Le hip-hop japonais et la globalisation de la culture populaire

Traduction par Laurent Vannini

Résumé

Dans cet essai, Ian Condry trace un portrait de la globalisation de la culture populaire américaine. De prime abord, la musique hip-hop japonaise semble une illustration parfaite de la manière dont la culture populaire américaine envahit le monde. Mais un examen plus attentif révèle l’existence d’un processus dynamique par lequel la signification du hip-hop est réinterprétée pour s’ajuster au contexte japonais. En particulier, les artistes et les fans japonais assimilent les clubs de nuit aux genba, c’est-à-dire aux « véritables lieux » du hip-hop local. Ces clubs bruyants, bondés, enfumés et ouverts jusqu’au petit matin offrent un aperçu des activités quotidiennes qui donnent naissance aux différents styles de hip-hop japonais et aux familles de groupes de rap qui les incarnent. Dès lors, plutôt que de partir du principe que la culture populaire américaine a la même signification quel que soit l’endroit où elle fait son apparition, Condry affirme que nous devrions prêter attention à la manière dont les formes culturelles globales sont transposées dans la langue locale et les principaux lieux de performance, une perspective qu’il nomme « le globalisme genba ». Son approche constitue un moyen efficace de résoudre certains des problèmes posés par l’utilisation de l’ethnographie pour analyser un sujet aussi vaste que la globalisation de la culture populaire.

mots-clés : mondialisation culturelle, hip-hop, Japon, terrain ethnographique

Abstract

Japanese hip-hop and the globalization of popular culture

In this essay, Ian Condry gives us an account of the globalization of American popular culture. On the surface, Japanese hip-hop music sems a perfect example of the way American popular culture is taking over the world. But a closer look reveals that there is a dynamic process by which the meaning of hip-hop is reinterpreted to fit into the Japanese context. In particular, Japanese artists and fans identify nightclubs as the genba, or “actual site” of local hip-hop. These noisy, crowded, smoky, late-night clubs offer insight into the everyday activities that give rise to different styles of Japanese hip-hop and the families of rap groups associated with them. So instead of assuming that American popular culture means the same thing wherever it appears, Condry argues we should attend to the ways global cultural forms are mediated through local language and key sites of performance, a perspective he calls “genba globalism”. This offers a productive way of resolving some of the challenges of using ethnography to study such a broad-ranging topic as the globalization of popular culture.

keywords  : cultural globalization, hip-hop, Japan, ethnographic fieldwork

Sommaire

Le hip-hop japonais, dont l’origine remonte aux années 1980, et qui continue de se développer aujourd’hui, représente une étude de cas fascinante pour qui veut analyser la globalisation de la culture populaire [1]. Le hip-hop n’est qu’un exemple parmi la multitude de styles culturels transnationaux promus à grand renfort de marketing [2] par les industries de la mode et du divertissement, adoptés par une jeunesse avide des dernières tendances, et diffusés par un large éventail de médias désireux d’attirer des lecteurs et de vendre des espaces publicitaires. A Tokyo, une combinaison locale particulière de lieux de performance, d’artistes et de fans témoigne de la façon dont les milieux urbains deviennent le creuset de nouvelles formes culturelles hybrides. Le hip-hop est né à la fin des années 1970 à New York comme une forme d’art urbain : rapper sur le perron des immeubles, organiser des fêtes de quartiers en plein air avec d’énormes sound systems, graffer sur les rames de métro, et faire de la breakdance dans les parcs publics. L’éthique urbaine du hip-hop est restée la même dans son périple au Japon, mais elle est représentée avec plus d’intensité encore dans les clubs ouverts jusqu’au petit matin qui sont disséminés partout dans Tokyo. Le présent article étudie ces clubs comme un cadre urbain qui nous aide à comprendre la dynamique culturelle du hip-hop japonais. En particulier, les interactions durant les concerts entre les artistes-entrepreneurs et les fans illustrent dans quelle mesure la culture populaire « globale » est toujours sujette à d’importants processus de localisation.

Les anthropologues jouent un rôle particulier dans l’analyse de ces formes transnationales, parce qu’ils se consacrent à un long travail de terrain dans des contextes locaux. L’ethnographie vise à saisir les pratiques culturelles et l’organisation sociale d’une société. Il s’agit là d’une approche utile pour saisir la façon dont la culture populaire est mêlée à la vie de tous les jours. Néanmoins il existe une tension entre l’ethnographie et la globalisation parce qu’elles semblent antithétiques à bien des égards. Là où l’ethnographie cherche à faire apparaître le caractère distinctif de l’expérience locale, la globalisation est souvent perçue comme une source d’éradication des singularités locales. Trouver un moyen de comprendre comment la culture locale interagit avec ces flux médiatiques globaux représente un défi analytique de taille pour notre monde contemporain saturé par les médias.

D’une part, il semble que des lieux très éloignés les uns des autres deviennent de plus en plus identiques. Il est plus qu’étrange, lorsqu’on descend de l’avion à Tokyo en provenance de New York, de voir les adolescents des deux villes exhiber les mêmes types de vêtements caractéristiques des fans de rap : pantalons baggy et caleçons apparents, bobs ou casquettes de base-ball, et paires de baskets futuristes Nike immaculées. Dans les boutiques pour jeunes de Tokyo, le rap est la musique d’ambiance de prédilection. Des graffs dans le style des bombeurs new-yorkais ornent de nombreux murs, et dans l’après-midi, ou jusque tard dans la nuit, on croise des breakers qui dansent dans les parcs publics. Dans les clubs d’un bout à l’autre de Tokyo, des rappeurs et des DJ japonais s’emparent des micros et annoncent qu’ils ont du « son de ouf » (geki yaba shitto [3]), c’est-à-dire de la « bonne musique », à partager avec le public. Pour un grand nombre de jeunes urbains, le hip-hop est le style majeur de leur époque. Dans le Japon des années 1970, le paradigme du cool au lycée se résumait aux cheveux longs et aux solo effrénés des guitaristes vedettes. Aujourd’hui, les lanceurs de mode arborent plutôt des « dreadlocks » et font étalage de leurs techniques de scratching au moyen de deux platines et d’une table de mixage. Ces dernières années, le rap est devenu l’un des genres musicaux les plus vendus aux États-Unis et dans le monde, tandis que les jeunes dans leur grande diversité adaptent le style à leurs propres messages et milieux.

Cependant, dans le même temps, il y a des raisons de penser que de telles similitudes apparentes recouvrent des différences à un niveau plus profond. Il est évident que le cadre culturel et l’organisation sociale ont une influence sur la manière dont les films et les émissions télévisées sont reçus (During 1997). Néanmoins, si nous voulons comprendre comment se façonnent les formes d’expression culturelle dans un monde de plus en plus relié par les médias et les flux globaux de marchandise, nous devons déterminer quelle place occupent les rappeurs japonais dans le contexte du Japon contemporain. Lorsque nous réfléchissons à la manière dont les rappeurs et les fans japonais s’approprient le hip-hop, nous devons prendre en compte, entre autres choses, le fait qu’ils ou elles ne parlent que japonais. Beaucoup habitent avec leurs parents, et ils ou elles sont tou.te.s le produit du système d’éducation japonais. En outre, même si leur musique favorite est née outre-pacifique, ils et elles sont principalement engagé.e.s dans des relations sociales qui relèvent en définitive de l’échelle locale et qui prennent principalement la forme d’interactions en face-à-face et d’appels téléphoniques. Dès lors si ces jeunes se voient eux-mêmes comme des hip-hoppers [4], des b-boys et des b-girls [5] et revendiquent leur appartenance à ce qu’ils appellent « une culture hip-hop globale », ils et elles vivent également au quotidien dans un monde qui est distinctement japonais.

Pour qui aspire à étudier le pouvoir de la culture populaire, se pose également la question plus pragmatique des méthodes de recherche. Comment un chercheur isolé s’y prend-il pour étudier quelque chose d’aussi vaste et insaisissable que la globalisation de la culture de masse ? L’un des principes du travail de terrain en anthropologie est que vous ne pouvez pas comprendre une société si vous n’êtes pas sur place, mais dans le cas d’un genre musical, où se situe cette « place » ? Durant l’automne 1995, j’ai commencé une année et demie de travail de terrain à Tokyo, et le nombre de sites possibles était décourageant. Il y avait les lieux où la musique était produite : les maisons de disque, les studios d’enregistrement, les home studios [6], voire même les trains de banlieue à l’aide de synthétiseurs portables. Il y avait les lieux où l’on promouvait la musique : les magazines de musique, les magazines de mode, les émissions télévisées et radiophoniques, les clubs et les magasins de disques. Il y avait les interactions entre les musiciens et le public durant les concerts, ou par l’intermédiaire de supports musicaux tels que les cassettes audio, les CD et les vinyles 33 tours. Pour compliquer encore un peu plus les choses, le rap est une composante de la catégorie plus large du « hip-hop ». Le hip-hop comprend non seulement le rap, mais également la breakdance, le DJ, le graffiti et la mode. Le défi était de comprendre la fascination actuelle parmi la jeunesse japonaise pour la musique et le style hip-hop, sans pour autant perdre de vue le rôle des entreprises lucratives. Comment situe-t-on les plaisirs provenant de ces expériences singulières à l’intérieur des structures de profit plus larges qui produisent la culture de masse ?

Lors de mes premiers entretiens avec les rappeurs, les rédacteurs de magazine et les gens des maisons de disque, un thème récurrent est apparu, qui fournissait une réponse partielle à cette question. Tout le monde s’accordait à dire qu’il était impossible de comprendre le rap japonais sans aller régulièrement dans les clubs. Les clubs étaient désignés comme les « véritables lieux » (genba) de la scène rap japonaise [7]. C’était là que les rappeurs livraient leur performance, que les DJ découvraient quelles chansons suscitaient l’enthousiasme dans le public, et que les breakers dansaient et se défiaient pour attirer l’attention. Dans ce qui suit, j’aimerais avancer l’idée qu’un moyen efficace pour comprendre la globalisation de la culture populaire consiste à appréhender les lieux tels que les clubs nocturnes de hip-hop japonais en termes de ce que nous pourrions appeler le « globalisme genba ». En faisant appel à des méthodes d’observation participante pour explorer ces lieux clés qui sont en quelque sorte à la croisée de plusieurs médias et supports, nous pouvons observer comment des images et des sons globalisés sont joués, consommés puis transformés au cours d’un processus ininterrompu. J’utilise le terme japonais « genba » pour souligner le fait que de telles formes globales adviennent dans la langue locale et dans des lieux où est produite la culture hip-hop locale. Dans le hip-hop japonais, ces clubs sont importants non seulement en tant que lieux où les fans peuvent assister à des concerts et entendre les morceaux les plus récents de groupes américains et japonais, mais également comme espaces de mise en relation entre artistes, auteurs et gens de maisons de disque. Dans cet article, j’aimerais attirer l’attention sur l’intérêt d’appréhender des sites clés en tant que lieux permettant de comprendre les effets transversaux de la globalisation. Pour avoir une idée de ce que sont ces clubs, commençons par en visiter un.

Se rendre au Harlem en train en empruntant la ligne Yamanote

Une visite au Harlem de Tokyo est le meilleur moyen d’initier une exploration du hip-hop japonais. Ouvert au cours de l’été 1997, le Harlem est un club parmi de nombreux autres, mais en tant que plus grand club dédié uniquement au hip-hop et au R&B, il est devenu le lieu phare de la scène japonaise (du moins à l’instant où j’écris ce texte en février 2001). Situé dans la zone des love hotels (« hôtels de l’amour ») du quartier de Tokyo nommé Shibuya, le Harlem est représentatif de cet autre monde constitué par les clubs, situés au cœur des rythmes et des espaces du Japon traditionnel.

Si nous devions aller dans ce club, nous nous retrouverions sans doute à la gare de Shibuya aux alentours de minuit, le moment fort de la soirée ne se produisant que rarement avant une heure du matin. La majorité des fêtards nocturnes s’y rend en train, une pratique qui unit les résidents de Tokyo dans une danse extrêmement ponctuelle. La nuit est divisée entre, d’un côté, le dernier train (toutes les lignes ferment au plus tard à une heure du matin), et le premier train de la journée (entre 4.30 et 5.00 du matin). C’est entre ces deux moments que l’activité bat son plein dans les clubs [8] (kurabu). Peu après minuit, la gare de Shibuya est le théâtre d’une relève de garde : ceux qui rentrent chez eux, et qui courent pour ne pas louper la correspondance avec leur dernier train, et ceux, dont nous sommes, qui sortent, tirés à quatre épingles, et qui marchent sans se presser parce qu’ils passeront toute la nuit en ville. C’est l’heure où ferment les kiosques à journaux. Des hommes sans domicile fixe sont étendus sur des cartons le long des marches conduisant vers les métros souterrains. La police surveille les foules qui se croisent devant la place de la gare et se dirigent vers leurs mondes respectifs. Trois écrans de télévision de la taille de panneaux publicitaires nous surplombent, sombres et silencieux désormais, alors qu’ils déversent normalement des clips de musique et des publicités pour des marques de snowboard durant la journée. Les nuées d’adolescents, revêtus pour la plupart de leur uniforme scolaire, qui assaillent Shibuya les après-midis et tout le week-end, ont été remplacés par un mélange plus équilibré d’étudiants d’université, de salarymen [9] et de career women [10], et bien évidemment de quelques b-boys et b-girls, les passionné.e.s de hip-hop arborant pantalons baggy et casques-audio. Les trottoirs sont éclaboussés de lumière en provenance des distributeurs automatiques - proposant cigarettes, boissons gazeuses, CD, bières (ces distributeurs sont débranchés durant la nuit), et cartes de téléphone pour des appels romantiques. Quelques hommes éméchés sont soutenus par leurs amis ou sont allongés en costume, inconscients, sur le trottoir.

Pour arriver au Harlem, nous gravissons la pente de l’Avenue Dôgenzaka vers un coin de rue surmonté par une immense enseigne lumineuse qui vante les mérites d’un hôtel capsule, où les hommes d’affaire qui ont loupé leur dernier train peuvent dormir dans des chambres grandes comme des cercueils. Nous passons à côté d’affiches scotchées aux lampadaires et d’autocollants collés aux cabines téléphoniques faisant la promotion d’une grande variété de services sexuels. À l’arrière d’une camionnette stationnée, un homme âgé cuisine des takoyaki (des petites boules de pâte frites farcies de poulpe) et les vend aux passants qui ont un petit creux nocturne. Les établissements de Karaoké box font la réclame de tarifs bon marché à cette heure de la nuit. Nous tournons à droite après un restaurant chinois, et progressons dans une rue étroite regorgeant de love hotels, qui affichent des prix différents selon qu’on souhaite s’y « reposer » ou y « séjourner ». Cinquante mètres après avoir passé devant l’enseigne jaune criard d’un cabaret-concert, On-Air East, un videur élégant aux cheveux longs, posté devant une porte ordinaire, constitue le seul indice nous signalant que nous nous trouvons devant le Harlem. Sur le seuil, il semble qu’il y ait toujours deux ou trois clubbers qui discutent dans leur minuscules téléphones portables. En haut des marches, aussitôt passée une table recouverte de flyers annonçant les événements hip-hop à venir, nous réglons nos 3 000 ¥ chacun (environ 25 $ US, ce qui peut paraître cher, mais ne représente guère plus qu’une fois et demi le prix d’un ticket de cinéma). Nous nous frayons un chemin à l’intérieur, dans la masse suante et mouvante.

Lorsqu’on se déplace pour se rendre dans un club, on a le sentiment d’aller à contre-courant du reste de la société, autant dans le temps que dans l’espace. Les clubbers sortent quand d’autres regagnent leur domicile pour dormir. Lorsqu’ils rentrent chez eux au petit matin, empestant la cigarette et l’alcool, les wagons des métros transportent également les lève-tôt qui partent travailler. Ainsi, les allers-retours entre les clubs et les banlieues souvent éloignées d’où ils proviennent donnent aux clubbers le sentiment d’être à part, avec leur oisiveté, leurs tenues et leurs habitudes de consommation. Au cours de mon année et demie de travail de terrain, entre l’automne 1995 et le printemps 1997, j’ai participé à plus d’une centaine de soirées organisées par des clubs à travers tout Tokyo, et j’ai commencé à réaliser que les clubs permettent non seulement de comprendre les plaisirs du rap au Japon, mais également l’organisation sociale de la scène rap et des différents styles qui ont émergé. Cela devient évident à mesure que l’on passe du temps à l’intérieur des clubs.

À l’intérieur du club

À l’intérieur du club, l’air est dense, humide, et lourd de la respiration et de la sueur des corps dansants. Les lignes de basse jaillissent d’enceintes gigantesques et résonnent dans tout le corps. Il y a le scritch-scratch d’un DJ qui manie les platines, et le bourdonnement des conversations entre amis, ou plutôt de leurs hurlements qui couvrent le bruit de la musique. La lumière est tamisée, provenant principalement d’une boule à facettes qui tourne lentement au plafond. L’odeur de bière éventée, digne d’une résidence universitaire, est quasiment entièrement recouverte par une brume suffocante de fumée de cigarettes, mais il est préférable de ne pas examiner de trop près ce qui rend le sol tour à tour glissant et poisseux. Les ténèbres, le plafond bas, les murs noirs et le brouillard de fumée créent un espace à la fois intime et claustrophobique. Aussitôt arrivé, presque tout le monde se dirige tout droit vers le bar. L’expérience sensorielle d’un environnement saturé de musique et de monde est une dimension importante de la sortie en club.

Le Harlem est un espace plus grand que la plupart des clubs de Tokyo, et peut contenir jusqu’à mille personnes lors d’une soirée de week-end très fréquentée. Sur les murs derrière la scène du DJ, des vidéos abstraites, des extraits de films d’animation japonais, ou des versions coupées de longs métrages de kung-fu composent un arrière-plan de violence et de chaos, quoiqu’auréolé d’une touche asiatique. La lumière stroboscopique, la condensation et les projecteurs mobiles prodiguent un sens aigu de l’espace, et exacerbent la sensation de frénésie grouillante imposée par la musique tonitruante. Les réjouissances éthyliques donnent aux clubs une atmosphère d’excitation qui atteint son paroxysme avec le concert puis la session de freestyle. Mais l’intermède qui précède et suit le spectacle est également un élément important des sorties en club, lorsqu’il devient alors possible de circuler parmi la foule, de flirter, de créer des relations, de se raconter des potins ou simplement de scruter la scène. Les clubs sont un espace où le réseau épars des fans de hip-hop se rassemble dans la tentative fugace de prendre du bon temps. Dans la mesure où une « communauté » émerge de la scène hip-hop, elle s’articule autour des événements spécifiques organisés dans les clubs et des groupes de rap qui attirent les foules.

Dans un club, on passe l’essentiel de son temps à déambuler, parler, boire et danser. L’arrivée des artistes déclenche souvent une effervescence bienvenue parmi les clubbers. Certaines soirées proposent des performances scéniques (live acts) en plusieurs parties, souvent suivies d’une session de rap freestyle. Le concert commence habituellement entre 1.00 et 1.30 du matin. Les formats varient selon le club et l’événement. Une Nuit B-Boy (organisée par Crazy-A) se tenait un dimanche par mois au R-Hall et commençait par un long spectacle de breakdance, avec de nombreux groupes exécutant chacun une chorégraphie de cinq minutes. Puis une série de groupes de rap venait sur scène, jouant chacun deux ou trois morceaux. Dans d’autres spectacles, comme la FG Night, se produisaient parfois plusieurs groupes de rap, tandis que d’autres nuits un seul groupe assurait le spectacle suivi d’une session de freestyle plus ouverte. Néanmoins, il existait de nombreuses similarités, et un concert se déroulait typiquement de la façon suivante. Deux rappeurs entrent sur scène (ou grimpent dans la cabine du DJ), tandis que le DJ prépare la musique. Pour les personnes qui aiment les groupes de scène, le spectacle offert par un concert de rap peut paraître un peu terne. La musique est soit pré-enregistrée sur une cassette DAT, soit empruntée aux séquences breakbeat d’un album [11]. Dans un concert hip-hop, les fioritures d’un guitariste virtuose, d’une basse, ou le solo de batterie, sont remplacées par le scratching frénétique du vinyle, que le DJ fait habilement patiner d’avant en arrière sur le disque de feutrine recouvrant la platine tout en jouant avec les potentiomètres pour produire des tourbillons rythmiques d’échantillons sonores.

Les rappeurs commencent avec une chanson qui fait office de présentation du groupe. Chaque groupe semble avoir sa propre chanson liminaire d’auto-promotion :

raimusutaa ga raimu shi ni yatte kita’doko ni kita ? Shibuya ! Le rimeur est venu rimer
On est où ? À Shibuya !
Bai faa za dopesuto daoretachi kyô chô gesuto da On est D’Très loin les plus Stylés
On est les super stars de la soirée
Makka na me o shita fukurô ore tôjo Le hibou aux yeux rouges [You The Rock] J’déboule sur scène

Ces morceaux sont généralement assez courts, et ne durent pas plus de deux minutes. Entre le premier et le deuxième morceau, les rappeurs demandent aux spectateurs comment ils se sentent. Une expression fréquente est « Comment on se sent, mes frères de rage [12] ? »
Le groupe présentera les rappeurs et le DJ par leur nom, et fera en sorte que tout le monde se souvienne du nom du groupe. Les rappeurs souligneront à quel point le public fait du bruit. Les audiences sont plus souvent critiquées pour leur manque de passion que louées pour leur enthousiasme.

Le deuxième morceau est souvent celui qui a rendu le groupe célèbre. Sur scène, chaque rappeur tient un micro sans fil collé à ses lèvres, et il arrive que l’un d’entre eux stabilise le micro en pressant son index sous son nez. L’autre bras gesticule, saluant le public d’un mouvement de la main ouverte. Il peut y avoir également un hochement plus ou moins prononcé de la tête et des épaules.

Entre le deuxième et le troisième morceau, le groupe demandera généralement la participation du public, dans un call-and-response (appel et réponse) qui se déroule toujours plus ou moins comme suit :

AppelRéponseAppelRéponse
Ie yo ho ho Dites ho ho
Ie yo ho ho Ho ho Dites ho ho Ho ho
Ie yo ho ho ho Ho ho ho Dites ho ho ho Ho ho ho
Sawage ! (hurlements) Faites du bruit ! (hurlements)

Le troisième, qui est aussi en règle générale le dernier morceau, est habituellement une nouvelle composition, souvent annoncée en anglais comme « brand new shit » (du « son tout frais »), une image écœurante pour les anglophones peut-être [13], mais vraisemblablement comprise par le public comme une façon bien plus stylée de dire « nouvelle chanson » que l’expression japonaise shinkyoku. Si le morceau va bientôt sortir sur album ou CD, l’information est également donnée avant qu’il ne soit joué. S’il y a d’autres groupes de rap dans le public, c’est également le moment des shout-outs (hommages ou salutations adressés à d’autres artistes de hip-hop) comme par exemple « Shakkazombie est dans la place » ou encore « Soutien à King Giddra », et même une fois « Ian Condry est dans la place ». Après le troisième morceau, il est rarement dit autre chose qu’un rapide au revoir en anglais : « Peace » (Paix) ou bien « We out  » (On s’barre). Les rappels sont peu fréquents, mais les sessions freestyle, décrites ci-dessous, sont omniprésentes. Après leur spectacle, les rappeurs se retirent dans les coulisses ou vers le coin bar, mais ne s’attardent jamais près de la scène une fois leur performance achevée. L’année 1996 fut également l’année de l’« explosion du freestyle  », lorsque la plupart des spectacles s’achevaient par la libre circulation du micro. N’importe qui pouvait venir sur scène et s’essayer au rap pendant quelques minutes. Cela représenta une étape importante pour les plus jeunes artistes qui cherchaient à attirer l’attention de formations plus rodées. Il y a une dynamique de va-et-vient dans les performances en club qui donne à voir comment les styles se construisent, s’affûtent, et se peaufinent dans un contexte où le public est composé de connaisseurs exigeants qui participent eux-mêmes au spectacle parfois.

Il est important de comprendre qu’au fil des années, ce genre de boucle de rétroaction a contribué à façonner la forme des styles de rap japonais actuels. L’un des sites où je me rendais le plus souvent était un événement hebdomadaire organisé tous les jeudis soir qui mettait en scène une autre communauté de groupes de rap appelé Kitchens. Les collectifs de hip-hop tels que Kitchens, Little Bird Nation, Funky Grammar Unit et Rock Steady Crew Japan sont appelées des « familles » (famirii, en japonais). Les différents groupes se sont rencontrés le plus souvent dans des clubs ou lors de soirées, faisant parfois connaissance les uns avec les autres à la suite de sessions freestyle particulièrement marquantes. Au fil du temps, certains se liaient d’amitié, devenaient des collaborateurs artistiques et jouaient ensemble en concert ou en studio sur leurs albums respectifs. Ces familles délimitent l’organisation sociale de la « scène ». Ce qui est également intéressant est la façon dont elles représentent des points de vue esthétiques différents sur ce que devrait être le hip-hop japonais. Les membres de Kitchens, par exemple, cherchent à fusionner une sensibilité propre à la musique pop avec leur amour de la musique rap, et, comme beaucoup de groupes de « party rap [14] », ils plaisent à un public majoritairement féminin. Le Funky Grammar Unit vise un son plus avant-gardiste qui n’en est pas moins accessible, et tend à avoir un public plus équilibré d’hommes et de femmes. D’autres familles telles que Urbarian Gym (UBG) ne se soucient pas tant d’être accessibles aux spectateurs que de refléter l’esprit de défi du rap hardcore. La majeure partie de leurs spectateurs sont des hommes jeunes, même si, à l’instar de leur chanteur principal Zeebra, qui perce dans le milieu de la pop, leur public devient de plus en plus varié.

L’intermède qui précède et suit la performance sur scène est un moment clé pour nouer des relations et construire ces familles. Dans l’ensemble, le concert dure une heure tout au plus, n’excédant pas vingt minutes parfois, et pourtant il n’y a nulle part où aller pour les clubbers avant que ne reprenne la circulation des trains aux alentours de 5.00 du matin. Il n’est pas inhabituel que des rédacteurs de magazines de musique réalisent des interviews au cours d’événements organisés en club, et les représentants de maisons de disque viennent souvent assister aux concerts également, non seulement pour détecter des talents mais aussi pour discuter de projets à venir. Je me suis rendu compte que l’heure la plus productive du travail de terrain se situait entre 3.00 et 4.00 du matin parce que les fêtards avaient alors épuisé toute leur réserve d’histoires et de potins à raconter à leurs amis, et étaient plus enclins à découvrir ce que pouvait bien faire cet étranger inconnu qui prenait des notes dans son carnet au milieu d’eux.

Les pratiques culturelles japonaises ne disparaissent pas simplement parce que tout le monde se met à porter des vêtements hip-hop et à écouter les derniers morceaux de rap. Pour donner un exemple, lors du premier événement des Kitchens après le nouvel an, j’ai été surpris de voir tous les clubbers qui se connaissaient circuler parmi la foule et présenter leurs vœux traditionnels de nouvelle année dans un japonais très formel : « Félicitations pour cette nouvelle année qui commence. Je sollicite moi aussi humblement votre bienveillance cette année ». Il n’y avait aucune trace d’ironie ni de ton amusé dans ces affirmations. Il s’agit là d’un bon exemple de la manière dont la globalisation peut sembler éclipser la culture japonaise, mais il suffit de passer du temps dans ces clubs avec les gens pour voir dans quelle mesure ces apparences peuvent être trompeuses.

Dès lors, à bien des égards, il n’est pas surprenant que tous les rappeurs, les DJ, les danseurs de hip-hop, les gens des maisons de disque et les rédacteurs de magazines s’accordent à dire qu’on ne peut comprendre cette musique qu’à condition de se rendre dans les clubs. L’expérience d’écoute de cette musique à un volume élevé, au milieu d’une cohue de gens qui dansent, tout en buvant de l’alcool jusqu’à tard dans la nuit revêt une intensité qui donne à la musique une immédiateté et une puissance qu’elle n’a pas lorsqu’on l’écoute, disons, avec des écouteurs dans le calme de sa chambre. Il est difficile en réalité de mettre en mots le sentiment d’excitation partagé pendant un bon concert, lorsqu’on se sent enveloppé par un flot d’énergie palpable et pourtant intangible. C’est cette expérience émotionnelle qui, de bien des manières, jugule toute crainte qu’il ne s’agisse là que d’une « simple contrefaçon », critique souvent formulée à l’encontre de ce style de musique.

Dans le même temps, se rendre dans un club implique un mélange étrange d’extraordinaire et de routine. D’un côté, on explore un lieu à la décoration intérieure insolite, on écoute de la musique à un volume excessivement élevé, on reste dehors toute la nuit et, souvent, on se soûle. Il y a là un contraste saisissant avec le quotidien ordinaire du travail ou de l’école. Néanmoins, nous devons reconnaître que si un club s’efforce de former un fantastique microcosme, il s’inscrit aussi dans des structures politico-économiques, des relations sociales caractéristiques et l’éventail contemporain des formes culturelles propres au Japon. Ce n’est pas par hasard si les clubs tendent à attirer des populations d’une certaine classe sociale, d’un certain âge et d’une certaine orientation sexuelle, et dans une certaine mesure, provenant d’un certain quartier. En outre, si on fréquente régulièrement les clubs, il arrive un moment où cela devient simplement une autre routine. Le type de plaisirs qu’on peut en tirer est largement prévisible, tout comme les conséquences généralement déplaisantes concernant le travail et l’école, le lendemain d’une nuit sans sommeil [15]. Sortir en club est synonyme à la fois de liberté et de contraintes. Cette tension est l’élément clé permettant de comprendre comment les clubs socialisent leurs adeptes en structurant le plaisir de manière caractéristique.

Je n’ai proposé ici qu’un aperçu de la façon dont les clubs nous éclairent sur les modalités de transformation du hip-hop global en une forme locale de hip-hop japonais. Néanmoins, nous pouvons voir comment l’idée d’un « globalisme genba » peut nous aider à comprendre le processus de localisation. Le globalisme est réfracté et transformé de manière conséquente au sein même des clubs urbains de hip-hop. Les rappeurs japonais jouent pour des publics locaux en langue japonaise et abordent des thèmes japonais pour constituer leur base de fans. À l’opposé des soirées techno ou de house music organisés dans les clubs, les évènements hip-hop mettent les paroles des chansons en valeur durant les concerts et les sessions freestyle. Les thématiques traitées dans les morceaux de hip-hop japonais sont extrêmement variées, mais elles parlent toutes d’une manière ou d’une autre au public local. Dans les paroles de ses chansons, Dassen 3 se moque de l’école et de la télévision. Scha Dara Parr fait preuve de malice également, et met en avant des choses telles que l’amour des jeux vidéo ou le genre de réparties verbales typiques des échanges entre ami.e.s très proches. Lorsque Zeebra incarne son état d’esprit hardcore, il évoque la prise de drogue en Californie, les rendez-vous coûteux avec ses petites-amies, et parle de manière abstraite du hip-hop comme d’une guerre révolutionnaire. Les paroles des chansons de Rhymester prennent souvent place dans un club ou juste après un concert, et peuvent par exemple décrire une aventure amoureuse imaginaire avec une fille à bord d’un train. Certaines chansons font référence à des motifs culturels vieux de plusieurs siècles, à l’instar du morceau joué par Rima and Umedy sur le thème d’un pacte de suicide arrangé entre deux amoureux, et transformé en jam-session contemporaine de hip-hop et de R&B.

Comprendre la globalisation en termes locaux

La musique rap au Japon représente une étude de cas intéressante concernant la manière dont la culture populaire acquiert une portée de plus en plus globale, tout en se régionalisant dans le même temps afin de satisfaire des idées et des désirs locaux. À l’aube du XXIe siècle, les industries du divertissement accèdent à des marchés et des audiences plus vastes. Le film Titanic, par exemple, a généré plus d’1.5 G$ US de recettes, le montant le plus élevé jamais atteint pour un film, et les deux tiers de ces recettes provenaient de l’étranger (Riding 1998). Dans le monde de la musique, il existe également des stars de la chanson, à l’instar de Britney Spears et de Céline Dion. Dans le secteur du rap, les Fugees pourraient être considérés comme des stars planétaires. Leur album The Score sorti en 1996 s’est vendu à plus de 17 millions d’exemplaires dans le monde. Plus récemment, l’album solo de Lauryn Hill, paru en 1998, a démontré que le marché transnational du hip-hop est toujours en train de se développer, et la plupart des grandes stars du rap organisent des tournées promotionnelles au Japon. Une caractéristique importante des produits de la culture pop réside dans leur coût de production initiale élevé, mais également dans le coût relativement bon marché de leur reproduction et de leur distribution. Les disques compacts en représentent l’un des exemples les plus frappants. Si le temps passé en studio coûte très cher (de 25 000 $ US pour un album quasiment fait maison jusqu’à plus de 250 000 $ US pour des productions dernier cri), le coût de production d’un CD en soi n’est que de 0.8 $ US à l’unité, emballage inclus (Vogel 1994). Bien évidemment, plus on vend de disques, plus cela rapporte, et cette équation aide à comprendre l’empressement des entreprises du divertissement à développer de nouveaux marchés partout dans le monde.

La nature des conséquences que peuvent avoir ces formes globalisées de la culture pop est plus difficile à cerner. La fluidité de la culture dans le monde contemporain pose de nouvelles questions concernant nos modalités relationnelles, ou ce que nous partageons et ce qui nous sépare. La propagation de la culture populaire semble, dans une certaine mesure, être liée à une propagation de valeurs, mais nous devons faire preuve de prudence avant d’affirmer comment et dans quelle mesure ce basculement opère. On peut dire sans trop s’avancer que selon une conception classique de la globalisation, cette dernière produit une homogénéisation des formes culturelles. Dans cette perspective, nous constatons la « McDonaldisation » (Ritzer 1993) et la « Coca-Cola colonisation » de la périphérie par des pôles économiques puissants du système mondial. Le terme d’ « impérialisme culturel » englobe cette idée, c’est-à-dire le fait que le pouvoir économique et politique est utilisé pour « exalter et propager les valeurs et les coutumes d’une culture étrangère aux dépens de la culture autochtone » (Tomlinson 1991 : 3). D’une certaine manière, l’anthropologie en tant que discipline scientifique est apparue à une époque où il existait une inquiétude similaire d’éradication des « cultures traditionnelles » par les forces de la modernité (en particulier les missionnaires et les administrateurs coloniaux), et donc l’un des rôles de l’ethnographe était de sauvegarder, du moins sous la forme de témoignages écrits, les cultures des « peuples » dits « primitifs ». La globalisation, et plus particulièrement la propagation de la culture pop américaine, est souvent vue comme une forme équivalente d’invasion, mais l’idée selon laquelle regarder un film Disney vous imprègne automatiquement de certaines valeurs doit être analysée, et non pas simplement présumée. D’une manière ou d’une autre, les objectifs de l’anthropologie, c’est-à-dire la lutte contre des formes d’ethnocentrisme potentiellement dangereuses et simplificatrices, demeurent aussi essentiels aujourd’hui que lorsqu’est née la discipline.

L’exemple du hip-hop japonais nous donne l’occasion d’examiner quelques théories récentes de la globalisation. Le sociologue Malcolm Waters propose une vision d’ensemble pertinente de la globalisation qu’il définit comme suit :

Une dynamique sociale dans laquelle les contraintes géographiques pesant sur les arrangements sociaux et culturels disparaissent, et dans laquelle la population devient de plus en plus consciente de cette disparition. (Waters 1995 : 3)

L’un des aspects fondamentaux de cette définition n’est pas seulement le fait que le monde s’homogénéise de plus en plus, mais également que les populations en sont de plus en plus conscientes. Cette prise de conscience peut conduire à une perception accrue des risques, comme celui du réchauffement climatique ou du ver informatique « love bug », ou à la vision optimiste d’opportunités accrues, comme celle, par exemple, de pouvoir accéder en temps réel aux actualités hip-hop les plus récentes ou de pouvoir télécharger instantanément les dernières sorties musicales via Internet.

Il est important de reconnaître, néanmoins, que la globalisation ne se limite pas seulement aux films hollywoodiens et à la musique pop. Waters analyse avec perspicacité trois dimensions, économique, politique et culturelle, de la globalisation. Il soutient que les dynamiques de globalisation sont vieilles de cinq cents ans, et que l’importance relative des échanges économiques, politiques et culturels a évolué tout au long de cette période (Waters 1995 : 157-164). Entre le XVIe et le XIXe siècle, la dimension économique était primordiale. En particulier, la croissance du système capitaliste mondial joua un rôle moteur dans la construction des rapports entre différentes régions. Au cours des XIXe et XXe siècles, la politique passa au premier plan. Les États-nations développèrent un système de relations internationales qui définissait les rapports mondiaux entre les entreprises multinationales et un enchevêtrement de traditions nationales. Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, les formes culturelles sont à la pointe des changements tant économiques que politiques à l’échelle mondiale. Waters affirme qu’une « idéalisation globale » produit une politique fondée sur des valeurs universelles (par exemple, les droits humains, l’environnement, les mouvements de lutte contre les sweatshops) et des échanges économiques centrés autour de la consommation comme style de vie. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’au cours des siècles précédents, l’économie puis la politique furent les forces motrices de la globalisation, mais ce sont désormais les flux culturels qui jouent un rôle fondamental. Si l’auteur a raison, et je soutiens que c’est le cas, cela donne à voir l’importance de l’analyse des types d’idéaux qui se propagent à travers le monde.

Quels idéaux le hip-hop propage-t-il au Japon ? Sortir en club promeut certainement un état d’esprit qui privilégie le loisir, la mode et la connaissance musicale, au détriment d’autres formes de statuts au travail et à l’école. Il faut reconnaître que la teneur des paroles est parfois difficile à saisir, mais il n’est pas inutile de s’intéresser, dans une certaine mesure, aux messages véhiculés par la musique. Bien que les rappeurs traitent d’une grande variété de sujets, il est un thème qui revient sans cesse, à savoir que les jeunes doivent parler en leur nom. Comme le donne à entendre le rappeur MC Shiro du Rhymester, « Si je devais dire ce qu’est le hip-hop, je dirais que c’est ‘une culture de la première personne du singulier’. Dans le hip-hop, … les rappeurs sont toujours en train de hurler ‘Je suis ça’ ». Un tel message peut sembler plutôt inoffensif comparé à certaines des paroles très dures que l’on entendra probablement aux États-Unis, mais c’est également le reflet du type de vies que mène la jeunesse japonaise. Au Japon, le système éducatif tend à valoriser l’apprentissage par cœur et le recrutement des étudiants s’effectue sur concours. Les hiérarchies très strictes selon les classes d’âge sont la norme et peuvent être particulièrement contraignantes dans une situation où les jeunes ont de fortes chances de vivre avec leurs parents jusqu’au mariage. En outre, l’idéologie dominante privilégiant l’harmonie du groupe sur l’expression individuelle (« Le clou qui dépasse attire le marteau ») produit un contexte social où l’idée véhiculée par le hip-hop selon laquelle chacun devrait s’exprimer en son nom propre est, dans un certain sens, révolutionnaire. Pour le moins, elle montre dans quelle mesure les formes de la culture pop mondiale ne conduisent pas à une sorte d’homogénéisation pure et simple, mais viennent enrichir un mélange complexe qui, à bien des égards, ne peut être étudié d’un point de vue ethnographique qu’en ayant recours à un travail de recherche approfondi mené sur place, et localement.

Arjun Appadurai (2001) est un autre théoricien important de la globalisation. Il propose de considérer les flux culturels contemporains en termes de mouvements à l’intérieur de cinq catégories : les gens ou l’ethnicité, l’idéologie, la finance, les technologies et les médias. Il ajoute le suffixe « scape  » (paysage) à chacune de ces dimensions pour mettre en avant le fait que la déterritorialisation des formes culturelles s’accompagne de nouveaux paysages d’échanges culturels, ce pourquoi nous avons « les ethnoscapes, les idéoscapes, les financescapes, les technoscapes et les médiascapes » (d’autres ont ajouté les « sacriscapes » pour décrire la propagation de la religion, et nous pourrions ajouter « leisurescapes [16] » pour la propagation de la culture populaire). L’élément clé de ces paysages est le fait qu’ils sont « non-isomorphiques », c’est-à-dire qu’ils ne coïncident pas. Appadurai souligne, par exemple, qu’il « est notoire que les Japonais sont ouverts aux idées et enclins à exporter (toutes) les marchandises et à en importer (quelques-unes), mais ils sont aussi notoirement fermés à l’immigration » (2001 : 76). La migration et les médias de masse électroniques sont au cœur du développement théorique d’Appadurai. Néanmoins, l’un des problèmes avec la théorie d’Appadurai réside dans le fait que la notion de « scape  » ne nous permet pas de considérer dans quelle mesure les flux de technologie, de médias, de finance et de population sont reliés entre eux. Une alternative est de considérer des lieux clés, autrement dit les genba, de genres différents, en fonction de ses propres intérêts, comme un moyen de découvrir les processus de fabrication de nouvelles formes hybrides de culture. Le « globalisme genba » vise à montrer dans quelle mesure les artistes, les amateurs, les producteurs et les journalistes sont des consommateurs et des créateurs actifs de ces nouvelles formes.

L’un des apports des anthropologues à l’avancée de la connaissance humaine réside dans l’idée précise qu’ils proposent de la façon dont les individus interagissent dans des lieux spécifiques. Autrefois, les anthropologues sélectionnaient un village ou une île à cartographier dans le moindre détail. Désormais, dans un monde saturé par les médias, nous sommes confrontés à différents défis analytiques, mais les techniques de travail de terrain (l’apprentissage de la langue, la participation à la vie quotidienne, l’observation des rituels, etc.) peuvent toujours être utilisés. L’une des conclusions d’Appadurai consiste à dire que les échanges dans ces différents « paysages » conduisent non seulement à une déterritorialisation des formes culturelles, mais également à une revalorisation du « travail de l’imagination » (2001 : 111). En d’autres termes, puisque les identités peuvent être choisies à partir d’une grande variété de sources médiatiques, la construction de « qui nous sommes » provient de plus en plus de la façon dont nous nous imaginons nous-mêmes, plutôt que de l’endroit où nous vivons. La vie dans les zones urbaines semble donner plus d’importance encore à cet aspect de l’identité, en tant qu’imagination, et en tant que performance. Ce sur quoi j’espère avoir attiré l’attention est la façon dont les clubs de hip-hop nous donnent l’occasion de rendre visible ce travail de l’imagination à l’échelle de la vie quotidienne.

Conclusion : la pop mondiale et le changement culturel

Finalement, il nous faut comprendre la globalisation de la culture populaire comme un ensemble de deux dynamiques contraires et cependant liées, de massification plus grande d’un côté et de cloisonnement plus profonde de l’autre. D’une part, l’industrie du disque conquiert des marchés de plus en plus vastes, tant au Japon que partout dans le monde, à l’heure où des méga-tubes continuent d’établir des records de vente. D’autre part, il existe un processus moins visible mais non moins prégnant par lequel les scènes de niche s’enracinent plus profondément et à plus large échelle qu’auparavant, et ce faisant, mettent au jour de nouvelles formes d’hétérogénéité. Je n’ai pu évoquer ici que quelques-uns de ses aspects, mais l’exemple de la musique rap japonaise est révélateur du milieu social, du rôle culturel et de la logique capitaliste de ces micro-cultures de masse. Il est cependant important de reconnaître que ces micro-cultures de masse peuvent également atteindre le grand public.

La distinction entre « scène » et « marché » rend visible les enjeux d’une analyse des transformations culturelles et capitalistes synonymes de globalisation. Les industries de l’information et de la communication et le secteur tertiaire se développent rapidement, annonciateurs de la réorganisation des frontières entre culture et marchandises. Cependant, nous devons analyser minutieusement dans quelle mesure ces économies émergentes influencent les vies au quotidien. Les B-Boys et B-Girls ne ménagent pas leurs efforts pour séparer les dimensions « culturelle » et « commerciale » de leur genre musical favori, mais c’est bien plutôt le rapport existant entre les deux au sein des circuits de la culture populaire qui apporte l’éclairage le plus pertinent. Finalement, les vents du capitalisme global qui transportèrent les germes de la musique rap vers le Japon ne peuvent être appréhendés d’un point de vue historique qu’en prêtant une attention minutieuse aux espaces sociaux, aux différents supports et médias, et aux rythmes de la vie quotidienne.

Entrer dans un club de hip-hop à Tokyo, c’est se confronter à un prodigieux éventail de choix de consommation, et ce sentiment accru d’« être ce que vous achetez » est devenu, à bien des égards, un élément déterminant de la définition de l’identité dans les nations capitalistes avancées, du moins parmi les personnes disposant de suffisamment d’argent pour consommer leur style de vie favori. Dans le même temps, il est important d’être sensible à la manière dont, au-delà des apparences extérieures, les consommateurs de choses comme le hip-hop sont impliqués dans un éventail très différent de relations sociales et de significations culturelles. Il n’est absolument pas neutre que les B-Boys et les B-Girls, amateurs de disques de hip-hop américains, estiment toujours important de passer parmi leurs amis et collègues pour leur transmettre leurs vœux animés de déférence et d’obligation pour la nouvelle année. C’est un exemple de la manière dont les relations sociales au sein de la scène rap japonaise continuent de porter le poids de pratiques et de conceptions singulièrement japonaises.

Il est vraisemblable également que la « pop mondiale » devienne plus hétérogène au moment où l’industrie du divertissement se développe dans d’autres pays. Il y a des raisons de penser que, dans le domaine de la musique pour le moins, la domination de la musique populaire états-unienne en tant que style « global » de référence ne soit probablement que temporaire. Durant la période immédiate d’après-guerre au Japon, la musique occidentale domina dans un premier temps les ventes. Mais les ventes de musique japonaise augmentèrent régulièrement et dépassèrent en 1967 les ventes occidentales. Aujourd’hui, le marché de la musique au Japon est constitué aux trois quarts de musique japonaise, et de musique occidentale pour le dernier quart. En outre, bien que la musique américaine représente actuellement la moitié des ventes mondiales, son poids était de 80 % il y a encore dix ans de cela. Il est fort possible que lorsque des maisons de disque locales se développeront dans d’autres pays, elles domineront les ventes locales, comme c’est le cas au Japon. Bien évidemment, les majors du disque commencent à développer des talents locaux et se reposent moins sur les stars occidentales de la pop (White 1997). De surcroît, si le Japon est un importateur vorace de culture populaire américaine, il n’en exporte pas moins avec succès plusieurs de ses produits. Certains sont plus connus que d’autres, mais on peut citer les Power Rangers, le Karaoké, la « Japanimation », les mangas (bandes dessinées japonaises), les animaux de compagnie robotisés, les jeux vidéo Nintendo ou Playstation de Sony, et, bien évidemment, les Pokémons.

De la même manière qu’il semblerait étrange aux États-uniens que l’on affirme que les Pokémons rendent les enfants américains « plus japonais », il serait dangereux de partir du principe que les biens culturels de masse constituent une menace en soi pour les autres cultures. L’anthropologue Daniel Miller a proposé de prêter une plus grande attention à la façon dont de tels biens imprègnent nos vies quotidiennes. Il soutient l’idée qu’il est préférable d’analyser les marchandises de masse en termes de « diversité sans précédent créée par la consommation différentielle de ce qui était auparavant considéré comme des institutions globales et homogénéisantes » (Miller 1995 : 3). L’insistance de Miller sur les aspects créatifs et actifs de la consommation est caractéristique d’une tendance plus large au sein des sciences sociales qui consiste à concevoir les marchandises globales dans une logique d’appropriation locale et à représenter les consommateurs locaux avec une plus grande capacité d’action que ce qui peut être donné à voir dans des études insistant sur la notion d’« impérialisme culturel ». C’est cette perspective qui me semble la plus pertinente pour caractériser ce qui se déroule au Japon.

Il n’est pas difficile de voir comment la dimension de « similitude » dont est porteuse la globalisation se trouve encouragée. Les magazines de musique, les chaînes musicales de télévision, et les magasins de disque font la promotion des mêmes artistes que l’on soit au Japon ou aux États-Unis. Un nouvel album de Nas s’accompagne d’un déluge de publicité dans les magazines de hip-hop anglais et japonais vendus à Tokyo. Ce phénomène est lié en partie à la structure des maisons de disque et à leurs stratégies de marketing. Dans ce sens, le marché de plus en plus vaste et globalisé de la culture populaire semble véritablement conduire à une plus grande homogénéisation. Mais il s’agit là principalement d’un processus d’homogénéisation de ce qui est disponible, indépendamment de l’endroit où vous vous trouvez. J’avancerais l’idée que le bombardement marketing global des productions de méga tubes, à l’instar du film Titanic ou de la musique de Céline Dion et de Lauryn Hill, reflète une homogénéisation de ce qui est accessible, mais pas de la façon dont cela est interprété. Bien que ce soit plus difficile à voir, parce qu’en partie caché sous des vêtements, des coupes de cheveux et des habitudes de consommation similaires, différentes interprétations sont engendrées dans des contextes sociaux distincts. En prêtant attention aux « véritables lieux » de production et de consommation culturelles, nous pouvons évaluer avec une plus grande précision de quelle manière les contextes locaux modifient les significations de la globalisation. Dès lors, « rester vrai [17] » pour les hip-hoppers au Japon implique de prêter attention aux réalités locales [18].

add_to_photos Notes

[1Cet article a initialement été publié en anglais (Condry, 2002). Traduit et reproduit avec l’autorisation de l’auteur et de Waveland Press. La dernière édition d’Urban Life, éditée par George Gmelch et Petra Kuppinger (2010), est disponible auprès de Waveland Press, Inc.

[2Ndt, l’auteur emploie les verbes « to push » (pousser) et « to pull » (tirer vers, attirer) et fait explicitement référence à la stratégie marketing du « push and pull » qui consiste, pour une industrie ou une entreprise, à pousser un produit vers les consommateurs et à tirer dans le même temps les consommateurs vers le produit.

[3Ndt, « extremely bad shit ».

[4Ndt, terme qui désigne tant les artistes que les fans de hip-hop.

[5Ndt, autre nom donné aux danseurs de breakdance, ou breakers.

[6Ndt, studio d’enregistrement à domicile.

[7Le mot « genba » est constitué des caractères « apparaître » et « lieu », et il est utilisé pour décrire un endroit où quelque chose advient réellement, comme la scène d’un accident ou d’un crime, ou un chantier de construction. Dans le monde du hip-hop, le terme est utilisé pour mettre en opposition l’énergie intense de la scène nocturne des clubs et le monde plus aseptisé et « douteux » du marché du disque.

[8Le hip-hop n’est pas le seul style de club music. La techno, la house, le reggae, la jungle/drum’n’bass, et d’autres genres encore, sont d’autres styles populaires de club music. Les concerts ont tendance à avoir lieu plus tôt dans la soirée. Ils commencent généralement à 19H00, et se terminent juste à temps pour que le public puisse attraper un train du soir pour rentrer. Contrairement aux « clubs », les « discothèques » ont l’obligation légale de fermer à une heure du matin.

[9Ndt, au Japon le terme désigne les « cols blancs » (cadres, employés).

[10Ndt, parfois traduit en français par « femmes d’affaires » mais qui désigne plus généralement les femmes qui choisissent de travailler (c’est-à-dire qui font carrière) plutôt que de se conformer au rôle de femmes au foyer qui leur est traditionnellement assigné.

[11Le terme de breakbeats fait référence aux séquences d’un morceau où l’on entend seulement la batterie, ou bien la batterie et la basse. C’est la cassure entre le chant et les mélodies des autres instruments, d’où le nom de breakbeats (rythmes qui cassent). Cette séquence peut être passée en boucle par un DJ muni de deux platines et d’une table de mixage, à l’aide des crossfaders (potentiomètres verticaux qui permettent de passer d’une piste à une autre), et produit une piste d’accompagnement adaptée à la scansion du rap.

[12En japonais, chôshi wa dô dai / ikareta kyôdai. La dimension masculine du rap japonais est ici soulignée par l’apostrophe « fraternelle » et également par l’usage de l’argot masculin dai en lieu et place de da.

[13Ndt, shit veut dire « merde » en anglais, l’expression pouvant donc se traduire littéralement par « de la merde toute fraiche ».

[14Ndt, qui caractérise le rap des origines, festif et marqué par des rythmes électro-funk.

[15Les jeunes clubbers japonais utilisent la construction anglo-japonaise « all suru » (faire la totale) pour exprimer le fait de « rester dehors toute la nuit dans un club ». Par exemple, l’échange suivant eut lieu entre deux membres du groupe de rap féminin Now. Ici, la dimension routinière l’emporte sur l’excitation. A : konban mo ooru suru ka na ? (Est-ce qu’on va de nouveau rester toute la nuit ? B : Tabun. (Probablement) A : Yabai (Ça craint).

[16Ndt, paysage des loisirs, que l’on pourrait traduire par récréascapes.

[17« Keeping it real ».

[18Laurent Vannini souhaite remercier Céline Travesi pour sa relecture attentive de cette traduction.

library_books Bibliographie

APPADURAI Arjun, 2001. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, traduit par Françoise Bouillot. Paris, Payot.

CONDRY, Ian. 2002. « Japanese Hip-Hop and the Globalization of Popular Culture », in GMELCH George et ZENNER Walter P. (eds.), Urban Life : Readings in Anthropology of the City (4e éd.). Long Grove : Waveland Press Inc, p. 372-387.

DURING Simon, 1997. « Popular Culture on a Global Scale : A Challenge for Cultural Studies ? », Critical Inquiry, 23 (4), p. 808-833.

GMELCH George et Petra KUPPINGER (eds.), 2010, Urban Life : Readings in Anthropology of the City (6e éd.). Long Grove : Waveland Press Inc.

MILLER Daniel, 1995. « Introduction : Anthropology, Modernity and Consumption », in MILLER Daniel (éd.) Worlds Apart : Modernity Through the Prism of the Local. Londres, Routledge, p. 1-22.

RIDING Alan, 1998. « Why ’Titanic’ Conquered the World », The New York Times, 26 avril 1998, p. 28-29.

RITZER George, 1993. The McDonaldization of Society. Londres, Sage.

TOMLINSON John, 1991. Cultural Imperialism : A Critical Introduction. Londres, Pinter Publishers.

VOGEL Harold L., 1994. Entertainment Industry Economics. A Guide for Financial Analysis. Cambridge, Cambridge University Press.

WATERS Malcolm, 1995. Globalization. Londres, Routledge.

WHITE Adam, 1997. « IFPI Stats Show Top 1 0 Markets Were Flat In ’96 », Billboard, 10 mai 1997.

Pour citer cet article :

Ian Condry, 2020. « Le hip-hop japonais et la globalisation de la culture populaire  ». ethnographiques.org, Numéro 40 - décembre 2020
Hip-hop monde(s) [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2020/Condry - consulté le 28.04.2024)
Revue en lutte