Le rap : un black noise ?
La blackness [1] représente un élément emblématique du rap et du hip-hop, depuis les prémisses de ce mouvement culturel et artistique aux États-Unis [2]. Dans les années 1990, le rappeur américain Chuck D. décrivait le rap comme le « CNN des Noirs », tandis que le journaliste et militant Mumia Abu Jamal l’abordait comme « un descendant authentique des peuples dépositaires des traditions orales de l’Afrique ancienne » (Abu-Jamal 2006 : 23). Plus récemment en France, le rappeur et écrivain Gaël Faye relevait que malgré la commercialisation de ce genre et les variantes multiples qu’il abrite, « le rap reste une musique sacrée », dont l’âme « vient des champs de coton et de la Traite Négrière » (Faye, in Bocquet et Pierre-Adolphe 2018). Tout dernièrement enfin, Femi Kuti et Iam co-écrivaient une ode mémorielle aux grandes figures du panafricanisme et des luttes de libération noire provenant des deux bords de l’Atlantique, invoquant en un même refrain les héritages de Kwame Nkrumah, Martin Luther King, Malcolm X, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, et évidemment, Fela Kuti [3].
Rap et hip-hop sont ainsi souvent appréhendés comme les véhicules d’une mémoire, d’une lutte et d’un sentiment d’appartenance à une communauté noire transnationale reliant les populations dispersées par la traite. Ils participeraient de ces expressions décrites par Paul Gilroy, lorsqu’il rappelait que l’identité noire, cet apparent « sentiment cohérent de l’expérience du moi », reste avant tout « le produit d’une activité pratique : langage, geste, signes corporels, désirs » (Gilroy 1993 : 143).
Cette blackness du rap a été abondamment discutée dans le contexte étatsunien, notamment dans le milieu des Black et African-American studies. Dans une œuvre pionnière appelée Black noise : Rap music and black culture in contemporary America, Tricia Rose insistait sur l’enchevêtrement d’aspects esthétiques et politiques au cœur de cette association entre la blackness et le rap [4], et elle décrivait cette musique comme le produit « d’une longue tradition de culture populaire forgée par l’expérience de l’oppression raciale » (Rose 1994). D’autres recherches ont montré que les rappeurs des années 1990 se nourrissaient, dans leurs œuvres, d’échanges avec différents mouvements du nationalisme noir, comme la Nation of Islam ou les Black Panthers (Decker 1993 ; Cheney 2005). Après cet âge d’or du nationalisme noir dans le hip-hop, de nouvelles représentations de la blackness se sont développées, dans le gangsta rap entre autres, autour des emblèmes de succès individuel, d’ethos viril et de domination sexuelle (Quinn 2005). Alors que certains auteurs critiques considèrent que ces nouvelles figures de la blackness répondent à des audiences friandes de corps noirs hypersexualisés (Rose 2008 : 13 ), d’autres affirment que ces artistes reconfigurent en réalité des idéologies relatives à l’indépendance économique des Noirs qui existaient déjà dans les nationalismes afro-américains, pour les allier à de nouveaux schèmes et viabiliser un marché fructueux autour de la blackness (Watkins 2001). De la sorte, les visages pluriels de l’identité noire proposés par les rappeurs américains depuis presque quatre décennies ont cristallisé les débats polémiques qui animent la communauté afro-américaine (Baldwin 2012).
Ces débats autour du rap américain se retrouvent à propos d’autres « musiques noires », et témoignent de la dimension marchande de la blackness dans les industries de la musique, ainsi que des imaginaires exotisants auxquels elle renvoie [5] : comme pour la funk, le jazz ou la soul, la noirceur du rap américain enchevêtre des dimensions esthétiques, des revendications politiques, et des enjeux commerciaux [6].
Alors que de nombreuses études ont questionné ces enjeux dans le rap américain, mon article propose d’interroger à nouveau frais cette question, en adoptant cette fois un point de vue anthropologique et comparatif, par la mise en regard de plusieurs études ethnographiques emblématiques à propos de la blackness du/dans le rap hors des États-Unis. Je prends pour postulat que le hip-hop constitue un objet bon à penser pour comprendre la globalisation de la blackness, et au-delà, pour affiner la compréhension des fabriques culturelles entre local et global, et les théories de la mondialisation culturelle.
Longtemps investi prioritairement en France par les sociologues, les études littéraires et linguistiques, le hip-hop constitue un objet de comparaison heuristique pour l’anthropologie, notamment car la somme d’études ethnographiques publiées à propos de ses déclinaisons globales autorise le développement de « comparaisons contextualisées » (Trémon 2019). Ces études sur le hip-hop au Japon, à Cuba, en Australie, en Afrique du Sud ou en France mettent au jour les catégories communes propres à ce système d’esthétiques, de savoirs et de valeurs fréquemment appelé « culture hip-hop », ainsi que les significations contextuelles relatives aux différents espaces et groupes d’individus qui s’en saisissent.
Dans cet article, il s’agira d’interroger comment la circulation des images du rap dans les marchés de la musique et sa réception dans de nouveaux contextes ont conduit à un travail de réinterprétation et de traduction de cette identité noire à l’intérieur d’autres contextes idéologiques, d’autres industries culturelles et d’autres imaginaires de la race.
Pour ce faire, ma contribution mettra en conversation l’anthropologie de la globalisation, les études du hip-hop et les théories de l’identité noire. En amorce à cette réflexion comparative, j’apporterai dans une première partie une clarification conceptuelle à propos de l’acception de la blackness qui sous-tend ma réflexion, en abordant diverses perspectives qui ont pu être développées sur cette notion. À partir de plusieurs ethnographies d’appropriations locales du hip-hop, je reviendrai ensuite sur l’alignement des luttes pour l’autonomie, l’indépendance ou la reconnaissance que la connexion au hip-hop a suscité chez différents groupes s’identifiant comme noirs, dans la continuité d’une plus longue histoire de dialogues avec des expressions culturelles en circulation dans « l’Atlantique noir » (Gilroy 1993). Dans un second temps, je démontrerai que le message de fierté et de modernité noire porté par le hip-hop a aussi été le levier de propositions identitaires originales et le creuset d’affirmations de particularismes culturels. Au fil de cette exploration des processus transhistoriques de connexion à la blackness par la musique, j’insisterai sur la pertinence du concept de dialogisme pour rendre compte des processus conjoints de différenciation et d’identification consécutifs à l’adoption de formes culturelles globalisées.
La blackness : mémoires, politiques et identités diasporiques
Prolongeant les théories développées par des intellectuels caribéens, africains et afro-américains durant le XXe siècle, une série de recherches se sont intéressées à la question de l’identité noire, particulièrement dans la diaspora nord-américaine. Certains auteurs des Black Studies et African-American studies proposent notamment de la penser comme un outil politique et un « site social de résistance » (Marable et Agard-Jones 2008), configuré par différents acteurs du nationalisme noir afin de rendre compte de l’expérience des populations descendant de la traite négrière et de l’esclavage. Ces nationalismes noirs américains se sont déclinés au travers de diverses tendances durant le XXe siècle, entre les nationalismes classiques du début du siècle, qui prônaient le retour à l’Afrique - comme celui du Jamaïcain Marcus Garvey -, et les nationalismes culturels ou politiques développés durant la seconde moitié du XXe siècle, qui militaient plutôt pour le séparatisme de la communauté noire à l’intérieur de la société américaine (voir notamment Fila-Bakabadio 2013 ; Guedj 2011). Par-delà leurs désaccords, ces différentes époques et courants revendicatifs ont concouru à façonner une « communauté imaginée » (Anderson 1996) autour de la diaspora noire, et à la rassembler autour de revendications, d’éléments mémoriels, de pratiques sociales et d’imaginaires territoriaux communs, notamment autour de l’Afrique, « dénominateur commun, [...] point de départ et d’aboutissement, [...] lieu d’un éternel renouveau pour les peuples noirs » (Fila-Bakabadio 2013). Certains anthropologues travaillant sur la diaspora noire l’ont pour cette raison théorisée comme « une communauté de discours à travers lesquels sont appropriées différemment les deux figures de l’Afrique et de l’esclavage » (Chivallon 2002).
Autour de ces référents, l’identification à la blackness a abrité en son sein une variété de propositions identitaires qui expriment la singularité des formes de représentation du soi nées d’une histoire d’assujettissement et de migrations. Elle s’est déclinée selon des modalités diverses, en fonction des contextes, des circulations et des rencontres, au travers de catégories d’identification comme celles d’Afro-Américain, Afro-Européen, d’Afro-Caribéen, d’Afropéen, de Noir de France, etc. Ces propositions identitaires sont parfois marquées par une dualité, que W.E.B. Du Bois avait analysée de façon pionnière en 1903 en parlant de « double conscience » :
C’est une sensation particulière, cette double conscience, ce sentiment de toujours se regarder à travers les yeux des autres, de mesurer son âme à l’échelle d’un monde qui nous regarde dans un mépris et une pitié moqueuse (Du Bois 2007).
En dialogue avec W.E.B. Du Bois, une pluralité de discours et de conceptions de la blackness sont nées en Afrique et dans la diaspora noire au fil du XXe siècle, par exemple autour de l’idée de Négritude. Comme les nationalismes afro-américains, la pensée de la Négritude est le produit d’une expérience diasporique, et de circulations entre l’Afrique et le monde : elle est née à Paris dans les années 1930, sous l’impulsion d’étudiants en littérature venant du continent ou des Antilles, et justement inspirés par W.E.B. Du Bois [7]. Les chantres de la Négritude, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, affirment à l’époque qu’il faut mettre fin à la destruction des pratiques culturelles noires par la colonisation, et transformer la conscience de soi des colonisés africains ou antillais. Il s’agit pour cela de revaloriser les valeurs de la Négritude, entendue comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture » (Césaire). L’idée de Négritude fut attaquée par d’autres intellectuels post-indépendances : pour ses penchants racialistes et essentialisants, par Frantz Fanon ; pour sa dimension purement rhétorique, par Wole Soyinka ; ou encore pour sa vision élitiste. D’autres approches ont tâché par la suite de définir cette créativité culturelle et cette hybridité née dans la diaspora noire en « sortant des modes de pensée raciologique et de l’identité unique » (Confiant 2005 : 185), par exemple avec l’idée de créolité, conçue aux Antilles par Édouard Glissant et d’autres auteurs. Pourtant, grâce aux œuvres littéraires ou aux actions politiques de ses artisans les plus notoires, la notion de Négritude est devenue un symbole d’identification pour des populations noires en différents endroits du monde, et elle participe de ce paysage de discours et de catégories constitutifs de la blackness globale.
L’examen des configurations et conceptions variées de l’identité noire est particulièrement intéressant pour nourrir une anthropologie des processus de reproduction sociale et culturelle en dialectique entre le local et le global, comme l’ont déjà noté Camari Maxine Clarke et Deborah Thomas (Clarke et Thomas 2006). Selon ces auteures, la blackness est une catégorie rattachée à des formes de racialisation possédant des trames communes en différents endroits du monde, où elles donnent lieu à la formation de subjectivités, d’idées et de pratiques relatives à des « localités » différenciées, qui vont précisément se définir et se réinventer dans cette rencontre (Clarke et Thomas 2006). Dans une perspective proche, l’anthropologue Kevin Yelvington notait l’importance de se « centrer sur l’investigation des manifestations locales de la blackness à la lumière de leurs articulations avec des processus historiques globaux, et avec des négociations et des conflits dans la fabrique culturelle » (Yelvington 2001 : 240, ma traduction). Comme alternative aux approches en termes de « survivances » des éléments culturels africains (Herskovits 1941) ou de « créolisation » née de l’oppression raciale esclavagiste [8], Yelvington proposait d’aborder ces dynamiques en termes de dialogisme (en anglais dialogism ou dialogic approach chez Yelvington 2001 : 240). Plutôt qu’une rupture épistémique radicale, l’idée de dialogisme permet selon lui de prolonger les autres modèles de conceptualisation des formations culturelles nées de la Traite négrière, comme celui de la créolisation, ou de l’Atlantique noir, qui avaient pour composante commune de penser les échanges, les allers-retours et les interpénétrations constitutifs de la diaspora noire. Découlant d’un « engagement en faveur d’un constructionnisme social et culturel », ce concept s’attache de la sorte à rendre compte « des interactions multipartites de phénomènes matériels, idéels et discursifs, entre autres, pris dans des relations complexes caractérisées le plus souvent par une distribution inégale du pouvoir » (Yelvington 2001 : 240-241, ma traduction).
Ma réflexion s’inscrit dans la continuité de ces recherches qui ont pensé les modalités d’imagination de soi dans l’Atlantique noir, et elle s’intéresse plus précisément à l’importance qu’exercent certaines pratiques artistiques sur ces processus dialogiques de connexion et d’échanges transatlantiques. En revanche, plutôt qu’une approche centrée sur la diaspora, je me penche ici sur des revendications et identifications noires développées entre l’Afrique et le reste du monde (voir aussi à ce sujet Fouquet 2014). En effet, comme le montrent une série de recherches anthropologiques, le hip-hop a été approprié, en Afrique contemporaine, dans des espaces sociaux marqués par l’histoire de la colonisation et le vécu du racisme, et y a donné corps à un ensemble de revendications politiques et culturelles réclamant l’appartenance à une communauté noire globale. Le reste de cet article se propose d’examiner cette littérature de plus près.
La réflexion sur le rôle du hip-hop dans ces configurations locales de la blackness s’est développée dans le sillage des premières études sur les déclinaisons globales du hip-hop, publiées au courant des années 2000 (Haupt 2001, Fernandes 2003, Condry 2007, Perry 2008). Dans un essai paru en 2008, Marc D. Perry apportait une contribution importante à cette réflexion, en mettant en comparaison les contextes cubains, brésiliens et sud-africains. Il y démontrait que cette musique autorisait les jeunes à s’engager dans des définitions du soi Noir et à discuter des expériences locales de racialisation (Perry 2008 : 659) ; réciproquement, il expliquait que ces jeunes rappeurs de différentes villes du monde concouraient à leur tour à la production d’images et discours donnant corps à cette communauté hip-hop noire. D’autres études de cas contextualisées ont par la suite approfondi la compréhension des catégories émiques, des luttes politiques et des significations culturelles locales produites en parallèle de l’inscription dans un mouvement global. Elles ont insisté dans un premier temps sur la façon dont l’adoption de ce « Black noise » (Rose 1994) prolongeait des vagues successives d’appropriation de musiques labellisées comme noires, et qui, durant toute la deuxième moitié du vingtième siècle, ont propagé des outils d’imagination du soi Noir et/ou Africain à l’échelle mondiale.
La dimension transhistorique des musiques noires
Les industries musicales, les médias et les outils numériques ont concouru à la diffusion accélérée du hip-hop, et comme le note Jesse Shipley, « les techniques de remix du hip-hop et sa faculté à mêler politiques radicales, mode de vie gangster et marchandisation commerciale lui ont conféré une portabilité inhabituelle » (Shipley 2013 : 16). Parallèlement, cette globalisation d’ampleur inédite a fonctionné car elle s’appuyait sur des mouvements culturels antérieurs, et un regard sur l’histoire montre qu’elle n’est pas sans précédent.
Dans son livre Africa speaks, America answers, Robin Kelley (2012) revient sur les conversations transatlantiques développées autour du jazz entre des musiciens africains et afro-américains durant les années 1950 et 1960. Il démontre comment ces derniers ont forgé des connexions entre le jazz et l’Afrique qui ont définitivement reformé leur musique, leurs idéologies politiques et leurs mondes culturels sur les deux continents. À partir des années 1960, la funk et la soul music ont aussi donné lieu à des élans d’identification à une blackness globale, sous la forme de reprises du slogan « I’m black and proud », et elles ont généré la création de genres musicaux locaux hybrides, comme la funk carioca à Rio de Janeiro, ou l’afrobeat au Nigéria. Plus d’une décennie plus tard, le reggae a tracé des voies de connexion entre la Jamaïque, l’Afrique et le monde, via des routes migratoires allant de Kingston à Shashemene (Bonacci 2014), la circulation des productions discographiques, ou encore les tournées de Bob Marley. Son message d’unité et de liberté panafricaine est venu vibrer puissamment dans le contexte des secondes vagues de décolonisation en Afrique, comme pour le Zimbabwe, et dans celui des régimes autoritaires qui s’étaient installés dans d’autres pays africains, comme en Côte d’Ivoire sous Houphouët Boigny (Schumann 2009).
Avant le hip-hop, ces strates successives d’appropriation musicale ont ainsi été une double matrice d’invention d’une communauté noire transnationale, et de créativité dans les industries musicales locales. Elles ont donné naissance à des genres musicaux hybrides, adaptant les harmonies du reggae, de la soul ou de la funk avec des sonorités locales, et elles ont en partie façonné les industries musicales nationales qui allaient servir de soubassements à l’émergence du hip-hop.
La connaissance de ces précédents du hip-hop souligne comment la réception de ces formes musicales étrangères est aussi tributaire des idéologies étatiques relatives à la race. Au Mexique, Elisabeth Cunin relève que l’idéologie d’État du métissage a longtemps conduit à ce que les formes culturelles perçues comme « africaines » ou « afro-caribéennes » représentent une altérité « domestiquée, familière, normalisée » (Cunin 2014). Cela a amené à une réception ambiguë des musiques afro-caribéennes comme le reggae ou le ragga, et à l’émergence d’une « musique noire sans Noirs », où cette altérité est incorporée pour enrichir et complexifier le cadre culturel dominant du métissage et de l’indianité (Cunin 2014). Dans le Congo de Mobutu ou le Gabon d’Omar Bongo, James Brown était invité dans des grands spectacles populaires et sa représentation chatoyante et colorée de fierté noire était juxtaposée à celui de « l’authenticité » culturelle prônée par ces leaders. A l’inverse au Sénégal, Thomas Fouquet note que dans les années 1970, les icônes de la soul music étaient dénigrées dans la presse sénégalaise pro-gouvernementale, et que « l’énonciation d’une appartenance ou conscience noire transnationale était immédiatement réinsérée et réinterprétée à l’intérieur de rapports de classe et d’enjeux politiques locaux, sur fond de réinvention d’une culture africaine "véritable" » (Fouquet 2014). La politique de Léopold Sedar Senghor et son application de la Négritude au niveau étatique ont orienté les formats locaux de définition de l’africanité authentique et respectable, et elles ont fourni un cadre à la réception de ces musiques.
Le concept de Négritude vaut la peine qu’on s’y arrête à nouveau, car au-delà du Sénégal et de l’héritage de Senghor, il exerce une place non-négligeable dans les discours sur la blackness de nombreux rappeurs, tantôt comme slogan, tantôt comme inspiration, tantôt comme contre-modèle [9]. Ainsi, le rappeur franco-congolais Youssoupha lui consacrait le titre de son album NGRTD et samplait la voix de Césaire pour affirmer que « plus on est nègre, plus on sera universel » [10]. De même, à l’instar de Casey ou la Rumeur, d’autres artistes poursuivent le travail d’exhumation poétique de la mémoire de l’esclavage chez les Antillais ou les Noirs de France.
Dans leur étude des musiques et revendications noires en Mélanésie, Camellia Webb-Gannon, Michael Webb et Gabriel Solis (Webb-Gannon, Webb, et Solis 2018) reviennent eux aussi sur le rôle que la Négritude a joué dans l’émergence de discours de libération, offrant un autre exemple intéressant de ces dialogues transhistoriques engendrés autour du hip-hop et des musiques de « l’Atlantique noir » (Gilroy 1993). La notion de Négritude a d’abord été introduite en Mélanésie au courant des années 1960 dans les enseignements universitaires et les œuvres de certains lettrés, dans la continuité des pensées de Senghor et Césaire. Elle a ensuite été réinterprétée en vue de propager un sentiment de fierté noire et de Black Power, au travers de performances populaires des musiciens mélanésiens comme les Black Brothers, Black Sweets, ou Black Family, qui adaptaient des musiques circulant dans les industries globales (blues, soul, reggae, funk). Ces musiques ont ainsi été d’abord un moyen de louer la fierté noire au travers de l’idée de Négritude, et de remettre en question les hiérarchies raciales imposées par la situation coloniale.
Par la suite, elles sont devenues un outil politique célébrant l’action des leaders de l’indépendance et les luttes autochtones, et appelant à l’autonomie de Fiji, des Iles Salomon, du Vanuatu et de la Papouasie Nouvelle Guinée. En interaction plus ou moins directe avec les acteurs des indépendances, les musiciens ont ainsi contribué à un travail d’ajustement entre les idées de Négritude, de Black power et de « Pacifique noir », portant les revendications locales « d’indigénitude », d’autodétermination et de luttes pan-pacifiques en faveur de la décolonisation. Au-delà des affiliations et communautés politiques globales, ce sont bien des luttes « indigènes » locales qui en sont venues à être portées par l’appropriation du reggae, de la funk, et plus tard du hip-hop.
Ce dernier a été à l’origine, dans les années 2000, d’une seconde vague de revendication d’un « Pacifique noir », en lien avec l’essor du numérique. Dans le sillage des mouvements politiques et idéologiques pour l’auto-détermination des peuples indigènes, ce sont alors aussi des « cultures indigènes » qu’il s’est agi de défendre, de reconstruire ou de préserver par la musique : par des mélanges entre des instruments locaux et des musiques afro-américaines, par des entreprises de préservation d’archives, ou par la création de performances cérémonielles célébrant l’unité mélanésienne au travers des langues locales.
L’exemple mélanésien souligne ainsi la longue durée des dialogues avec les musiques de l’Atlantique noir et les effets de ricochets politiques et identitaires qu’elles ont eus dans les luttes politiques indigènes du Pacifique, dans un dialogue entre « indigénitude » et Négritude. Ce cas est aussi intéressant car il confirme que contrairement à une idée d’acception uniforme de l’identité noire, les connexions à la blackness globale surviennent au travers d’opérations de recoupements ou de décalages entre des catégories locales (comme celle d’« indigène ») et un ensemble noir plus vaste.
Dans la suite de cet article, les exemples africains d’appropriation du hip-hop vont nourrir la réflexion sur ces convergences et ces décalages entre différentes catégories (notamment entre africanité et identité noire) qui accompagnent l’identification à la blackness, au travers de mouvements allant du politique au culturel.
« I’m an African ! », ou les nuances de l’Africanité dans la blackness
I’m an African, never was an African-American
Blacker than black I take it back to my origin
Same skin hated by the klansmen [...]No I wasn’t born in Ghana, but Africa is my momma
And I did not end up here from bad karma
Or from be-Ball, selling mad crack or rappin
Peter Tosh try to tell us what happened
He was sayin’ if you black then you’ African [11]
La référence à l’Afrique a toujours exercé un rôle majeur dans les constructions identitaires afro-américaines (Fila-Bakabadio 2016), sous la forme d’imaginaires fantasmés ou de voyages réels, et les correspondances entre blackness et africanité surgissent fréquemment dans les textes des rappeurs américains, comme ici chez Dead Prez.
Réciproquement, de l’autre côté de l’Atlantique, les rappeurs d’Afrique subsaharienne se sont emparés de cette idée d’interpénétration entre blackness et africanité pour y apporter d’autres significations, articulant à leur tour l’identification à une nation noire globale avec les causes particulières portées depuis l’Afrique.
Les cas décrits en Afrique de l’Est par Mwenda Ntarangwi (2009) constituent une bonne entrée en matière au sujet de ces dialogues entre blackness globale et luttes africaines locales. Dans son livre (Ntarangwi 2009), il revient sur le travail du groupe Kalamashaka, qui rencontra un important succès en Afrique de l’Est et sur le continent. Pionnier du rap kényan swahili, Kalamashaka offrait à la jeunesse des quartiers pauvres de Dandora une alternative « cool » à la rue et à la criminalité, en dénonçant dans leurs morceaux le colonialisme, les désillusions de l’indépendance, la corruption et la violence de la vie dans ces quartiers. Dans leurs textes comme dans le nom du collectif de rappeurs est-africains qu’ils ont créé (Ukooflani Mau Mau), ils se référaient aux « Mau-Mau », un mouvement nationaliste révolutionnaire qui se souleva contre l’occupation britannique entre 1952 et 1960. En introduisant leur album Ni Wakati par un discours dans lequel Malcolm X se référait aux « Mau-Mau », Kalamashaka reliait dans un même support sonique des icônes locales et globales de ces luttes politiques noires, qui sont en réalité prises dans des conversations et inspirations croisées.
Cette référence est intéressante car elle confirme bien comment les pratiques d’imagination du soi noir de ces artistes poursuivent des dialogues transatlantiques et transhistoriques, reliant les combats anticoloniaux africains aux luttes afro-américaines. Il est connu que les leaders africains des indépendances et du panafricanisme comme Kwame Nkrumah et Jomo Kenyatta ont été fortement inspirés par leurs voyages aux États-Unis ou en Europe, et par leurs rencontres avec les militants afro-américains. Ils ont eux-mêmes en retour inspiré des figures de la lutte noire outre-Atlantique, comme Malcolm X ou les Black Panthers. Leurs dialogues se sont appuyés sur des circulations d’individus et sur des plateformes de rencontres politiques (comme les Congrès ou les festivals culturels panafricains), puis progressivement sur des supports culturels, littéraires et artistiques. Aujourd’hui, certains rappeurs africains se présentent comme les dépositaires de cette histoire révolutionnaire transatlantique, et se réclament de cette communauté politique transhistorique.
Toutefois, ces rappeurs africains ne parlent pas d’une identité noire née d’une expérience d’exil et de séparation de la terre d’origine, mais bien d’une identité africaine marquée par l’histoire coloniale et par la stigmatisation de l’Afrique contemporaine dans les relations internationales. Pour cette raison, l’un des tropes récurrents de nombreux textes de rap « conscient » [12] africain repose sur la remise en question des images de l’Afrique produites dans les médias globaux. En 2008, le groupe namibien Black Vulcanite poursuivait la question posée par l’écrivain Binyavanga Wainaina dans son célèbre essai How to write about Africa (Wainaina 2005), dans un titre ironiquement dénommé How to rap about Africa. En reprenant le champ lexical de la jungle, récurrent dans le hip-hop depuis Grand Master Flash, ils mettaient en exergue les maux de l’Afrique contemporaine et les effets délétères du capitalisme, décrivant ses politiciens comme des hyènes corrompues ou ses touristes comme des zèbres européens [13] .
Comme Black Vulcanite, une partie des artistes de hip-hop africain emploient l’humour et la dérision pour récuser les représentations exotisantes de leur continent, s’attaquant aux rapports asymétriques et à la position de subalternité de l’Afrique dans les échanges globaux. Les uns puisent dans les luttes « Mau-Mau » pour aborder la question délicate de la terre et de la propriété foncière au Kenya, d’autres au Burkina Faso se font les successeurs de Thomas Sankara pour réclamer une autonomie et une valorisation des modes de consommation locaux (Cuomo 2014). Quelques artistes évoluant sur les scènes internationales de la musique parviennent parfois même à émettre ce discours auprès des audiences et espaces de diffusion de la world music où ils se produisent, et où ils jouent habilement de l’image d’hybridation réussie entre tradition et modernité qu’ils représentent, et que célèbrent les consommateurs contemporains de musiques du monde (Aterianus-Owanga 2014, Cuomo 2018). Mais par-delà ces différences, tous parlent généralement d’espaces urbains spécifiques de leurs villes, de leurs quartiers et de leurs espaces de vie quotidiens, et ils confèrent une texture locale à leur discours politique noir et africain.
Au-delà des symboles iconiques et des discours, les identifications à la blackness via le rap deviennent alors quelques fois, comme dans le cas mélanésien, le levier de refontes culturelles : dénoncer les méfaits de la colonisation sur les sociétés africaines et clamer une fierté noire ou africaine conduisent à impulser une valorisation de savoirs, de langages, et de religions « locales », qui vont être brandies comme autant de preuves d’une africanité reconquise.
Un levier de « réafricanisation » culturelle ?
L’anthropologie du hip-hop en Afrique a représenté une entrée particulièrement propice pour éclairer les dynamiques de singularisation culturelle qui se jouent à l’intérieur de ces communautés dialogiques de la blackness, notamment en décrivant les modalités d’émergence de mouvements religieux [2010 (…)" id="nh2-14">14] ou identitaires autour du hip-hop.
Ainsi au Gabon, des ambitions de « retour aux sources » et de « réafricanisation » sont nées chez certains artistes à partir des années 1990 dans le sillage de l’appropriation du rap. Elles se sont manifestées dans les créations artistiques, mais aussi dans les évolutions des rapports au religieux d’une partie de cette génération de rappeurs (Aterianus-Owanga 2017). Après une phase de copie des esthétiques observées dans les films américains, et d’adoption du rap français par imitation des textes, pour les rappeurs gabonais, l’enjeu a vite été de créer une texture susceptible d’être acceptée localement ; cela s’est fait en introduisant des langages et des éléments instrumentaux rattachés aux traditions gabonaises, notamment celles des sociétés initiatiques et du bwiti, la plus célèbre d’entre elles (voir Mary 1999, Bonhomme 2006).
Dès les années 1990, les revendications afrocentrées et les discours réfractaires à la relation néocoloniale avec la France ont aussi amené les jeunes Gabonais à marquer leur distance d’avec les empreintes culturelles de l’ancien colonisateur, notamment dans le registre religieux. Quelques groupes emblématiques ont remis en question l’influence du christianisme sur les cultures locales, et appelé à se rapprocher de systèmes de pensée endogènes précoloniaux. Cette initiative a été en partie introduite par le groupe Movaizhaleine, un duo d’artistes élevés dans un vivier familial initiatique, et inspirés par une constellation de lectures et d’influences panafricaines. A l’origine de la création d’un sous-genre musical alliant musiques liturgiques initiatiques et instrumentaux hip-hop, leur démarche a également eu des répercussions dans leurs affiliations religieuses et celles de leurs proches, entraînant un effet de revalorisation des rituels et de sociétés secrètes combattus par le christianisme depuis la période coloniale (Aterianus-Owanga 2017). Vingt ans plus tard, toute une mouvance du rap gabonais situe le socle de leur réforme de la société et de leurs « retours aux sources africaines » dans l’apprentissage de savoirs, de valeurs morales et de préceptes bwitistes, et ils ont « converti » de nombreux adeptes à leur cause.
Chez d’autres artistes gabonais, cette inscription au sein d’un mouvement noir global a plutôt été synonyme de changement culturel sur le plan des savoirs et de la philosophie de l’histoire. La prise de conscience d’une histoire commune de luttes du peuple noir a amené ces artistes à s’intéresser à leurs racines locales, et à exhumer une histoire africaine qui reste peu présente dans les programmes d’enseignement scolaire. Quelques artistes du groupe ethnique fang se sont tournés vers les travaux de Cheikh Anta Diop et d’intellectuels afrocentristes, qu’ils ont mis en lien avec des traditions orales de leur groupe ethnique comme le mvett, réinterprété comme le récit d’origine du peuple fang depuis le berceau égyptien. Ce référentiel à Cheikh Anta Diop et au mvett a été intégré dans la musique par des jeux de sampling, de collage sonore et visuel, dans des morceaux articulant soniquement et autour d’un même symbole (l’Égypte pharaonique) des identifications ethniques, panafricaines et noires (Aterianus-Owanga 2017).
L’adoption du hip-hop a ainsi été moteur d’une étonnante forme de reproduction culturelle, où la transmission des pratiques « locales » et « traditionnelles » est réinstaurée ou renforcée par l’adoption de formes culturelles globales et l’inclusion au sein d’une blackness déterritorialisée.
Le cas du hip-hop ghanéen examiné par Jesse Weaver Shipley fournit une autre étude anthropologique fascinante pour comprendre ces logiques dialogiques de différenciation et d’identification noires et africaines via le hip-hop. Dans son livre, il relate le développement du genre musical hiplife autour de la rencontre entre le hip-hop et les formes d’oralité Akan plus anciennes, selon un travail « de médiation et de pastiche qui consiste à incorporer des formes noires et étrangères à l’intérieur de sonorités qui en viennent à définir la localité » (Shipley 2013). Le hip-hop apparaît au Ghana en 1980, dans un contexte marqué par le régime autoritaire de Jerry John Rawlings, et par une tension entre les volontés de centralisation étatique, la privatisation des institutions et l’irruption de l’économie de marché. C’est dans cette situation de débats sur la transformation des valeurs, et des frontières entre l’endogène et l’exogène, que le rap est adopté et transformé, passant du statut de musique étrangère à celui de genre musical local, via la création du hiplife. Cette opération de localisation passe par quelques institutions, mais surtout par le travail de « cultural brokers » qui utilisent leur célébrité pour procéder à des requalifications de formes culturelles étrangères, comme le précurseur Reggie Rockstone. Jesse Shipley décrit ainsi comment certains rappeurs en mobilité entre le Ghana et l’Occident ont accompagné « la mise en relation des signes d’une culture noire globale avec les pratiques de discours public Akan », et la transformation d’une musique rebelle en marque de cosmopolitisme et d’entrepreneuriat correspondant aux modèles locaux de réussite (Shipley 2013).
La suite du dialogue transnational entre hip-hop et hiplife décrite par Shipley est encore plus intéressante pour notre discussion. En effet, non seulement de devenir le « paysage spatio-temporel » d’identification de la jeunesse ghanéenne au niveau d’Accra, le hiplife s’est aussi imposé comme la bande son des rencontres de la diaspora ghanéenne à l’étranger. Pour les Ghanéens migrant aux USA ou au Royaume-Uni, l’expérience diasporique est marquée par des ambivalences : du fait d’une histoire panafricaine transnationale, héritière de Nkrumah notamment, ils s’identifient aux Afro-Américains (ou aux Afro-Britanniques pour le cas du Royaume Uni) et à un certain cosmopolitisme noir, particulièrement pour les plus jeunes générations. Parallèlement, ils maintiennent des affiliations spécifiques à leur homeland, par l’alimentation, les soins de beauté, le religieux, ou les événements communautaires comme les concerts de hiplife. Dans ces moments, la reprise de mouvements de danse et de chansons hiplife invoque une fierté nationale, et transforme du même coup les positionnements des Ghanéens à l’intérieur des rapports communautaires noirs aux USA : « tandis que dans les années 1990, rapper dans des langues africaines était vu comme en retard, et un-hip, et que les immigrés aux États-Unis et en Europe avaient honte de s’identifier comme Africains, le hip-hop a étonnement redonné une autorité aux pratiques et langues africaines comme sites de fierté pour les Africains, y compris ceux basés aux USA » (Shipley 2013 : 262). Le hip-hop devient ainsi un médiateur de jonction entre blackness et identité ghanéenne en diaspora.
Les exemples gabonais et ghanéens [15] révèlent comment les opérations d’appropriation et de réinterprétation de symboles globaux liés au hip-hop ont été des moteurs de fabrique de la localité et de spécificités culturelles. Ce faisant, et sur un mode dialogique, les créations de styles hip-hop africains ont engendré des circulations de sonorités, d’acteurs et d’idéologies depuis l’Afrique vers le monde, et des conversations entre le centre et la périphérie du hip-hop. Ces conversations viennent continuellement réinjecter de nouvelles teintes à cette blackness telle qu’elle se représente dans le rap, en rediscutant notamment la place de l’Afrique en son sein [16].
Une anthropologie dialogique et transhistorique du hip-hop
En mettant en regard différentes études anthropologiques à propos des adaptations localisées du hip-hop, cet article a raconté comment cette forme culturelle globalisée a conduit à recréer des espaces d’imagination communs, et fait dialoguer différentes expériences de l’identité noire, dans les Amériques, en Afrique et dans le Pacifique. Les acteurs de ces mondes hip-hop expérimentent des situations différentes, en termes de racialisation, de mémoires de la violence des relations avec l’Occident, et de rapports à l’Afrique (comme terre d’origine ou comme réalité quotidienne). Ils participent toutefois par le hip-hop à actualiser ces conversations transnationales et transhistoriques qui se créent depuis le début du XXe siècle autour des mémoires et des luttes noires, et ils contribuent à renouveler un réseau de sens et de symboles communs. La recette de ce succès global de la blackness hip-hop mêle des technologies et des industries médiatiques, des circulations géographiques, et quelques figures emblématiques qui sont parvenues à traduire des symboles globaux en instruments porteurs de sens et d’action au niveau local.
L’analyse que j’ai proposée de ces dialogues transhistoriques conduit à plusieurs constats heuristiques pour les études hip-hop et l’anthropologie de la mondialisation. Le premier porte sur la question des méthodes relatives à l’appréhension de ces musiques globalisées, et sur l’importance de penser les territoires hip-hop via une variété de lunettes disciplinaires, y compris celles de l’anthropologie. Les recherches citées dans cet article soulignent que l’étude approfondie de contextes et de trajectoires particulières permet de restituer le travail de production du sens que des acteurs exécutent dans leurs environnements sociaux, contribuant à ce que des formes globales deviennent signifiantes localement, et vice versa. L’anthropologie, avec son analyse d’interactions situées et sa manière de prendre en compte les contextes historiques, est particulièrement bien outillée pour appréhender la façon dont les individus composent et habitent leurs univers socioculturels, par des jeux de reprise de référents locaux et globaux, nouveaux et anciens.
Réciproquement, cette exploration des ethnographies du hip-hop souligne que le rap est tout aussi bon à penser pour l’anthropologie, et qu’il constitue un outil favorable (parmi d’autres) pour la refonte disciplinaire imposée depuis plusieurs décennies par l’intensification des mobilités et des connexions entre différents espaces (voir introduction du dossier). L’examen de la blackness du hip-hop sous l’angle comparatif m’a permis de suggérer l’intérêt d’une approche en termes de « dialogismes transhistoriques », élaborée dans la continuité de certains théoriciens de la diaspora noire (Yelvington 2001). Alternative aux notions parfois trop abstraites de créolisation ou d’hybridité, cette idée met l’accent sur les voyages, les discussions, les rencontres et les médias concrets au travers desquels cette construction culturelle et ces glissements entre local et global surviennent. La perspective dialogique ettranshistorique s’avère bénéfique pour penser les processus de diffusion globale du hip-hop, et plus généralement pour concevoir les modalités de « distribution du sens » (Hannerz 2010) et de reproduction culturelle en œuvre dans le monde contemporain, articulant différentes strates historiques, différents espaces, acteurs, et mouvements d’idées.