Compte-rendu d’ouvrage

BONDAZ Julien (dir.), 2018. Le magasin des petits explorateurs

BONDAZ Julien Bondaz (dir.), 2018. Le magasin des petits explorateurs. Paris, Actes Sud – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.


Comment produit-on, hors des formes institutionnelles de transmission ou de propagande, un imaginaire de l’exploration à destination de la jeunesse ? Tel est l’objectif très original de l’exposition conçue par Roger Boulay, qui s’est tenue au musée du Quai Branly du 23 mai au 7 octobre 2018 et du superbe catalogue dirigé par Julien Bondaz, qui l’accompagne et la prolonge. L’ouvrage décline dix thèmes auxquels ont contribué de nombreux auteurs, venus de disciplines différentes : des ethnologues, des historiens, des philosophes, des historiens de la littérature. La part la plus importante revient aux livres de loisir et aux magazines illustrés, des XIXe et XXe siècles. Abécédaires, dioramas, jeux et jouets constituent l’autre ensemble. Plusieurs générations de lecteurs retrouveront des figures familières de leur propre enfance, et en découvriront bien d’autres, tant fut intense la production de récits et d’images indépendante de la transmission instituée, qui diffusaient sous de flamboyantes couleurs et d’élégants graphismes, les stéréotypes d’un imaginaire de l’exploration que Julien Bondaz rattache, très justement, à l’histoire du primitivisme (p. 17).

En ouverture, l’auteur rappelle les mésaventures du « père Noël en Afrique » que donnaient à voir au début du XXe siècle les chromolithographies publicitaires du Bon Marché pour les fêtes de fin d’année, en évoquant une côte africaine indéfinie. La menace cannibale que cette figure familière aux sociétés christianisées déclenche dans les pays colonisés apparaît, ainsi, comme la version à destination des enfants du grand partage entre monde civilisé et sociétés primitives. À l’inverse, la reproduction des stéréotypes à travers un « primitivisme linguistique » s’appuie sur un lexique et une anthropophagie symbolique : noms de recettes ou de marques ont conduit des générations d’enfants à se nourrir de « représentants métaphoriques et sucrés des sociétés colonisées » (p. 25). Mais Julien Bondaz nous met également en garde contre des lectures simplificatrices : l’imaginaire colonial qui traverse cette exaltation de l’exploration n’est pas univoque, il décline une diversité de positions par rapport à la question coloniale.

François Flahault, Lise Andries, Frank Lestringant nous montrent comment, d’abord destinés à des lecteurs adultes, Robinson Crusoë (1719), et une pastorale édifiante, Paul et Virginie (1788), ont fourni, au siècle suivant, les modèles d’innombrables récits pour enfants. Iles désertes et naufrages procurent aux jeunes lecteurs le goût pour l’exotisme, à travers de superbes lithographies colorées qui présentent la faune et la flore – voir le perroquet en couverture de l’édition anglaise de Robinson Crusoe chez Hachette-London (p. 45) – et préfigurent l’ordre colonial lorsqu’elles déclinent la scène du retour en palanquin de Paul et Virginie toujours portés par des « nègres » (p. 38-39).

Le développement de la presse pour la jeunesse à partir des années 1830 assure la diffusion de connaissances naturalistes, géographiques et ethnographiques à destination d’enfants qui ne doivent pas, pour autant, quitter leur monde et leur univers familial. Le Magasin Pittoresque se veut éducatif, Le Journal des Voyages incite plutôt à une rêverie romanesque nourrie de tous les clichés coloniaux, les superbes livres de prix de l’éditeur Mame célèbrent, après 1850, l’activité missionnaire. Le modèle du tour du monde conduit à revisiter Jules Vernes, bien sûr, et surtout ses illustrateurs, sur toutes sortes de support, des assiettes aux images publicitaires des chocolats Poulain (p. 88-89), mais aussi à découvrir des auteurs moins connus comme Paul d’Ivoi et ses « voyages excentriques » qui envoient ses héros dans tous les continents, alors que leur auteur n’a guère quitté la France. Des héros oubliés voient le jour à la fin du XIXe siècle : le « gamin de Paris » et ses aventures en Océanie (p. 102-105) ; Arnould Galopin qui affronte toutes les épreuves du roman d’aventures – naufrage, atterrissage forcé, attaque de requins et de crocodiles, enlèvement par un gorille ou d’affreux sauvages, menace des cannibales... – dans l’entre-deux guerres, Jean de la Hire et ses boy-scouts. Les lecteurs retrouveront, aussi, des aventuriers et des héros plus familiers : Zig et Puce, les premiers enfants de la littérature graphique, dont Jean Baudry souligne l’innovation qui consiste à transformer les populations non occidentales en figures comiques (p. 128-129) ; les premières aventures de Tintin et Milou, relues par Fréderic Keck comme forme de communication réussie avec le monde animal (p. 132) ; plus près de nous, Bob Morane qui délaisse le modèle colonialiste au profit de l’imaginaire des fictions anglo-saxonnes et le Tarzan d’Edgar Burroughs dont Roger Boulay décline des traits inattendus (p. 143).

Les héros que l’on propose aux enfants sont le produit de la conquête coloniale lorsqu’ils se déclinent en militaires, missionnaires, médecins, savants, marchands. À cette propagande omniprésente dans la littérature pour la jeunesse, participent les expositions coloniales qui accordent une attention particulière aux enfants, comme le montre l’album de La Famille Bobichon à l’Exposition coloniale, qui paraît chez Berger-Levrault en 1930, et dont Julien Bondaz décrypte les ressorts comiques. Les productions de l’Œuvre de la sainte enfance (destinée à mobiliser les enfants européens dans l’entreprise missionnaire), les tirelires missionnaires, la bande dessinée, l’invention de Monsieur Banania, entendent mettre le monde à hauteur d’enfant, tout comme les mondes en miniature que sont les abécédaires, les atlas, les panoramas, les jeux et les jouets, les contes de l’ailleurs. Tous ont pour souci l’apprentissage par le jeu, par l’image et par l’étude. Mais ce souci varie dans le temps : aux abécédaires géographiques qui couplaient des types humains et un représentant animal succèdent, dans les années 1920-1940, les abécédaires coloniaux qui se désignent comme tels : La France et ses colonies (1945), L’abc des colonies françaises (1946).

L’industrialisation de la production des jouets, l’apparition des premiers catalogues spécialisés et l’art décoratif des grands magasins constituent le contexte dans lequel situer l’« indianophilie » des années 1920-1930 que décrit Julien Bondaz à travers la figure haute en couleurs de Nestor Fenleroc et de ses aventures « au pays des Mangeurs d’hommes » (p. 248). Cependant, il existe de notables exceptions à cette colonisation de l’imaginaire. Le roman illustré du jeune peintre Edy-Legrand, Macao et cosmage ou l’expérience du bonheur (1919), que présente Pierre-Yves Belfis, est une utopie anti-colonialiste d’avant-garde (p. 52). Un peu auparavant, l’auteur du Tour du monde d’un gamin de Paris (1879), Louis Boussenard, a réellement voyagé en Guyane, en Afrique et en Australie, il se soucie de pédagogie pour détailler les caractères et les coutumes des peuples rencontrés, et il dispose de l’accès aux meilleures sources pour l’Océanie, nous dit Roger Boulay (p. 102-103). Notons, aussi, les merveilleux dessins naïfs de André Hellé, ses albums à découper et à colorier ; et retenons l’ironique idée de Franz Hellens : produire, en 1936, un tableau inversé de l’Afrique coloniale, perçue à travers les mésaventures de Bass-Bassina-Boulou, un « fétiche » acheté chez un antiquaire de Bruxelles. Après les années 1960, le souci ethnographique pourra être remarquable comme le montrent les « socioramas » de l’illustrateur Jean Marcellin pour le magazine Pilote et l’on admirera les planches présentant « Les Aïnous adorateurs de l’ours » (1969).

En France, le succès de Fennimore Cooper, puis les tournées de Buffalo Bill, ont lancé, au tournant du XXe siècle, la mode de « jouer aux Indiens ». À côté des panoplies que proposent les grands magasins, il est plus surprenant de découvrir le rôle du musée d’Ethnographie du Trocadéro, avec l’exposition « Peaux-Rouges d’hier et d’aujourd’hui » (1931), résultat d’une mission ethnographique de Paul Coze, l’un des fondateurs du scoutisme français et créateur, en 1935, du « club du lasso amateur » (p. 286-289). Ce n’est plus, ici, l’identification aux explorateurs qui est proposée, mais celle aux représentants d’un ailleurs qui se décline en diverses figures – l’indien, le trappeur, le cow-boy, le souriant Inuit – qui paraissent incarner une « contre-culture enfantine ».

La dernière séquence de ce vaste périple affronte, dès lors, la question des relations entre cette incitation à l’exploration ou à la vie sauvage, et l’ethnologie qui se professionnalise, dans les années 1920, en se détachant justement du modèle du voyage d’exploration. Populariser la discipline, au musée d’Ethnographie comme au musée de l’Homme, au temps du Front populaire, conduit des ethnologues à participer aux activités associatives et à écrire pour la jeunesse. On lira avec intérêt les textes que Julien Bondaz consacre à cet aspect jusqu’ici négligé de l’histoire de la discipline.

L’un des mérites de cet ouvrage est, ainsi, de s’adresser à des lecteurs d’horizons très différents. Par sa richesse documentaire, la qualité des illustrations et le souci pédagogique qui l’anime, tout autant qu’une somme érudite qu’unifie un regard d’ethnologue, il s’agit aussi d’un ouvrage à offrir aux adolescents d’aujourd’hui – et à leurs parents – pour les inciter à pratiquer le regard éloigné à l’égard de leurs héros du moment.

Pour citer cet article :

Giordana Charuty, 2020. « BONDAZ Julien (dir.), 2018. Le magasin des petits explorateurs ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2020/Charuty - consulté le 29.03.2024)
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