L’invention de la culture de Roy Wagner est l’un de ces livres énigmatiques au premier abord, mais dont on sent pertinemment que la thèse développée mérite de la persévérance, voire plusieurs lectures. Dès les premières pages, l’on peut ressentir une excitation à découvrir un univers intellectuel méconnu dans les milieux de l’anthropologie francophone, promettant pourtant une ouverture sur des perspectives originales. En effet, la formation universitaire classique ne mentionne pas Wagner et son décès en septembre 2018 semble être passé inaperçu [1]. Concernant l’ouvrage, il date de 1975 (réédition en 1981) mais la version francophone n’est parue qu’en 2014 – soit près de 40 ans après la sortie de l’original [2].
Les lecteurs intéressés par une anthropologie de l’environnement trouveront dans ce livre une brillante analyse du partage nature/culture qui contraste avec les théories de Descola ou Latour. C’est en réalité par le biais d’auteurs successeurs de Wagner, tels que Eduardo Viveiros de Castro – suivi d’un pan de l’anthropologie brésilienne, Marisol de la Cadena ou encore Marilyn Strathern –, que la compréhension du livre s’affine et que son actualité saute aux yeux. En effet, dès que l’on quitte la scène francophone, Wagner devient central pour l’étude des interactions entre humains et non-humains. Ces trois auteurs s’y réfèrent, notamment dans l’idée que la réalité n’existerait pas au-delà des symbolisations, c’est à dire du sens produit par les actions humaines. Elle serait coextensive de celles-ci et de leurs contextes d’émergence. Wagner écrit que : « les réalités […] sont ce que nous en faisons, et non ce qu’elles font de nous ou qu’elles nous font faire » (Wagner 2014 : 16). Nous verrons en quoi ceci nous amène à envisager une anthropologie repoussant les limites du relativisme culturel, de la réflexivité et de l’étude comparative.
Selon Wagner, la réalité émerge d’un processus d’invention [3] symbolique issu du mouvement dialectique continu entre des symboles collectivisants et différenciants – c’est-à-dire des symboles qui dans un cas renforceront la collectivité et le caractère conventionnel du social et dans l’autre, des symboles permettant de s’en distinguer. Il soutient que le jeu entre ces symboles et leurs différents contextes [4] stimule « l’invention », au sens de créativité et d’apprentissage, d’une réalité incessamment renégociée. Nous pouvons comprendre cette démarche comme un moyen d’étendre toujours plus le sens des réalités par efforts de métaphorisation [5]. Cependant, pour que cette dynamique ait lieu, les individus doivent faire « comme si » l’invention prenait appui sur une réalité stable, donnée à priori. Ceci implique de faire subir un effet de « masquage » (Wagner 2014) à l’un des deux types de symbolisations, les rendant inconscientes.
Ce modèle théorique lui vient de ses terrains chez les Daribi de Mélanésie (Wagner 1972). En effet, Wagner s’inspire de l’« épistémologie Habu », qui, nous dit-il : « situe la source de la signification culturelle dans des actes créatifs d’innovation, accumulant métaphore sur métaphore et, ainsi, détournant continuellement la force des expressions antérieures et la subsumant de nouvelles constructions » (Wagner 2014 : 11). Pour les Daribi [6], l’ordre social est déterminé par des forces extérieures et l’effort d’invention est placé dans la différenciation des individus quant à cet ordre. Dans ce cas, « le paradoxe, la contradiction et l’interaction réciproque », sont reconnus comme base de la vie sociale et les symboles collectivisants sont rejetés dans le domaine du « donné », mais un donné de « nature collective et anthropomorphique » (Wagner 2014 : 175) sur lequel il est ordinaire d’exercer une influence. Le chaman, par exemple, parvient à interagir avec ces puissances au travers de rituels. Ainsi, plutôt que de simples peurs des éléments naturels attribuées à des « croyances », Wagner voit dans les distinctions entre le « sacré » et le « profane » le cœur même de la dynamique sociale : « les moyens par lesquels la société s’invente elle-même » (Wagner 2014 : 172).
Wagner oppose ce type de société à la société nord-américaine [7]. Celle-ci met l’accent sur les symbolisations collectivisantes comme étant propres à l’action humaine. Dans ce cas de figure, les individus sont vus, à la naissance, comme des êtres biologiques, poussés par leurs instincts « naturels » qu’ils chercheront progressivement à contrôler par la création volontaire de conventions – qui s’expriment en lois et règles sociales – qui permettront de les rassembler en une collectivité, une culture, basée sur l’évitement de la contradiction. La société rejette les symboles différenciants dans le donné, un donné qui perd de son caractère collectif et social, pour n’être plus qu’une somme de phénomènes naturels inertes, avec lesquels l’interaction est coupée, pour n’être envisageable qu’en termes de domination ou de protection. Par conséquent, la société focalise son attention sur ce qu’elle pense être le fruit de l’action humaine – la « Culture ». Elle s’envisage alors selon une dynamique non pas dialectique mais causale, linéaire, historique et rationnalisante par rapport à une « Nature » toujours plus distante.
Dans la mesure où la « Culture » est une « invention » spécifique de ce mode symbolique collectivisant, produite dans un contexte occidental, nous comprenons les implications d’une telle analyse pour la discipline anthropologique et pour le travail de terrain. Wagner soutient que la relation ethnographique inventerait une culture « pour des gens qui n’imaginent pas eux-mêmes en avoir une. » (Wagner 2014 : 52). Cela l’amène à dire que : « l’étude de la culture est de fait notre culture » (Wagner 2014 : 38). Sur le terrain, l’anthropologue opèrerait des analogies, traduisant des significations d’un contexte symbolique dans un autre, c’est-à-dire qu’il donne du sens à ce qu’il observe à travers son propre mode de compréhension, tout en élargissant ce mode de compréhension à travers l’expérience même du terrain. Plutôt qu’un effort de réflexivité, Wagner suggère aux anthropologues de conscientiser ces jeux symboliques et le fait que leur travail, en tant qu’activité créative, contribuerait plutôt à une extension de sens du terme « Culture », plutôt qu’à une description et une compréhension de l’altérité.
Dès lors, si nous reconnaissons notre capacité créative, nous ne pouvons plus dénier celle-ci aux populations que nous étudions. À cet égard, Wagner propose la notion d’« anthropologie inverse » en référence à l’appréhension de la culture de l’anthropologue par la population étudiée. Cependant, Wagner soutient que cette anthropologie ne ressemblerait pas à nos efforts de théorisation, car celle-ci est absente des préoccupations de ces populations. « Notre "anthropologie inverse" n’aurait rien à voir avec la "culture", avec une production sans autre finalité qu’elle-même, mais […] aurait beaucoup à voir avec la qualité de la vie » (Wagner 2014 : 56). Ainsi, plutôt qu’une manière de mettre de l’ordre dans l’hétérogénéité du monde qui nous entoure par la création de catégories théoriques, cette anthropologie, entendue comme « style de créativité », d’invention prise dans la dialectique des symboles, serait directement productrice de la vie sociale.
En conclusion, bien qu’écrit en 1975, cela n’enlève rien à la pertinence des propos du livre au regard de l’anthropologie actuelle. Il n’est pas étonnant que la radicalité d’une absence de réalité hors des symbolisations et le modèle binaire dont Wagner reconnaît lui-même l’artificialité, aient eu du mal à s’implanter dans la tradition anthropologique francophone mais ils prennent tout leur sens dans l’ouverture de la discipline aux enjeux environnementaux et décoloniaux récents. En effet, Wagner soutient que la discipline gagnerait à s’ouvrir à d’autres rapports au(x) monde(s) (Cadena 2015), à d’autres épistémologies, méthodes et « styles de créativités » (Wagner 2014). Les trois auteurs cités en introduction illustrent cette tendance. Le perspectivisme et le concept de « multi-naturalisme » [8], par exemple, théorisés par Viveiros de Castro (2009) viennent consolider l’idée d’anthropologie inverse. Il semblerait que la thèse de Wagner et de ces auteurs offrent une échappatoire aux « modernes » quant au rapport naturaliste au monde dans lequel Descola (2015) les condamne. En effet, à une époque d’augmentation des catastrophes écologiques, ces clés de lectures supplémentaires paraissent nécessaires à la complexification de nos rapports avec une « Nature » de moins en moins inerte et de plus en plus réactive à l’action humaine.