Dans cet ouvrage issu de sa recherche doctorale, Ève Bureau-Point se concentre de manière pionnière sur un aspect singulier de la gestion de l’épidémie du sida, celui de la participation des malades aux activités ayant trait à l’accès, à l’organisation et à la délivrance des soins au Cambodge. Ce phénomène des « patients experts » est abordé ici comme une « norme globalisée » qui se voit reformulée et réappropriée localement par les acteurs du système de santé national, ceux de l’aide internationale ainsi que les patients eux-mêmes. En décrivant minutieusement les pratiques et représentations de tous ces acteurs, cette étude retrace l’ensemble du processus, de son origine à son application concrète, en mettant en avant l’enchevêtrement des dynamiques locales et globales.
Malgré un développement essentiellement descriptif, le lecteur reste toutefois absorbé du début jusqu’à la fin par cette enquête, grâce à l’écriture fluide et plaisante de son auteure. En effet, il est embarqué dès la première page en partageant « l’étonnement de l’anthropologue » (p. 15) face à l’engouement général des organisations de lutte contre le sida pour le recrutement massif de patients dans les services de prise en charge du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) au milieu des années 2000 au Cambodge. Afin de saisir les significations locales de cette norme diffusée à l’échelle internationale, Ève Bureau-Point a réalisé durant deux ans (2006-2008) une enquête ethnographique multi-sites, à la fois en zone urbaine et rurale, et dans différents types d’institutions. Le lecteur appréciera tout particulièrement l’aspect pédagogique du chapitre intitulé « Méthode et terrain » (p. 25-33) dans lequel la chercheuse dévoile tout en humilité son parcours initiatique, déjà riche de leçons sur l’ordre social cambodgien.
Le premier chapitre du livre propose une contextualisation historique, humanitaire et sanitaire du pays. De fait, la mémoire des habitants actuels reste marquée à la fois par la gloire de l’ancien vaste empire d’Angkor qui fut progressivement « grignoté » (p. 36) par ses voisins, et par le dictatorial et sanglant régime des Khmers rouges qui fut défait progressivement entre 1979 et 1998. Depuis, la monarchie constitutionnelle est dirigée autoritairement par le même Premier ministre, Hun Sen. Avec l’ouverture des frontières en 1991, une « ruée d’organisations internationales » (p. 45) a déferlé dans le pays : chacune ayant pour objectif de participer à la reconstruction et à la relance économique du pays, d’abord dans une logique d’urgence puis à partir de 1993 dans le cadre de projets dits de développement. Selon Ève Bureau-Point, « on peut désormais réellement parler d’ancrage, d’enlisement, d’arrimage » (p. 49) de l’aide internationale au Cambodge qui voit dans ce pays « un eldorado » pour le déploiement de ses activités — et de ses valeurs — tandis qu’elle permet aux autorités nationales d’« avoir accès à la rente du développement » (p. 50). Celle-ci fut d’ailleurs très prolifique dans le secteur du VIH. En effet, à la suite de l’apparition de l’épidémie au Cambodge en 1991 tel un « nouvel agent destructeur » (p. 55), une myriade d’acteurs nationaux comme internationaux s’est organisée face à cette nouvelle crise, inscrite comme prioritaire sur l’agenda international. L’enquête d’Ève Bureau-Point sur les « patients experts » prend forme au moment de la décentralisation massive des services publics de prise en charge du VIH.
Dans le second chapitre, l’auteure définit la norme de la participation des patients à partir d’un passage en revue à l’échelle planétaire des démarches participatives qui se sont succédé dans les secteurs, non seulement du VIH, mais aussi et plus largement de la santé et du développement. Ève Bureau-Point montre comment d’un phénomène de mobilisation, à l’origine « par le bas » et caractérisé par l’entraide et l’activisme, la participation des personnes vivant avec le VIH est devenue progressivement une norme institutionnalisée incarnant des valeurs démocratiques et libérales centrées sur l’autonomie et la responsabilité des individus ainsi que sur le partage des savoirs et la répartition des pouvoirs entre experts et profanes. Stratégie désormais incontournable dans l’arène internationale du développement, les populations sont encouragées, grâce à des mécanismes de « renforcement de leurs capacités » (formations aux outils de communication, invitation à participer à des tables rondes et des conférences, etc.), à devenir de véritables acteurs engagés et responsables, ici de leur santé. L’histoire du Cambodge, telle que narrée précédemment, conduit à s’interroger avec Ève Bureau-Point sur la diffusion d’une telle norme et de ses principes (partage des savoirs et des pouvoirs) dans ce pays.
L’auteure expose, à la fin de ce chapitre, le processus d’émergence de cette norme à partir de la présentation détaillée des protagonistes qui l’ont construite (ONG internationales, programme national, agence des Nations unies et Fonds mondial de lutte contre le sida) avant de décrire, dans le chapitre suivant, son application concrète à partir de l’ethnographie fine de six dispositifs participatifs extra-hospitaliers et hospitaliers. Sans nullement remettre en cause la qualité et la rigueur de la démonstration, la prise en compte de l’entourage familial et social des « patients experts » aurait enrichi, selon nous, cette cartographie des acteurs étudiés. De plus, une analyse croisée des acteurs et de leurs méthodes ainsi qu’un schéma par exemple de tous ces réseaux auraient éventuellement pu aider le lecteur à suivre plus aisément cette longue description qui court sur une centaine de pages.
Ève Bureau-Point montre que la norme internationale qui circule au Cambodge, basée sur des principes d’autonomie et de démocratie, fait l’objet d’une tout autre appropriation par les représentants des organisations nationales et locales. Ces derniers ont tendance à développer une approche utilitariste de ces « patients experts ». En effet, les malades infectés par le VIH sont insérés dans l’organisation quotidienne des établissements de santé où ils représentent en définitive de la main-d’œuvre bon marché et polyvalente (conseil, accompagnement, secrétariat, ménage, etc.). Bien qu’ils aient considérablement aidé à rendre plus attractif le système de santé public, leur travail n’obtient pour autant aucune reconnaissance du personnel médical. Ainsi, tandis que selon la norme internationale en circulation, un double niveau d’expertise (opérationnelle et politique) est attendu chez les « patients experts », on observe dans le secteur du VIH au Cambodge, que les patients n’endossent généralement qu’un rôle d’« exécutants » tout en gardant « les positions les plus basses sur l’échelle sociale » (p. 181).
C’est à la lumière des socles sociohistoriques locaux qu’Ève Bureau-Point commente, dans le dernier chapitre, le « double mécanisme de résistance » (p. 181) à la participation politique : elle est autant « refoulée » par les « patients experts » qu’elle est « contrôlée » par les professionnels et planificateurs de santé nationaux. Les valeurs inhérentes à la norme de la participation profane nécessitent en effet de bouleverser l’ordre social établi depuis des siècles sur le strict respect des hiérarchies et du pouvoir moral incarné par les aînés, le patron et la religion. De plus, la guerre et la dictature ont laissé des stigmates profonds tels que « la peur et le manque de confiance vis-à-vis des gens de pouvoir » (p. 204) ainsi que « le repli sur soi et le manque de volonté de s’organiser en groupe collectif » (p. 207). Quand certains pourtant osent faire entendre leur voix, ils sont alors soumis à de fortes pressions sociales et leurs demandes se retrouvent vite « ensablées » (p. 124).
En outre, comme l’affirme l’auteure, c’est avant tout l’accès à un emploi, d’autant plus « adapté à la séropositivité » (p. 184) et « valorisé » (p. 185) de par son lien avec le secteur des organisations internationales, qui motive les patients à s’engager, bien plus que l’esprit de solidarité. L’auteure décrit également le vécu du dévoilement de la maladie, qui loin d’être un moyen d’émancipation pour les malades comme le font entendre les promoteurs internationaux de la participation, représente plutôt une « contrainte » (p. 190). De même, alors que le rapprochement entre experts et profanes est socialement impensable, les professionnels et décideurs de santé font tout pour les décourager et dévaloriser leur rôle politique tandis que certains « patients experts » « contournent [eux] leur rôle de pair et endossent la position autoritaire, distanciée, et parfois non éthique, des [maîtres] » (p. 188) face aux autres patients. Ainsi, au Cambodge, la participation des malades, avec ses effets inattendus, voire contradictoires, se révèle avant tout synonyme de « violence structurelle » (p. 225).
En somme, grâce à un habile jonglage entre diverses échelles de compréhension (passé/présent, globale/locale) et une ethnographie de la participation « telle qu’elle se fait, et non telle qu’elle devrait être » (Cefaï et al. 2012 : 8), l’étude d’Ève Bureau-Point révèle la complexité des relations tissées et la perpétuelle renégociation des jeux de pouvoir entre les acteurs impliqués, volontairement ou non, dans la circulation des normes globalisées. Elle ouvre la voie à d’autres recherches soit pour analyser à plus long terme au Cambodge les effets de ces expériences professionnelles sur les patients, soit pour la soumettre à la comparaison avec d’autres contextes géographiques, d’autres pathologies (initiée d’ailleurs par les deux numéros intitulés « Patients contemporains » de la revue Anthropologie & Santé de 2014 et 2015) et également d’autres secteurs (l’éducation ou la justice par exemple) afin de renforcer notre compréhension des usages liés à l’institutionnalisation de la participation profane.