De l’Eldorado au mythe de la nipponité des Incas en passant par l’actuel investissement New Age des Andes et par la pensée décoloniale [1], la rencontre entre les civilisations dans cette région singulière de l’Amérique du Sud où s’est étendue la domination impériale des Incas fait l’objet de lectures et de relectures, et suscite de nombreux fantasmes. Cette poétisation – dans le meilleur des cas, car il s’agit parfois d’une idéologisation – se nourrit d’une ignorance sur les réalités de la Conquête ; ignorance que comble au-delà de ce que l’on peut rêver l’ouvrage de Jan Szemínski et Mariusz Ziólkowski.
Commençons par insister sur l’écriture à quatre mains, car ce n’est pas un détail. Il nous est rappelé en effet que les deux auteurs, et cela sur des points significatifs (par exemple l’identification des deux civilisations tihuanaco et wari), ne sont pas du même avis, ce qui permet de comprendre que tout ce qui nous est proposé ici, sous les apparences d’une écriture unifiée (et élégante), est en fait le produit d’une conversation argumentée, à la recherche du plus probable et non de la « vérité ». Cette démarche d’écriture est particulièrement pertinente, dans la mesure où les sources sont lacunaires et où l’interprétation de celles qui existent est œuvre délicate. Au point que l’on pourrait dire que le livre tout entier est une proposition, convaincante, d’interprétations desdites sources.
Le livre s’organise en effet autour du récit de la Conquête et s’interroge sur les raisons de la réussite de l’entreprise de Pizarro, alors qu’il faisait face à un empire peuplé et structuré (XVIe siècle). Une partie de l’histoire, racontée dans le détail des opérations militaires, des trahisons, des assassinats et des mariages, est connue. Il y avait en effet des dissensions internes chez les Incas, des luttes fratricides pour le pouvoir. La constitution et la structure même de l’empire ne lui garantissaient la stabilité qu’à condition que l’équilibre soit le produit incessant de luttes intransigeantes contre des forces centrifuges. L’autre partie de cette histoire l’est moins, et elle est passionnante. Les auteurs analysent le rôle des représentations religieuses dans le déroulement de cette conquête, rappelant au passage que ce n’est pas une rationalité instrumentale et logique qui agit dans l’histoire. Le livre commence ainsi par une description minutieuse et exhaustive, sur la longue durée, des rituels et mythes des Incas, en précisant ce que sont les Incas dans cet ensemble andin et au-delà, à savoir un groupe qui ne recouvre pas la totalité de la population indienne et qui est aussi le produit d’une histoire. Histoire, géographie, mythes et rituels, reconstitués sur la base de matériaux archéologiques mais également de sources textuelles soumises à la critique, font la matière de l’ouvrage. Ces dernières ont été rédigées après la Conquête et soit pouvaient faire l’objet d’un cryptage soit témoignent d’un réel entrelacement entre deux mondes et deux Weltanschauungen, qui est exploré dans ses fibres et ressorts. Le livre, fascinant par la richesse et l’exhaustivité de ses descriptions, précises, incarnées, et de ses reconstitutions, l’est tout autant par la démonstration qu’il met en œuvre, et la projection d’une continuité ; car continuité il y a depuis l’arrivée de ces étrangers qui, au départ, ont conservé une bonne part des institutions incas (avaient-ils le choix ?) puis ont été eux-mêmes la proie de luttes de pouvoir fratricides (au sens propre, puisqu’il y eut trois frères Pizarro) jusqu’à la rêverie millénariste du retour de l’Inca dont les auteurs traquent les différentes formes et incarnations jusqu’à aujourd’hui.
Les auteurs discutent les affirmations de certains chercheurs pour qui le messianisme inca se serait « formé à partir de croyances issues de la christianisation plus ou moins superficielle des populations andines ». Ils argumentent en faveur de l’idée qu’il existait « un messianisme inca chez des peuples encore très peu christianisés et chez les adversaires de la domination espagnole qui attendaient le retour du pouvoir de l’Inca », avec « la conviction que les Incas s’effondrèrent de leur propre faute, que les Espagnols et leurs successeurs sont des pécheurs, que le temps de la domination espagnole est compté, et la conviction que l’Inca reviendra », souvent comme nouveau Jésus. Les deux auteurs décrivent un messianisme originel, appuyé sur la représentation du pouvoir dans le système de croyances et la vision du monde incas, qui explique en partie l’accueil des Espagnols. Il fut suivi d’un deuxième messianisme, encouragé par les Incas eux-mêmes du temps de l’administration espagnole, qui le favorisa aussi. Ce thème s’amplifie dans la troisième partie du livre, où se noue la description dynamique des conditions spirituelles et culturelles de ce monde andin du temps de la vice-royauté. Il devient la clef de compréhension des événements et de l’évolution des représentations depuis la Conquête et, rétrospectivement, avant celle-ci. Cette interprétation en termes d’horizon d’attente permet d’ordonner le thème de la pratique du secret et de l’ésotérisme chez les Incas, mais également celui du syncrétisme.
Le point de vue ici n’est pas celui de l’histoire des religions, mais celui d’une réflexion anthropologique fondée sur un cadre historique large s’appuyant sur une critique textuelle sans faille. Aussi les malentendus et quiproquos culturels et spirituels – sur la réception réciproque et mutuelle des croyances de l’autre – sont-ils éclairés sans que les auteurs tombent dans une quelconque forme de confusion. Par exemple, ils mettent en évidence la différence substantielle, en termes éthiques, entre les « commandements de l’Inca » et le Décalogue de Moïse, et par quel processus les uns ont pu être rapportés aux autres. La mise en commun de sentiments et de mémoires historiques est symbolisée ici par une proposition singulière de nos auteurs : « Si quelqu’un voulait aujourd’hui édifier un monument à la conquête espagnole du Tawantin Suyu, ce monument devrait représenter deux personnes : le marquis Francisco Pizarro et Don Cristóbal PawlluInkill Tupa Inqa », lequel avait promptement adopté les attributs du pouvoir à la mode européenne. Cette empathie entre la culture indienne et le christianisme sous sa forme importée dans les Andes du temps de la vice-royauté s’exprime sous la forme d’une collaboration – ou alliance de classe – et explique le soutien populaire au pouvoir en place contre les indépendances, qui ont représenté une forme d’oppression néocoloniale bien plus destructrice.