Courses hippiques et transformations sociales
Un siècle après l’arrivée des premiers chevaux en Afrique du Sud, qui date du XVIIe siècle (Bankoff et Swart 2007, Swart 2010 : 20), les premières courses hippiques sur le modèle britannique sont organisées dans la ville du Cap. Toutefois, mis à part des études historiques, comme celles de Sandra Swart (2010), il existe peu de recherches en sciences sociales – particulièrement en anthropologie – qui se soient intéressées aux courses hippiques dans ce pays. Pourtant plusieurs anthropologues ont travaillé sur ce thème dans d’autres sociétés extra-européennes (par exemple : Digard 2003 pour l’Iran et Ferret 2009 pour l’Asie centrale) et, d’une façon beaucoup plus limitée, en Europe et en France (Digard 2001 [1]), mais surtout en Grande-Bretagne avec les travaux de Rebecca Cassidy (2002 et 2007).
Il s’agira ici d’appréhender les mondes sociaux qui se construisent et s’organisent autour des courses hippiques (Becker 1986, [1982] 1988). Leur déroulement donne à voir des relations sociales médiatisées par le jeu et le cheval, qui sont des rapports de classes et de races [2]. En effet, une large part de la société se retrouve dans ces courses, dans différentes positions – jockeys, parieurs, spectateurs, etc. – et avec des statuts distincts. Toutes ces personnes participent, en développant des collaborations, à l’avènement de ces courses. Elles se répondent et s’ajustent dans des configurations qui se transforment et se recomposent, parfois le temps d’un événement, et qui s’inscrivent toujours dans une dimension historique (Chevalier et Privat [2004] 2013 ; Déchaux 1995 ; Elias et Dunning [1986] 1994).
L’hippodrome et son organisation, la construction particulière des relations entre les humains et les animaux autour de courses hippiques et de paris y afférant, nous disent quelque chose de la société sud-africaine et de ses transformations historiques (Swart 2004 et 2008). Sans que ce lieu ne puisse être considéré comme un résumé du monde extérieur : le jeu est toujours une formalisation et une simulation, non pas une saisie directe de la réalité politique et sociale (Caillois [1958] 1967, Cassidy 2002, Dagron 2011, Hamayon 2012).
Les lieux d’enquête ethnographiques sont situés au KwaZulu-Natal et à Durban, la ville la plus importante de la province, mais les différents acteurs de ces mondes sociaux qu’il s’agissait tous de rencontrer – tant les hommes que les chevaux – s’inscrivent dans des réseaux qui s’étendent bien au-delà de ce terrain particulier.
Mon intérêt pour l’hippodrome de Durban, Greyville, est né d’une curiosité pour cet espace situé au centre de la ville (figure 1), sur les flancs de la colline de Berea, historiquement un quartier blanc mais à la lisière d’un quartier de relégation indien. Car, depuis plusieurs années, je m’intéresse à observer comment les différentes communautés partagent les mêmes espaces publics ou semi-publics, auparavant ségrégués, et comment ces nouvelles pratiques transforment cette ville côtière (Chevalier 2012, 2015 et 2017). L’hippodrome m’est naturellement apparu comme l’un des lieux où conduire une ethnographie du monde social qui gravite autour des courses hippiques.
Au début de mon enquête, à partir de 2013, le fait d’être francophone m’a facilité l’accès à ce monde, car il était clair que je devais devenir membre du Gold Circle – le turf club provincial –, et son comité était alors – cela a changé depuis – dirigé par un Sud-Africain d’origine mauricienne, attaché à la langue française [3]. Ce statut de membre m’a permis d’avoir accès à tous les espaces de l’hippodrome, à tous les acteurs en lien avec le Gold Circle, et de bénéficier d’introductions dans les réseaux de la filière hippique, y compris pour les courses rurales qu’il sponsorise [4], pour y conduire observations et entretiens [5]. Rapidement, les observations ont été étendues à Clairwood, l’autre hippodrome de Durban, situé dans la zone portuaire et industrielle, qui a été vendu en 2014 et a cessé toute activité [6]. Enfin, je suis partie dans la campagne du KwaZulu-Natal visiter des centres d’entraînement, des haras, et surtout assister à des courses rurales. Ce travail ethnographique s’est accompagné d’une recherche dans les archives locales de la ville en essayant d’aller au-delà des récits historiques qui sont souvent des discours convenus sur les courses hippiques [7].
Les descriptions des courses hippiques, tant urbaines que rurales, s’efforceront, tout d’abord, de tracer les contours de ces deux mondes sociaux qu’elles participent à faire émerger. L’accent sera mis, en particulier, sur deux rencontres importantes, l’une qui prend place à Greyville chaque année depuis le début du XXe siècle [8], le Durban July ; et l’autre, le Dundee July, qui a lieu dans la ville minière provinciale de Dundee. Non seulement les lieux de ces courses, mais aussi les acteurs et les chevaux sont différents. Mon analyse contrastera, ensuite, ces deux mondes sociaux afin de saisir ce qu’ils nous apprennent de la société dans laquelle ces manifestations s’inscrivent, en l’occurrence des transformations contemporaines de la société sud-africaine [9].
Car si les humains « font faire » quelque chose aux chevaux (Ferret 2013, 2014 et 2016) – les faire courir en compétition les uns contre les autres –, ceux-ci participent, à leur tour, à l’émergence et à la constitution de mondes sociaux, qui n’existeraient pas sans eux et les courses. Le cheval est un acteur central de ces mondes : leur présence crée des univers sensoriels et addictifs : couleurs, exclamations et commentaires excités, poussière, odeur, corps côte à côte n’existent que par ce jeu.
Courses urbaines
Au cœur de la ville : Greyville
À la fin du XIXe siècle, un hippodrome est construit à la lisière du centre-ville de Durban, sur un terrain loué à la municipalité. Aujourd’hui, le Gold Circle, seul opérateur des courses qui s’y passent, en est le locataire. Il est aussi le gestionnaire régional du Tote (l’équivalent du PMU) intégré dans un système national. Le Gold Circle ne distribue pas de dividendes à ses membres. Cette organisation réinvestit ses profits dans l’industrie des courses (après taxes diverses). Les courses hippiques qui prennent place à Durban, sur l’hippodrome de Greyville, s’inscrivent dans un cadre formel et réglementaire – surveillance du National Gambling Board et de la National Horse Racing Authority (ex-Jockey Club of South Africa) qui s’est élaborée durant le XXe siècle.
L’espace de Greyville est « traditionnel » et se retrouve partout où se pratiquent des courses hippiques sur le modèle britannique : une piste de 2 800 mètres de circonférence avec, sur l’un des côtés, des bâtiments qui permettent de voir les chevaux de loin et surtout leur arrivée. Si l’on ne peut pas dire que la construction d’un tel lieu ait créé de l’urbanité à Durban comme le décrit Dagron (2011) pour les villes de l’Empire byzantin, il l’inscrit néanmoins dans un réseau de la « Britishness [10] » qui permettait la circulation des membres de cet empire dans des lieux d’activités de loisirs similaires comme les clubs et les terrains de golf (figure 2).
Durban, grand port de trois millions d’habitants, est en effet situé dans une région où l’influence coloniale britannique a été forte. La ville se situe dans la province du KwaZulu-Natal dont la population noire est majoritairement zouloue. D’ailleurs, les langues de communication, tant en milieu urbain qu’à la campagne, sont l’anglais et le zoulou [11]. Une de ses autres caractéristiques, importante pour mon propos, est que le quart de la population urbaine est d’origine indienne et que cette communauté est très présente dans le monde social des courses. Durban est aussi – et ceci dès le milieu du XIXe siècle – un lieu de loisirs car les hivers y sont doux et ensoleillés – on va donc voyager du Cap, ou de Johannesburg, au Natal pour assister à des courses importantes durant la saison d’hiver de Durban (Durban Winter Season [12]).
Jusque dans les années 1960, les chevaux sont installés à proximité de Greyville, dans des écuries nommées Newmarket [13], et ils sont entraînés sur la plage ; la municipalité demande alors que les chevaux soient éloignés de la ville. Le Gold Circle ouvre un centre d’entraînement à cinquante kilomètres de Durban, qui existe encore et qui comprend aussi la South African Jockey Academy (ouverte en 1972). Les chevaux quittent donc la ville et y deviennent invisibles jusqu’au moment où ils descendent des camions dans les écuries de Greyville. Ils s’inscrivent dans un cadre spatial et social formalisé et organisé, qui existe bien sans leur présence, mais leur arrivée le transforme complètement et il se crée une communauté autour de ces animaux et de l’événement de la course. L’hippodrome est donc un lieu « rythmé » par les chevaux et les courses. Celles-ci sont organisées en « saisons », auparavant nettement définies (Bruneau 2013) ; mais, pour pallier la baisse actuelle de fréquentation de l’hippodrome, des courses sont organisées parfois même en été [14], au moment du déjeuner, encourageant ainsi les gens à venir y passer leur pause, ou alors le vendredi soir avec des courses de nuit (créées dès 1996).
Pourtant, en dehors des courses, ce n’est pas un lieu « vide », des employés y travaillent en permanence, mais en moins grand nombre. Greyville emploie environ deux mille personnes, à la fois pour la gestion des courses et des paris, mais aussi pour la maintenance du lieu, la voirie et les services aux membres du Gold Circle. Si la direction de celui-ci était jusqu’à récemment majoritairement blanche, elle change rapidement, ainsi la présidente est aujourd’hui une femme noire [15]. Cependant, il existe encore une sorte de spécialisation raciale dans les activités sur l’hippodrome : la plupart des employés qualifiés sont Indiens ; les noirs occupent surtout des emplois aux guichets des paris ou dans la voirie de l’hippodrome (figure 3), ou encore comme palefreniers.
Les mondes sociaux des courses hippiques à Durban
Comme dans toutes les villes sud-africaines (Gervais-Lambony 1996), l’espace urbain à Durban était organisé sur une base raciale, avec des quartiers d’assignation résidentielle pour les noirs, les Indiens, les blancs et les métis (Padayachee et Freund 2002). L’hippodrome n’échappait pas à cette règle bien que, historiquement, il soit resté plus longtemps un espace mélangé, bien que hiérarchisé. En effet, des descriptions de la fin du XIXe siècle, ainsi que certaines illustrations, présentent une foule racialement mélangée, avec une forte présence indienne et parfois des chefs zoulous (Jaffé 1980) ; pourtant seuls les blancs (et pendant longtemps, les hommes) pouvaient être membres d’un turf club. La ségrégation s’est surtout durcie durant l’apartheid – à partir des années 1950 – jusqu’à ce que les hippodromes aient des espaces séparés racialement, qui ont disparu peu à peu dès les années 1980.
Ainsi, à Greyville, l’espace était séparé en trois « cercles », trois sections plus ou moins proches de l’arrivée des courses. Le Gold Ring était ouvert aux blancs et aux Indiens qui en faisaient la demande ; le Silver Ring (construit dès 1927) était réservé aux Indiens et aux métis, alors que le Bronze Ring est réservé aux noirs – et en dehors des bâtiments. Comme pour l’organisation urbaine, les blancs et les noirs étaient les plus éloignés les uns des autres, séparés par les Indiens et les métis (figures 4 et 5).
À partir de 1950, tous les Indiens ont été confinés au Silver Ring, l’appartenance raciale prenant le pas sur la classe sociale. Cette séparation a provoqué de nombreuses protestations de leur part, l’envoi de force pétitions, dont celle du Natal Indian Congress et un appel au boycott des courses. Une délégation de l’élite indienne exprima son indignation dans ces termes :
They felt that being banned from the Gold Ring was an insult to the dignity of their people, most of whom occupied highly respected positions in the city, and punted hundreds of pounds on the Tote. Mr Anglia said he had been a racegoer since 1910 and had always frequented the Gold Ring. Mr Thaker bet up to £500 a meeting and felt it essential that he and others like him be given credit facilities as it was dangerous to carry so much cash out. All resented the fact that they were being deprived of a right which they had enjoyed for the past 50 years – especially as they contributed so much money to the Club. The difference of colour should not come into it [16]. (Wrinch-Schulz 1996 : 68-69.)
En effet, elle comprenait – et comprend toujours – des propriétaires de chevaux, et surtout de nombreux amateurs de courses hippiques [17]. Mais rien n’y fit, bien que les Indiens boycottèrent alors Greyville et le Silver Ring pendant presque une année, ce qui conduisit à de très grandes pertes pour le Tote et les bookmakers. Cet épisode a laissé un goût amer encore aujourd’hui dans la communauté indienne, comme j’ai pu le constater lors de mes entretiens, malgré la célébration organisée en 2010 par le Gold Circle en l’honneur de ses membres indiens et de leur rôle dans l’industrie des courses hippiques.
Quant à la communauté noire, elle était confinée dans la partie la plus éloignée de l’hippodrome, en dehors des parties bâties. De plus, ses membres qui s’intéressaient aux courses hippiques trouvaient peu d’informations sur celles-ci dans les médias communautaires, dont les articles sportifs mentionnaient surtout le football et la boxe. Ainsi un examen de la collection du journal Ilanga Lase Natal [18], publié selon les périodes en zoulou et en anglais – aujourd’hui seulement en zoulou –, montre que les résultats des courses hippiques n’y figurent qu’à partir des années 1950 [19] (figure 6), avec une vraie rubrique « Umjaho » (course), apparue en 1970. De même, il faudra attendre 1967 pour qu’un Indien obtienne une licence pour proposer des paris (Tote) dans une boutique lui appartenant dans un township indien (Chatsworth) et les années 1980 pour avoir le premier betting shop tenu par un noir dans le township de KwaMashu (Naidoo 1993).
Aujourd’hui, l’observation de l’hippodrome montre qu’il reste encore largement un espace différencié, peut-être plus socialement que racialement, mais, en Afrique du Sud, la différence sociale est aussi, dans une large mesure, raciale. Les blancs et les Indiens forment la grande majorité des membres du Gold Circle, qui ont accès à des espaces réservés. Là, les gens viennent en couple ou entre amis, et il y a presque autant d’hommes que de femmes. En revanche, dans les espaces situés autour de la piste, où l’accès est libre pour la plupart des courses, la foule est plutôt masculine, indienne et noire. De nombreux bars et stands proposent boissons et nourriture, surtout des samosas et des curries, qui créent une sociabilité d’habitués de l’hippodrome.
Le Durban July : le lieu de la « nouvelle Afrique du Sud » ?
Depuis le début du XXe siècle, le premier week-end de juillet a lieu cette grande rencontre hippique de plat, la plus importante de l’Afrique subsaharienne, le Durban July, à laquelle assistent 50 000 personnes [20]. Même si cet événement a toujours attiré de nombreux spectateurs, depuis la fin de l’apartheid, il rassemble une foule multiraciale, en majorité noire et indienne, et de toutes les classes d’âge. Celle-ci n’est pas seulement locale, les gens viennent de tout le pays [21]. Ces courses accueillent aussi de nombreuses stars des médias et les grands noms du monde économique. Les retombées financières locales permettent au Gold Circle de conserver d’excellentes relations avec la municipalité, qui lui loue le terrain sur lequel se trouve Greyville. Durant cette rencontre, la course la plus importante est la Vodacom [22], d’une longueur de 2 200 mètres, qui est toujours la septième de ces rencontres hippiques, et dont le gain est de plus de 260 000 euros (4 millions de rands). Elle a pris une dimension spécifique, nationale et politique avec la présence du président de la République et d’autres membres des gouvernements, national et provincial.
Les chevaux apparaissent dans le dernier virage, la foule se lève, l’excitation est à son comble, le commentateur crie les numéros et les noms des chevaux en tête… (extrait sonore 1 et figure 7). Et là, surprise, le cheval gagnant, Do it Again, n’est pas le favori, c’est African Night Star [23] ! La plupart des parieurs font un peu la tête ; quant à moi, je vais au guichet chercher mon gain car j’ai six « placés » dans cette fameuse course, le Vodacom Durban July. Le lendemain, les journaux annoncent l’équivalent de 30 millions de dollars de paris pour cette course.
Les propriétaires et l’entraîneur du pur-sang gagnant se précipitent autour de lui et ils posent pour des photographies (figure 8) ; le cheval et son jockey font un petit tour sur la piste devant le public en attendant qu’un podium y soit rapidement dressé. Il est recouvert d’une couverture rouge par son palefrenier (figure 9). La course et son arrivée passent en boucle sur l’écran géant placé au bord de la piste et sur le panneau d’affichage des départs. Le comité du Gold Circle arrive : le premier à recevoir une cocarde et un grand ruban est le jockey, puis les propriétaires et enfin le palefrenier personnel du pur-sang, souvent la seule personne noire de l’équipe qui s’active autour du cheval.
Les chevaux, arrivés par camions spéciaux des haras et des lieux d’entraînement, parfois depuis quelques jours s’ils viennent de loin, sont préparés par leurs palefreniers dans les écuries, protégées de toute intrusion extérieure (figure 10). Juste avant la course, les propriétaires arrivent au centre du rond de parade – ils sont de plus en plus nombreux à appartenir à la communauté noire, même si les blancs et les Indiens dominent toujours (figure 11). Ils sont suivis par les jockeys, qui s’installent sur une petite estrade, sous les acclamations du public (figure 12). Aucune femme parmi eux, mais récemment quelques noirs, dont certains sont devenus célèbres comme S’Manga Khumalo.
Puis le président de la République et sa femme, précédés de leurs gardes du corps : il vient serrer la main de chacun des jockeys en échangeant quelques mots (figure 13). Les chevaux font d’abord le tour du rond de parade avec leurs palefreniers (figure 14), puis montés par leurs jockeys respectifs (figure 15). Dès que la sonnerie retentit, un mouvement, tel un lent reflux, amène la foule qui occupait les estrades de la parade de l’autre côté du bâtiment, vers la piste. Certains attendent la dernière minute pour poser leurs paris, dans des va-et-vient entre l’avant et l’intérieur du bâtiment ; mais pour la 7e course, ils sont souvent pris d’avance. Les chevaux longent la piste en direction des stalles de départ sous les commentaires de la foule. Alors qu’ils disparaissent de la vue des spectateurs, leur image apparait sur les écrans avec le décompte du temps qui reste avant le départ. Certains sont très nerveux et doivent être poussés dans les stalles par leur palefrenier [24]. Sur la piste, devant la tribune principale, un chœur chante l’hymne national, repris mollement par la foule, plus intéressée par la course que par l’expression d’un attachement national (figure 16).
Lorsque les chevaux apparaissent dans le dernier virage de la piste, car le départ et une grande partie de la course ne sont pas visibles des gradins et encore moins du parterre, ou alors se devinent dans le lointain, par intermittence, à travers les arbres, la foule se lève et commence à crier… Cette agitation va en s’accentuant lors du passage du poteau. Il faut alors regarder l’écran pour être sûr de ce que l’on a vu – le gagnant est-il bien le numéro 8 ou non, et quels sont les autres chevaux ? Le tableau révèle peu à peu ces informations jusqu’à la lumière verte qui indique que les résultats ont été validés et qu’il est temps d’aller récupérer ses gains.
À l’occasion du Durban July, l’espace de l’hippodrome est transformé : le golf qui occupe ordinairement son centre devient pour l’occasion un immense parking ; le reste est loué à différentes entreprises, qui y installent des grandes tentes meublées comme des séjours avec grands canapés, fauteuils et tables basses (figure 17). On y sert des boissons, parfois de la nourriture, et surtout on y écoute de la musique. L’accès à ces espaces est réservé, certains accueillent des vedettes des médias sud-africains, acteurs de séries télévisuelles, chanteurs, etc. Autour de la scène du défilé de mode, où se produiront plus tard dans la soirée des groupes de musique, se promènent des jeunes gens, habillés plus originalement les uns que les autres. Des couples participent au concours de mode, chaque année sur une thématique différente. Tout le monde s’est mis sur son trente-et-un pour les courses, parfois de manière excentrique : robes longues ou très courtes, strass, grands décolletés, chapeaux, talons aiguilles. Les vêtements sont souvent faits par des couturières – parfois cousus maison – avec quelques rappels de motifs africains surtout pour les femmes noires. Par contraste, les Indiennes et les blanches portent plutôt du prêt-à-porter. Les festivités qui lient mode et élégance vestimentaire aux courses hippiques commencent bien avant l’événement lui-même, en particulier par des défilés où des étudiantes et étudiants diplômés d’une université locale s’affrontent devant un jury. Les gagnants défilent sur une scène, juste avant les courses, récompensés par des prix importants [25] (figure 18). De même, défilent sur ce podium les couples les mieux costumés – en lien avec la thématique annuelle (figure 19).
Comme membre du Gold Circle [26], je peux réserver une table dans des espaces privés du bâtiment de l’hippodrome – dont les prix varient grandement (figure 20). Je choisis toujours le même lieu, le Devon Air Lounge, d’où je peux me déplacer facilement, voir les courses confortablement et déjeuner si je le souhaite. Les buffets de Greyville comprennent une série invariable de plats qui vise à satisfaire les préférences de chaque communauté particulière, par exemple du gigot d’agneau avec une sauce à la menthe, des curries, ou du mealie pap – sorte de polenta, dans une combinaison spécifiquement sud-africaine. Les clients du Devon Air Lounge s’installent sur des fauteuils autour de petites tables à café. Mais, cette fois, les gens sont arrivés vers 9 heures pour les réserver, juste avant la première course : il n’y a plus de places… et impossible de négocier ! Je finis par m’installer au bar. Le couple à mes côtés – il me semble me souvenir de sa femme, entrevue dans d’autres courses – me demande de garder leurs places. Ils parient chaque fois, de manière bien organisée : la femme a des petits sacs en plastique qui correspondent à chaque course, contenant des notes sur les chevaux et de l’argent à miser. Sur la trentaine de tables, la plupart sont occupées par des groupes d’amis, en majorité indiens, avec quelques blancs. Ici, plutôt des habitués des courses et de grands parieurs. Propriétaires de chevaux et membres aisés du comité du Gold Circle occupent de petites loges dans les étages supérieurs de l’hippodrome, dont la location pour l’occasion peut s’élever à plusieurs centaines d’euros. La foule, qui est dans l’autre partie du Devon Air Lounge, devant les nombreux guichets du Tote – et les quelques guichets de Tab Gold, le bookmaker du Gold Circle – est composée uniquement d’hommes, presque tous indiens, habillés en costumes sombres. Parier est pour eux une activité très sérieuse. En témoignent cartes raturées, papiers étalés et longues discussions aux guichets. Presque aucune femme ne va parier seule ; en revanche, de l’autre côté du comptoir, les employés sont des femmes noires.
Après les dernières courses, je quitte l’hippodrome dans la bousculade car la foule est aussi dense dans un sens que dans l’autre : de nombreux jeunes gens y arrivent, principalement pour rencontrer des amis dans les tentes pour la soirée qui commence bientôt et qui durera une partie de la nuit. D’autres fêtes et concerts sont prévus dans la ville [27], qui font du Durban July un événement aussi mondain qu’hippique.
Clairwood : un paradis perdu
Comme de nombreux pays, la France par exemple, la désaffection des hippodromes touche l’Afrique du Sud [28]. Les responsables de l’hippodrome essayent de proposer de nouvelles activités ou de nouveaux services durant les courses – garderie d’enfants, barbecues, etc. – afin d’attirer plus de monde : la course hippique devient alors l’une des activités de ce lieu, ce qui renoue avec l’histoire, puisqu’elle s’inscrivait, à sa naissance en Europe, dans des foires locales.
Cette situation de désaffection générale a conduit la direction du Gold Circle à vendre le second hippodrome de Durban, Clairwood, en 2014 avec le projet de conserver le premier, Greyville, et de le rénover – en particulier de créer une piste en matière plastique polytrack [29], qui autorise des courses même après une pluie tropicale. Clairwood, ouvert en 1921, était situé dans une zone industrielle et portuaire, à forte population indienne et noire, pour qui le champ de courses était d’abord un espace vert très populaire dans cette partie de la ville fortement polluée par l’industrie des hydrocarbures. Cet hippodrome a toujours été un lieu de relative mixité raciale, avec une atmosphère presque campagnarde et une très belle architecture ; les gens y allaient autant pour voir les courses et parier que pour pique-niquer en famille.
Ainsi, ce dimanche de juin, les courses sont sponsorisées par le journal Rising Sun, dont le lectorat est principalement indien (figure 21). La foule est dense, les gens sont venus en famille, parents, enfants, grands-parents, c’est la sortie du dimanche ! La végétation de cet hippodrome est magnifique et les bâtiments élégants. Quasi toutes les tables à l’étage des membres du Gold Circle sont occupées ; près du bar, un couple indien qui vient « à toutes les courses, ici ou à Greyville, pour se relaxer ». Le mari parie de manière « scientifique », rien ne doit être laissé à la chance : il a son ordinateur devant lui avec un programme qui analyse les performances de chaque cheval en lice et lui permet de faire son choix. Le mien – de mari – décide alors de tenter sa chance : il parie sur un outsider, et il gagne (l’équivalent de 150 euros, une somme assez importante) ! Notre voisin est abasourdi : un groupe de discussion s’organise immédiatement autour de lui avec plusieurs habitués qui se connaissent tous… Pendant ce temps, devant la piste, sur une scène, un spectacle de danseuses indiennes qui provoquent les commentaires des spectateurs et une certaine hilarité. Dans de petites tentes, on vend de la nourriture et des films de Bollywood. La foule est dense, autour des stands des bookmakers comme autour de la piste.
Ce projet de vente d’un lieu si populaire et vivant a provoqué une levée de boucliers de la part de plusieurs associations de résidents et des mouvements écologistes. Mais toutes les oppositions ont été rejetées. La municipalité a donné son feu vert à la vente et à la transformation de ce terrain en espace logistique en lien avec l’agrandissement du port. La communauté indienne a donc perdu ce qu’elle considérait comme « son » hippodrome et, aux dires des employés des courses, les spectateurs et parieurs indiens ne se sont pas tous repliés sur Greyville, dont l’ambition est de devenir le seul champ de courses, pour toutes les communautés.
Courses rurales
Dundee : au cœur du KwaZulu-Natal
La petite ville de Dundee se situe à plusieurs centaines de kilomètres de Durban, dans une région qui a été au cœur des guerres anglo-boers et anglo-zoulous de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Elle est connue pour ses mines de charbon – qui ont participé à l’arrivée d’une communauté indienne – et pour le séjour que Gandhi y a effectué.
Le Dundee July, une course qui se déroule deux semaines après celle du Durban July, accueille aujourd’hui plus de 20 000 personnes, et elle s’est surtout développée depuis une dizaine d’années grâce à différents soutiens. Elle est supervisée par l’association provinciale des courses rurales et soutenue par les pouvoirs politiques et administratifs [30], ainsi que par le Gold Circle qui en est un sponsor important (figure 22). Elle fait partie des courses de trot désignées aujourd’hui comme des « courses de style africain [31] » par leurs organisateurs. Les chevaux, des trotteurs [32], ne sont pas des pur-sang ; et quand ils ne courent pas, ils participent aux travaux agricoles et au transport de marchandises dans le monde rural. Les chevaux sont désignés par mes informateurs comme des « mix-bred [33] ». Propriétaires et jockeys sont le plus souvent noirs.
Les courses rurales s’inscrivent dans une longue tradition. Aucun de mes interlocuteurs ne s’accorde pour les dater précisément, mais la fin du XIXe siècle avec une reprise au début du XXe siècle semble le plus probable, après les guerres anglo-boers, durant lesquelles près d’un demi-million de chevaux seraient morts (voir le témoignage de Plaatje [1916] 2006). Elles ont laissé les campagnes exsangues et très dépourvues en population équine (Swart 2010 : 103). Entre les années 1880 et 1914, plus de cent clubs de courses hippiques sont répertoriés (Jaffé 1980, Longrigg 1972), près des mines et des chemins de fer – comme à Dundee (figure 23). Ces courses rurales rassemblent des chevaux qui viennent souvent de loin, de même que les participants et les spectateurs, toutes communautés mélangées ; elles ont parfois lieu une seule fois par année, lors du Nouvel An par exemple.
Parmi les contrées proches où le cheval a pris une grande importance et où il est devenu même une marque d’identité ethnique, il faut citer le royaume du Lesotho, qui l’a adopté dès la première partie du XIXe siècle. Ainsi le roi Moshoeshoe aurait-il importé, entre 1833 et 1938, 200 chevaux et, dès 1842, son armée comptait 500 cavaliers. Les Basotho sont encore aujourd’hui considérés comme des cavaliers émérites dans la région et ils sont très présents dans les courses rurales. Le climat de ce pays montagneux permet aussi une meilleure survie des chevaux face à l’« African sickness » qui entraînait une mortalité très importante jusqu’à récemment, et qui aujourd’hui semble sous contrôle grâce à la mise au point d’un vaccin [34].
Lors des courses rurales, les femmes ne s’impliquent pas directement auprès des chevaux : elles n’en possèdent pas ; et, à Dundee, elles montrent peu d’intérêt pour la compétition et parient peu [35]. Les jeunes filles ne courent pas comme jockeys, sauf depuis 2018, dans une seule course, subventionnée par une entreprise locale dont c’est l’exigence. En effet, les chevaux sont liés fortement à la masculinité (pour la communauté afrikaans, voir Swart 2010 : 137). Dans le monde rural, les femmes prennent soin des ânes et les montent – ils sont également les animaux de transport des gens pauvres ; s’il n’existe pas de courses d’ânes, cet animal, en opposition au cheval, est un marqueur important d’une différence genrée. Cet équidé possède un statut particulier : il est encore très utilisé dans les campagnes, mais il est aussi accusé régulièrement de détruire les cultures et de favoriser l’érosion des terres [36].
Exprimer son appartenance africaine lors du Dundee July
Le Dundee July commence la veille par une parade à travers la ville, dans la rue principale, Victoria Street. Tout à coup, la foule s’amasse, je me précipite ! Les premiers chevaux apparaissent, montés par des jeunes gens (et quelques jeunes filles) sans selle pour la plupart (figure 24). Les animaux sont agités et leurs mouvements désordonnés, d’autant plus qu’ils sont suivis immédiatement par des motards sur de grosses cylindrées qui font vrombir leur moteur à la grande joie de l’assistance… mais à la grande frayeur des montures que leurs cavaliers ont bien de la peine à contrôler (figure 25). Le défilé continue avec la fanfare municipale (figure 26), des membres de l’ANC, puis l’ensemble des communautés locales : des jeunes Indiennes en saris ; des jeunes femmes zouloues et quelques jeunes hommes en habits traditionnels ; les beautés locales en robes de soirée et hauts talons. La foule est exclusivement noire et indienne. Sur une estrade installée devant le bâtiment de la mairie, en face du Royal Country Inn, a pris place le conseil municipal, composé d’hommes et de femmes très élégants, ces dernières portant toujours un élément de leur costume en isishweshwe [37] – un doek (turban), par exemple (Leeb-du Toit 2012 : 24, 34 ; 2017). On était en année électorale, les discours politiques en zoulou étaient animés et suscitaient l’enthousiasme de la foule. Puis les groupes se succédèrent devant un public nombreux : la fanfare, une danse indienne, etc. (figures 27 et 28). Un peu plus loin, les chevaux avec leur palefrenier et leur propriétaire étaient sur la pelouse, assez calmes (figures 29 et 30). Certains avaient fait un long voyage, parfois en camion ou à l’arrière d’un bakkie – petit camion dont l’arrière est ouvert (figure 31) –, d’autres enfin en emmenant leur cavalier sur leur dos… Ils viennent de toute la province, des provinces voisines comme le Cap-Oriental, le Free State et le Gauteng, et du Lesotho, le pays équin de la région (Swart 2010 : 77).
L’organisation de l’espace des courses de Dundee s’est longtemps résumée à une piste tracée sur le terrain de l’aéroport local. Depuis 2005, la piste en terre battue, de forme oblongue, a été entourée d’une barrière, un petit bâtiment en dur a été construit, protégé pendant la course par des caméras de vidéosurveillance et des gardiens. Des tentes – dont le nombre augmente chaque année –, louées à des entreprises locales, sont érigées pour accueillir des invités. Comme dans un hippodrome classique, une hiérarchie sociale est créée dans la succession des tentes séparées par des barrières gardées. Celle située à l’arrivée regroupe les invités des différentes entités provinciales qui financent les courses, les élites politiques locales, les propriétaires importants et les employés ou membres du Gold Circle présents à Dundee. Les autres accueillent les employés d’entreprises locales qui sponsorisent les courses. Les simples spectateurs – mais les plus passionnés – sont repoussés sur les côtés, bien loin de l’arrivée, juchés sur des arbres ou sur l’arrière de camions, ou encore dans le centre du cercle de la piste.
Pour accéder à l’hippodrome, je dois avoir un laissez-passer, émis par les autorités administratives provinciales. Un bracelet de papier plastifié blanc à mettre au poignet et un autocollant à fixer sur ma voiture seront mes sésames. Ma position d’invitée et de membre du Gold Circle me permet d’avoir accès à la piste avec la responsable du Coastal Horse Care Unit, une association caritative qui examine les chevaux avant les courses et les soigne si nécessaire.
En même temps que les voitures et la foule en taxi [38] ou à pied, les chevaux arrivent dans la matinée, soit montés à cru par de jeunes gens, voire des adolescents, soit dans des petites carrioles ouvertes derrière un 4 x 4. Il fait encore frais, les chevaux portent des couvertures, parfois simplement faites de vieux sacs de semences cousus ensemble (figure 32). Quelques buvettes publiques à l’entrée du site. Plus loin, la parade est un espace délimité sur un côté par une estrade où sont assis des hommes qui regardent l’arrivée des premiers chevaux (figure 33). Ils commencent à parier entre eux, informellement, car il n’y a pas de licence officielle de paris pour ces courses. Il existe bien un programme sur papier qui circule parcimonieusement, mais tous les spectateurs ne lisent pas et ne comprennent pas nécessairement bien l’anglais. Les jeunes hommes – dont le plus jeune a 14 ans – qui montent les chevaux reçoivent à cette occasion des bombes de cavalier et des tee-shirts portant des numéros de même couleur. Ils vont ensuite prendre place sur la piste (figure 34).
Je tourne un peu en rond avant de comprendre où je peux m’installer : je m’assieds dans l’une des premières tentes. Au fil du temps et de mes rencontres, je passerai d’une tente à l’autre jusqu’à la dernière de la rangée, en face des arrivées, la plus chic. En face, une estrade accueillera un défilé de mode et, bien plus tard dans la soirée, des musiciens. Les arbitres se placent dans une petite tour avec une plateforme. Un grand écran transmet les courses, le défilé de mode et plus tard les concerts. Les tentes sont garnies de moquette verte, avec un mobilier massif comme dans un séjour (poufs, canapés blancs en cuir ou simili). Les hommes sont tous en complet-veston, souvent avec une cravate, mais la prime de l’élégance revient aux femmes. Elles portent toutes des robes faites sur mesure, comprenant presque toujours des éléments en isishweshwe. Ces combinaisons de couleurs et d’imprimés magnifiques sont complétées par des talons vertigineux (figure 35). Les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Les gens arrivent soit en couple, soit en groupes d’amis. Visiblement ils ne se connaissent pas tous, et certains semblent un peu isolés. C’est leur statut qui les relie. Ils appartiennent tous à l’administration en lien avec l’ANC provincial ou aux entreprises qui sponsorisent les courses. On y voit Miss KwaZulu-Natal avec sa couronne et la Miss de la communauté indienne, en sari, accompagnée de son père. Certains invités, reconnaissables à leurs chapeaux en pointe, viennent du Lesotho ; ils sont propriétaires de chevaux et ils s’intéressent de près aux courses. Aucun invité blanc, excepté quelques membres du comité du Gold Circle, moi et une dame d’origine française qui tient une pension à Dundee.
Les huit courses se succèdent lentement, organisées par niveau, comme celles des courses de pur-sang, mais pas par ordre décroissant de catégorie. Contrairement à Greyville, mâles et femelles courent ensemble et sans que cela ne soit spécifié dans le programme ; de même, les chevaux ne sont pas séparés en groupes d’âge, ils participent dès deux ans, comme d’ailleurs dans les courses urbaines. Les jockeys montent tous sans selle ni étriers. À l’arrivée, ils sont accueillis triomphalement par la foule, et même les derniers sont acclamés. Pour la première fois en 2016, la télévision nationale filme ces courses.
Devant la tente officielle, l’arrivée de la course de première catégorie, sponsorisée par le Gold Circle, suscite un intérêt modéré de la part des spectateurs qui y sont installés : peu se lèvent pour s’approcher du poteau (figure 36). Le commentateur a beau s’exprimer avec ferveur, en zoulou (extrait sonore 2), et énumérer l’ordre des chevaux, seuls les propriétaires s’y intéressent vraiment. En revanche, la foule qui est à l’extérieur des tentes, presque exclusivement masculine, s’est massée dans le dernier virage, le long de la barrière et sur les arbres (figures 37 et 38) : il faut dire que les chevaux soulèvent des nuages de poussière sur cette piste de terre, et qu’il est bien difficile de les distinguer (figure 39). Elle fait un triomphe aux chevaux quel que soit leur rang d’arrivée. Au poteau, les juges discutent entre eux et rendent finalement leur verdict (figure 40). Le cheval vainqueur est rapidement entouré de son propriétaire, de quelques journalistes (figure 41) et de Miss KwaZulu-Natal, reconnaissable à sa couronne (figure 42), qui s’approche avec une coupe qu’elle remet au jockey.
Les femmes s’intéressent peu à ce qui se passe sur la piste : ce sont les hommes qui se massent le long de la barrière pour voir les arrivées. La plupart des gens préfèrent rester à l’intérieur de la tente pour discuter ; puis l’on passe à table, après avoir fait la queue devant un buffet de composition classique pour ce pays, avec une inflexion peut-être plus locale : tripes, patates douces, mealie pap, mais aussi des curries, etc. Entre les courses, sur une estrade a lieu un défilé de mode des étudiants de Durban, dont l’inspiration esthétique, plutôt internationale et urbaine avec parfois une petite référence locale, dans tous les cas est bien différente de ce que les gens portent autour de moi. Les annonces des courses, les commentaires, les conversations entre les gens sont en zoulou. À la fin des courses, une foule immense arrive sur l’hippodrome, empêchant la sortie. Tous ces gens, à pied, en taxi – gratuits pour l’occasion –, en voiture, viennent écouter les musiciens qui vont se succéder toute la nuit et faire la fête, offerte par l’État provincial. Le propriétaire blanc du Bed and breakfast où je loge exprime un certain mépris pour l’événement ; selon lui, aucun blanc « bien dans sa tête » n’aurait l’idée d’y aller… et cela va faire du bruit toute la nuit.
Les mondes sociaux des courses rurales de Dundee
Depuis 2012, le Gold Circle, tenu par la législation de développer des actions dites d’investissement social (Corporate Social Investment), participe à la formalisation de ces courses rurales et aux soins vétérinaires ; d’autres entreprises subventionnent les transports des chevaux et de leurs accompagnateurs vers les lieux de courses et les prix, ceux-ci étant accordés aux cinq premiers (dans les courses urbaines, seuls les trois premiers sont récompensés). Le Gold Circle salarie deux employés à l’année, qui participent directement à l’organisation des championnats, et d’autres qui interviennent, par exemple, comme juges lors des courses elles-mêmes. Elle le fait en collaboration avec l’Association des courses rurales du KwaZulu-Natal, qui regroupe les propriétaires de chevaux. Celle-ci a divisé la province en dix districts où elle organise des courses qui permettent de sélectionner les meilleurs chevaux pour une série de championnats hippiques ruraux de trot dans toute la province du KwaZulu-Natal, comme la Harry Gwala Summer Cup, la Nkandla May et l’Utrecht Winter Fever, et bien sûr le Dundee July. Les propriétaires doivent s’inscrire auprès de l’association pour participer aux courses : ainsi, 320 propriétaires et 200 jockeys sont inscrits en 2018. Les vétérinaires et les employés – presque tous des femmes blanches – du Coastal Horse Care Unit [39] examinent les chevaux avant de les autoriser à courir. Pendant l’année, l’association se rend bénévolement dans les communautés rurales pour donner des soins aux animaux et organise des ateliers de transfert de connaissances sur son site, où elle accueille aussi des animaux (chevaux, ânes et poneys) maltraités ou trop âgés pour courir.
L’investissement du Gold Circle, en collaboration avec l’Association des courses rurales, conduit à un processus de formalisation [40] de celles-ci : organisation des différentes courses, et, en amont, sélection dans les districts ; maintien des pistes et prêt d’hippodrome pour certains événements ; émergence d’acteurs professionnels, etc. Pourtant, les discours à caractère performatif des instances régionales, qui parlent de « sport traditionnel », s’inscrivent en opposition aux règles de ces courses qui restent variables, comme l’allure des chevaux (voir note 32), l’apparence des jeunes garçons qui les montent, avec ou sans chaussures, et les arrivées ressemblant parfois à de joyeuses mêlées, malgré les efforts des sponsors comme le Gold Circle.
Il n’existe pas non plus de professionnalisation ni de division du travail – par exemple le propriétaire est bien souvent l’entraîneur, et ce n’est que récemment qu’un ou deux d’entre eux ont envoyé leurs chevaux chez un entraîneur au Lesotho. L’un des propriétaires les plus importants, Z. Gumede, a douze chevaux en lice à Dundee en 2014. Il a lancé son propre haras pour faire de la reproduction et son activité a créé un marché en faisant monter les prix [41] : ainsi, il a acquis un cheval qui avait gagné deux fois successivement le Dundee July, nommé Out Together Now. Il l’a payé l’équivalent de 9 000 euros, somme considérable même pour un homme d’affaires comme lui [42]. Il lui a donné un nouveau nom en zoulou qui signifie « le dernier mot » et, depuis, ce cheval a gagné toutes les courses dans lesquelles il a été engagé ! Mais la plupart des propriétaires ne possèdent que quelques chevaux : S. Gama, par exemple, du district d’Uthukela, considéré comme un propriétaire important de la province, vient en 2016 avec six chevaux qu’il fait monter par deux jockeys différents. N. A. Gama, son homonyme du district d’Amajubo, vient à Dundee avec quatre chevaux, montés par le même jockey ; quant à P. Pillay – un propriétaire indien –, ses deux chevaux en lice sont montés chaque fois par des garçons différents. Aucun d’entre eux n’est un jockey professionnel, au contraire de leurs collègues urbains, tous formés à l’Académie nationale. Ils sont les fils du propriétaire, ou ses employés agricoles, qui surveillent le bétail et qui se sont fait remarquer en tant qu’excellents cavaliers. Ils ne sont pas célébrés comme des héros des courses ni toujours distingués des propriétaires pour lesquels ils courent, même si certains portent des « noms » de course en anglais comme Shoes ou Doctor. En effet, un autre élément de ce processus de formalisation du jeu hippique est la transformation des statuts des différents acteurs des courses, y compris bien sûr ceux des chevaux.
Cheval des villes, cheval des champs
Le pur-sang est devenu un acteur individualisé et reconnu par un large public à partir de la fin du XIXe siècle et durant le début XXe siècle, ce qui est moins le cas de son cousin des campagnes. Cependant, en Afrique du Sud, ce long processus ne concerne pas que les chevaux de course, comme le montre Swart (2010), mais aussi ceux qui ont été impliqués, malgré eux, dans les guerres anglo-boers : ces chevaux ont été considérés et reconnus comme des acteurs historiques importants dont on se souvient des noms et des exploits [43].
Le monde des courses urbaines non seulement reconnaît une place spécifique au cheval comme acteur, mais il l’individualise : un pur-sang possède un nom, qui l’identifie, comme d’ailleurs le cheval des courses rurales. En revanche, le premier s’inscrit dans une longue lignée : l’identification par le pedigree, née en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, se concrétise par une inscription dans le General Stud Book dès 1791 – en France dès 1833 et en Afrique du Sud dès 1905 [44]. La connaissance de la généalogie des pur-sang est une « passion » partagée par tous les acteurs du monde des courses ; nous ne sommes pas dans un système indifférencié, mais plutôt à inclination patrilinéaire (de Blomac 1991, 1995 : 267-272 ; Borneman 1988 ; Bouquet 1996 ; Cassidy 2002, 2007). Cette parenté a une dimension verticale – il descend de tel ou tel étalon et de telle ou telle jument – et une dimension horizontale – il a des frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs par sa mère et des cousins au premier ou second degré. Le cheval tient sa nationalité de son père et elle est formalisée par son inscription dans un registre national (figures 43, 44, 45). La valeur du cheval est déterminée par sa généalogie, en contradiction avec les réalités de la génétique, car être bien né, descendre d’un ou de plusieurs champions, n’est qu’une promesse de succès, qui ne se réalise pas nécessairement. Pourtant, elle reste performative, et elle est utilisée en permanence par les parieurs et dans les ventes de pur-sang.
Chaque milieu hippique national a ses héros : ainsi Sea Cottage, favori du Durban July en 1966, qui fut blessé au couteau dans une sombre histoire, jamais vraiment élucidée, entre bookmakers. Il participa malgré tout à la course, mais n’arriva pas premier. Son portrait trône dans une salle de l’hippodrome. Les chevaux champions sont traités comme des individus : les amateurs les reconnaissent sur les photos, ils discutent de leur généalogie et de leurs moments de gloire ; les commentateurs en parlent en les nommant par leur nom et il en va de même dans les pages hippiques quotidiennes des journaux locaux. J’ai reçu un jour une annonce mortuaire du Gold Circle : j’ai mis un peu de temps à comprendre qui était décédé… un jockey, un propriétaire, un entraîneur ? C’était un cheval !
Dans les courses urbaines, quatre acteurs sont individualisés et nommés : le cheval, son jockey [45], son entraîneur et son propriétaire. Un cinquième reste dans l’ombre, son palefrenier. Chacun a un rôle et un statut distincts : dans cette pratique hippique, née pendant le colonialisme et pendant longtemps ancrée uniquement dans la communauté blanche, tous les acteurs humains ou équins sont clairement individualisés. Dans les courses rurales, comme à Dundee, seuls trois acteurs sont présents : le propriétaire-entraîneur, le jockey-palefrenier et le cheval. Celui-ci, même s’il porte un nom, en langue africaine – Shomane, Nxakanxaka ou Sgwebo pour ne citer que les chevaux champions de la course la plus importante cette année –, est d’abord rattaché au lieu d’où il vient, à son district. Et il est décrit comme tel. Sa généalogie n’est pas déclinée. Le nom du propriétaire apparaît en dernier, même s’il peut être une figure de sa communauté locale (figure 46). Néanmoins, le nouveau système mis en place par le Gold Circle grâce à un mécénat permet de verser une récompense aux chevaux gagnants, dont 90 % vont aux propriétaires et 10 % aux jockeys, et il va peut-être conduire à changer les différents statuts des acteurs en les encourageant à se professionnaliser. Certains propriétaires – comme montré précédemment – commencent à développer une activité professionnelle autour de l’élevage et de la reproduction, mais pour l’instant de manière très limitée.
Jusqu’à présent le cheval des courses rurales est intégré dans sa communauté, il y vit et y travaille, et il court au nom de son district. Le pur-sang, quant à lui, court en son propre nom et au nom de son propriétaire. S’il est bien élevé à la campagne, son haras, clôturé et protégé contre les vols [46], est éloigné des villages des alentours, même s’il y puise sa main-d’œuvre. Les propriétaires développent une sociabilité entre eux, en se retrouvant les uns chez les autres ou lors des ventes aux enchères de pur-sang, dans des réseaux de haras qui sont détachés des communautés locales noires. Le cheval des courses urbaines et le cheval des courses rurales n’ont pas les mêmes places au sein des mondes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent et qu’ils participent à faire émerger.
Conclusion : des mondes sociaux distincts
Deux mondes sociaux parallèles existent autour des courses hippiques : d’une part, autour des courses rurales et, de l’autre, dans les hippodromes urbains.
À Dundee se construisent des réseaux qui font circuler humains et chevaux au niveau régional. Ces derniers sont de « races mêlées » et les acteurs humains sont des ruraux, majoritairement noirs. Les chevaux font partie intégrante des communautés rurales puisqu’ils participent à la vie économique locale quotidienne. Les courses hippiques sont les lieux d’expression d’une identité « ethnique » (zouloue, sotho, etc.), voire raciale, d’un ancrage local. Cette célébration se manifeste, entre autres, dans l’habillement des femmes : car, si les spectatrices restent à l’intérieur des tentes ou n’arrivent que pour les festivités, en revanche, elles jouent un rôle important dans l’affirmation de ce que les discours officiels nomment l’« African style of horse racing ». Cette expression désigne bien sûr d’abord le type de courses [47], mais aussi les vêtements grâce auxquels ces spectatrices affirment leur attachement à leur identité locale et donnent une « couleur » particulière à ces courses. Même sans lien direct avec les chevaux, elles participent donc bien à la construction de ce monde social [48]. Cette affirmation identitaire peut se retrouver également dans le vêtement masculin, comme les chapeaux des propriétaires basotho, ou même le costume traditionnel d’un chef local, Nhlanhla Dube (figure 47), qui donne une certaine « zoulouité » à l’événement. L’affiche des rencontres hippiques de Dundee de 2016 fait d’ailleurs directement référence au 200e anniversaire du royaume zoulou [49] (figure 48). L’implication du politique dans ces courses rurales est bien visible, par la présence d’élus ou de fonctionnaires, par l’aide financière, mais surtout par les discours politiques lors de la parade, dans un effort de récupération par le parti au pouvoir des gains éventuels de ces célébrations communautaires et de ces mises en réseaux régionales. Les instances gouvernementales inscrivent ces courses dans une « renaissance africaine », un ancien slogan de campagne du président Thabo Mbeki [50] qui appelait à la construction d’une identité nationale sud-africaine qui s’inscrirait dans une dimension panafricaine. Ici, cet appel semble passer par l’expression d’une identité régionale, en particulier zouloue (voir aussi Comaroff et Comaroff 2009).
À Durban, les chevaux circulent de par le monde. Ils possèdent une nationalité, sud-africaine ou parfois autre, et un ancrage local éphémère. Les acteurs de l’hippodrome qui participent à ce monde des courses sont des professionnels et ils ont des rôles formalisés et distincts. Le monde politique est peu présent, sauf à des occasions mondaines qui assurent un soutien a minima à la pratique hippique des courses. Les grandes courses de pur-sang, comme le Durban July, « le plus grand événement hippique d’Afrique » comme le clame la publicité, sont des moments de célébration de l’Afrique du Sud, urbaine et multiraciale, ouverte sur le monde. Toutes les communautés nationales se retrouvent à Greyville ; ainsi, même si la vente de Clairwood répondait à des motifs économiques, elle s’inscrivait aussi dans le souhait de se rassembler dans un même lieu, pourtant encore marqué par de fortes disparités raciales et sociales. La circulation des acteurs humains et équins, de l’argent des paris, se fait dans des réseaux nationaux, entre hippodromes urbains, mais aussi étrangers et lointains. Il serait peut-être présomptueux de dire que ces courses sont une métaphore de l’économie capitaliste dans laquelle s’inscrit l’Afrique du Sud. La compétition individuelle entre les acteurs, renforcée par le nombre de courses à handicap censées établir une égalité entre eux [51], pourrait l’indiquer ; en revanche, le fonctionnement du Gold Circle s’inscrit encore dans une économie circulaire, les gains étant en effet réinvestis pour le maintien de cette industrie [52].
Si ces mondes sociaux sont distincts, ils organisent pourtant des événements hippiques relativement similaires (avec une organisation spatiale hiérarchisée, des défilés de mode, des concerts, etc.), et ils sont aussi liés par la circulation de personnes, de techniques et de savoir-faire, et d’argent. En revanche, les chevaux ne circulent pas entre ces deux mondes : les uns sont des pur-sang, les autres de « race mêlée » ; les uns galopent, les autres trottent. L’existence des courses rurales, en particulier sur le plan économique, dépend d’acteurs extérieurs, de l’aide publique, ou, comme le Gold Circle, d’un opérateur urbain. Celui-ci participe au processus de transformation du jeu hippique, à la construction d’une certaine division du travail et à la transmission d’un savoir sur le cheval qui passe par la science vétérinaire. Pourtant, l’objectif n’est pas de créer une seule configuration de jeux hippiques, d’intégrer les courses rurales dans les courses urbaines par exemple, mais bien de les conserver à distance, « chacune chez elle ». Le Gold Circle répond à des exigences politiques tout en espérant cependant attirer de nouveaux parieurs pour les courses urbaines en se faisant connaître.
On pourrait y voir une continuation historique de la « séparation » entre les communautés raciales – mais aussi des rapports dialectiques inévitables entre elles, et entre univers urbain et univers rural –, dont l’existence dépend les unes des autres et de leur collaboration. Chacuns à leur manière, le Durban July et le Dundee July participent à ce qui est la construction historique du KwaZulu-Natal – un tissu d’influences zouloues, le KwaZulu, et britanniques et indiennes, le Natal.