Reconnaissances ambivalentes lors du retour
« Oublie le téléphone portable, oublie la consultation quotidienne de courriels et de Facebook » - ce genre de réflexion vise à se présenter comme quelqu’un qui connait et qui apprécie ce que représente vivre à Cuba en étant Cubain [1]. Les migrants dont j’ai recueilli les récits soulignent ainsi leur retour à des routines et à des modèles de comportement et de consommation plus simples en termes d’hébergement, de nourriture, de transport, de code vestimentaire, et plus généralement de style et de rythme de vie. Dans le cadre de l’enquête ethnographique que j’ai menée auprès de migrants cubains à Barcelone qui ont quitté pour la plupart leur pays il y a moins de dix ans, j’ai recueilli de nombreuses histoires personnelles de visites dans l’île. Une caractéristique frappante de ces récits est l’importance qu’ils accordent au fait de se comporter « comme un Cubain » à ces occasions [2]. Régulièrement, de telles présentations de soi sont contrastées avec les attitudes d’« autres » émigrés de retour — une cible récurrente de critiques étant les Cubano-Américains [3] aux attitudes considérées comme « ostentatoires » — qui seraient moins sensibles à la réalité locale et n’hésiteraient pas à faire étalage de goûts étrangers nouvellement acquis et d’un statut socio-économique supérieur.
Parallèlement, les mêmes migrants rappellent aussi le traitement qu’ils subissent, à Cuba, en tant que « Cubains vivant à l’étranger ». Certaines anecdotes font notamment référence à des amis et parents « intéressés » (interesados) qui, sous l’apparence d’une relation d’intimité, cherchent simplement des moyens de soutirer de l’argent aux « riches Cubains de l’étranger », conspirant pour les tromper comme ils le feraient avec n’importe quel autre touriste étranger. Ces récits de situations et d’interactions concrètes montrent les difficultés à se faire accepter comme des Cubains lors de voyages de retour dans l’île. Bien que ces visites soient généralement de courte durée — un mois au plus — elles donnent lieu à des dynamiques similaires à celles évoquées par les spécialistes de la migration de retour, notamment le décalage entre les attentes idéalisées envers le « pays natal » et l’expérience concrète d’« être de retour » (Gmelch 1980, Oxfeld et Long 2004, King et Christou 2011 et Stefansson 2004). Je souhaite ici attirer l’attention sur les décalages, les ambivalences et les tensions entre la manière dont ces migrants se positionnent en tant que Cubains d’une part, et la manière dont les résidents de l’île les perçoivent et interagissent avec eux d’autre part.
Enquêter sur le retour et ses "retrouvailles"
L’article propose une analyse anthropologique des expériences de retour, en mettant l’accent sur les tensions qu’elles génèrent en termes d’identification et de sentiment d’appartenance. Bien qu’un certain nombre de parallèles puissent être faits avec la littérature sur la migration de retour, les expériences examinées ici s’inscrivent plutôt dans la catégorie plus large désignée parfois comme « retour provisoire » (Oxfeld and Long 2004 : 9-11), ou « visites de retour à court terme » (King et Christou 2011 : 458) [4]. Nous sommes donc confrontés ici à des « pratiques de retour des groupes primo-migrants » à court terme (Bidet et Wagner 2012 : 116, voir aussi Smith 2005), de personnes qui ont émigré de Cuba et y reviennent lors de vacances qui mélangent « les visites familiales aux activités dites déroutinisantes » (Bidet et Wagner 2012 : 116, voir aussi Sirna 2015). Le fait que les protagonistes de cet article soient des migrants de première génération, marque une différence importante en comparaison du « tourisme ancestral » ou « de racines » (Basu 2007, Fourcade 2010, Leite 2005) pour lequel « [l] ’éloignement temporel de l’acte d’émigration autorise plus facilement ces chercheurs à parler de tourisme » (Bidet et Wagner 2012 : 116). Au contraire, les primo-migrants sont plus « susceptibles d’être rattrapés — sur leurs lieux de vacances, dans leur village d’origine — par des contraintes sociales et par une quotidienneté familière » (Bidet et Wagner 2012 : 116). Le degré et la nature d’une telle « familiarité » — qui est loin d’aller de soi comme on le verra — sont précisément parmi les points centraux que cet article cherche à élucider.
Les participants à ma recherche voyagent à Cuba pendant leurs vacances. Cela a un impact sur leurs images et attentes, ainsi que sur leurs relations avec les résidents dans l’île et cela distingue les cas considérés des situations de retour plus durables. Comme l’a souligné George Gmelch en 1980 déjà dans sa revue de la littérature sur l’adaptation des migrants de retour « au pays » (1980 : 42-46), de tels séjours cultivent des images idéalisées, car ils se nourrissent de l’atmosphère festive des vacances. Pour les migrants, les deux ou trois semaines de visites sont caractérisées par une activité sociale intense, par exemple par des célébrations pour le retour d’un membre de la famille (Gmelch 1980), encourageant la « convivialité » (Gourcy 2010 : 352-353). Se référant à l’intensité complexe des interactions sociales lors de visites de retour de migrants mexicains vivant à New York, Robert C. Smith remarque que les rapatriés éprouvent un sentiment de « temps social accéléré » (2005). Les séjours relativement courts dans la ville mexicaine de Ticuani paraissent aux migrants beaucoup plus longs, et ils ont l’impression qu’on les observe et qu’on les évalue constamment (Smith 2005 : 120).
Les situations examinées dans cet article se sont déroulées dans des localités de Cuba qui sont des destinations touristiques internationales, ce qui élargit les possibilités de s’adonner à des activités festives, récréatives et touristiques. Comme nous le verrons, la frontière entre « être un touriste » et « être un visiteur cubain » demeure généralement très importante dans de telles situations (voir aussi Gourcy 2010 : 352-353). Cette démarcation, et sa possible transgression, soulève de sérieuses questions sur l’appartenance et l’identification et constitue un élément crucial dans la réflexion des migrants cubains sur eux-mêmes et sur leur place à Cuba.
Les façons dont les Cubains négocient concrètement leur appartenance lors de leurs visites de retour, les défis auxquels ils sont confrontés, leurs réponses à ces situations, ainsi que la manière dont ils racontent et dramatisent a posteriori ces expériences, sont au centre de cet article. Bien qu’il soit important de situer dans leur contexte les spécificités de ces situations de retour provisoire en temps de vacances, mon but n’est cependant pas ici de les enfermer dans une stricte typologie. Il est possible de tracer des parallèles fructueux avec des travaux en sciences sociales qui ont mis l’accent, plus généralement, sur le caractère ambivalent des positionnements et des identifications des migrants qui reviennent dans leurs pays d’origine, ainsi que sur les tensions, les déceptions et les négociations d’appartenance susceptibles de découler de leurs interactions avec les gens sur place (Bidet et Wagner 2012, Constable 1999, De Bree, Davids et de Haas 2010, Gourcy 2010, Gmelch 1980, 2004, Olwig 2012, Oxfeld 2004, Sirna 2015, Smith 2005, Stefansson 2004, Wessendorf 2007). Ainsi, dans leurs recherches sur les « vacances au bled » de descendants d’immigrés algériens et marocains en France, Jennifer Bidet et Lauren Wagner (2012 : 123) remarquent que « leur identification est sans cesse en question » et que « au-delà des projets qui motivent les séjours dans le pays d’origine, ceux-ci sont aussi l’occasion de tester empiriquement l’appartenance à ce "chez-soi" lointain à travers le regard des autres ». Dans le cas mexicain analysé par Smith (2005 : 123), les retours deviennent des moments où les migrants cherchent à authentifier ou à légitimer leur « mexicanité ». Je m’inspire également des réflexions de Constance de Gourcy sur les « épreuves du retour » et sur la manière dont « la rencontre avec l’autre, celui perçu comme proche et lointain, est vécue comme un moment décisif, une étape fondamentale et fondatrice d’un nouveau rapport aux lieux dans les récits de celles et ceux qui expérimentent ce type de retour » (2010 : 352).
Les migrants de retour à Cuba sont confrontés à certaines valeurs, moralités et attentes relatives à l’« être cubain » et au revenir à Cuba de l’étranger. De telles attentes normatives fournissent des modèles narratifs auxquelles ces personnes doivent se confronter et qu’elles peuvent se sentir obligées de suivre. Sur la base de son travail dans l’île caribéenne de Nevis, Karen Fog Olwig illustre comment elles élaborent soigneusement leurs récits de retour pour se construire une identité sociale qui leur donne une place dans la communauté locale (2012 : 841, voir aussi Smith 2005). Inspiré par son analyse, qui se concentre sur le récit du « bon parent », je me propose d’explorer les types de reconnaissance que les migrants cubains en visite dans leur pays natal parviennent à s’attirer. Quelles possibilités s’ouvrent et quelles voies de reconnaissance empruntent ces personnes qui font appel à d’autres formes d’identification et à une reconstruction des paramètres de leur « cubanité » ? Quels types de positionnement adoptent-elles lors des moments difficiles de rencontres, et que nous apprennent-ils sur la nature de ces retrouvailles ?
Une ethnographie entre Cuba et l’Espagne
Pour répondre à ces questions, je m’appuierai à la fois sur des récits de visites de retour parmi des migrants cubains en Espagne et sur les nombreuses occasions que j’ai eues à Cuba d’observer et de dialoguer avec des migrants en visite, ainsi qu’avec leurs connaissances sur place.
Le matériel empirique recueilli à Cuba provient de dix-huit mois de travail de terrain ethnographique effectués entre 2005 et 2019 à La Havane, dans la localité rurale de Viñales (située à 200 km à l’ouest de la capitale) et dans la station balnéaire de Santa Maria (Playas del Este, à trente minutes de route à l’est de La Havane). Mes recherches ont principalement porté sur le tourisme et les rencontres informelles entre visiteurs étrangers et population locale (Simoni 2016a). À partir de 2012, elles m’ont conduit à m’intéresser aux expériences des migrants lors de leurs visites sur l’île [5].
Une autre partie de mon matériau repose sur des recherches menées à Barcelone. Depuis 2012, j’ai passé quatre mois auprès des migrants cubains, principalement dans des bars, des cafés et des lieux de sociabilité ayant une forte présence cubaine [6]. Un nombre important de migrants cubains ont atteint l’Espagne à la suite d’un mariage avec des ressortissants étrangers qui ont visité Cuba ou ont des liens avec l’île (Krull et Stubbs 2018a : 181, voir Fernandez 2013 pour une analyse plus détaillée de ces trajectoires migratoires au Danemark), et ce sont précisément ces hommes et ces femmes qui sont au cœur de mes recherches en Espagne [7].
Lors de mes conversations avec des migrants à Barcelone, des récits sur Cuba sont apparus fréquemment avec une tendance forte à « dramatiser » les situations vécues. Raconter ces visites de retour à des pairs aide à constituer un « dénominateur commun » pour ces Cubains vivant loin du pays d’origine ; c’est une façon de faire groupe et de cultiver un entre-soi dans le pays d’installation [8]. Ces récits peuvent être traités comme des récits de voyage, narrations qui, selon Edward Bruner, se distinguent du voyage vécu (2005 : 19-27). Pour les interpréter, il est nécessaire de ne pas négliger le contexte d’énonciation et le public auquel de tels récits sont adressés [9]. Les récits recueillis s’appuient sur des « structures narratives » (Olwig 2012) et des scénarios typiques de retour sur l’île, en les actualisant et les personnalisant. Ce matériel discursif ne doit donc pas être traité comme étant une simple description des expériences de retour, mais plutôt comme un compte rendu réflexif effectué a posteriori, dans lequel des positionnements et des appartenances sociales sont négociés, et où opèrent des jugements moraux, des comparaisons et des évaluations (voir Trémon 2018).
Arrivées difficiles et appartenances en doute
Dans leurs récits de retour, les migrants insistent souvent sur l’arrivée dans le pays. Dès l’aéroport, les difficultés commencent avec les agents d’immigration [10]. Ces moments sont présentés comme tendus, notamment en raison des cadeaux qu’ils transportent pour leurs parents et amis. Les réglementations font que les Cubains de retour ne sont autorisés à importer que des quantités déterminées de biens et d’équipements (Espino 2013). Tel est le cas des téléphones mobiles et des ordinateurs portables, produits très prisés étant donné leur disponibilité limitée et leur prix exorbitant par rapport aux revenus de la plupart des habitants. Lors de sa dernière visite, Nando, un jeune Cubain résidant en Espagne depuis une dizaine d’années, a été confronté à un agent des douanes qui lui a laissé entendre qu’il devrait payer une coûteuse taxe à l’importation pour faire entrer un deuxième téléphone portable sur le territoire cubain. Nando s’est alors vexé. Refusant de payer tout impôt ou de laisser le téléphone à l’agent, il l’a écrasé sur le béton du terminal, justifiant son acte destructeur par sa détermination à « ne rien leur laisser ».
Quand Nando m’a raconté cette histoire avec son habituel style flamboyant, un public complice l’écoutait ce soir-là, dans un bar cubain de Barcelone. Son récit déclencha une vague de récriminations au sujet des officiers des douanes cubains et, plus généralement, sur la façon dont le pays traite des gens comme eux, qui veulent simplement rendre visite et donner un coup de main à ceux qui restent. De là, une profusion de récits et d’anecdotes qui présentent des locaux envieux et jaloux, et qui parlent de discriminations et de mauvais traitements pendant tout le séjour. Ces histoires tragicomiques nous ont tenus occupés une bonne partie de la soirée ; plusieurs amis de Nando se plaignant tour à tour d’avoir été retenus à la douane pendant des heures, alors que les douaniers laissaient passer les touristes en quelques secondes et avec un large sourire. Les commentaires portaient sur la jalousie presque palpable et obscène des douaniers. « Et si tu te plains ou fais un scandale, ils te gardent là pendant des heures. Ou ils te renvoient carrément d’où tu viens » a remarqué l’un d’eux, qui a suggéré par la suite qu’il vaut mieux rester discret et patient dans de telles situations. La meilleure stratégie semble être de ne pas « se stresser » (no cojer lucha) pour ne pas gâcher le reste du séjour. Ramona, une Cubaine dans la quarantaine vivant en Europe depuis plus de vingt ans, alla jusqu’à dire que lorsqu’elle rentre à Cuba, elle « laisse son cerveau » en Espagne pour ne pas s’affliger des absurdités et des incongruités auxquelles elle doit faire face. Restez calme, profitez des vacances et passez au moins du bon temps avec la famille, telle est sa leçon.
En discutant de ces mésaventures, plusieurs migrants s’interrogeaient sur la différence de traitement entre eux et les touristes étrangers, alors qu’ils venaient, les uns comme les autres, passer des vacances dans l’île. « T’es moins qu’un touriste, et moins qu’un Cubain » résuma Nando. « À Cuba, t’es "le Cubain qui vit à l’étranger", maltraité et exploité en conséquence ». Son raisonnement impliquait que, pour les Cubains, l’impression que vous avez mieux réussi dans la vie qu’eux finit par générer une quantité d’envie, de frustration et de jalousie qui ne s’applique pas aux touristes étrangers. Le problème semble résider dans le fait d’être si semblable et pourtant différent, comme si cette subtile disjonction, par opposition à une disparité incommensurable, rendait possible la comparaison et l’évaluation morale (Trémon 2018 : 159), et rendait plus difficile de supporter un statut moins privilégié. « Ici [en Espagne], vous êtes un migrant, là-bas celui qui vit à l’étranger : vous n’êtes ni ici ni là, et vous êtes condamnés à rester au milieu de la mer » conclut l’un des Cubains qui dialoguaient avec Nando. Dans la plupart des cas, ce sentiment ne s’arrête pas à l’aéroport, mais resurgit de façon troublante dans les relations plus intimes avec des membres de la famille ou d’anciens amis.
Célébrer le retour et incorporer la « cubanité »
Les visites des migrants lors de vacances ont été décrites comme générant des moments de convivialité, de célébration et de fête (Gourcy 2010, Gmelch 1980, Sirna 2015, Smith 2005). C’est quelque chose de typique aussi dans les visites de retour des Cubains que j’ai côtoyés, en lien avec ce que leur famille et leurs amis attendent d’eux. Devoir apporter de l’argent et des cadeaux pèse si lourdement sur certains de mes interlocuteurs que quelques-uns finissent par reporter indéfiniment leur retour, alléguant que même s’ils ont l’argent pour acheter le billet d’avion, ils ne voudraient pas rentrer à Cuba « les mains vides ». S’appuyant sur son travail à la Barbade, Gmelch observe des dynamiques semblables et cite la plainte d’un rapatrié : « Si tu reviens avec de l’argent, ils sont jaloux. Si tu reviens avec rien, ils te ridiculisent [11] » (2004 : 214). De telles représentations circulent parmi les personnes que j’ai interrogées et donnent une idée des enjeux moraux complexes que le retour peut générer (Oxfeld 2004 : 92). Si l’on voit mal le fait de rentrer sin nada (« sans rien »), l’étalage de richesses peut aussi donner lieu à des critiques et conduire à être étiqueté d’especulador, quelqu’un qui veut juste « frimer » [12].
Durant l’été 2015, j’ai revu à Cuba, dix ans après notre première rencontre, un de mes enquêtés. Noriel m’a confié que, pour ses vacances d’un mois à Cuba, il lui fallait économiser environ 5.000 euros, un exploit pour lui qui vit à Paris de petits boulots. La visite était tout aussi onéreuse pour Rolando, un Cubain au début de la quarantaine que j’avais aussi connu en 2005, et qui était de retour ce même été 2015 avec Amélie, sa femme d’origine française, et leurs deux enfants. J’ai eu l’occasion de passer beaucoup de temps avec eux ainsi qu’avec deux autres couples cubano-européens qui ont planifié leur retour dans l’île en même temps, pour célébrer leur première rencontre à Cuba avec leurs partenaires européens dix ans plus tôt. Les partenaires cubains, deux hommes et une femme, font partie d’une même famille élargie. En plus des visites et des célébrations familiales dans la vieille maison de leur grand-mère, qui servait à tout le monde de quartier général, les trois couples passaient une grande partie de leurs soirées, et parfois de l’après-midi aussi, à boire et à faire la fête ensemble. Ils se délectaient dans des formes de sociabilité qu’ils célébraient comme typiquement cubaines : la chaleur humaine, l’insouciance, la passion pour la musique, la danse, la boisson et la fête. L’idée était de se fondre dans une atmosphère festive qu’ils contribuaient à créer, et de le faire « comme il se doit », grâce aux devises gagnées en Europe qui leur permettaient d’assumer le rôle de généreux mécènes prodiguant des invitations.
Avant de se rendre dans son lieu de naissance, Rolando et sa femme avaient profité de deux semaines pour faire un tour de l’île avec les enfants, séjournant dans un complexe touristique « tout compris » et visitant d’autres régions du pays. Selon Amélie, la manière d’être de Rolando et sa relation avec elle et les enfants étaient alors comparables à son comportement en France. En revanche, lorsqu’ils commencèrent à fréquenter leur famille élargie et leurs amis, le comportement de Rolando se transforma. Rolando en arrivait à assumer, d’après Amélie, le rôle du « macho cubain » typique. Le tendre père qui, avant d’arriver dans sa ville natale, passait beaucoup de temps à s’occuper des enfants et à « faire famille » cédait le pas au célibataire qu’il avait été, un jeune homme qui laissait sa mère et sa femme s’occuper de la maison. Il ne pensait qu’à traîner avec des amis, à se montrer fort, à hausser la voix « à la cubaine », comme s’il s’agissait de signaler aux autres qu’il n’avait pas changé ni perdu ces qualités, considérées comme typiquement cubaines. « Quand nous arrivons ici, il devient comme un enfant, comme quand je l’ai rencontré la première fois il y a dix ans ! » me confessa Amélie [13].
Amélie exprimait néanmoins de la compréhension pour le comportement de son mari, elle le laissait jouer son « macho cubain », en imaginant à quel point cela avait dû lui manquer en Europe. Après tout, cette manière d’être se limitait à cette courte période de vacances, et Rolando reviendrait bientôt à son « soi européen » une fois de retour en France. Révélateur de la dualité et de l’ambivalence de Rolando, il avouait lui-même, vers la fin de leur séjour d’un mois, être fatigué de ces vacances, et avoir de plus en plus envie de revenir en Europe - même si cela signifiait reprendre le travail. Il était fatigué de faire la fête, de visiter et d’entretenir amis et parents toute la journée, de mesurer ses gestes d’hospitalité et ses expressions d’affection et de générosité pour traiter tout le monde équitablement. Une telle visite à Cuba lui coûtait aussi une fortune, Rolando ne voulant en aucun cas décevoir les attentes. Tout cela lui faisait dire qu’il n’était pas pressé de revenir à Cuba dans les prochaines années.
Il est intéressant de comparer la situation de Rolando avec celle d’autres Cubains qui reviennent rendre visite à leur famille et à leurs amis mais ne s’adonnent pas aux célébrations et festivités attendues. De tels comportements, plus réservés, peuvent être interprétés comme une perte de « cubanité » [14]. « Il est plus français que cubain », était par exemple la critique adressée à Pedro que l’on voyait rarement la nuit dans les bars. Avec sa femme, ils étaient souvent qualifiés d’« ennuyeux » car ils manquaient d’enthousiasme à participer à la scène festive locale. En français, il m’expliqua être revenu au pays après quatre années d’absence. Il passait la plupart de ses journées avec sa mère et mesurait ses visites et ses cadeaux à sa parenté pour ne rendre personne jaloux. Après trois semaines de séjour, il commençait à se lasser, à se plaindre de tout et de rien : de la façon dont les gens le traitaient, des excès festifs, de la médiocrité du service, du peu de soins que l’on porte à l’environnement, et ainsi de suite. Il était impatient de retourner en France où il se sent plus à l’aise.
Générosité et instrumentalité
La générosité, un comportement très apprécié de mes interlocuteurs, est souvent mise en avant dans les moments de festivité. Des migrants comme Rolando et son groupe d’amis n’hésitent pas à inviter des gens à leur table pour leur offrir du rhum de bonne qualité, de la nourriture et de la bière. L’image véhiculée est celle d’un émigré qui a réussi dans la vie sans renier ses origines et qui rentre redistribuer ses richesses à ses parents, ses amis proches, ses connaissances. L’ampleur des cadeaux et des invitations offertes sert clairement à signaler et à mesurer la proximité sociale et le degré d’intimité (voir Zelizer 2005). Ceux et celles qui reçoivent des invitations sont très sensibles aux expressions de générosité. Le risque est par conséquent de susciter des sentiments d’envie, de jalousie et d’injustice lorsque des personnes sur place estiment qu’elles sont injustement traitées ou que telle autre a sans raison reçu davantage. Le sentiment d’être sous une surveillance étroite peut devenir oppressant, obligeant les émigrants à mesurer leurs engagements et leurs offres s’ils ne veulent blesser personne.
Si les visiteurs sont disposés à être généreux, leur attitude exige aussi du respect et de la mesure de la part des bénéficiaires d’une telle magnanimité. Comme le montre Ellen Oxfeld dans le cas des rapatriés chinois, les attentes et les obligations vont dans les deux sens, traçant des cartes morales de part et d’autre (2004 : 92). L’auteur remarque que les villageois jugent sévèrement celui qui apparait trop insistant auprès d’un Chinois d’outre-mer, en particulier lorsqu’aucune connexion familiale intime ne le justifie, et que cette relation a des motivations purement financières (2004 : 96).
Des raisonnements similaires sont en jeu à Cuba : il semble essentiel que personne ne profite abusivement de la magnanimité des visiteurs, ni ne les traitent comme de banals étrangers naïfs et des sources d’argent facile, exploitables suivant l’idiome relationnel local du jineterismo (Simoni 2016a), une notion qui peut se traduire par « chevaucher » des touristes à des fins instrumentales. La crainte est forte d’« être condamné à être touriste » (Gourcy 2010 : 353) et d’être exploité en tant que tel. Cela ne signifie pas que certains ne peuvent pas « jouer les touristes » à certaines occasions mais ils souhaitent avoir la liberté de le faire à leur guise, plutôt que d’être piégés dans une position surdéterminée attribuée par d’autres qu’il peut devenir difficile de dépasser et renégocier [15]. Il s’agit pour eux de rester vigilants pour garder un contrôle sur la façon dont leurs ressources sont utilisées et partagées. Fréquemment, contrôle et surveillance sont délégués à une amie ou à un parent proche, le cousin de Rolando se chargea par exemple de lui signaler d’éventuels abus.
Parfois, une telle vigilance peut échouer et les Cubains de retour sont arnaqués et exploités par des résidents. Ce fut précisément ce qui arriva à Gustavo, un migrant cubain dans la soixantaine rencontré à Barcelone et qui a raconté une aventure sexuelle avec deux jeunes Cubaines dans un hôtel de La Havane, lors d’une de ses dernières visites sur l’île. À cette occasion, Gustavo avait commencé à adopter un rôle d’étranger, s’adressant aux deux femmes en anglais, en misant sur l’intérêt de nombreux Cubains d’établir des relations avec des gens de l’extérieur. Ce jeu était vu comme un moyen de séduire les femmes en question, suggérant qu’il n’était pas cubain, ou du moins pas un Cubain comme les autres et qu’il avait de l’argent à dépenser. Après avoir couché avec elles, Gustavo s’endormit, selon lui à cause d’un somnifère que les deux femmes auraient mis dans son verre, et il se fit dérober ses objets de valeur — argent, vêtements, chaussures, etc. Son récit, empreint d’humour et d’autodérision sur sa naïveté « de touriste », résonne avec d’autres histoires sur les relations entre visiteurs étrangers et jineteras, les « monte-touristes » cubaines connues pour leurs subtiles tactiques de séduction et, occasionnellement, de larcin. « Plus jamais ! » est la leçon que Gustavo a tirée de cette expérience : ne plus jamais se la jouer comme un touriste de façon aussi bête et naïve. Contrairement aux moments lors desquels Gustavo évoquait ses propres exploits de jinetero dans le Cuba du début des années 1990, il mettait ici en avant une forme d’escroquerie aux touristes dont il était lui-même devenu la victime (Simoni 2015).
« Les gens là-bas pensent qu’ils sont plus intelligents », m’avoua une nuit Nando, en faisant référence aux Cubains rencontrés lors de son dernier voyage sur l’île. Nando, qui avait plusieurs plans pour mettre sur pied des négoces à Cuba, avait du mal à faire face au traitement qu’il recevait – en tant que « Cubain qui vient de l’étranger » — de ses compatriotes sur place. « Ils veulent tous t’arnaquer, te voler » ajouta-t-il. « Ils te voient comme un euro à pattes, comme un dollar qui marche » — une autre expression entendue à plusieurs reprises dans la bouche de touristes à Cuba. Les histoires de jalousie, d’intérêt et de cupidité venant corrompre les relations ont toutes à voir avec le fait de rentrer à Cuba en tant que Cubain de l’étranger. Elles mettent en jeu des amis sans scrupules qui, plutôt que de se préoccuper des sentiments, ne s’intéressent qu’à ce que le migrant en question peut rapporter économiquement – l’amistad interesada (« amitié intéressée ») par excellence, en opposition à une véritable amitié sincère (Simoni 2014) [16].
J’ai souvent entendu critiquer ces amitiés intéressées, qui témoigneraient de l’incapacité, présentée comme typiquement cubaine, à séparer intérêt et sentiment (Zelizer 2005) [17], ou encore la tendance à « cacher » le premier sous les expressions superficielles du second. « Personne ne travaille ici [à Cuba], et tout ce qu’ils réussissent à faire est de se présenter avec leur sourire hypocrite, dans l’espoir que tu leur laisseras quelque chose, qu’ils arriveront à tirer quelque chose du Cubain venant de l’étranger » telle était la critique tranchante de Noriel, avant d’ajouter que tout ce qu’il apporte à Cuba est durement gagné, le fruit d’un travail éreintant en Europe, et qu’il n’allait pas le gaspiller avec n’importe quel Cubain paresseux qui lui « montre ses dents » (c’est-à-dire affiche un sourire hypocrite) et fait semblant d’être son ami. Comme je l’ai analysé ailleurs (Simoni 2016b), il n’est pas rare d’entendre des migrants cubains opposer leur comportement économique « correct » et européen à la tendance présentée comme cubaine et « impropre » de « brouiller » les frontières entre relations intimes et économiques.
Réduire l’échelle des relations familiales, reformuler la famille
Dans mes conversations avec des migrants sur leurs relations avec les membres de leur famille à Cuba, abondent également les histoires de méfiance et d’exploitation. Relatant un récent voyage, Gustavo condamnait fermement des parents qu’il n’a pas vus depuis longtemps, qui ne s’étaient pas occupés de sa famille durant son absence, et qui, sachant qu’il était de retour, s’étaient subitement présentés à la porte de sa maison, tout en sourires et compliments, dans l’espoir de tirer quelque chose du cubano que viene d’Europa. Le danger selon Gustavo est d’être séduit par des expressions d’amitiés superficielles basées sur l’instrumentalisation plutôt que sur des sentiments authentiques. N’ayant plus qu’une connaissance limitée des situations financières du moment et de l’état des relations familiales, Gustavo a confié les cadeaux et l’argent ramenés d’Espagne à sa mère afin que ce soit elle qui décide de leur répartition. Cette manifestation d’attachement à la mère, présentée comme le dernier bastion de confiance et d’amour inébranlable dans la famille, est revenue à plusieurs reprises au cours de mes conversations avec des migrants cubains à Barcelone, et trouve appui dans des considérations plus larges sur l’importance durable de représentations matrifocales de la parenté et du devoir familial à Cuba (voir Safa 2005 et Härkönen 2015). « Ma mère, c’est la seule en qui j’ai confiance ! » a par exemple conclu Nando après avoir critiqué la ruse calculatrice de ses autres parents.
Les expressions de confiance envers des membres de la famille, et la (re-)définition de qui mérite d’être traité comme faisant partie de la famille, dépendent aussi de la position de chacun dans les configurations de parenté. Le genre et la présence ou non de progéniture jouent ici un rôle clé (Härkönen 2015). On peut à cet égard mettre en perspective deux cas, celui de Nando, homme célibataire sans enfants à Cuba, dont la seule allégeance indiscutable était avec sa mère, et celui de Yuslaidy, une jeune femme qui avait laissé sa fille nouveau-née à sa mère quand elle était partie pour l’Espagne. Dans une conversation, Yuslaidy a souligné les grands sacrifices qu’elle consentait en envoyant régulièrement de l’argent à Cuba pour subvenir aux besoins de sa fille. Dans ses travaux sur les migrantes de retour dans l’île de Nevis aux Caraïbes, Olwig a mis en avant l’importance du genre dans le « récit du bon parent » (narrative of the good relative) ; alors que dans le récit « masculin » prédomine la mise en scène publique de réalisations sociales et économiques individuelles, le récit « féminin » met en avant les obligations sociales et économiques envers la famille (2012 : 831) [18].
Les liens familiaux, aussi compromis soient-ils par des sentiments d’envidia (jalousie) et d’interés (intérêt), et réduits à un nombre limité de parents auxquels on fait encore confiance, semblent garder une importance centrale pour la plupart des migrants cubains. Ces relations familiales servent à jauger la valeur des émigrés, attestant qu’ils n’oublient pas les engagements et les obligations qui les unissent à Cuba. Olwig suggère que la migration peut faire émerger des pratiques et des interprétations nouvelles et valorisées des rôles familiaux (2012 : 843). J’ai également détecté l’émergence de conceptions alternatives de la famille.
L’expérience du retour et la manière dont les rencontres avec les apparentés mettent à l’épreuve leurs conceptions de ce qui constitue une « vraie » relation familiale et la façon « correcte » de se comporter en famille amènent mes interlocuteurs à revisiter leur définition de la famille et la façon légitime de se conduire entre parents. Les visites de retour, les échanges matériels et affectifs auxquels elles donnent lieu, redessinent les relations familiales. Et si des figures clés comme celle de la mère et de la progéniture sont généralement épargnées, d’autres liens sont plus susceptibles d’être affaiblis, jusqu’au détachement et à l’exclusion. La nature controversée des attentes et des obligations familiales, l’évaluation des sentiments et de l’intérêt ont conduit plusieurs de mes interlocuteurs à « couper les liens avec la famille », ou du moins à affirmer une telle coupure [19]. Plus généralement, mes conversations avec les migrants suggèrent un scepticisme croissant et une réduction des solidarités, par rapport non seulement à la famille élargie mais aussi à Cuba.
Retrait et formation de nouvelles configurations sociales
Naomi vit en France depuis une vingtaine d’années, mais est fière de venir à Cuba pendant au moins un mois, deux fois par an. Je l’ai rencontrée sur la plage de Santa Maria, le long de la côte est de La Havane, un lieu fréquenté par de nombreux touristes étrangers et leurs partenaires cubaines, qui se distingue par son atmosphère festive et la place de la sensualité, des pratiques de séduction, de la consommation abondante d’alcool et de nourriture (voir Simoni 2016a). Après avoir passé quelques heures ensemble, Naomi nous a invités, moi et mon ami cubain Marcos, à visiter sa maison dans les collines aux alentours de La Havane, un endroit dont elle nous parlait en termes admiratifs et qui, nous avertit-elle, est bien isolé, protégé par un système sophistiqué d’alarmes. En lui rendant visite quelques jours plus tard, et de nouveau l’année d’après, Marcos et moi avons eu l’occasion d’apercevoir le style de vie que Naomi mène quand elle rentre à Cuba, un sujet dont elle aime parler longuement. Après avoir acheté une première maison pour sa mère plusieurs années auparavant, Naomi venait d’acheter cette propriété, sa propre maison, souligna-t-elle. Suite à la mort de sa mère, Naomi avait installé l’un de ses fils, qui vivait à Cuba, dans la maison restée vide.
Naomi nous expliqua avoir choisi un endroit isolé pour s’éloigner du quartier pauvre de La Havane où elle a grandi. Elle voulait éviter qu’on vienne lui rendre visite tous les jours, notamment pour lui demander des faveurs. Lors de ses premiers retours à Cuba, Naomi avait toujours pris soin d’apporter des cadeaux à tous les membres de sa famille élargie. Au fil des années, elle en est venue à penser que ses proches étaient des ingrats, incapables de la remercier, se plaignant juste de la qualité ou de la quantité de ses présents. La jalousie, l’envie et les faux sourires hypocrites étaient tout ce qu’ils étaient capables d’exprimer. Puisqu’elle a arrêté d’apporter des cadeaux et de leur rendre visite, elle est perçue comme la mala, « la méchante » qui oublie sa famille. Mais Naomi nous a confessé qu’elle ne se soucie plus de ce qu’on pense d’elle et que de telles médisances ne l’affectent plus. Elle se concentre maintenant sur les plaisirs d’un séjour à Cuba, se relaxant, faisant la fête et fréquentant les hauts lieux du tourisme et de la farandula (une notion locale évoquant « la scène » et les lieux de fête fréquentés par des célébrités, les étrangers et les gens branchés de Cuba).
Tout en évoquant une réorientation radicale de son entourage social et des lieux qu’elle fréquente, Naomi aime souligner que, contrairement à d’autres migrants cubains, elle reste 100% cubaine dans ses façons d’être à Cuba. Elle taquine souvent son fils de treize ans, le taxant de « Français » à la traîne en termes de « cubanité », comme en témoignent ses manières et sa façon de parler l’espagnol cubain. La cubanité que Naomi aime incarner est semblable à celle de Rolando, de Noriel et de leurs autres amis immigrés, qui se délectent du « Cubaneo », une notion évoquant le répertoire de pratiques, de discours, de coutumes et de situations censées incarner le "typiquement cubain", notamment en référence au mode de socialiser et de faire la fête (voir Sánchez Fuarros 2012, Simoni 2013, Krull et Stubbs 2018b). La générosité de Naomi à notre égard m’a d’abord surpris, mais rétrospectivement je l’interprète par sa volonté de renouveler son réseau social et de socialiser avec des gens qui n’apparaissent pas intéressés par son argent. D’autres migrants ont fait le choix d’acheter une maison à la périphérie de la ville, et m’ont témoigné que cela est motivé par leur désir d’être « laissés en paix » et de choisir le moment des visites de leur entourage. Il s’agit avant tout de se retrouver entre personnes qui partagent certains privilèges (Bidet et Wagner 2012, Sirna 2015), qui savent ce qu’est la vie à l’étranger et qui comprennent la valeur de vacances à Cuba durement gagnées ailleurs.
Dans une discussion nocturne à Barcelone, Nando m’a expliqué qu’une nouvelle classe sociale est en train d’émerger : « les Cubains vivant à l’étranger ». Je rapportais un peu plus tard les propos de Nando à Alfredo. En revenant à Cuba, confirma-t-il, ceux qui ont suivi une même trajectoire se sentent plus à l’aise ensemble. Une autre catégorie sociale cubaine, qui rassemble les sujets transnationaux, los que han viajado (« ceux qui ont voyagé »), semble prendre forme dans le raisonnement d’Alfredo. Comme le remarque Anders H. Stefansson, le retour donne souvent lieu à une « identité de retourné » séparée et à des « enclaves » de retournés (2004 : 10). Bien que l’on soit encore loin de cela à Cuba et qu’il soit difficile de prédire la suite des processus analysés ici, les expériences et les réflexions de Nando, Alfredo et Naomi nous donnent un aperçu d’un processus de différenciation sociale susceptible de s’amplifier dans les années à venir, notamment si la distance socioculturelle entre ceux qui reviennent et ceux qui restent se creuse. Quelle forme cette catégorie sociale émergente prendra-t-elle à l’avenir ? Comment la notion de « cubanité » [20] se modifiera-t-elle ? De quelles manières seront (re)considérées l’intimité, les pratiques économiques et les relations familiales ?
Conclusion : le meilleur des deux mondes ?
Alors que des migrants comme Rolando et Naomi gardent un sens aigu de leur « cubanité » lors de leurs voyages à Cuba, de telles revendications d’appartenance sont souvent contestées lors de rencontres concrètes avec des Cubains vivant dans le pays. Ces « épreuves » (Bidet et Wagner 2012, Gourcy 2010) appellent alors à la réflexion ainsi qu’à une renégociation explicite de l’appartenance. Dans leurs tentatives de (re)vivre des mondes familiers, les personnes de retour sont contraintes de réajuster leur façon d’être. Les parents, les amis et les connaissances, pour ne pas parler des fonctionnaires de l’aéroport, les confrontent à leur statut spécial, soulignent leur différence. Les récits de rencontres et les relations avec les concitoyens cubains sont perturbés par les soupçons d’envie, de jalousie, de discrimination et d’abus qui montrent, parfois avec humour, parfois avec regret, frustration ou déception, leur difficulté à être traités comme des Cubains « comme les autres ». On pourrait rétorquer à la lumière de certains exemples que les personnes de retour peuvent se sentir fières d’avoir réussi à l’étranger ; Gustavo jouant au touriste pour séduire des femmes cubaines tente même de profiter d’être considéré comme un étranger. Mais ceci n’affaiblit pas le désir concurrent d’être reconnu comme un Cubain qui sait se comporter comme tel, qui chérit toujours les expériences et les relations d’avant sa migration, et qui ne tombe pas dans les pièges réservés aux touristes.
Les efforts visant à maintenir un présumé « habitus » cubain – ne serait-ce que pendant les vacances — sont souvent entravés par la détérioration des liens avec les amis et la famille et par la perception de l’instrumentalisation de ces relations. Aussi, à la lumière de l’expérience de la migration et du retour, les migrants réévaluent la moralité des pratiques intimes et économiques. Ils semblent, en ce sens, aspirer à une forme de personne « holographique » exprimant ce qui est souvent perçu comme le meilleur des deux mondes : savoir faire la fête et socialiser « à la cubaine », savoir travailler dur et gagner de l’argent « à l’européenne » (Simoni 2016b). Ils valorisent une telle personnalité composite car elle incarne des vertus appréciées dans les deux mondes où ils vivent.
Mais alors que les migrants cubains que j’ai rencontrés peuvent être fiers de leurs capacités polyvalentes et de leur « vision plurielle » (Constable 1999, Said 1984) [21], le retour les confronte à des « tests » d’appartenance qui valorisent moins un « soi » composite. Trouvant mal reconnue la pluralité de leurs façons d’être, régulièrement piégés dans des identifications surdéterminées et réductrices, certains migrants cubains finissent par préférer se rapprocher de « gens comme eux ». Cela signifie alors couper les anciens liens sociaux pour développer de nouveaux réseaux de sociabilité avec des Cubains qui ont vécu des expériences similaires à l’étranger et partagent des vues semblables sur l’île et la « cubanité ».
En ce sens, si l’expérience migratoire conduit les migrants à réinventer constamment la vision du pays qu’ils ont laissé derrière eux, la pratique du retour la transforme encore davantage car ils doivent y renégocier leur place ; et quand un tel endroit devient difficile à trouver, les migrants peuvent alors essayer de se le tailler à leur mesure, comme c’est le cas de Naomi. Des recherches futures pourront aider à déterminer plus précisément comment les différentes représentations de Cuba et du comportement cubain interagissent, et permettront d’enquêter sur leur relative ascendance ou déclin. Il faudrait notamment considérer les « effets d’agencement » (ordering effects) (Franklin 2008) du tourisme international. On remarque par exemple que les retournés célèbrent, comme les touristes, les « bonnes » (et stéréotypées) façons d’être cubain (la « spontanéité », la « sociabilité » ou la « chaleur ») et condamnent volontiers la supposée « mauvaise » (et tout aussi stéréotypée) habitude cubaine de confondre les activités économiques et les relations intimes (Zelizer 2005 et Simoni 2015 ; 2016a ; 2018). En attendant, les récits et les expériences des retournés marquent des jalons importants dans la formation de nouvelles configurations sociales et de nouvelles manières de se sentir cubain et d’imaginer Cuba.