Introduction : des philanthropies ?
Christianisme, révolution, suppression de l’esclavage, droits égaux, philanthropie, amour de la paix, justice, vérité : tous ces grands mots n’ont de valeur que dans la lutte, pour servir de drapeau ; non point comme réalités, mais comme mots de parade pour désigner tout autre chose (et même pour désigner le contraire !).
Friedrich Nietzsche, 1901. La Volonté de puissance, livre I, chiffre 83.
Pourquoi parler de « philanthropie » ? Pourquoi caractériser ainsi ce qu’on essaie de désigner, d’analyser et de comprendre au moment de parler des pratiques ou des institutions ainsi nommées, ou des personnes qui se disent et sont dites philanthropes ? À l’évidence, pour permettre au lecteur d’appréhender rapidement ce dont on parle, au moins à un niveau général. Mais passé cette volonté de rendre facilement accessible l’objet de la discussion, ce terme ne cache-t-il pas plus qu’il ne révèle sur cet ensemble de phénomènes ou d’acteurs sociaux ainsi désignés ?
Définir la philanthropie « de manière simple » semble ainsi chose impossible. Dire que ce terme vient des mots grecs philos (ami) et anthropos (homme), que c’est l’amour de l’humanité, ne définit en rien des pratiques ou des configurations dans lesquelles elles s’inscrivent. Tout juste cela éclaire-t-il sur l’étymologie de ce mot, et peut-être sur la prétention ou l’idéal dont les personnes qui se disent philanthropes se réclament. Mais on sait que l’océan Pacifique n’a de pacifique que le nom et d’autres termes sont – ou ont été – également mobilisés par les acteurs, selon les lieux et les époques, comme « mécénat », « bienfaisance », « altruisme », « charité » ou « générosité ».
Dans le langage ordinaire – et le terme de philanthropie participe du langage ordinaire – tous les mots, comme aimait le rappeler Pierre Bourdieu (par exemple : 1984 : 12 et 22), sont des instruments et des enjeux de lutte : « Il suffit souvent de laisser parler le langage ordinaire, s’abandonner au laisser-faire linguistique, pour accepter sans le savoir une philosophie sociale. Le dictionnaire est gros d’une mythologie politique (par exemple tous les couples d’adjectifs : brillant-sérieux, haut-bas, rare-commun, etc.) » (Bourdieu 1984 : 37). Dès lors la philanthropie « n’est-elle pas un de ces objets “préconstruits” que les chercheurs se laissent imposer » ? La philanthropie existe-t-elle per se ou ne peut-elle pas être comprise uniquement si restituée dans un ensemble de champs (du travail, économique, ou autre), dans des structures de rapports de force entre groupes, définis par des luttes, et dont elle ne constitue qu’une modalité ou une arme ? À suivre Pierre Bourdieu (1984 : 258), il y a toujours une manipulation politique de la définition politique : « l’enjeu de la lutte est un enjeu de lutte ».
De même, et toujours à suivre ce sociologue, il conviendrait également de se demander pourquoi ce terme et les pratiques qui y sont liées connaissent un renouveau d’intérêt comme objets d’étude dans les sciences sociales francophones aujourd’hui [1], alors que, comme le constate Olivier Zunz (2016 et dans ce numéro) à propos des États-Unis, cette pratique a souvent été ignorée des chercheuses et chercheurs. Petite entreprise de distinction d’une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs [2] ? Volonté, comme anthropologues, sociologues ou politistes, de ne pas laisser aux seules écoles de management et aux structures financées par les fondations elles-mêmes le champ libre pour appréhender ce phénomène social [3] ? C’est peut-être aussi faire l’hypothèse – mais comme toute hypothèse, celle-ci doit être testée – qu’il y a quelque chose de spécifique dans ces pratiques dites philanthropiques qui les distinguent d’autres formes de dons, comme l’évergétisme ou la charité, ou encore d’autres formes d’interventions sociales comme celles promues par les réformateurs au tournant des XIXe-XXe siècles (Topalov 1999).
Plus largement, si certains parlent aujourd’hui de « nouvelle philanthropie », de « philanthrocapitalisme », de « philanthropie stratégique », termes utilisés tant par les acteurs que repris par les sciences sociales (Bishop et Green 2008 ; Seghers 2009 ; Abélès et Kohler 2009), comme au XIXe siècle certains ont pu parler de « philanthropie scientifique » (Vance 1884 ; Bremner 1956), assiste-t-on vraiment à l’apparition de nouveaux objets de recherche ou cautionne-t-on, comme chercheurs, des distinctions élaborées par les acteurs ? Ne convient-il pas, comme nous y encourage Jean-Claude Passeron ((1991) 2006 : 279-280), de se méfier de toutes ces nouveautés ? Pour lui, « un constat de “nouveauté” cela se manie, dans les sciences sociales, avec des pincettes […]. S’il est, dans la description sociologique ou historique, un schème destructeur de tout questionnement réglé, c’est bien celui qui, tout à fait naturel dans les métiers du journalisme voués à la chasse au scoop “de société”, pervertit au contraire le principe même de toute science sociale en conjuguant deux sauts dans l’absolu […] : ériger l’un quelconque des milles traits qui composent un moment de société en part expressive de toute l’époque […] ; sacrer comme césure majeure de l’histoire n’importe quel changement qui accroche le regard pourvu qu’il vienne à scintiller dans l’actualité, proposant un piquant ou pathétique immédiats. »
Sans pouvoir rendre compte de manière circonstanciée de l’usage des termes qui ont pu caractériser les pratiques dites aujourd’hui « philanthropiques », ni des variations dans les significations données à ces termes, comme à la diversité des pratiques qu’ils ont pu définir selon les époques et les contextes, cet article voudrait rappeler quelques enjeux liés à l’usage de ce terme, tant pour les acteurs que pour les chercheurs. Il voudrait plus particulièrement questionner les hésitations autour d’une distinction entre une « sociologie du don » et une « sociologie de la philanthropie » – la première postulant une continuité forte entre différentes pratiques de dons, quand la seconde insiste, à l’inverse, sur la spécificité d’un « donner philanthropique ». En conclusion, nous nous questionnerons sur les enjeux politiques liés à ces postures.
Bienfaisance, charité, philanthropie et altruisme : une perspective historique
Le terme « philanthropie » connaît un regain de succès aujourd’hui, et devient un possible terme de ralliement pour certains acteurs, mais aussi pour des chercheurs. Pour autant, ce terme n’a pas toujours connu pareil écho. Comme le rappelle Catherine Duprat dans l’introduction à sa thèse (1993), dans la tradition française, et dans les discours philosophiques ou théoriques, c’est ainsi et d’abord le terme de « bienfaisance », porté au début du XVIIIe siècle par l’Abbé de Saint-Pierre et popularisé par Voltaire, qui occupe le devant de la scène. Face à la « charité » qui est considérée comme égoïste parce que ne faisant du bénéficiaire qu’un moyen pour le donateur de gagner le Salut, parce qu’inspirée par Dieu et réalisée d’abord par amour divin, l’usage du terme de bienfaisance, dans la philosophie des Lumières et pour les encyclopédistes, veut marquer une double césure. Dans un constant souci d’utilité sociale, la bienfaisance est une action sur le monde là où la charité est un témoignage de l’amour de Dieu ; et là où, dans la charité, la récompense est inhérente à l’intention, la récompense de la bienfaisance se trouve dans l’utilité sociale parce qu’elle est d’abord une pratique rationnelle et sociale.
En même temps, si le terme de bienfaisance s’impose un temps, d’autres termes ont aussi pu connaître quelques succès. Comme le rappelle encore Catherine Duprat (1993 : XIV), le terme de « généreux », qui jusqu’au XVIIe siècle – par exemple pour Corneille et Descartes – signifiait « l’âme grande et noble », en vient alors à définir plus largement « celui que son grand cœur incline au désintéressement, au dévouement, au don ». Le terme de « bienveillance », lui aussi utilisé un temps pour qualifier l’inclination à donner, tombera en désuétude au cours du XVIIIe siècle en France parce que portant plus sur une attitude que sur des gestes (le terme de « bienfaisance » insistant mieux sur l’importance du « faire »), alors qu’il reste largement utilisé en Angleterre (Babcock 1947, cité par Duprat 1993 : XIV).
Le terme de « philanthrope [4] », de son côté, semble marquer une étape de plus dans une volonté de distinguer des positionnements moraux et devient le terme de ralliement d’un certain nombre d’acteurs à la fin du XVIIIe siècle, pour marquer cette rationalité et cet engagement dans le monde. Ainsi, le terme de philanthrope se confond à cette époque avec « citoyen » et « patriote » ; il signifie les vertus actives du philosophe. « La philanthropie est l’objet d’un discours moral, social et patriotique dont les référents sont la nature, la sociabilité, la raison et la justice. Ce discours est constitutif d’un rôle social majeur qu’enseignent le philosophe, le moraliste, le patriote » (Duprat 1993 : XXXI). Surtout, ce terme de philanthrope signifie de nouvelles formes d’engagement : « Multiples sont les pratiques prescrites, donner sans doute, mais plus encore enquêter, dénoncer, proposer, expérimenter, s’associer, militer pour le bien » (Duprat 1993 : XXXI). Et il s’inscrit dans une philosophie sociale particulière, celle des francs-maçons : « Conduites altruistes, dévouement au bonheur de ses semblables, service de sa patrie, tels sont donc les devoirs communs du philanthrope, du patriote et du citoyen. Tels sont aussi les idéaux dont se réclament les maçons. C’est d’ailleurs par les loges que le terme de « philanthropie » – d’un emploi tardif et moins fréquent que celui de « bienfaisance » ou « humanité » – a été vulgarisé. » Le terme philanthrope porte alors en lui une connotation politique et révolutionnaire, en l’occurrence libérale [5]. C’est d’ailleurs, à suivre Duprat, ces liens avec le courant de pensée franc-maçonne qui expliquera le succès fluctuant du terme au cours du XIXe siècle : valorisé sous la Révolution, il connaîtra un reflux de son usage après 1815, les catholiques pouvant rappeler, sous la Restauration, l’origine révolutionnaire de la philanthropie. Il faut attendre les années 1840 et surtout 1850 pour que ce terme revienne en grâce. Son usage, devenu commun, perd alors sa charge polémique pour devenir une bannière politique entendue, celle d’un progressisme libéral (sur ce point, voir aussi : Rosanvallon 1985 ; Castel 1995).
Cette rapide historicisation de l’usage de ces termes, empruntée à Catherine Duprat, ne vaut pas pour l’ensemble des pays ou des contextes ; elle fonctionne d’abord et avant tout pour le Paris de la Révolution, dans un contexte où qualifier ses actions de philanthropiques signifie à la fois les distinguer de celles de l’Église catholique et de celles de l’État. Il serait abusif d’universaliser cette expérience singulière (Ilchman et al. 1998 ; Weber 2009). Pour en rester au contexte occidental, et comme l’écrivent Alix Heiniger, Sonja Matter et Stéphanie Ginalski (2017) à propos de la Suisse à la fin du XIXe siècle, « les luttes entre Église et État n’ont pas façonné les usages des termes de charité, bienfaisance et philanthropie » ; de même, « les relations entre acteurs privés et publics sont moins caractérisées par une attitude d’opposition qu’en France ». Claude Langlois (1994 : 63-67) rappelle également combien est particulier le cas parisien, du fait de son idéologie des Lumières et de l’expérimentation révolutionnaire ; en Angleterre, à l’inverse de la France, action caritative et activité philanthropique se confondent tout au long du XIXe siècle, la philanthropie étant le lieu de la compétition religieuse et la manifestation du dynamisme religieux des différentes confessions. Le travail de Jonathan Levy (2016 : 19-43) autour de la notion d’altruisme invite de même à éviter les généralisations. Cet auteur montre en effet que si dans le cas français la philosophie des Lumières est un fondement de la philanthropie, ce ne sont pas les mêmes référents qui sont mobilisés dans le cas américain. La philanthropie américaine repose, elle, à la fin du XIXe siècle, en premier lieu sur la philosophie sociale liée à la notion d’altruisme, telle qu’« inventée » par Auguste Comte dans les années 1850 puis développée par Herbert Spencer dans son ouvrage The Data of Ethics de 1892. Le mot « altruisme », alors, semble non seulement s’opposer mieux que tout autre terme à celui d’égoïsme, mais porte en lui plus largement toute une vision du monde liée à une éthique de l’enrichissement et de la dépense. Et si ce terme d’altruisme ne connaîtra qu’un succès relatif, quand bien même Carnegie dans les années 1870 et Rockefeller dans les années 1890 et 1900 embrasseront les discours de Spencer, c’est peut-être seulement parce que ce mot était également trop utilisé par les socialistes qui donneront le nom d’Altruist à l’un de leurs journaux. Cependant, les philosophies sociales qui sous-tendent les philanthropies américaines et françaises ne sont peut-être pas les mêmes, ces différences subsistent aujourd’hui encore comme l’indique Maud Simonet-Cusset (2002 : 178-179). Elle l’analyse dans son article sur la valorisation du « giving back » dans l’engagement associatif aux États-Unis, mais son analyse reste pertinente pour l’engagement philanthropique. Rappelant que la formule du « giving back » (qui renvoie à la notion du « rendre ») est issue de la parabole biblique des talents, parabole qui dit que chacun a la responsabilité de faire fructifier, par son travail, les talents qui lui ont été donnés par Dieu, cette auteure montre combien le discours sur l’engagement associatif – ou philanthropique – aux États-Unis traduit une « éthique de la responsabilité communautaire » ou « une éthique civique du travail ». Comme l’écrit cette auteure, dans la tradition américaine ce n’est pas dans la richesse matérielle mais dans l’enrichissement que l’on apporte la preuve de sa valeur ; le « service à la communauté » constitue dans cette logique un moyen d’attester que cet enrichissement n’est pas réalisé à une fin personnelle, mais bien en vue de « la raison divine ». C’est donc à la fois en travaillant et en servant par son travail la communauté, que l’on peut rembourser la dette que l’on a contractée auprès du Créateur. Cette auteure propose ainsi une lecture différenciée du bénévolat contemporain – et de la philanthropie – aux États-Unis et en France : « À l’homme libre qui a payé sa dette à la communauté aux États-Unis, répond ainsi en France, une autre figure normative du bénévole comme travailleur citoyen, celle de l’homme digne parce qu’utile à la société » (Simonet-Cusset 2002 : 187).
Ce retour rapide sur quelques usages de ces différentes notions à travers un survol de la littérature n’est pas exhaustif et ne saurait rendre compte de la complexité des enjeux liés aux succès ou aux disparitions de ces différents termes, ni des hésitations que peuvent avoir les acteurs sociaux eux-mêmes au moment de décrire leurs propres pratiques ou celles des autres. Mais il rappelle les enjeux politiques et culturels qui entourent le terme de philanthropie qui, loin d’être neutre, porte en lui une histoire, est le produit de luttes entre différents acteurs, et s’est construit dans des oppositions politiques et théoriques. Ce retour nous rappelle également combien ce terme est polysémique, ne relevant pas de la même philosophie sociale selon les contextes religieux ou nationaux. Dès lors, décrire des pratiques comme « philanthropiques » nécessite un minimum de prudence.
Plus généralement, rester au niveau des discours et des philosophies sociales liées à l’usage de ces termes conduit à un autre risque, celui de faire comme si ces discours décrivaient une réalité et que l’usage de l’un ou de l’autre terme rendait effectivement compte de pratiques distinctes. Par exemple : si dans le discours de ses promoteurs la philanthropie se distingue de la charité, est-il possible d’y associer des pratiques distinctives ? La philanthropie marque-t-elle une vraie rupture avec les pratiques anciennes (ou charitables) ? Et la « nouvelle philanthropie » propose-t-elle vraiment – ou toujours – autre chose que la philanthropie dite « traditionnelle » ?
L’analyse des pratiques elles-mêmes, permet d’aborder différemment la définition de ces termes, montrant sans doute plus une homogénéité – par-delà les qualificatifs pour les caractériser – que des discontinuités dans les pratiques. L’observation des actions menées par les sociétés charitables et philanthropiques telle que la propose Catherine Duprat (1993, voir aussi, sur ce point, Jones 1982 : 2-8) montre que les divergences, quand bien même elles peuvent être grandes dans les discours, le sont bien moins au niveau des pratiques, et qu’il est bien souvent difficile de définir des projets et démarches radicalement antinomiques. Plus largement, et également pour la philanthropie contemporaine comme nous le montrons ailleurs (Lambelet 2015), une même organisation philanthropique peut simultanément soutenir des projets de soutien à des structures d’aides à des populations vulnérables, et mener des projets visant au changement social. Ainsi une pleine compréhension de ce qu’est la charité, la bienfaisance ou la philanthropie ne peut pas seulement passer par une lecture des textes des penseurs sociaux ou philosophes (ou même des professionnels de la philanthropie), mais nécessite un examen précis de la manière dont ils s’incarnent dans une grande diversité d’attitudes et de pratiques sociales.
Philanthropie et don : entre singularisme et universalisme
Effleurer ces enjeux historiques, politiques et culturels qui entourent le terme de philanthropie, questionner la pluralité des pratiques que ce terme peut recouvrir (David et Tournès 2014) ouvre alors – ou s’articule avec – une seconde question, celle de la construction et de la définition de son objet par la chercheuse ou le chercheur. Et à suivre la littérature, deux perspectives semblent privilégiées : 1) chercher ce qui, dans les pratiques philanthropiques, renvoie à des mécanismes sociaux plus larges, atemporels et universels, pouvant parfois s’inscrire dans une continuité avec les pratiques de don telles qu’étudiées par Marcel Mauss (1923-1924). Ou à l’inverse, 2) chercher à voir des spécificités, des singularités, à même de distinguer la pratique philanthropique d’autres pratiques de dons.
Ainsi, si certains auteurs, comme Robert Payton et Michael Moody (2008 : 13-14), peuvent écrire que la philanthropie est « plus ancienne que la démocratie et le capitalisme, plus ancienne que la chrétienté ou le bouddhisme, plus ancienne que des sociétés et de nombreuses traditions qui n’existent plus de nos jours », il semble possible – parce que le terme de philanthropie est un « concept essentiellement contesté » (Daly 2012) – de dire tout autant l’inverse, comme nous le détaillons ailleurs (Lambelet 2014). À savoir que sauf à rassembler tout geste de « don » sous le terme de philanthropie, il y a bien une pratique spécifique qui apparaît dans le contexte occidental concomitamment à l’émergence de la démocratie comme régime politique. Et qu’elle devient un mode d’action des élites qui, face aux institutions démocratiques de leur pays qui les privent d’une influence politique directe, trouvent dans les organisations philanthropiques une arme pour faire connaître leurs points de vue et mettre en œuvre leurs propres programmes d’action.
Mais reste-t-il une part de « don » dans la philanthropie contemporaine ? C’est à cette interrogation que se confronte Ilana Silber, insistant tantôt sur l’utilité de la lecture maussienne du don pour penser la philanthropie moderne (2008), tantôt sur les spécificités historiques des différentes pratiques du don (2004). Ainsi, dans son article « La philanthropie moderne à la lumière de Marcel Mauss », Ilana Silber (2008), en s’interrogeant sur l’utilité des analyses de Marcel Mauss (1923-1924) à propos du don pour comprendre la philanthropie moderne, y répond par l’affirmative. Refusant les conclusions de Richard Titmuss (1971) dans son travail sur le don du sang qui fait de l’anonymat et de l’absence d’attente de retour la caractéristique d’un don « moderne », elle insiste sur deux aspects qui lui paraissent toujours d’actualité : d’abord le mélange paradoxal d’intérêt et de désintéressement ; elle insiste sur le caractère hybride de la nature et de la sociabilité humaines qui, comme le don, ne se réduit ni à une prestation purement libre et gratuite, ni à l’échange intéressé et utilitariste. S’il peut bien y avoir une grande part d’égoïsme, motivé par des gratifications personnelles et sociales (estime de soi ou plaisir, prestige aux yeux des pairs et des inférieurs, voire ascension sociale, multiplication des contacts d’affaires, amélioration des relations publiques), « il peut encore s’agir d’un don parce qu’il comporte, en même temps, des éléments d’incertitude et de désintéressement. Non seulement les satisfactions susceptibles d’en résulter ne constituent pas un droit dont le donateur s’attend à bénéficier automatiquement, mais […] elles ne viennent habituellement pas du receveur » (Silber 2008 : 371). Les gratifications sont « incertaines », « sous-déterminées », « sans lien de nature ou d’équivalence avec la contribution ». Ilana Silber insiste aussi sur le lien entre don et identité du donneur. Elle pose que, dans la philanthropie moderne, les goûts personnels du donneur, son engagement et la part qu’il prend dans le choix et la gestion du don acquièrent une grande importance : « Loin de se détacher du don, l’identité du donneur semble ainsi y laisser son empreinte et y demeurer attachée, au point d’y trouver, souvent, un véhicule et un instrument pour se définir et s’exprimer […]. En réalité, il se peut même que la philanthropie soit l’un des moyens importants d’expression de l’identité “personnelle” – individuelle et collective – de la société américaine de notre temps » (Silber 2008 : 374 et 375). Le don philanthropique joue un rôle dans la formation et l’expression symbolique des identités personnelles et collectives. Pour l’auteure, il est possible de dire que « le don philanthropique moderne n’est pas moins un phénomène total que l’échange de cadeaux archaïque, qu’il allie les mêmes dimensions économiques, légales, esthétiques, morales et même religieuses, et s’accompagne souvent, à l’instar des échanges archaïques étudiés par Mauss, de rites, de fêtes et de célébrations : cérémonies d’inauguration, dîners, galas, rassemblements, concerts, où artistes et autres personnalités brillantes contribuent à accroître l’effervescence sociale » (Silber 2008 : 376).
En même temps, ces similitudes n’empêchent pas des transformations et des différences. Là où Philippe Chanial (2008) postule qu’une lecture « en clé de don » ne convient pas moins aux sociétés contemporaines qu’aux sociétés archaïques, se référant aux travaux d’Alvin Gouldner (1975a et 1975b) sur les « normes de réciprocité » et de « bienfaisance », Ilana Silber (2008 : 376) questionne à l’inverse l’actualité des trois obligations mises en évidence par Marcel Mauss – à savoir « donner, recevoir, rendre » – dans la philanthropie moderne [6]. Elle insiste plus particulièrement sur ces différences dans un autre article, intitulé « Entre Marcel Mauss et Paul Veyne : pour une sociologie historique comparée du don » (Silber 2004). Revenant sur la notion d’évergétisme développée par le latiniste André Boulanger et qui caractérise les contributions sous forme de biens collectifs à la collectivité effectuées par les notables dans la Grèce antique, les oligarques puis l’Empereur à Rome, elle rappelle à la suite de Paul Veyne (1976) – voir infra – que si le don (et l’évergétisme) est un fait social total, articulant des dimensions politiques, économiques et religieuses, il existe également des pluralités des logiques de don. Mais tout en acceptant les différences dans les formes de dons, par exemple entre don archaïque et évergétisme, Ilana Silber (2004 : 290) maintient une unité fondamentale dans ces pratiques. Ce qui l’intéresse, au moment de discuter les travaux de Marcel Mauss et Paul Veyne, c’est la possibilité de porter le regard tantôt sur les singularités historiques des dons, tantôt sur des structures universelles ; et pourquoi certains types tendent à mieux se développer dans le contexte de certaines configurations sociohistoriques plutôt que dans d’autres.
Mais si une lecture en termes de « sociologie du don » propose sans doute quelques analogies entre don et philanthropie [7], ne masque-t-elle pas tout autant une pleine compréhension des phénomènes étudiés ? Paul Veyne, comme le relève Ilana Silber (2004 : 196), « insiste avec acharnement sur les différences, les distinctions et les discontinuités entre l’évergétisme et autres types de don ou phénomènes reliés, et entre l’évergétisme en contextes historiques différents ». Il nous incite à voir dans l’évergétisme un phénomène distinct et même historiquement unique, et « s’attache à le distinguer clairement de toute une série de phénomènes avec lesquels il risquerait par erreur d’être confondu (et qui, eux-mêmes, demandent à être soigneusement distingués les uns des autres), tels que le potlatch, les liturgies, les dons de clientélisme, les donations pieuses aux institutions religieuses, la charité juive ou chrétienne, et toutes les formes de redistribution des biens, dépense et consommation ostentatoire, ou gaspillage effréné » (Silber 2004 : 196 [8]). Surtout, pour Paul Veyne (1976 : 44), ces différences ne sont ni minimes ni marginales : marquant une distinction entre l’évergétisme et les bonnes œuvres charitables, il se réfère par exemple pêle-mêle à des différences « d’idéologie, de bénéficiaires et d’agents, de motivations et de comportement ». Dans une même veine, Marcel Hénaff (2003) se montre extrêmement critique vis-à-vis de l’ouvrage de Marc Abélès sur les philanthropes de la Silicon Valley (2002) et de la lecture en termes de don qui y est proposée. Constatant que « c’est toujours aux conclusions de l’“Essai sur le don” que se réfèrent les théoriciens du don moderne », Marcel Hénaff (2003 : 312) constate que « les extrapolations de Mauss » servent souvent « à justifier celles de ses lecteurs » (Hénaff 2003 : 312). Au contraire, et pour cet auteur, « entre le don cérémoniel comme procédure de reconnaissance publique réciproque et les activités de distribution généreuse, on voit en effet mal la relation. On ne saurait simplement recourir à des analogies liées à tel ou tel aspect du geste de donner, comme la cession de biens ou l’attitude de générosité. Dans le don cérémoniel, il ne s’agit ni d’enrichir son partenaire, ni de manifester une solidarité sociale, ni d’accomplir un geste moralement estimable. Au point que l’on pourrait se demander – car le doute critique doit aller jusque-là – si nous n’avons pas affaire à deux classes de faits totalement hétérogènes » (Hénaff 2003 : 312). Dans cette perspective, il n’y a plus de place pour le continuisme. Pour Marcel Hénaff, comme pour Paul Veyne, c’est au contraire la mise en évidence des singularités qui seules peuvent nous amener à comprendre les pratiques de « don » que nous observons aujourd’hui [9].
On notera que cette question d’un continuisme ou d’une différenciation des pratiques est également l’enjeu de discussions parmi les tenants d’une sociologie de la philanthropie. Y a-t-il en effet continuité ou discontinuité entre les philanthropes du XIXe siècle et ceux du XXIe siècle, au-delà du fait qu’ils peuvent tous se nommer philanthropes ou qu’ils peuvent tous se retrouver autour d’un discours de réforme sociale (Topalov 1996 : 33) ? Olivier Zunz (dans ce numéro) semble ainsi poser une forte continuité (à l’exception du darwinisme social) entre le couple Gates et Andrew Carnegie ; de même, Michel Chauvière (1994 : 225-229) constate « que le modèle philanthropique [cher au XIXe siècle] ne meurt pas, qu’il se prolonge même. Surtout si on le ramène à n’être qu’une culture, une posture, une éthique particulières dans les manières d’aborder la question sociale et la question politique. » Et prenant l’exemple de Bernard Kouchner il écrit encore : « Voilà bien le dernier des philanthropes ! N’est-il pas totalement hybride, à cheval sur le public et le privé, secrétaire d’État en même temps que figure dominante de l’action humanitaire privée, son vecteur, sa légitimité, sa gloire même ? » En même temps, pour Catherine Duprat (1993 : XXXI), subsistent bien des différences entre les conduites philanthropiques qu’elle étudie de celles qui peuvent être observées dans notre société contemporaine. Non seulement, au XVIIIe siècle, ces pratiques ne sont pas définies comme celles de l’homme privé par opposition à l’homme public (la perfection, au contraire, de ce modèle d’humanité se trouve incarnée par l’homme d’État philanthrope), mais surtout, quoique sa fonction corrective des inégalités de classes soit explicite chez nombre d’auteurs, le rôle du philanthrope n’est jamais réduit à un simple rôle de classe, ce que serait un modèle de relations de puissants à inférieurs, de riches à pauvres, de savants à ignorants : il est un rôle universel, le rôle de l’homme en société.
Cette même entreprise de spécification des pratiques – et du lien de celles-ci avec d’autres, comme celles étatiques – intéresse également des auteurs comme Aaron Horvath et Walter Powell (2016 : 87-122) ou encore Nicolas Guilhot (in Peretz 2012). Les premiers interrogent ainsi le passage d’une philanthropie « de soutien » à l’égard du secteur public à une philanthropie « perturbant » le secteur public. Ces auteurs se demandent alors comment ce changement affecte et est affecté par les attentes du public à l’égard du gouvernement et comment il induit des définitions différentes des responsabilités publiques attachées tant à l’État qu’au tiers secteur. Ils craignent que les formes actuelles de philanthropie, en raison de leur caractère perturbateur, menacent à la fois l’intégrité de la philanthropie et la santé de la démocratie. Nicolas Guilhot, de son côté, remarque que « dans le débat public actuel, les références à la “tradition” philanthropique américaine, à son Tocqueville de service, au proverbial community chest et à des formes de solidarité alternatives [lui] semblent être surtout des justifications idéologiques qui masquent, sous une continuité imaginaire, une véritable rupture dans les formes mêmes de la philanthropie ». Pour Nicolas Guilhot, ainsi, la « philanthropie » dont on vend aujourd’hui les mérites en France « n’a que bien peu à voir avec cette tradition historique » (in Peretz 2012). Pour lui, il convient au contraire d’insister sur la rupture, sur le bouleversement du monde philanthropique au tournant des années 1980, avec une transformation de ses structures sociales, un déplacement de ses centres de gravité, avec une évolution de ses technologies sociales et de son modus operandi (aujourd’hui largement calqués sur ceux du monde de la finance) qui marquent des nouvelles formes d’interventions qui participent aujourd’hui d’une nouvelle rationalité gouvernementale.
Conclusion : philanthropie et politique
Parler de « charité », de « bienfaisance », d’« altruisme » ou de « philanthropie », ou poser le singularisme ou au contraire l’universalisme de cette pratique, c’est peut-être aujourd’hui, plus encore qu’il y a quelques décennies [10], un enjeu politique et scientifique fort. Faire de la philanthropie une pratique quasi « naturelle », par exemple, c’est pour une large part la dépolitiser, la présenter comme inoffensive. Mobiliser le travail de Marcel Mauss, à l’inverse, ce n’est pas nier les rapports de domination et de pouvoir qui constituent cette forme de don – comme toute forme de don –, mais insister sur ce qui perdure du don maussien dans les pratiques contemporaines. Insister enfin sur le lien entre les pratiques philanthropiques contemporaines et le développement de la démocratie comme régime politique et les transformations du capitalisme, c’est peut-être d’abord mettre en évidence le rôle de cette pratique en termes de politiques publiques. La question du vocabulaire, comme de la perspective choisie, n’ouvre ainsi pas aux mêmes analyses ni aux mêmes cadrages. Comme l’écrit Siobhan Daly (2012), définir aujourd’hui la philanthropie – à la suite de Lester Salamon (1992) – comme « un don privé de temps ou d’argent en faveur d’un objectif public », c’est peut-être déjà entrer dans le jeu politique. En effet, pour cet auteur (Daly 2012 : 543), une telle définition a clairement acquis « une orientation évaluative dans les discours politiques », faisant de la philanthropie une forme de revenu pour soutenir les organisations à but non lucratif et plus largement les initiatives étatiques [11].
La philanthropie n’est ainsi pas seulement une « activité de bienfaisance » ou une forme d’« altruisme ». Elle est aujourd’hui tout autant un « mécanisme de financement » et une « action politique ». Olivier Zunz (dans ce numéro) met en avant le rôle des philanthropes américains dans la lutte pour les droits civiques au moment de la ségrégation. Lucy Bernholz, Chiara Cordelli et Rob Reich (2016 : 1), eux, rappellent ainsi que Diane Ravitch, ancienne conseillère auprès du secrétaire à l’Éducation à Washington, décrivait Bill Gates comme le « super-intendant non élu des écoles américaines » ; ils rappellent également que le chercheur Stephen Edwards disait que la pratique de la science aujourd’hui est moins décidée par des priorités nationales ou par des groupes de pairs que par les préférences personnelles d’individus qui possèdent d’énormes moyens financiers. Ces auteurs (Bernholz et al. 2016) questionnent ainsi les limites morales et politiques de la philanthropie : si la philanthropie n’est qu’une forme de charité ou d’altruisme, doit-elle être limitée ? Comme ils le notent ironiquement (Bernholz et al. 2016 : 12) : « Si la philanthropie est une bonne chose, un comportement moral de valeur, un caractère vertueux, dès lors plus il y a de philanthropie, mieux c’est ! La philanthropie devrait être partout ! »
Le débat sur le rôle – et le risque – politique de la philanthropie n’est pas nouveau. De part et d’autre de l’Atlantique, les tenants des théories « pluralistes » voient la philanthropie – au même titre que les mouvements sociaux et l’ensemble des actions de la société civile – comme une source d’innovation, supportant de multiples manières d’aborder des problèmes sociaux, dans une saine complémentarité avec les gouvernements pour résoudre des problèmes difficiles. Les tenants d’une perspective critique, eux, voient au contraire la philanthropie – en particulier les fondations – comme incarnant la volonté des élites d’avoir la mainmise sur la définition des problèmes sociaux et les modalités de leur résolution (sur ce point : Arnove 1980 ; Roelofs 2003). Ce débat s’articule à un second, celui de la similitude ou non des pratiques selon qu’elles concernent « les masses » ou « les élites ». Si pour Olivier Zunz (2012 et dans ce numéro) la continuité est forte entre les pratiques des uns et des autres, à l’inverse, d’autres auteurs estiment qu’il reste nécessaire de caractériser différemment les pratiques selon la position des acteurs sociaux dans la société, allant de personnes qui font de petits dons à des organismes de bienfaisance dans leur région à des donateurs riches qui cherchent à avoir un impact durable sur la société (Frumkin 2006 : 26-27 [12]).
Cet article ne veut pas apporter une réponse définitive à tous ces débats ou imposer une lecture unique à un ensemble de phénomènes, d’organisations, ou d’individus qui, par-delà l’unité du vocable « philanthropie » – revendiqué ou non –, peuvent s’inscrire dans des réalités fort différentes. Mais reste que le choix de telle ou telle perspective, comme le fait d’utiliser le terme de « philanthropie » pour décrire ces pratiques, semble aujourd’hui indissociable d’enjeux sociaux et politiques qui dépassent le seul cadre scientifique.