j’ai pu accompagner Mme M. dans sa « tournée des tisanes » et dans sa tournée de ménage des chambres. Le problème de la vitesse de déplacement n’en fut pas pour autant résolu : elle marchait très vite dans les couloirs, entrait dans les chambres pour déposer la boisson (jus de fruit, eau, tisane), prenait le temps de parler avec la personne à l’intérieur de la chambre (je restais sur le pas de la porte, n’ayant pas encore eu l’autorisation d’entrer dans les chambres médicalisées, voir infra), puis se précipitait en direction de la chambre suivante. Impossible de réaliser des photos nettes d’elle en train de faire son travail – ou du moins pas dans les conditions de luminosité qui régnaient.
Le jour où je l’ai accompagnée dans le ménage des chambres, le même type de bal a repris : Mme M. tournoyait dans la chambre (dont l’occupante était absente) et bien que je puisse y entrer, j’étais toujours dans son chemin : les quelques instants d’immobilité dont j’avais besoin pour appuyer sur le déclencheur dérangeaient le bon déroulement de ses déplacements dans l’espace. À la deuxième chambre, j’ai décidé de rester à l’extérieur et de photographier ses sorties de la chambre : sortie du plateau du petit-déjeuner, vidage de la corbeille à déchets, etc. Au moment de la prise de vue d’un plateau du petit-déjeuner qu’elle avait roulé dans le couloir, j’ai entendu Mme M. dire dans mon dos : « Mais il ne faut pas prendre ça, c’est sale ! » J’ai répondu : « Oui, c’est vrai, mais je prends des photos de ton [7] travail, donc aussi quand tu sors la vaisselle du petit-déjeuner… »
Fig. 2 : le non-photographiable de Mme M., le plateau « sale » du petit-déjeuner.
Photographie : Cornelia Hummel.
Cet événement a marqué un virage dans la matinée avec Mme M. Elle a pris le parti de me parler beaucoup de son travail et de m’inviter à faire des prises de vue de ce qu’elle jugeait « photographiable », de me guider en quelque sorte, plutôt que de me laisser prendre des photos inappropriées de son point de vue. Me laisser seule, c’était me laisser photographier « n’importe quoi » (Papinot 2007) et, pour elle, le « n’importe quoi » était le sale, le travail pas (encore) fait. Les photos d’elle en train de nettoyer n’étaient pas bienvenues, ni celles qui représentaient la chambre avant son passage, ces photos qui suggèrent « le sale boulot » (Hughes 1996). Elle m’a par contre incitée à photographier le « boulot bien fait » : quelques minutes après l’épisode du plateau du petit-déjeuner, Mme M. m’a fait entrer dans la chambre et dit : « Ça, tu prends en photo, le sol tout propre, encore mouillé, qui brille. » Pendant la prise de vue, Mme M. a continué à passer la serpillière, cherchant à dégager l’espace humide et à se mettre en retrait de ce qu’il fallait photographier.
Fig. 3 : le photographiable de Mme M., le sol humide qui brille.
Photographie : Cornelia Hummel.
Au moment du passage de la serpillière, une deuxième personne a rejoint Mme M. : une infirmière qui venait faire le lit de la résidente. Elles m’ont expliqué la répartition des tâches lors du ménage des chambres : l’intendante nettoie et l’infirmière fait le lit (arrange les draps, coussins et duvets ; met le couvre-lit et place les coussins décoratifs). Cette division du travail autour de la frontière du sale est visible en observant les mains des professionnelles : l’intendante en charge du travail du sale porte des gants, alors que l’infirmière en charge de la remise en ordre du lit effectue sa tâche à mains nues.
Fig. 4 : l’infirmière et l’intendante, division du travail lors du ménage des chambres.
Photographie : Cornelia Hummel.
« Les sœurs ne sont pas très “présentables” »
Mes observations du quotidien dans les étages médicalisés du couvent ont notamment porté sur les pratiques qui soutiennent la continuité entre la vie conventuelle ordinaire – celle d’avant le passage dans l’espace de l’ES – et la vie actuelle. Ces pratiques sont tant le fait des professionnelles que des sœurs valides. Une de ces pratiques concerne la messe matinale. Lorsque les sœurs sont suffisamment en forme, les infirmières les conduisent (fauteuil roulant) ou les accompagnent (déambulateur, marche avec aide humaine) jusqu’au balcon de l’église réservé aux résidentes de l’ES. Le rez-de-chaussée de l’église accueille les sœurs valides ainsi que la population de la ville et, au moment de la communion, une sacristaine monte au balcon pour donner la communion en même temps que celle donnée par le prêtre.
Fig. 5 : messe depuis le balcon des résidents de l’ES.
Photographie : Cornelia Hummel.
Lorsque les résidentes de l’ES ne sont pas capables de se rendre à la messe, elles y assistent dans leur chambre : un haut-parleur placé à côté du lit assure la transmission audio et une sœur valide apporte la communion en chambre.
Fig. 6 : haut-parleur diffusant la messe dans une chambre de l’ES.
Photographie : Cornelia Hummel.
J’ai exposé mon souhait de photographier les communions en chambre à la Supérieure générale dans un mail (j’annonçais par mail mes jours de présence et les activités/lieux que je comptais photographier). La réponse me transmettait le refus de Sœur D., en charge des communions en chambre, car « parfois, les sœurs ne sont pas très "présentables" » et Sœur D. « serait gênée si vous étiez avec elle ». Les guillemets entourant le mot « présentable » signalaient que la Supérieure générale était consciente de l’ambiguïté du terme. Qu’est-ce qui rend les résidentes de l’ES « pas présentables » ? Qu’est-ce qui « gêne » Sœur D. ? La fragilité du corps ? La posture (alitée) ? Les vêtements (chemise de nuit) ? Ces questions resteront ouvertes, car lorsque j’ai tenté de poser, plus tard, la question à Sœur D., elle ne m’a pas répondu, me signalant silencieusement (et presque avec un mouvement de mauvaise humeur) que ma question était malvenue.
En réponse à ce premier refus (et seul refus de l’ensemble du terrain), j’ai tenté d’argumenter auprès de la Supérieure générale [8], en insistant sur la pratique de la communion en chambre comme témoin du soin apporté à la participation à la vie conventuelle. Pour finir, j’ai obtenu une réponse positive, Sœur D. m’acceptant sur le seuil de la chambre de Sœur G., car « seule Sœur G. est "présentable" » (dans ce mail aussi, la Supérieure a mis des guillemets). J’ai donc photographié la communion de Sœur G. expédiée très rapidement par une Sœur D. contrariée.
Les pratiques autour de la toilette et de l’habillage, effectuées par les infirmières, ont également fait l’objet de ma curiosité photographique. En effet, les gestes effectués des professionnelles laïques comprennent une dimension identitaire : à l’entrée dans la chambre, les infirmières se rendent auprès d’une femme âgée à la santé diminuée en chemise de nuit, puis elles procèdent à la transformation de l’apparence qui dira de cette femme qu’elle est une sœur, les étapes finales et essentielles étant la mise du collier portant l’insigne de l’ordre des Ursulines, la coiffure et la mise du voile.
Une infirmière, Mme S., m’a autorisée à suivre son activité matinale auprès d’une résidente de l’ES, Sœur B., en deux séquences distinctes : j’ai assisté au lever, puis je suis sortie durant la toilette et le début de l’habillage, et revenue pour la fin de l’habillage et la coiffure. J’ai pris une photo du premier geste avant le lever, la mise des bas de contention – en me posant la question du « pas présentable » de Sœur D. – et des photos de la fin de l’habillage et de la coiffure.
Fig. 7 : lever de Sœur B. : mise des bas de contention.
Fig. 8 : habillage de Sœur B., Mme S. met de l’eau de Cologne.
Fig. 9 : fin de l’habillage de Sœur B., mise du collier avec l’insigne de l’ordre.
Fig. 10 : coiffage de Sœur B.
Photographies : Cornelia Hummel.
Entre les photos de la séquence 1 et de la séquence 2 chez Sœur B., un événement a mis à l’épreuve ma propre définition du photographiable. Après avoir mis les bas de contention, l’infirmière a installé la machine permettant de lever la sœur partiellement paralysée. Je n’avais pas eu le temps de sortir, et, coincée dans le fond de la chambre, j’ai pris l’initiative de photographier l’appareil, en évitant de prendre Sœur B. sanglée dedans – cette posture-là atteignant ma propre limite du photographiable. Une fois debout, mais toujours sanglée à la machine, Sœur B. s’est tournée vers moi, s’est immobilisée en levant un peu les bras et m’a souri : elle prenait la pose. Cette incitation à prendre une photo m’a fortement troublée, car la pose de Sœur B. était à la fois surprenante et convenue : surprenante car Sœur B. n’était pas dans une situation qu’on pourrait qualifier de valorisante, convenue car l’appareil photo appelle la pose.
Cette pose prise en mauvaise posture, cette collision entre la subjectivité du photographié et celle du photographe, me renvoie à la définition que Bourdieu donne de la pose, les personnages étant « de face, au centre de l’image, debout et en pied, c’est-à-dire à distance respectueuse, immobiles dans une attitude digne. En fait, prendre la pose, c’est se donner à saisir dans une posture qui n’est pas et qui n’entend pas être “naturelle” […] Prendre la pose, c’est respecter et demander le respect » (1965b : 116). La pose de Sœur B. consisterait ici à faire « bonne figure » (Goffman 1974) en ne restant pas un sujet se laissant passivement photographier [9].
Fig. 11 : machine ayant servi à lever Sœur B. (« verticalisateur »).
Photographie : Cornelia Hummel.
« Je ne fais pas partie des malades »
Le réfectoire est un autre lieu privilégié pour observer les relations entre les sœurs de l’ES, les sœurs valides et les professionnelles. Le repas y est servi à 11 h 30 et le service à table est assuré par des professionnelles (infirmières). Les sœurs valides ont leur propre réfectoire, où le repas est pris à 12 heures en « self-service ». Lors d’occasions spéciales, des sœurs valides (en particulier les cadres, la Supérieure générale et ses adjointes) mangent en compagnie des résidentes de l’ES, à leur table, ou passent donner des informations.
Un jour, alors que je faisais des photos dans le réfectoire de l’ES, j’ai aperçu une sœur valide, Sœur R., manger seule à la longue table située à l’entrée du réfectoire (les tables où mangent les résidentes sont situées plus loin de l’entrée). Je l’ai prise en photo (en incluant dans le cadre une infirmière mettant des gouttes dans les yeux d’une sœur de l’ES avant que celle-ci passe à table). Sœur R. a immédiatement réagi au son du déclencheur en s’exclamant : « Je ne fais pas partie des malades ! Je suis juste là parce que je dois m’occuper du service aux chômeurs à midi, alors je mange à l’avance. » Sœur R. m’a répété encore deux fois qu’elle ne faisait pas partie des malades et que sa présence dans le réfectoire de l’ES était circonstancielle, puis elle m’a proposé de venir voir comment se passe le repas des « chômeurs » (repas servi dans une petite pièce au rez-de-chaussée pour 6 à 8 hommes qui se présentent avec des bons-repas). Quelques jours plus tard, j’ai fait des photos dans le réfectoire « du bas », lors du repas du soir des sœurs valides. J’ai fait des prises de vue des sœurs mettant la table et portant les plats, dont Sœur R. – aucune d’elles n’a eu de réaction à mon activité photographique.
Fig. 12 : Sœur R., photographiée alors qu’elle mange exceptionnellement dans le réfectoire de l’ES.
Photographie : Cornelia Hummel.
Fig. 13 : Sœur R. devant le passe-plat du réfectoire des sœurs valides.
Photographie : Cornelia Hummel.
Signalant qu’elle n’est pas photographiée « au bon endroit », pas à la bonne place – sa place étant dans l’autre réfectoire, la réaction de Sœur R. constitue une expression forte de la frontière entre deux types de populations au sein des sœurs vivant dans le couvent. Elle signale aussi qu’elle ne souhaite pas être associée à la population des sœurs diminuées dans leur santé et prises en charge par des professionnelles. Elle me renvoie à des réactions similaires observées en maison de retraite, lorsqu’une dame âgée, par exemple, me signale : « Je suis en visite, je ne fais pas partie des résidents. »
Cette distinction entre « elles » et « nous » a ensuite été évoquée à deux reprises. La Sœur générale m’a raconté qu’au début de l’ES (en 2011), certaines sœurs de l’ES bénéficiant encore d’une certaine autonomie mangeaient dans le réfectoire « du bas », avec les sœurs valides. Cette « tolérance » est devenue un problème, à la fois pratique (les déambulateurs qui occupaient trop d’espace dans le réfectoire et constituaient des risques de chute) et symbolique : les repas pris en compagnie des sœurs valides entretenaient un flou qui rendait difficile l’acceptation du nouveau statut de « résidente de l’ES ». Les règles ont donc changé et chaque catégorie de sœur mange dans le réfectoire dédié, ce qui évite la confusion des statuts. La Supérieure a aussi mentionné la délicate négociation qui se met en place lorsqu’on estime qu’une sœur perd son autonomie et qu’elle nécessite une prise en charge – la négociation du passage à l’ES.
La deuxième évocation a été faite par une adjointe de la Supérieure qui m’a confié qu’au moment de la création de l’établissement de soins, les sœurs ont réfléchi longuement à la distinction de deux populations au sein du couvent et à la façon de les nommer : si les sœurs rattachées à l’établissement de soins sont nommées « les résidentes de l’ES » ou « les sœurs de l’ES » (ou encore « les malades » comme on l’a vu plus haut), la façon de se nommer elles-mêmes reste dans l’incertitude pour les sœurs valides. L’adjointe souligne que « nous avons longuement réfléchi à la façon de nous nommer et nous n’avons pas trouvé de solution satisfaisante [10] ». Alors qu’auparavant, les sœurs du couvent formaient une communauté, un « nous », l’établissement de soins a créé une distinction entre « elles » – les sœurs à la santé diminuée et prises en charge – et les représentantes de l’ancien « nous ». La distinction entre malades et valides, entre « elles » et « nous » prend aussi sens dans un contexte d’inversion numérique entre les sœurs valides, désormais minoritaires, et les sœurs de l’ES : au moment du terrain, l’ES comprenait 22 résidentes alors que le nombre de sœurs valides habitant le couvent oscillait entre 12 et 15 [11].
La réaction de Sœur R. et les récits des sœurs cadres du couvent disent à la fois la frontière entre malades et valides et la difficulté à passer d’un statut à l’autre par le biais du seuil de l’ES. Le passage à l’ES constitue un horizon inquiétant, alors que celui-ci ne comporte pas toutes les ruptures décrites par la littérature gérontologique portant sur le passage en maison de retraite (changement de domicile, nouveauté de la vie en communauté, réagencement des relations familiales et sociales). Les sœurs passant à l’ES changent de chambre mais pas de maison, continuent à vivre en communauté et conservent les relations familiales et sociales auxquelles a présidé leur vie conventuelle. Elles n’ont pas à « reconstruire un chez-soi » (Mallon 2004) et, pourtant, le passage à l’ES est redouté, repoussé et souvent négocié par des tiers, à l’instar du passage en maison de retraite (Somme 2003 ; Cavalli 2012 ; Mallon 2014).
Plus que les ruptures constituées par le changement de domicile et la vie désormais collective, le passage en maison de retraite médicalisée est le franchissement d’un seuil qui, comme l’indique Annick Anchisi, fait entrer la personne âgée à la fois dans un espace déterminé et un temps indéterminé dont l’issue est le décès : « Aux phases très tardives de la vie, le franchissement du seuil de l’EMS peut s’analyser comme un rite du même nom, passage matérialisé. À la périphérie de la marge précitée (la vieillesse), le temps passé à l’EMS devient alors à son tour stade liminaire, qui, de fait, impose l’inéluctabilité de la dernière étape, soit la mort du résidant » (Anchisi 2011 : 34).
Conclusion
Les situations présentées dans cet article éclairent l’importance de l’interaction entre le terrain et le chercheur-photographe. Si une photographie peut être très parlante et restituer, par l’image, un environnement ou une scène, elle fait également parler – au moment de la prise de vue ou plus tard, si l’on fait usage de la méthode de « photo-elicitation [12] » dans le cadre d’entretiens (Harper 2012 ; Maresca et Meyer 2013). Lorsqu’il s’agit d’étudier des univers professionnels, Meyer souligne que l’usage de la photographie « assure le point de rencontre entre regard professionnel et regard sociologique, grâce à un aller-retour permanent entre terrain et images » (2013 : 149). Le terrain relaté ici m’incite à ajouter un troisième terme, les photographies prises (ou pas prises) se situant au point de rencontre entre regard professionnel, regard profane [13] et regard sociologique. Ce regard profane s’est exprimé lors de la photo de Sœur R. dans le réfectoire de l’ES, indiquant à la sociologue qu’elle était en train de photographier une scène qui relevait de l’erreur (une sœur « pas à sa place ») si on laissait la photo « parler » seule.
Le point de vue du professionnel et du profane sur le photographiable s’exprime sur des limites (ce qui est photographiable et ce qui ne l’est pas) mais aussi sur des façons de photographier (comment photographier). Si les limites m’ont généralement été signalées par des mots, le point de vue sur le « comment photographier » a été exprimé par le corps. L’épisode de la pose, relaté dans la deuxième section de l’article, m’a rendue attentive aux poses et à ce qu’elles révèlent des positions des acteurs : de fait, les sœurs (valides et résidentes de l’ES) ont souvent pris la pose lorsqu’elles sentaient l’objectif sur elles, alors que les professionnelles ne l’ont jamais fait. Elles ne me regardaient pas, et lorsque l’appareil photo captait un sourire, il était destiné à une personne avec laquelle parlait la professionnelle. On peut formuler l’hypothèse que, de leur point de vue, faire « bonne figure » (Goffman 1974) en ayant les mains plongées dans l’eau de vaisselle, en maniant un balai ou en coupant la viande d’une sœur âgée, ce n’est pas présenter son corps dans l’immobilité de la pose mais le présenter dans le mouvement du travail bien fait. Le photographiable est le « bon » travail en train de se faire (infirmières) ou terminé (intendantes).
Fréquemment très spontanées, les réactions verbales et physiques suscitées par les prises de vues photographiques mettent au jour des dimensions qui pourraient être difficiles à saisir par le biais d’observations routinières ou par la conduite d’entretiens. Le refus de photographier la communion en chambre ou la réaction de Sœur R. dans le réfectoire dévoilent l’épreuve que constitue l’ES pour la communauté religieuse. Bien que le soin apporté aux anciennes soit central dans les pratiques et les discours, l’irruption de l’appareil photo dans les routines du couvent laisse apparaître des failles qui disent l’altérité des espaces (« ici » : le réfectoire des valides, les étages ordinaires du couvent, versus « là-bas » : les étages médicalisés et le réfectoire de l’ES) et des personnes (« elles » versus « nous ») ; elles disent, finalement, la relation complexe entretenue avec la vieillesse, la maladie et la mort.