La guerre peut être considérée comme une fonction de culture, aussi longtemps qu’elle se livre dans un cercle dont les membres se reconnaissent mutuellement comme des égaux, ou du moins, des égaux en droit. S’il s’agit d’un combat contre des groupes, que l’on ne reconnaît pas, au fond, comme des hommes, ou du moins des êtres pourvus de droits humains – qu’on les dénomme « barbares », « diables », « païens », « hérétiques » –, ce combat ne demeurera dans les « bornes » de la culture que pour autant qu’un groupe y mette lui-même des limitations, pour la satisfaction de son propre honneur. (Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, [1938] 1951 : 131.)
Introduction
Dans les vastes steppes de l’Asie intérieure, les cavaliers turco-mongols ont créé une véritable « civilisation du cheval » (Digard 2004 ; Ferret 2009). L’Asie du Sud-Est connaît une tout autre configuration. Cette région du monde est constituée d’îles et de zones montagneuses tropicales qui en font un terrain moins fécond au développement naturel du cheval. Selon Greg Bankoff (2001 : 415), le cheval aurait été introduit aux Philippines par les Espagnols dès le début de la colonisation, à partir de 1565. Quelques chevaux auraient cependant pu être apportés auparavant par des marchands chinois ayant fréquenté les lieux depuis le XIe (Scott 1983 : 3-4) ou le XIVe siècle (Bankoff 2001 : 415).
À Mindanao (voir figure 1), Greg Bankoff indique qu’il existait peut-être une population équine pré-hispanique, mais qu’elle était sauvage ou appartenait à des autochtones habitant des régions éloignées de la colonie basée à Davao. Ces chevaux, très petits (voir figure 2), auraient pour origine l’Indonésie, d’où ils auraient été exportés pendant les colonisations européennes du XVIe au XXe siècle (Bankoff et Swart 2007 [1]). L’amplitude de cette expansion équine demeure cependant incertaine.
Aujourd’hui, la Chine et l’île de Mindanao sont les principaux endroits où des combats de chevaux ont été répertoriés mais les sources manquent à l’égard de ces pratiques. Des jeux de ce type sont présents dans d’autres régions du monde, comme en Asie du Sud-Est et en Asie centrale, voire dans certaines régions d’Europe [2].
Aux Philippines, une longue tradition de jeux d’animaux existe. Le sabong, soit le combat de coqs, est ainsi devenu – bien qu’officieusement – un véritable sport national, et ce, en dépit des nombreuses tentatives d’interdiction de l’Église catholique et des gouvernements coloniaux (Davis 2013 : 557-561) [3]. Les saglà kurà (littéralement « combat » et « cheval ») sont pour leur part organisés spécifiquement par les autochtones de Mindanao [4]. Ils ne sont pas une transformation des pratiques tauromachiques hispaniques à l’instar des jeux taurins mexicains apparus à la suite de la colonisation espagnole (Saumade 2008). Si les Espagnols ont pu influencer ces affrontements, ce n’est que dans une moindre mesure, ou par l’intermédiaire des Bisayas [5], qui, par leur participation récente aux combats, ont amené avec eux de nouvelles règles dont la pusta (« paris », de l’espagnol « apuesta »). Les Bisayas se joignent aujourd’hui aux mêmes combats, mais leurs imò – des recettes secrètes servant à faire gagner son cheval – sont différents. Les Blaans se consacrent pour leur part exclusivement aux saglà kurà, une forme de combat dont les règles précédant l’arrivée des Bisayas incluaient non pas des paris monétaires, mais seulement des paris d’objets, ce qui laisse penser qu’il est un jeu local et ancien [6].
À Mindanao, il existe donc un jeu dans lequel les chevaux occupent une place singulière. Un corral, des humains, deux étalons et une jument ; c’est tout ce qu’il faut pour qu’ait lieu un combat de chevaux. Tandis que les mâles et leurs propriétaires s’affrontent autour de la jument, cette dernière se défend ou se laisse approcher. Bien qu’il en soit l’instigateur, l’homme joue un rôle périphérique dans cette lutte. Il est observateur, parieur, entraîneur ou arbitre, mais jamais l’acteur principal. Il joue toutefois sa réputation contre d’autres humains.
Les saglà kurà évoquent d’autres jeux animaux, comme les combats de buffles en Indonésie ou ceux des reines autour du mont Blanc [7], ou encore, à une autre échelle, ceux des scarabées, comme le Kwaang en Thaïlande (Rennesson et al. 2012). Dans ce dernier type de combat, l’homme et l’animal agissent en partenaires pour affronter une autre équipe. L’entraîneur forme, assiste et guide son combattant, créant avec lui des liens très étroits, pouvant même passer plus de temps avec son animal qu’avec les membres de sa famille, un point qu’a jadis noté Clifford Geertz (1973) avec les propriétaires de coqs à Bali.
Certains journalistes et militants animalistes dénoncent les combats de chevaux et les assimilent à de la violence gratuite faite aux animaux, à du pari addictif et malsain. Ils accompagnent leurs discours d’images choquantes qui exhibent du sang à profusion et des chevaux la bouche grande ouverte, autant d’éléments qui font réagir le grand public [8]. Toutefois, contrairement à d’autres jeux d’animaux, comme ceux de coqs ou de chiens, les saglà kurà se soldent rarement par la mort d’un concurrent. L’anthropologie et les sciences sociales sont jusqu’ici restées muettes sur ces combats [9].
Ma recherche a été menée lors de quatre séjours totalisant dix mois de terrain : en janvier 2015, de mai à août 2016, en février 2017 et de janvier à avril 2018. Sur place, j’ai pu bénéficier de l’aide ponctuelle du père Pierre Samson, un missionnaire retraité qui a passé plus de quarante-cinq ans dans la région et qui est un expert de la langue locale [10]. Il m’a permis d’entrer au sein d’une communauté soudée mais confrontée à une certaine instabilité, la région étant régulièrement secouée depuis 1969 par les actions de brigades rebelles communistes, les New People’s Army (NPA [11]), et étroitement surveillée par l’armée. Lié d’amitié à Lory Macatunao, un jeune leader local, et ayant atteint un niveau linguistique intermédiaire en blaan suffisant pour pouvoir discuter et poser des questions, j’ai, avec lui, parcouru et fréquenté une dizaine de villages lors de nombreuses excursions où j’ai combiné observation participante et entrevues. J’ai notamment enregistré le témoignage de deux aînés experts des saglà kurà après avoir assisté avec eux au 43e araw de Little Baguio, une fête annuelle [12] à l’occasion de laquelle on fait combattre les chevaux (voir figure 4). J’ai été autorisé à filmer quatre combats. L’ensemble de ces activités s’est déroulé en langue vernaculaire, le blaan.
À partir d’observations et de données ethnographiques, cet article offre une première analyse de ces jeux équins chez les Blaans. Je présenterai d’abord la communauté de Little Baguio, l’organisation politique de la région, et la position sociale du cheval. Puis je définirai les saglà kurà comme un jeu qui est soit organisé en compétition intercommunautaire, soit pratiqué et encadré au sein d’une seule communauté. Je décrirai enfin le déroulement des combats en les scindant en plusieurs séquences, montrant que les acteurs mobilisent différentes stratégies, visibles et invisibles. Qui participe exactement à ces pratiques ludiques ? Qui sont les adversaires ? Avec qui et contre qui les chevaux se battent-ils ? Cherchant à comprendre les techniques et ruses des propriétaires et des parieurs, mais aussi des étalons et de la jument, je m’efforcerai de rendre compte de la diversité des points de vue, humains et animaux. De courtes séquences audiovisuelles alimenteront la description et l’analyse. À partir de cette ethnographie, nécessairement incomplète, cet article espère rendre compte le plus fidèlement possible d’une description des combats observés et d’une interprétation en partie préliminaire [13].
Les Blaans de Little Baguio (Mindanao)
Parmi les nombreux groupes autochtones (lumad, musulmans et chrétiens) de Mindanao, les Blaans constituent un des ensembles les plus nombreux, totalisant plus de 450 000 personnes réparties sur plusieurs îles de l’archipel [14]. Comme les autres groupes autochtones de la région, les Blaans ont été dénommés sous une foule de noms : Balaan, B’laan, Bilaan, Balud, Baraan, Biraan, Bilanes, Blan, Bubluan, Buluan, Koronadal, Sarangani, Tagalagad, Tacogon, Tumanao, Vilanes, etc. Ils sont généralement divisés en deux sous-groupes : les Korondals et les Saranganis, qu’on distingue pour leurs différences de langue, de pratiques et de localisation géographique [15]. Les premiers habitent surtout l’est et le sud-est de Mindanao, tandis que les seconds sont plutôt présents au sud-ouest de l’île (Tiu 2005 : 55).
La communauté avec laquelle j’ai travaillé est celle des Blaans Koronadals qui résident dans des montagnes de basse altitude (entre 800 et 1 200 mètres) à Little Baguio (voir figure 1, flèche noire ; puis figure 3), dans la province de Davao occidental. Ils pratiquent l’élevage et la chasse, mais vivent surtout de l’agriculture en cultivant principalement à flanc de montagne du riz, du maïs, de la canne à sucre, du café et du chanvre. Selon les dires des aînés, cette population s’est installée dans ces montagnes il y a moins d’un siècle, fuyant l’arrivée des Philippins christianisés et de l’État [16]. Ce territoire de 21 000 hectares est aujourd’hui dirigé par un kapitan (chef élu pour 3 ans [17]). Ce chef, qui peut aussi bien être un Blaan qu’un Bisaya, a pour objectif de représenter le gouvernement au niveau local. C’est un poste qui se distingue de celui endossé par les chefs « traditionnels », appelés bong to (« grosse personne » ; celui qui prend de l’espace [18]), soit un titre blaan très prestigieux équivalent à celui d’un chef de village, non pas élu mais reconnu de tous pour son leadership et son pouvoir local. Un village peut cependant accueillir plus d’un bong to. Ces derniers doivent alors se disputer l’autorité coutumière par l’entremise d’une lutte secrète que mettent en œuvre les combats de chevaux. À Little Baguio, le titre de datu est occasionnellement donné à des non-autochtones (comme c’est le cas du boxeur et politicien philippin Manny Pacquiao), tandis que celui de bong to est strictement réservé aux Blaans. Les Bisayas habitent Little Baguio en tant que minorité, mais ils se joignent à la politique comme kapitan ou conseillers, voire éventuellement comme datu. Ils restent toutefois extérieurs à la chefferie traditionnelle des bong to. Enfin, seuls les hommes sont titrés bong to ou datu, de même que kapitan, bien que ce poste soit théoriquement ouvert aux deux sexes.
Le cheval et le jeu
Plusieurs historiens, sociologues et anthropologues tels que Johan Huizinga ([1938] 1951), Roger Caillois (1958) et Roberte Hamayon (2012) ont défini le jeu par ce qu’il englobe (compétition, chance, risque, imitation, plaisir, sérieux, règles, etc.) ou n’englobe pas, montrant que jouer n’est pas faire au sens courant, mais plutôt faire faire, soit « faire autre chose, ailleurs, autrement » (Hamayon 2012 : 85). Le jeu pouvant prendre de multiples formes, notamment comme un sport ou un rituel, il est difficile à définir. Comme ses représentations varient selon la langue et l’époque, il est plus intéressant de l’identifier par ses mécanismes que par sa forme. L’expression « homo ludens » de Johan Huizinga ([1938] 1951) résume le jeu comme quelque chose d’omniprésent chez les humains, mais il l’est également chez les animaux. Johan Huizinga met en cause l’acceptation générale de la notion de jeu comme l’antonyme de ce qui serait sérieux, montrant qu’au contraire le jeu – comme en compétition et au combat – engage des individus ou des collectifs dans des relations sérieuses faites d’enjeux ([1938] 1951 : 94). Même lorsqu’il est pratiqué par des enfants ou par des animaux, le jeu possède des règles. Les enfreindre s’apparente à de la triche ou à un changement de registre, celui d’un basculement rapide vers la violence. Dans le combat, les antagonistes se reconnaissent généralement une certaine équivalence de statut qui justifie leur affrontement et les placent comme des joueurs en compétition (Huizinga [1938] 1951 : 131) ; c’est un combat joué. Jeu et combat s’apparentent et s’entremêlent, mais ils ne sont pas synonymes pour autant, ils se situent à des degrés d’intensité différents.
Chez les Blaans, le terme « jouer » se traduit par « jeu d’enfant » (tlang). Aussi, les Blaans ne font jamais référence aux combats de chevaux en tant que jeu, mais plutôt en tant que combat (saglà). Ils différencient cependant les chevaux mâles qui jouent (tlang) entre eux en se combattant pour jouer, en l’absence de jument, des étalons entraînés qui, dans le cadre d’un jeu humain, combattent (saglà) et sont impliqués dans des enjeux sérieux, tels que le titre et la réputation des propriétaires et des chevaux. Si les chevaux semblent faire la même chose lorsqu’ils jouent ou combattent en se mordant, en se frappant, en hennissant ou en chargeant, l’intensité des coups et leur comportement varient selon le registre choisi, et distinguent le jeu – sérieux mais non violent et sans véritable enjeu – du combat – intense et qui possède des enjeux sérieux, hiérarchiques et symboliques.
Chez les Blaans, le cheval se voit attribuer deux rôles différents. Le premier est celui de combattant. Dans ce cas, les humains ne peuvent en aucun cas monter dessus et l’étalon ne doit pas être débourré [19]. Un cheval destiné aux saglà kurà naît combattant, dans le sens qu’il est destiné à le devenir, mais s’il perd un seul match alors il perd le droit de se battre et celui de saillir. Il ne sera pas castré mais son débourrage pourra alors commencer : il sera transformé en cheval de bât et il pourra être monté par les humains. Ce deuxième rôle correspond à celui d’un auxiliaire de travail. Pour qu’un mâle porte le bât, il ne doit pas nécessairement avoir combattu par le passé. L’utilisation du cheval de bât (transport d’objets et de nourriture ; voir figure 5) est fréquente dans les villages. Contrairement à l’étalon, la jument peut être montée ou porter le bât en tout temps, tandis qu’elle peut aussi prendre part aux combats toute sa vie, à tout moment, même lorsqu’elle n’est pas en chaleur. Le poulain, quant à lui, revient au propriétaire de la jument.
Le cheval représente un bien d’échange de grande valeur qui entre dans la composition de la kafligu (littéralement « la vaisselle »), soit un ensemble de biens et un montant d’argent que la famille du futur époux doit donner à celle de la future épouse pour la marier. Omniprésent au quotidien, le cheval, de même que la moto, n’est pas un bien que peut s’offrir chaque foyer, bien que les familles les plus riches en possèdent souvent plusieurs. Aussi, les propriétaires de chevaux ne sont jamais seulement des éleveurs, ils continuent toujours leurs activités de cultivateurs. Le cheval peut dans de rares cas être utilisé pour remplacer les humains et le carabao (buffle d’eau) pour le travail dans les champs. Il n’est cependant pas employé à des fins rituelles autres que celles des saglà kurà, contrairement à d’autres animaux comme le poulet et le cochon, largement utilisés et consommés, notamment lors des rituels de guérison. Le cheval, à qui les Blaans donnent des noms [20] – ce qui ne s’applique pas aux autres animaux à l’exception du chien –, occupe donc, par comparaison aux autres animaux, une position sociale assez proche de celle des humains.
L’organisation des combats
Depuis 1998, la législation des Philippines interdit la « maltraitance envers les animaux », condamnant la violence envers les chiens et les chevaux, et spécialement les affrontements dans lesquels ils sont impliqués. La loi ne fait cependant aucune mention des combats de coqs (sabong) qui sont pourtant très répandus aux Philippines [21]. Mis à part dans les groupes autochtones qui connaissent des droits d’exception, les combats de chevaux ne sont autorisés que dans le cadre de compétitions organisées [22]. Aujourd’hui, à la suite de plusieurs revendications locales [23], les combats de chevaux, de même que la consommation du chien par les Igorots de la cordillère, sont tolérés à condition que ces pratiques servent à des fins rituelles ou festives. À Mindanao, les Blaans de Little Baguio bénéficient à juste titre de ce droit d’exception.
Les combats de chevaux « officiels », soit autorisés par le gouvernement, sont organisés chaque année à l’occasion de la fête du araw (voir figure 6). Pour les saglà kurà, le kapitan reçoit du gouvernement régional un budget de 50 000 à 60 000 pesos (entre 1 218 et 1 462 $ CA [24], soit le prix moyen d’une kafligu pour le mariage [25]), qu’il octroie alors au mebe di kurà (chairman) afin qu’il engage du personnel et construise le corral.
Sur le terrain, j’ai relevé onze catégories d’acteurs, qui incluent des animaux et des humains : les étalons, leurs propriétaires (mamfun), les palefreniers (magot di kurà), leurs assistants (maleng), la jument, son propriétaire, les bookmakers (magot di pusta), le chairman (mebe di kurà), son assistant (magot di oras), l’animateur (to gal mugak) et la foule.
Pour les différents matchs, le chairman doit trouver des participants adéquats, soit de force équivalente. Les chevaux qu’il choisit ont habituellement déjà remporté plusieurs victoires, tandis que certains sont déjà des champions [26]. De jeunes chevaux sont parfois acceptés dans ces compétitions. Dans ce cas, ils sont sélectionnés en raison de la bonne réputation de leur propriétaire. La jument sert, via le soufflage [27], à lancer et à relancer le combat, sa présence étant nécessaire en tout temps pour qu’ait lieu un saglà kurà [28]. Lors du combat, le chairman supervise les différentes séquences, aidé de son assistant qui surveille la durée du combat. Le chairman joue aussi le rôle de juge, il atteste de la somme des paris et annonce le gagnant. Les paris des propriétaires et ceux de la foule sont séparés. Les propriétaires parient l’un contre l’autre un montant qu’ils déterminent ensemble, généralement de 1 000 à 5 000 pesos (de 24 à 122 $ CA), soit le prix d’un petit cochon à celui d’un gros cochon. La mise de certains matchs impliquant des champions très connus peut cependant aller jusqu’à 100 000 pesos (2 438 $ CA). Les propriétaires posent leur mise sur la table où se tient l’animateur ; ils demeureront là durant tout le combat, hors de l’arène, craignant d’être touchés par l’étalon adverse ou par les recettes-imò de leur adversaire. Les palefreniers et leurs assistants (d’un à deux par équipe, dépendamment de la force du cheval) resteront eux dans le corral, afin de guider les chevaux tout au long de l’évènement. La totalité de la mise des propriétaires sera empochée par le gagnant, ce qui en fait une activité potentiellement très lucrative. Ce dernier obtient aussi une prime pour sa victoire, soit un montant fixé d’avance par le kapitan, de 500 à 1 000 pesos (de 12 à 24 $ CA). L’animateur présente les étalons combattants, leurs propriétaires, et la somme misée par ces derniers. La foule – constituée d’hommes parieurs à l’avant et de femmes et d’enfants strictement spectateurs à l’arrière – parie de manière similaire. Chaque parieur doit avoir un rival qui parie le même montant sur l’autre équipe. Le gagnant empoche la totalité de cette mise. Les parieurs se positionnent du côté de l’équipe qu’ils soutiennent. Les bookmakers, faisant des va-et-vient entre eux, s’occupent de récolter leurs paris et annoncent les paris existants qui cherchent un parieur opposant. Ces paris varient de 50 à 1 000 pesos (de 1 à 24 $ CA), soit le prix d’un bon panier d’épicerie ou, au mieux, d’un petit cochon. Les paris sont recueillis avant le combat, lors des séquences préparatoires. Lorsque tous les paris sont recueillis, le chairman annonce le début du combat et la fin des paris. Les bookmakers, le chairman, son assistant, l’animateur, les palefreniers et leurs assistants sont tous payés par le gagnant des saglà kurà, d’un montant qui varie entre 500 et 1 000 pesos pour la journée. Le propriétaire de la jument reçoit pour sa part un montant fixe du kapitan, entre 2 000 et 3 000 pesos par jour, mais son véritable gain réside dans la semence que sa jument reçoit du gagnant. Son propriétaire espère ainsi qu’elle engendrera un poulain qui héritera des qualités du champion et pourra ultérieurement l’enrichir.
Ce jeu se caractérise ainsi par différents types de paris, une organisation avec un budget, des propriétaires spécialistes, mais surtout par la présence de chevaux combattants confirmés, et parfois de véritables champions. L’encadrement général de l’activité comporte une dimension politique car son bon fonctionnement engage la réputation du kapitan et celle de la municipalité ou du village d’où proviennent les chevaux combattants. Les règlements du match incluent toujours les mêmes éléments, mais leur application peut varier selon un commun accord entre les partis opposés, en fonction de leur stratégie. S’il y a un désaccord, c’est au chairman qu’il incombe de trancher. Les règles déterminent le nombre de soufflages et de fuites que peut prendre un mâle avant d’être disqualifié, la durée du combat, la saillie en cas de victoire ou de défaite, le montant d’argent à parier. On attribue au cheval vainqueur un numbel (de l’anglais « number »). Ce chiffre augmente avec chaque victoire pour correspondre, au final, au nombre total de victoires remportées par celui-ci. Dans les faits, les chiffres vont rarement au-delà de 20. Selon Limut Tablo [29] (voir figure 7), un aîné expert des saglà kurà, un étalon qui gagne plus de dix fois est un champion (entrevue n° 1, 2017). À chaque victoire, le combattant gagne en réputation, de même que son propriétaire, considéré comme celui qui l’a formé et entraîné. Dorénavant, lorsqu’on parle de ce propriétaire, on s’y réfère selon le nombre de chevaux qu’il a eus et selon les cotes maximales obtenues.
À l’issue des combats, les gagnants organisent une fête appelée snalubong dans leur propre communauté afin de célébrer leur victoire. Bien qu’il me manque certaines informations pour pouvoir analyser les intentions et les relations entre les personnes, ces fêtes organisées par le gagnant des saglà kurà évoquent fortement le système féodal des datu, ces chefs et riches propriétaires terriens qui doivent savoir redistribuer leurs richesses pour assurer leur popularité et leur statut politique (Gloria 2014 : 93-96). Le gagnant des combats distribue ainsi le fruit de ses gains via la nourriture et l’alcool qu’il achète pour la communauté. Ces rituels ont pour objectif d’afficher publiquement la richesse et la réputation de la personne, et pour celle-ci de se positionner dans une hiérarchie plus élevée et plus prestigieuse que celle des autres qui acceptent les dons. Le statut recherché est celui d’un bong to, un titre prestigieux et très prisé. Les paris suggèrent une certaine confrontation entre les deux propriétaires qui va au-delà d’une activité ludique, puisqu’elle met en jeu la réputation des deux équipes et celle de leur village respectif, et offre un accès à un statut privilégié au sein de cette communauté. Le jeu des propriétaires s’apparente ainsi à une lutte de rang, par le combat.
D’autres combats, interdits par le gouvernement et donc « non officiels », ont aussi lieu chaque semaine dans certains villages. À ces occasions, chaque propriétaire peut faire combattre son cheval. Ce type de jeu constitue un entraînement intracommunautaire pour les chevaux comme pour les humains. Il permet à la communauté de tester la force des uns et des autres, afin d’envoyer les meilleurs chevaux combattre au araw, et ainsi d’y représenter le village. Les règles demeurent semblables aux combats officiels, bien que la confrontation ait lieu non pas dans un corral, mais sur un terrain vague. L’organisation et le rôle de juge sont alors assurés par la foule. Aujourd’hui, cette forme de jeu s’apparente à ce que devaient être les saglà kurà avant l’arrivée des Bisayas : aucun pari monétaire n’est organisé mais des objets de valeur sont parfois mis en jeu (instruments de musique, animaux, bracelets en bronze, etc.). Julian Tanulan (voir figure 8), un autre aîné expert, signale que dans le passé les combats de chevaux étaient destinés à divertir « pour que les gens aient du plaisir » (fara i dad to nun lingaw) (entrevue no 2, 2017). Limut me confia, lui, que ces affrontements, dans une région où l’électricité vient tout juste de faire son apparition, « c’est la télévision des Blaans » (entrevue no 1, 2017). Avant l’introduction des kapitan par le gouvernement philippin, les bong to et les datu faisaient office de chefs de barangay. Les saglà kurà étaient aussi un moyen d’accéder à ce statut, moyennant l’exposition et le partage de ses richesses lors de la fête du snalubong.
La fabrication d’un cheval champion
Chez les Blaans, les chevaux sont décrits selon des critères physiologiques qui, dit-on, prédéterminent leurs aptitudes à se battre. La couleur de la robe est un premier élément. La meilleure couleur pour un combattant est l’alezan. Viennent ensuite les autres couleurs : le blanc, le noir et le marron, qui s’équivalent tous. De longs crins signifient en général qu’un cheval sera colérique et donc qu’il mordra. Les parties du corps, leur grosseur notamment, constituent un second élément. Les yeux sont très importants, et le fait qu’ils soient « aiguisés » (gamban) chez un cheval indique qu’il mordra. C’est d’ailleurs par l’observation de ses yeux qu’on juge à première vue de sa qualité comme combattant. La tête, les oreilles, le ventre, la queue, les jambes et les sabots sont aussi largement commentés par les experts qui leur associent une valeur au combat selon leur forme, leur taille, leur volume, mais aussi leur pigmentation. Ces traits physiques sont donc révélateurs, ils peuvent être amplifiés par l’entretien du cheval, comme par une alimentation particulière. Les qualités octroyées par la filiation masculine constituent cependant des facteurs plus décisifs dans le possible avenir du poulain dont on dit qu’il obtiendra la couleur de robe de son père et pourra profiter de ses traits physiques ou de son caractère. Les propriétaires utilisent à cet égard les meilleurs étalons des saglà kurà pour la saillie. Le poulain d’un champion a donc de très bonnes chances de gagner les combats à son tour. Par son nom et ses propriétés physiologiques, le cheval s’inscrit ainsi dans une généalogie patrilinéaire.
Si l’on donne à un étalon victorieux une réputation et un numéro correspondant, sa réussite est avant tout attribuée à son propriétaire, donc à celui qui l’a élevé, nourri et entraîné, mais surtout à celui qui a fabriqué son imò [30]. Ce terme – qui signifie littéralement le verbe « faire » – désigne une recette secrète composée de différents ingrédients provenant de la forêt et ayant pour finalité de faire remporter la victoire à son cheval. Inversement, sans imò un cheval est considéré comme incapable de gagner. Julian explique que si un étalon est affecté par un imò, ses testicules et son ventre grossissent, si bien qu’on ne peut ni le harnacher ni le monter, car il tenterait alors de mordre son cavalier (entrevue no 2, 2017). Les imò peuvent contenir de la nourriture, des piments, par exemple, qu’on insère en quantité bien précise entre les dents. L’effet sera de donner au combattant une douleur « piquante » (tamduk malas). L’étalon couchera alors les oreilles, ce qui, d’après Julian, le fera mordre en premier au moment de l’affrontement. Ces recettes peuvent être constituées de plantes et d’autres éléments biologiques, ou même inclure de petits insectes, comme la afel, une petite abeille jaune qu’on introduit dans la bouche du cheval. On peut également les placer dans l’anus de l’animal ou les étaler sur sa tête et sur son corps, comme c’est le cas avec certains insectes qui sucent le sang. En somme, il existe deux catégories d’imò, nommées selon leurs effets : les imò gamban (« aiguisés » ; lorsque leurs effets affectent les yeux et le regard du cheval) et les imò malas (« piquants » ; quand les effets touchent l’humeur de la bête). Les imò piquants provoquent la colère du mâle, qui ainsi hennira et mordra en premier avec violence lors de l’affrontement. Quant à ceux dits aiguisés, ils permettront au protagoniste de mordre son adversaire de façon plus stratégique, ciblant des parties sensibles.
Les imò sont préparés soigneusement par les propriétaires des chevaux, et toujours en secret, car autrement, souligne Limut, la recette ne serait plus efficace. Ainsi, la nuit précédant le combat le propriétaire dort avec son cheval dans un lieu préparé pour lui par le chairman, et gardé secret. Le matin même, le propriétaire prépare son combattant et lui appose son imò.
Les Blaans fabriquent ces produits en expérimentant différentes compositions d’ingrédients qu’ils trouvent dans la forêt, et dont ils connaissent très bien les propriétés. Cette connaissance renvoie à un savoir précis qui ne se partage pas ouvertement. Comme il faut être expert des plantes et de la forêt pour fabriquer des imò efficaces, les propriétaires qui réussissent aux combats se voient accorder un respect et une réputation à la mesure de leur succès. La composition d’un imò change d’ailleurs si la recette s’avère un jour inefficace, c’est-à-dire si le cheval perd ou fuit son adversaire, le propriétaire juge sa formule obsolète et en invente une nouvelle. Un fabricant d’imò peut finalement devenir riche en faisant gagner ses chevaux, mais aussi en vendant ses secrets.
Les imò s’apparentent à une certaine forme de sorcellerie, en ce qu’ils agissent de façon invisible et affectent non seulement les chevaux, mais également les humains lorsqu’ils sont dirigés contre eux [31]. À cet égard, les propriétaires ne foulent jamais le sol du corral une fois le combat commencé, de peur d’être affectés par le imò de l’étalon adverse. Ainsi, les Blaans craignent ces spécialistes qui possèdent des savoirs dangereux et peuvent affecter les humains. Dans les saglà kurà, la lutte par les imò apparente ainsi ce jeu à un combat sérieux.
Les séquences du combat
Dans les combats de chevaux, la question de savoir si les animaux jouent (ou non) reste à interroger. Les acteurs présents (étalons, jument, propriétaires, parieurs, etc.) exercent un rôle bien précis dans l’organisation des séquences du jeu. Ces protagonistes agissent à différents niveaux et font de l’affrontement un jeu à la fois humain et animal. Les enjeux varient selon la perspective que l’on choisit, celle du cheval n’étant pas la même que celle de son propriétaire ou des parieurs.
Plusieurs matchs se succèdent dans l’après-midi. Ils durent généralement entre dix et trente minutes chacun, sans compter l’avant et l’après-combat. Selon mon analyse, les séquences qui construisent le jeu (avant, pendant et après le combat) sont au nombre de dix, l’ordre et la présence ou non de tous les éléments de la série changeant cependant d’un match à un autre. Les séquences suivantes sont repérables : l’arrivée du cheval, le lavage (deux séquences), l’entrée dans l’arène, le soufflage de la jument, le combat, les arrêts et les reprises (trois séquences), la saillie et la fin du match. J’analyserai maintenant les épisodes les plus caractéristiques afin de montrer le rôle des acteurs et leurs stratégies de jeu. Les courtes séquences audiovisuelles permettront de saisir ces unités d’action.
La première séquence est l’arrivée des étalons, précédant celle de la jument sur les lieux du combat. Cette scène se déroule à l’extérieur de l’arène, au milieu de la foule (voir vidéo 2). Sous les cris et les sifflements de celle-ci arrive un mâle à une allure précipitée et irrégulière. Il est mené à pied par le propriétaire et son palefrenier. Il s’agit ici du tangal, qui consiste à faire courir et exciter son cheval pour montrer qu’il est prêt à se battre. S’il remue la tête, rue, ou se cabre, c’est signe qu’il est en colère et qu’il mordra beaucoup. Par extension, cela signifie qu’il est un bon cheval (labê kurà) et qu’il ne s’enfuira pas durant l’affrontement. S’il est en érection avant même l’arrivée de la jument, c’est signe qu’il est excité et prêt à combattre (mibal saglà). Pour le propriétaire, l’objectif de cette séquence est de démontrer à la foule l’excitation et la compétitivité de son cheval. Les séquences se poursuivent. L’équipe se dirige vers la rivière où le cheval est arrosé et rafraîchi (séquence 2). Puis elle entre dans l’arène et prend position sur un côté (séquence 3). L’équipe concurrente arrive ensuite. Et c’est au tour de la jument, qui entre en dernier avec son propriétaire et vient se placer au centre du corral (séquence 4).
La cinquième séquence est le fungaf, soit le soufflage de la jument par les mâles au milieu de l’arène (voir vidéo 3). Les étalons l’approchent tour à tour, la rencontrent et la reniflent. Cette séquence ne dure que quelques secondes, elle précède l’affrontement et a pour but d’exciter et de stimuler l’agressivité des mâles. La séquence du soufflage est capitale, car elle est pour les humains le moment où ils font débuter le jeu pour les chevaux, qui sont dorénavant stimulés pour le combat. Julian explique qu’un cheval champion n’ira pas souffler la jument car il n’a besoin d’être ni excité ni colérique pour se battre, contrairement à ceux qui manquent d’expérience (entrevue no 2, 2017).
La sixième séquence comprend le combat proprement dit. Tous les mouvements sont observés et commentés par les humains. À titre d’exemple, Julian déclare qu’un étalon qui au tout début de l’affrontement se cabre en premier finira par s’enfuir et perdra, et celui qui se lève en second gagnera (entrevue no 2, 2017). Les deux adversaires sont détachés en même temps, tandis que la jument reste attachée au centre par un licol. Ce harnachement est relié à une longue corde qu’un des assistants tire afin de faire bouger la jument lorsque le combat perd de l’intensité. Il arrive qu’un des mâles soit entravé par cette corde ; le chairman doit alors accomplir la tâche délicate d’aller démêler en pleine action les nœuds formés autour des jambes des chevaux. La confrontation se déroule sous les commentaires de l’animateur, mais aussi de la foule qui crie et siffle les mâles, encourage son combattant favori, débordant d’excitation et d’intérêt lors des différents coups portés. Au microphone, l’animateur nomme les étalons par leur nom, tandis que la jument se voit attribuer le simple et anonyme nom de libun (femme, jument).
La vidéo 4 montre Sandilan, l’étalon de droite, foncer sur la jument, tandis que Radis, celui de gauche, bat la terre de son antérieur et couche ses oreilles. Selon les Blaans, ces gestes sont des signes qui indiquent que les chevaux s’apprêtent à se battre. Radis se lance et mord Sandilan au cou, qui se retourne alors et réplique en le mordant à son tour. Les coups que peuvent donner les deux mâles sont nombreux : coups de pied arrière (snifa) ou en se cabrant (smafay). Ils se mordent (sakét) les jambes (kilang), l’encolure ou le garrot (banlugal). Ils secouent parfois la tête lorsqu’ils reçoivent des coups de pied car ils sont assommés (smiling). Ils peuvent porter un ou deux genoux à terre (salkù) pour s’attaquer. Ils se cabrent (starag) et se mordent en se cabrant (sakét di tah). La jument, quant à elle, adopte un comportement ambigu. Tournant de temps à autre le dos aux étalons, elle leur envoie ses postérieurs lorsqu’ils s’approchent de trop près, mais elle se laisse aussi quelquefois approcher par l’un ou l’autre des prétendants. Lorsqu’il y a un temps mort, le chairman la fouette de son lasso, une action qui a pour but de stimuler les chevaux pour qu’ils se battent. La richesse du vocabulaire descriptif dont les quelques mots décrits plus hauts ne sont que des extraits témoigne de l’expertise et de la connaissance approfondie des Blaans à l’égard des combats.
La septième séquence est le galwe fungaf, ou deuxième soufflage de la jument. Cette séquence peut se produire à la suite de deux scénarios : 1) lorsqu’un des deux combattants s’enfuit, l’incident est aussitôt suivi d’un second soufflage autorisé uniquement au mâle qui a fui ; ou 2) après un temps mort – faute d’action –, un deuxième soufflage s’impose alors aux deux étalons.
Dans le premier scénario, un des deux adversaires fuit l’autre et sort de l’arène par l’entrée intérieure laissée ouverte (voir vidéo 5). Le palefrenier et un assistant attrapent au lasso l’étalon qui semble avoir l’avantage et l’amènent dans un coin à gauche de l’entrée, là où est accroché un grand tissu noir qui recouvre l’ouverture. Le duo rabat le tissu sur le cheval de façon à ce que le fuyard, réfugié dans l’entrée, ne voie plus son adversaire et ait le courage de revenir en voyant la jument seule dans l’arène. On lui octroie quelques secondes avec elle pour qu’il puisse la souffler une deuxième fois, de manière à ce qu’il ait une érection et soit stimulé à combattre. L’étalon qui a l’avantage est ensuite ramené au centre – sans soufflage –, ce qui lance la deuxième partie du combat. Après trois fuites, le combattant perd le match, qui se conclut par la victoire incontestable de son adversaire. Une fuite n’est comptée comme telle que si un soufflage supplémentaire est organisé pour le fuyard.
Dans le second scénario, aucun des deux étalons n’a pris la fuite. L’arbitre siffle et on les fait alors souffler la jument à tour de rôle. Même si l’un des deux semble prendre l’avantage sur l’autre, le combat continue, jusqu’à ce qu’il y ait eu un maximum de quatre séries de soufflage et/ou de fuites.
Les huitième et neuvième séquences, qui suivent, correspondent aux deux autres fuites et/ou soufflages supplémentaires.
La dixième séquence est celle du verdict et de la saillie. Un arbitre siffle, les mâles sont ramenés à la longe par leur palefrenier pendant que le chairman et son assistant discutent pour déterminer l’étalon victorieux. Si l’un d’eux a fui, ne serait-ce qu’une seule fois, pendant le combat, la victoire est accordée à son opposant, bien qu’évidemment les trois séquences de soufflage doivent nécessairement être complétées. Si aucun d’eux n’a fui durant le match, les arbitres devront choisir un gagnant en fonction du comportement des combattants. On évalue ici leur attitude, le nombre de morsures et de coups, leur combativité ou leur passivité, etc. En temps normal, la dixième séquence se finit par la saillie, laquelle est accordée au gagnant, et parfois aussi au perdant, qui peut saillir en second. Il arrive que la saillie soit réalisée accidentellement lors du combat, signifiant qu’un des antagonistes a un avantage imbattable sur l’autre. Elle n’est alors pas répétée à la fin de l’affrontement, mais celui-ci continue normalement, et des soufflages supplémentaires ont lieu.
La variabilité des répétitions de soufflage apparaît comme une ambiguïté qui indique que les humains forcent les chevaux à s’affronter à tout prix, en se jouant d’eux. Car même lorsqu’ils connaissent déjà l’issue du match, qui est généralement prévue dès la première fuite d’un étalon – bien que dans certains cas rares, le fuyard puisse finir par gagner –, ils font quand même se poursuivre celui-ci jusqu’à la fin.
Stratégies humaines et équines : des perspectives qui diffèrent
Les séquences précédemment décrites montrent le jeu des acteurs (étalons, jument, propriétaires et parieurs). Chacun établit des stratégies qui lui sont propres, en fonction d’objectifs qui varient selon leur perspective.
Les deux étalons adversaires combattent. Ils développent des stratégies d’attaque et utilisent toutes sortes de coups. Ils tirent parti de leur expérience et des effets du imò que leur a appliqué leur propriétaire. Les champions se lèvent et mordent en premier, ils chassent les moins expérimentés. Les mâles soufflent la jument afin d’être stimulés mais aussi pour créer des liens avec elle, « afin qu’ils aient une compagne » (fara nun uyab) (Julian Tanulan, entrevue no 2, 2017). Mais les champions, eux, la délaissent. Ils ne la soufflent pas et s’intéressent plutôt à l’affrontement. Pour les chevaux, la jument peut agir en véritable maître du jeu, pouvant décider d’avantager ou de désavantager un étalon. Elle a aussi la capacité de les stimuler, et de relancer leurs ardeurs en temps voulu. Elle joue donc un rôle central et décisif dans l’affrontement. Selon Julian, seuls certains chevaux champions sont capables de faire abstraction de cette dernière, en négligeant par exemple les séquences de soufflage.
Bien qu’ils ne soient pas au centre de l’action, voire en dehors, les deux propriétaires des étalons s’affrontent aussi. Cette lutte est cependant invisible. Leur réputation comme fabricant d’imò et éleveur de chevaux combattants est mise en jeu. Ils représentent leur village, mais gagner plusieurs fois aux combats permet surtout de s’enrichir et d’accéder au statut hautement prestigieux de bong to.
Les parieurs, mais aussi tous les autres spectateurs, observent la joute, reconnaissant la renommée des propriétaires et des chevaux avant même que le combat n’ait débuté. Ils analysent tout au long de l’affrontement la signification des coups portés par les mâles, essayant de savoir si leur entraînement (lors des instances non officielles) et leur imò sont efficaces. Ils observent si les étalons mordent beaucoup, s’ils atteignent leur cible, s’ils attaquent sans peur, s’ils ont une érection. Ils regardent la couleur de leur robe et de leurs yeux, leurs parties du corps, leur attitude, etc. En misant leur argent, les parieurs semblent jouer « irrationnellement » avec le feu, pour paraphraser Clifford Geertz (1973 : 432), mettant en jeu des sommes parfois beaucoup plus élevées que leur revenu mensuel. En fait, il en est tout autrement. En effet, les parieurs s’investissent dans le jeu en tant que joueurs, car lorsqu’ils parient sur un duo propriétaire-combattant plutôt qu’un autre, ils donnent leur soutien à une famille, à un village ou à une municipalité. Les parieurs débattent entre eux activement durant tout le match, commentant les caractéristiques des adversaires et les prévisions de la victoire. Ils témoignent ainsi d’une stratégie et d’une allégeance envers une famille ou une communauté. Les propriétaires se livrent un combat via leurs chevaux, mais aussi par le biais des parieurs qui par leur choix viennent donner du prestige à la victoire du propriétaire.
Malgré l’importance capitale de la jument dans le combat, les parieurs ne la considèrent pas vraiment, fondant leur jugement sur la réputation du propriétaire et de l’étalon, ainsi que sur le comportement de ce dernier in situ. D’un point de vue humain, celle-ci est interchangeable et supposée jouer un rôle neutre et anonyme, étant dépourvue de nom. Elle ne doit prendre le parti ni de l’un, ni de l’autre mâle, bien que son comportement indique parfois le contraire lorsqu’elle se défend d’un prétendant indésirable, par exemple. Suivant Roberte Hamayon (2012 : 122), qui distingue la chance, comme impliquant des « facteurs autres que les qualités personnelles des joueurs », et la stratégie, qui « s’affirme comme proprement humaine », pour les parieurs et les propriétaires la jument semble constituer un facteur chance, un aléa du jeu qu’on ne peut prévoir. Inversement, les imò, la préparation, la gestion du combat ainsi que la généalogie patrilinéaire des étalons correspondent à de la stratégie, elle purement humaine. L’utilisation de la jument apparaît alors telle une « pratique redistributive » de la chance, soit « aléatoirement sélective » (Hamayon 2012 : 122). Les humains dévalorisent la jument. Ils ne la pensent surtout qu’en tant que moyen pour stimuler et relancer les joueurs masculins. Sa présence demeure cependant indispensable, car sans elle il n’y a pas de combat.
Conclusion
Parmi les Blaans, les saglà kurà sont aujourd’hui des combats de deux types. Le premier, officiel et organisé à l’occasion de la fête du araw, ressemble à un sport de compétition, bien que les enjeux de réputation demeurent et que la foule reste impliquée, non plus comme juge, mais comme parieur. Le second sert aujourd’hui de divertissement et d’entraînement au premier type qui se trouve être beaucoup plus lucratif. Celui-ci conserve ainsi certaines caractéristiques traditionnelles des saglà kurà, mais il prend aussi la relève en assurant une continuité des célébrations victorieuses du snalubong et la pérennité des chefs locaux, les bong to, dans un système politique aujourd’hui réglementé par le gouvernement et par le biais des kapitan.
Un des intérêts des saglà kurà réside dans ce que révèle l’interrelation entre différents acteurs, humains (propriétaires, parieurs) et animaux (étalons, jument). Ces “joueurs” possèdent différents objectifs. Ils jouent et font jouer les autres, ou se jouent des autres par la ruse. Les humains jouent à faire combattre leurs chevaux, en pariant sur eux et en les observant. Mais pour les propriétaires il s’agit d’un véritable combat – secret – où se jouent leur réputation et l’accès au rang prestigieux de bong to au sein de leur propre communauté. Les humains se jouent un peu des animaux en les obligeant à s’affronter même lorsque l’issue du match est déjà connue, ou en modifiant les règles à leur convenance. Rien ne nous permet cependant de savoir si les chevaux, eux, jouent véritablement. Mais leur combat fait en tout cas jouer les humains qui les entraînent, les chérissent, les observent et les encouragent à se battre. Si les chevaux choisissent le moment où ils arrêtent de se battre, les humains interprètent ce comportement en termes de domination du plus fort sur le plus faible, mais il en est peut-être tout autrement depuis une autre perspective. Lorsqu’ils refusent le combat ou l’arrêtent, les chevaux se moquent peut-être du jeu des humains qui les forcent à jouer s’ils ne coopèrent pas. Tous les chevaux n’aspirent peut-être pas à devenir des gagnants, et, suivant Vinciane Despret (2012), il est intéressant de relever précisément le cas des « perdants » et des conditions de leur avenir après la défaite. Que perdent-ils d’ailleurs ? Porter ou combattre, où se trouve vraiment la victoire ? Pour les étalons, cependant, il est question d’un combat sérieux et intense qui met en jeu leur carrière, leur droit de saillir et leur descendance. Le saglà kurà est un jeu qui met en scène des spectateurs et entraîneurs humains qui incitent des chevaux professionnels à combattre sous une atmosphère stressante chargée de cris et au milieu d’une arène. Il ne ressemble pas à un jeu purement équin, comme peuvent le pratiquer sans l’intervention humaine de jeunes mâles pour tester leur force et se divertir.
L’action de jouer étant ici une question de perspective, elle diffère selon le point de vue que l’on prend. La jument en est le meilleur exemple. Considérée comme un non-joueur par les humains, voire – par son attitude ambigüe – comme un facteur de chance qui s’oppose à la stratégie humaine, elle joue, à l’égard des mâles, le rôle de maître du jeu pouvant procurer un avantage ou un désavantage à chacun d’entre eux. Du point de vue des humains, le rôle de maître du jeu est plutôt joué par le chairman qui organise les séquences. Le jeu de la jument pourrait lui se situer dans l’affect qu’elle porte à l’un ou l’autre de ses prétendants.
Roberte Hamayon (2012 : 322) montre que le « jouer » permet d’avoir une incidence autre que physique sur son adversaire ou son partenaire, comme les non-humains (animaux, esprits, ancêtres) : « L’on peut jouer avec lui [l’autre] pour le faire participer à une action commune sur un tiers, jouer pour détourner son attention sous couvert de le distraire, jouer pour l’emporter sur lui par des propriétés autres que physiques ». Les saglà kurà sont ici un terrain où les humains s’approprient la force des chevaux par le jeu, en montrant finalement que si les étalons sont puissants, c’est grâce à leur propriétaire fabricant d’imò. Pour les humains, le jeu ne réside pas entièrement dans ce qu’il paraît être à première vue, soit comme un divertissement ou comme un jeu d’argent, mais plutôt dans ce qu’il cache et dans ce qu’il met en jeu, soit principalement la réputation, l’allégeance et le statut.
Cette première analyse montre que dans les saglà kurà, il n’est pas question d’un combat qui n’engagerait que des chevaux, ou que des humains. Bien qu’animaux et humains jouent ensemble au même endroit (dans un corral), ils ne jouent visiblement pas tout à fait au même jeu ni pour les mêmes enjeux. Chez les Blaans, si les saglà kurà organisés par les humains relèvent bien d’affrontements, le vainqueur n’est peut-être pas toujours seulement celui que l’on croit. Les humains jouent bien leur réputation au travers des chevaux, mais ces derniers sont préoccupés par un tout autre jeu, celui de courtiser la jument ou d’être courtisé par les étalons, moyennant un combat spectaculaire.