Depuis une vingtaine d’années, dans les pays occidentaux [1], la philanthropie est partout. On ne compte plus les articles de presse rendant compte de l’engagement philanthropique des élites économiques, les classements qui listent les grands donateurs de ce monde, à l’exemple du classement « America’s 50 Top Givers » du magazine Forbes. Définie comme « un don privé de temps ou d’argent en faveur d’un objectif public » (Salamon 1992), une « action volontaire en faveur du bien public » (Payton et Moody 2008 : 6) ou encore comme « un don (de temps, d’argent, de biens, de services) qui tisse une relation forte entre le donateur et son récipiendaire » (David et Tournès 2014 : 7), elle est présente dans tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse de l’aide aux démunis, de l’éducation, de la recherche, de la santé, de l’aide internationale ou des activités culturelles. Qu’elle se fasse en appui à l’action étatique, qu’elle soutienne des domaines d’activité où l’État ne s’engage pas, ou qu’elle se fasse contre des programmes publics, elle peut renvoyer tant à l’action associative qu’à l’engagement financier des plus riches dans l’action publique. Qu’elle prenne la forme de modestes dons individuels et charitables à l’échelle locale ou qu’elle s’inscrive dans la volonté de changer les structures de la société, qu’elle soit informelle ou qu’elle prenne la forme juridique d’une fondation, elle a une visibilité médiatique aujourd’hui très importante. Ce numéro de la revue ethnographiques.org explore les formes contemporaines de la philanthropie. Plus précisément, il interroge les pratiques du « donner philanthropique ».

Ce que recouvre le terme de philanthropie, si on y inclut une multitude de pratiques effectuées par tout type de population ou à l’inverse si on le restreint à un sous-ensemble plus spécifique au sein des pratiques généreuses et charitables, ne donne pas à voir la même philanthropie et n’ouvre pas aux mêmes questionnements scientifiques. C’est ce que montrent, dans une perspective historique et à propos des États-Unis, Olivier Zunz ou, sur un mode plus épistémologique, Alexandre Lambelet. Que l’on définisse la philanthropie sur la base des flux financiers à certains types d’organisations, à partir de l’intention des donateurs, ou sur la base de la forme que prennent ces dons, que l’on y inclue le bénévolat ou non, qu’on la limite à certaines formes organisationnelles (les fondations) ou sur la base de l’existence de certaines formes d’encadrement ou de reconnaissance institutionnelles (comme la reconnaissance d’une utilité publique par des autorités ou l’exonération fiscale de dons), ce ne sont pas les mêmes pratiques qui sont prises en compte. Comme l’écrivent Lucy Bernholz, Chiara Cordelli et Rob Reich (2016 : 3), « même si on peut trouver des articles et, plus rarement des livres écrits sur la philanthropie dans à peu près toutes les disciplines académiques, la manière dont est étudiée ou même définie la philanthropie dans chacune de ces disciplines est si différente qu’il est parfois difficile de reconnaître que les chercheurs parlent de la même chose ».

Ce numéro d’ethnographiques.org n’a pas vocation à donner une définition définitive de la philanthropie ou de l’étendue des activités que cette notion peut recouvrir. Il propose au contraire des études de cas précises de pratiques philanthropiques. C’est que si la littérature est riche d’une fascination pour les individus et pour les circonstances qui président à l’acte de don ou philanthropique (générosité des donateurs, histoires familiales, montants versés, nombre d’actions menées, etc.), en même temps, le fonctionnement concret de ces pratiques contemporaines reste le plus souvent à l’état de « boîte noire ».

C’est à ouvrir cette boîte noire que s’attellent Sylvain Lefèvre et Annabelle Berthiaume et Nicolas Duvoux. Les premiers étudient l’activité d’un comité de sélection de projets d’une fondation donatrice québécoise atypique, dans le sens où elle souhaite atténuer le rapport de force donateur-donataire, via un comité où siègent des acteurs engagés dans les milieux soutenus. Ils montrent le travail concret mené au sein de ce comité tant par les salariés que par ces bénévoles particuliers, au moment de choisir les projets qu’ils vont financer. Ils montrent également la réflexivité à l’œuvre chez ces individus et au sein de cette fondation, tant sur les critères et les modalités de choix des projets que sur le juste positionnement à avoir, comme fondation, face à l’État dans une période d’austérité budgétaire. Nicolas Duvoux observe, lui, les pratiques dans une fondation bostonienne et questionne également le travail quotidien mené par les professionnels de cette institution qui se pense contre les formes d’intervention des administrations publiques dans le domaine de l’aide aux pauvres. Dans les deux cas, en proposant des analyses des réunions organisées par ces deux fondations (que ce soient des réunions de travail ou des assemblées publiques), ces articles montrent comment les professionnels des fondations, par-delà les objectifs poursuivis, travaillent à réaliser leur idéal philanthropique dans leur fonctionnement même, que ce soit dans leurs prises de décision ou dans les formes de relations qu’ils nouent avec les bénéficiaires. Apparaissent ainsi des techniques particulières, des manières d’être et de faire, à même de distinguer une pratique philanthropique d’une fondation spécifique de celles d’autres fondations ou de l’action étatique. De la même manière que l’étude concrète du « travail humanitaire » (Dauvin et Siméant 2002) a permis de mieux saisir les enjeux propres aux ONG, ces articles permettent d’aborder, en étudiant par le bas le « travail philanthropique », certains dilemmes et enjeux structurels des fondations.

Mais ces deux articles, s’ils mettent d’abord en évidence le travail concret mené au sein de ces deux fondations, montrent tout autant comment leurs pratiques sont aussi contraintes par le contexte dans lequel elles opèrent, ou par le rapport à l’État que leurs professionnels, et ceux qui se joignent à leurs initiatives, entretiennent. Dans le cas de la fondation québécoise, les discussions observées en réunion ne peuvent être dissociées des débats publics portant sur le développement et le rôle pris par certaines grandes fondations au Québec, avec la bienveillance de l’État ; comme ils ne peuvent être dissociés du contexte de restriction budgétaire qui, conduisant à un retrait étatique dans différents secteurs d’action sociale, oblige les fondations à réfléchir sur le rôle qu’elles doivent endosser face aux changements d’orientation politique. Dans le cas de la fondation bostonienne, celle-ci semble se construire comme le négatif de l’action étatique dans le domaine de l’aide aux pauvres, et l’action menée par les professionnels doit incarner un dépassement des formes de travail social classiques ou étatiques, avec une critique forte de l’« assistance » et une promotion ambiguë de l’autonomie des participants.

Cette importance du contexte se retrouve également dans l’article d’Anne Monier sur les liens étroits qui unissent acteurs diplomatiques et philanthropiques, à propos des relations entre les diplomates français et les associations d’American Friends, c’est-à-dire de riches contributeurs privés américains qui font des dons aux institutions culturelles françaises. Cette auteure analyse les modalités particulières de soutien des acteurs étatiques à cette philanthropie, en détaillant les différentes ressources mises à disposition de ces sociétés d’« amis américains » pour les soutenir dans leurs activités. Les diplomates apparaissent être parties prenantes et acteurs de la philanthropie, et par-delà l’investissement par ces donateurs privés, on observe un investissement public en faveur de la philanthropie. Ce brouillage des frontières du métier de diplomate, celui-ci devenant tout autant un fundraiser qu’un représentant officiel de son pays à l’étranger, s’inscrit dans un contexte particulier, celui de coupes budgétaire importantes, là encore, au sein de l’État français et au sein du ministère des Affaires étrangères.

Ces articles montrent combien la pratique philanthropique n’est pas une activité autonome et comment elle évolue en lien avec les transformations d’autres champs d’activité. Dans son article sur le club de hockey des Canadiens de Montréal, Fannie Valois-Nadeau interroge la coexistence de pratiques philanthropiques diverses, menées par le club et ses joueurs. La professionnalisation et l’individualisation de l’activité philanthropique qui s’y est réalisée au cours des dernières décennies – et qui prend la forme aujourd’hui de collectes de fonds spectaculaires, de créations de fondations et du développement de la figure de l’« athlète philanthrope » – sont indissociables des nouvelles formes de célébrité, de médiatisation du don ainsi que de l’intégration des discours de responsabilité sociale d’entreprise au sein des clubs de sport professionnel. Dans un contexte très différent (le Cambodge) et l’analyse d’une pratique philanthropique très différente (le soutien d’une ONG en faveur d’une petite fille malade d’un cancer), Meriem M’Zoughi montre aussi ces hybridations, ici entre formes occidentales et cambodgiennes de pratiques philanthropiques. Retraçant l’histoire d’une petite fille qui a été prise en charge financièrement après qu’un Nord-Américain fit circuler sur les réseaux sociaux une photographie où l’on discernait distinctement sa tumeur, cette auteure montre non seulement comment de nouvelles modalités du don viennent se superposer à d’autres dans ce contexte cambodgien, mais également comment l’engagement de ce philanthrope aura des répercussions sur le dispositif formel d’aide aux plus démunis dans l’hôpital concerné.

Entrer par des études de « cas concrets », par des pratiques singulières et localisées (Briquet et Sawicki 1989), permet de sortir d’un débat trop souvent normatif pour favoriser au contraire une pleine compréhension des enjeux contextualisés de pratiques philanthropiques. Interroger les pratiques concrètes liées à ce « donner philanthropique » met ainsi en lumière les dilemmes des acteurs, les différents configurations, réseaux et contextes sociaux dans lesquels prend place l’action philanthropique. Cette analyse des formes de l’encastrement du don est une condition nécessaire pour en saisir le sens et la portée, jamais réductible à la seule interaction donateur-donataire.

add_to_photos Notes

[1Ce numéro d’ethnographiques.org est issu d’un appel à contribution ouvert et encourageant à des analyses portant également sur des pratiques philanthropiques dans des contextes non occidentaux. Malheureusement, un seul article portant sur un contexte non européen est au final présent dans ce numéro et s’il décrit une situation au Cambodge, cette situation est d’abord le fait d’un engagement de l’ONG d’un Américain en faveur d’enfants malades.

library_books Bibliographie

BERNHOLZ Lucy, CORDELLI Chiara et REICH Rob, 2016. « Introduction. Philanthropy in Democratic Societies », in REICH Rob, CORDELLI Chiara et BERNHOLZ Lucy, Philanthropy in Democratic Societies. History, Institutions and Values. Chicago, University of Chicago Press, p. 1-15.

BRIQUET Jean-Louis et SAWICKI Frédéric, 1989. « L’analyse localisée du politique », Politix, 2, 7, p. 6-16.

DAUVIN Pascal et SIMÉANT Johanna, 2002. Le Travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain. Paris, Presses de Sciences Po.

DAVID Thomas et TOURNÈS Ludovic, 2014. « Introduction. Les philanthropies : un objet d’histoire transnationale », Monde(s), 2, 6, p. 7-22.

PAYTON Robert et MOODY Michael, 2008. Understanding Philanthropy. Its Meaning and Mission. Bloomington, Indian University Press.

SALAMON Lester, 1992. America’s Nonprofit Sector : A Primer. New York, Foundation Center.

Pour citer cet article :

Alexandre Lambelet, Sylvain Lefèvre, 2017. « Introduction : philanthropies ». ethnographiques.org, Numéro 34 - juin 2017
Philanthropies [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Lambelet-Lefevre - consulté le 13.10.2024)
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