Tensions générationnelles
Avril 2018. Goethe Institut de Dakar. Deux poids lourds du rap au Sénégal, les rappeurs Matador et Fou Malade, débattent avec deux rappeurs issus de la « nouvelle génération », Kalz et Hakill, dans le cadre du cycle de conférences Jotaayu Hip Hop [1], programmé parmi d’autres évènements pour célébrer les 30 ans du « rap Galsen » (provenant du verlan pour « rap sénégalais »). Fou Malade et Matador sont aussi présidents d’associations de « promotion des cultures urbaines » situées en périphérie de Dakar, respectivement GHip Hop et Africulturban. Cette dernière est d’ailleurs l’organisatrice de la conférence, qui porte ce jour-là sur le thème « Hip hop, entre banlieues, prisons, stéréotypes, gentrification et embourgeoisement ».
Cet intitulé rend bien compte des concepts utilisés par les organisateurs pour analyser l’évolution du mouvement hip-hop. Pour ces rappeurs actifs dans la « banlieue » [2] dakaroise, l’apparition de rappeurs issus de quartiers plus aisés témoignerait du processus d’« embourgeoisement » du "rap sénégalais". A l’image des processus de gentrification [3] spatiale, l’émergence de ces classes sociales plus favorisées induirait selon eux des transformations dans la nature même du rap, qui ne représenterait plus alors les modes de vie populaires, mais les modes de vie et de consommation « bourgeois ».
L’ostentation matérielle, dont les rappeurs de la nouvelle génération feraient preuve dans leurs clips vidéo, est pointée du doigt comme particulièrement révélatrice de cet « embourgeoisement ». Hakill et Kalz, appelés à se justifier sur les raisons de ces pratiques, sont amenés à défendre leur légitimité et leur crédibilité. Pour ce faire, ils mettent en avant leurs chansons « engagées » tout en revendiquant le droit d’utiliser le rap comme mode d’expression de leur individualité.
Ces tensions entre « ancienne » et « nouvelle » générations sont loin d’être spécifiques au rap au Sénégal, ni propres au mouvement rap. Par ailleurs, les distinctions en termes de générations, utilisées par les artistes comme par leurs auditeurs, servent à mettre en récit l’histoire du rap et son évolution. Relativement floues, elles racontent davantage l’élaboration de frontières entre groupes supposés que l’existence de points communs entre artistes dits de la même génération. Le clivage érigé ici entre ancienne génération issue de la banlieue et nouvelle génération issue de quartiers plus aisés est largement contredit par les faits, même s’il est vrai qu’un nombre croissant d’artistes revendiquent une appartenance à des territoires autres que ceux jusqu’ici associés au rap sénégalais : quartiers situés en ville de Dakar, autres villes du Sénégal, ou même en dehors du pays (Navarro 2019). L’apparition de ces nouvelles territorialités est sans doute propice à remettre en cause la centralité de la banlieue dans le rap au Sénégal.
Les frictions générationnelles au cœur de la scène rap au Sénégal sont caractérisées par une différenciation entre ce qui est de l’ordre du "local" et du "global". En effet, parce que les pionniers sont considérés comme ayant permis d’affirmer une forme de rap locale ou sénégalaise, la nouvelle génération, quand elle défend une forme de rap qui rompt avec ses canons, est accusée d’« imiter les Américains ». Les références à la localité interviennent souvent dans le cadre de pratiques et d’idéologies d’authenticité propres à la musique (Connell et Gibson 2004), et sont particulièrement visibles dans le hip hop, décrit par William Perkins comme « une religion et idéologie de l’authenticité » (Perkins 1996 : 20). Cette authenticité fonde la capacité de l’artiste de rap à rendre compte des conditions de vie dont il est issu, en se positionnant comme le « représentant » de son lieu d’origine (Perry 2004). Définir une musique comme locale, c’est donc, en revendiquant son authenticité, légitimer certaines pratiques artistiques au détriment d’autres.
L’objectif de cet article est d’explorer les tensions entre générations de rappeurs, notamment celles qui s’expriment autour de la question de l’ostentation matérielle, afin de restituer les processus de différenciation à l’œuvre dans l’affirmation d’une scène rap locale au Sénégal. Ces analyses sont tirées d’un terrain ethnographique mené entre 2014 et 2018, dans le cadre d’une thèse au sujet des imaginaires et pratiques de mobilité dans le rap au Sénégal (Navarro 2019). Je reviendrai dans un premier temps sur le concept de « scène musicale » à la lumière d’une critique de l’opposition entre local et global, et je plaiderai pour une approche relationnelle qui va au-delà d’une simple opposition entre ces différentes échelles (Trémon 2012). Ensuite, je rendrai compte, à travers un bref historique du rap au Sénégal, de la façon dont le rap Galsen a été construit, par ceux qui se présentent comme ses pionniers, comme une pratique musicale engagée. Cette construction du local émerge en réalité d’un premier processus de différenciation entre les premiers rappeurs au Sénégal et les tenants du rap hardcore. Dans une troisième partie, j’explorerai la manière dont ces rappeurs hardcore se distancient de la nouvelle génération, par le rejet de l’ostentation matérielle. Dans une dernière partie, je discuterai des réponses apportées par les artistes de la nouvelle génération à ce rejet. Je montrerai ainsi que si les pratiques d’ostentation matérielle dans le rap au Sénégal s’inscrivent dans des transformations du genre musical rap à l’échelle mondiale, plutôt que de chercher à imiter les Américains, ces artistes de la nouvelle génération se positionnent d’abord à l’intérieur d’une scène musicale.
La scène musicale, à l’imbrication du local et du global
Les études sur les scènes musicales envisagent principalement les processus de production et de réception musicales à l’aune de leurs ancrages géographiques et sociaux. Selon Sara Cohen, l’étude des scènes musicales montre comment les univers musicaux « proviennent de, interagissent avec, et sont inévitablement affectés par les facteurs physiques, sociaux, politiques et économiques qui les entourent » (Cohen 1991 : 342). Comme le souligne Séverin Guillard (2014), le concept de scène permet aussi de montrer comment l’ancrage d’une pratique artistique dans certains espaces peut avoir des conséquences sur celles-ci, en faisant émerger des normes artistiques par rapport auxquelles les artistes doivent se situer.
Cependant, en inscrivant la scène musicale dans un local défini comme un espace donné, ce concept participe à réifier l’opposition entre local et global. Chez Marc Kaiser (2014) par exemple, la notion de scène est dite clé pour envisager les mises en relation entre le local et le global, car la scène locale est forcément transformée par les évolutions d’une industrie musicale globale. Selon Jonathan Inda et Renato Rosaldo (2007), cette opposition instaure le local comme terrain et le global comme modèle explicatif, érigeant la globalisation en processus autonome, transcendant et susceptible d’imposer sa volonté au local. Le local, déstabilisé par l’arrivée de phénomènes extérieurs, recevrait, se réapproprierait ou résisterait au global.
Pour Murray Forman (2013), l’analyse historique et culturelle des phénomènes globaux est un des domaines les plus rapidement investis par les études contemporaines sur le hip-hop, notamment sous l’angle des processus de réappropriation locale de références globales dans différents pays (voir par exemple Mitchell 2001 ; Fernandes 2011).
Le local serait ici défini par une forme de rap pratiquée à une échelle territoriale locale ou nationale, en opposition ou en dialogue avec le global, défini comme la forme de rap circulant depuis les États-Unis dans les industries globales de la musique. Il s’agirait alors de comprendre comment émergent, dans différents lieux, des scènes locales qui se réapproprient un modèle dominant globalisé, le rap américain, et le transforment selon les contextes. L’affirmation d’un rap proprement sénégalais est ainsi classiquement présentée, par certains chercheurs comme par les rappeurs, comme résultant du passage d’une phase "d’imitation" à une phase "d’appropriation". Cette appropriation s’effectuerait au moyen des langues utilisées, le wolof devenant la principale langue utilisée par les rappeurs pour se faire comprendre de l’ensemble de la population sénégalaise (Charry 2012), ou dans l’utilisation de références locales comme celle du griot (Tang 2012).
Cependant, si l’opposition entre local et global peut permettre de s’interroger sur les dynamiques d’émergence d’une scène rap dite locale dans un nouveau contexte, elle est en revanche inopérante pour saisir son évolution sur la longue durée, et l’émergence de nouveaux acteurs qui l’accompagne.
Ainsi, si l’on considère le wolof et le griotisme comme intrinsèques au local, permettant à des rappeurs sénégalais de se réapproprier une musique globale, comment comprendre le positionnement d’autres rappeurs sénégalais qui décident par la suite de rapper en anglais et en français ou encore de se distancer de la figure griotique (Appert 2016) ?
Pour Anne-Christine Trémon (2012), les catégories global et local ne doivent pas être adoptées a priori comme catégories d’analyse : « c’est au cours de l’enquête que les propriétés scalaires doivent être découvertes. L’attention conférée à la production des échelles dans le cours des relations sociales permet de saisir les stratégies d’extension ou de rétraction scalaire menées par les acteurs en fonction des ressources dont ils disposent et des échelles pertinentes auxquelles ils situent leur sphère d’appartenance » (Trémon 2012 : 264). À titre d’exemple pour le Sénégal, des groupes de rap, à l’image de Daara J Family et Wagëblë, ont pu faire appel à la figure griotique en ce qu’elle leur permettait, selon Patricia Tang (2012), de construire « une nouvelle identité africanisée complexe qui s’inspire du rap américain, mais acquiert ensuite une plus grande légitimité grâce à ses racines dans une tradition historique africaine » (Tang 2012 : 90). En revanche, la distanciation avec la figure griotique ferait sens pour des artistes qui se projettent dans un marché musical sénégalais, perçu comme dominé par le genre musical mbalax, qui entretient des affinités avec le griotisme.
Dans cette acceptation processuelle des notions de local et de global, les échelles de grandeur sont convoquées par les acteurs pour se situer dans les relations sociales et s’en servir comme levier d’action. Le concept de scène musicale sert ici à questionner la manière dont les acteurs construisent la localité du rap Galsen, en fonction d’enjeux situationnels.
La fabrique du rap Galsen : de l’imitation à l’engagement ?
Dès les années 1980, les États-Unis sont la source d’inspiration de nombreux jeunes Sénégalais qui se tournent vers la pratique du hip-hop. Ce sont d’abord les élites dakaroises qui commencent par imiter les pas de danse aperçus dans l’un des premiers films américains sur le breakdance, Beat Street, ou encore dans l’émission française H.I.P H.O.P (Herson 2011). Les danseurs adoptent alors les modes vestimentaires associées au breakdance, à travers le port de différentes marques américaines de vêtements. Cette influence est aussi palpable par les noms que se donnent les premiers groupes de rap, à l’image de Positive Black Soul, et des premières tentatives d’interprétations rappées, qui sont des reprises de chansons de rap américain. Le rap, d’abord marginal au sein d’une pratique hip-hop centrée sur la danse, devient prédominant à partir du début des années 1990, décennie pendant laquelle les groupes de rap se multiplient.
Dans le discours des artistes ayant débuté à cette période, la fabrication d’un rap "sénégalais" résulte de leur plus grande compréhension des codes du rap américain qui leur permet d’envisager une manière de mettre la musique au service de leur « environnement » social :
En ce temps-là, on ne savait pas ce que c’était, quoi. On ne savait pas que c’était une branche du hip-hop, on ne savait pas qu’il y avait quelque chose comme la Zulu Nation, crée par Bambataa, qui a inventé le djing ou le graff, le rap. On ne savait rien de tout ça. Nous on le faisait juste parce qu’on imitait, parce que voilà, y’avait rien à faire. Et quand Paco (animateur d’émissions hip hop) nous a expliqué, voilà le rap, voilà comment est né le rap, après voilà ce que c’est devenu. […] Et c’est là qu’on a vraiment commencé à faire le rap. C’est là vraiment qu’on a pris conscience qu’il fallait écrire, déjà pour son environnement, il fallait écrire pour dénoncer, pour sensibiliser et pour aussi donner de l’espoir. (Simon, rappeur sénégalais, 2014) [4]
Pour le sociologue Abdoulaye Niang, l’appropriation du hip-hop par les artistes sénégalais se réalise ainsi dans une « écoute accrue, mais surtout plus attentive et réfléchie des productions d’ailleurs, tout en donnant lieu à des pratiques de socialisation du goût » (Niang 2013 : 576). Ces rappeurs sélectionnent donc certains artistes américains plutôt que d’autres, à l’instar des groupes de rap Onyx, Das EFX et M.O.P, qui figurent encore aujourd’hui parmi leurs préférences. Invités à se produire au Sénégal par Africulturban entre 2015 et 2017, ces modèles américains sont tous originaires de la East Coast et ont rencontré le succès au début des années 1990. Ces inspirations « East Coast » sont aussi mobilisées pour rapprocher le rap sénégalais d’une forme de rap axé sur la dénonciation de problèmes sociaux.
Selon le rappeur Matador, ancien membre du groupe Wa BMG 44, le « rap sénégalais est né engagé ». De nombreux écrits académiques et journalistiques sur le rap au Sénégal contribuent à légitimer cette définition. Selon Mamadou Diouf (2002), les premiers rappeurs au Sénégal sont apparus au lendemain des élections présidentielles de 1988, à la suite desquelles le président Abdou Diouf, successeur du père de l’indépendance Léopold Sedar Senghor, est réélu. Le rap serait ainsi, toujours selon Diouf, l’expression d’une jeunesse déçue par les limites du modèle démocratique sénégalais, après vingt-huit ans de gouvernance du parti socialiste. C’est d’ailleurs en référence à cette date qu’Africulturban décrète en 2018 le trentième anniversaire du rap Galsen.
Les processus de différenciation par lesquels la définition « engagée » du rap sénégalais s’est imposée, vers la fin des années 1990, sont en revanche peu évoqués. En 1998, le groupe Rap’adio se fait connaître avec sa première cassette Ku weet xam sa bopp (« toi seul peux te connaître ») [5], dans laquelle il accuse les groupes de rap alors connus de ne parler que d’amour alors qu’ils se devraient de traiter de sujets plus « sérieux ». Avec le groupe Wa BMG 44, les membres du groupe affirment que le rap est une musique de la banlieue dakaroise, dont ils revendiquent l’appartenance. Cette musique, qualifiée de « hardcore », est appelée à rendre compte des conditions de vie de populations dont ils se posent comme les représentants (Moulard-Kouka 2009). L’appartenance à la banlieue est alors présentée comme une source de crédibilité vis-à-vis des groupes de rap issus des SICAP [6], habitées par la classe moyenne dakaroise. Les membres du Rap’adio font aussi le choix d’apparaître en public avec le visage caché par des cagoules noires, en opposition déclarée à la célébrité et le clinquant exhibé par d’autres rappeurs.
C’est dans ce contexte qu’a lieu l’élection présidentielle de 2000, qui oppose au deuxième tour le président sortant, Abdou Diouf, à Abdoulaye Wade, candidat du Parti démocratique sénégalais (PdS). Des rappeurs, notamment au sein du mouvement « Bul faalé » [7] (litt. « t’occupes pas » en wolof), s’impliquent pendant l’année électorale en appelant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et à rejeter la pratique du ndigël [8], à travers lequel les chefs religieux appellent à voter pour le président sortant. L’issue de l’élection, avec la victoire du candidat Wade, marque un tournant dans la vie démocratique sénégalaise (Diop, Diouf et Diaw 2002).
La plupart des artistes rap de l’« ancienne génération » mettent en avant la continuité des mobilisations de 1988, de 2000 puis de 2012, année pendant laquelle le mouvement « Y’en a marre », créé notamment par le groupe de rap Keur Gui et le journaliste Fadel Barro, s’est illustré au cours de mobilisations menées contre la candidature du président Wade à un troisième mandat. Selon Catherine Appert (2018), l’« engagement » participe ainsi de la construction historique mythifiée du rap Galsen.
Cette construction place aussi sous silence l’apparition et la popularité du style Dirty South depuis le milieu des années 2000. À l’exception d’Ali Colleen Neff (2015), le style est aussi ignoré par la plupart des chercheurs, révélant une préférence de ces-derniers pour le rap dit engagé en contexte africain, et négligeant la production de versions locales décrites comme américanisées (Aterianus-Owanga 2017).
Rap Galsen vs. Dirty South
Liée à la sortie de la mixtape de Canabasse, DK South, en 2007, et au succès de son single Pop a shit [9], l’appellation « Dirty South » dans le rap sénégalais désigne des artistes qui s’inspireraient d’artistes issus de ce sous-genre de rap originaire du sud des États-Unis. Cette influence se remarque par la reprise d’instrumentaux caractéristiques [10] et le fait de véhiculer des représentations festives de la vie urbaine. L’apogée du Dirty South dans le rap américain succède à l’ère du gangsta rap originaire de la West Coast, très populaire pendant la décennie 1990.
Si l’ode au matérialisme fait déjà partie des premiers titres de rap, tel que Rapper’s Delight, les rappeurs du gangsta rap, offrent à leurs auditeurs le spectacle de l’ascension sociale de gangsters devenus riches, mimant les parcours d’idoles cinématographiques mafieuses comme celles de Tony Montana, protagoniste principal du film Scarface [11], une esthétique que l’on retrouve dans le Dirty South avec le narcotrafiquant Pablo Escobar [12]. Se présentant comme les acteurs principaux d’un récit, ces rappeurs entretiennent le flou entre réalité et représentation (Gonzalez 2005).
Pour David Diallo, l’ostentation matérielle fait aussi partie d’une « intention hyperbolique qui caractérise l’expression rap » (2014 : 110), palpable au cœur de chansons egotrip, exercice stylistique de vantardise qui n’a pour objectif que d’exhiber sa supériorité. Une rhétorique de l’excès établit ainsi « les critères de légitimité de la pratique rap en attribuant un fort rendement symbolique à une présentation de soi excessive » (Diallo 2014 : 117).
Le Dirty South, qui connaissait son apogée à l’heure où le hip-hop devenait une industrie multimillionnaire grâce au gangsta rap, a fini par symboliser la marchandisation du rap. Comme le formule Darren Grem (2006 : 69) : « ‘the Dirty South’ after 2000 [also] became a type of trademark, a recognizable market identity used to sell a variety of commodities ».
Cette lecture d’une récupération par les logiques néolibérales d’un genre musical auparavant underground, encore débattue parmi les artistes et auditeurs de rap, n’est pas nouvelle, tant pour le rap (Béru 2006) que pour d’autres genres musicaux longtemps qualifiés de "sous-cultures" [13] (Osgerby 2014). La popularité du style Dirty South au Sénégal est en tout cas elle aussi rattachée, aux yeux de l’ancienne génération, à une volonté de la nouvelle génération de faire ce qui est à même de « se vendre ».
La critique principale adressée aux artistes du Dirty South par les artistes de l’ancienne génération comme par leurs auditeurs, est de manquer « d’authenticité ». Cette accusation de manque d’authenticité peut s’interpréter de deux façons. D’abord, ces rappeurs mettent en scène un mode de vie largement au-dessus de leurs moyens d’artistes. Pour tourner leurs clips vidéo, ils louent des villas avec piscine, se filment dans des chambres d’hôtel ou des restaurants branchés de la capitale. D’autres encore profitent d’un séjour à l’étranger, notamment aux États-Unis, en Europe ou, plus rarement, à Dubaï, afin de tirer avantage du prestige associé à un imaginaire de l’Ailleurs (Fouquet 2007) [14].
Pour Keyti, ancien membre du groupe Rap’adio, cette ostentation matérielle est dangereuse car elle entretient l’idée que le rap est un moyen facile de gagner de l’argent, ce qui pousserait certains de leurs auditeurs à entreprendre une carrière artistique pour de « mauvaises raisons ».
Aujourd’hui, quand on prononce certains noms, quand on dit Canabasse, quand on dit Nix, les gens croient qu’ils sont super riches. Les gens croient qu’ils se font des millions. On sait que ce n’est pas vrai, mais ils ont bâti cette image autour d’eux (...). Et à partir de ce moment, ben ouais, il (Canabasse) a une image à gérer, une image à vendre qui n’est qu’une image finalement. Et malheureusement, tu as des gens qui sont à côté, qui croient que cette image-là, en fait, c’est sa réalité. Donc voilà, les gens ont beau vouloir être rappeurs jusqu’à présent, mais peut-être pas pour les bonnes raisons [15].
Selon Keyti, ces rappeurs leurrent les jeunes en diffusant une mauvaise représentation du métier de rappeur et de sa capacité à gagner de l’argent, car personne ne peut devenir millionnaire en faisant du rap au Sénégal. De manière sous-jacente se dessine un idéal du rappeur qui ne fait pas de la musique par intérêt économique personnel, une tension qui met à jour les oppositions effectuées entre engagement et succès commercial, ou comme le formule Niang (2013), entre « raisons de vivre » et « moyens de vivre ». Du point de vue de l’ancienne génération, la pratique de l’ostentation matérielle, en faisant penser que le rappeur est guidé par une volonté d’enrichissement personnel, remet en cause la conception de la parole du rappeur comme parole d’une « vérité », qui ne peut être achetée :
Le rappeur, il est hyper respecté au Sénégal. C’est parce que on n’a jamais changé de discours et on a toujours été vrais. On a toujours posé les vraies questions et on s’est toujours battus pour qu’on améliore la situation des Sénégalais [16].
Cette conception est renforcée par la corrélation effectuée entre l’arrivée de ces artistes Dirty South et une « crise » traversée par le rap au Sénégal à l’aube des années 2010. Aux yeux des artistes qui reviennent sur cette période, le rap, devenu simple moyen de divertissement, aurait alors perdu sa capacité d’incarner un espoir de changement, ce dont attesteraient l’accroissement des migrations non documentées en 2005-2006 [17], et la réélection du président Abdoulaye Wade à un second mandat dès le 1er tour en 2007, malgré les promesses déçues de réel changement. Les artistes Dirty South sont dès lors accusés de distraire les auditeurs de rap des « réalités » du pays, et d’entretenir l’illusion d’une échappatoire possible par la réussite matérielle.
Le deuxième motif de remise en question de l’authenticité de ces artistes réside dans l’idée que le mode de vie qu’ils mettent en scène ne correspondrait pas « aux réalités sénégalaises ». Dans le clip de la chanson Blow [18], sorti en 2008, en prévision de la sortie repoussée de son album Rimes de vie en 2010, le rappeur Nix met en scène sa vision de « la belle vie » [19]. Le clip débute par des extraits de la chanson Make money qui apparaîtra plus tard sur l’album, tandis que la caméra filme Nix en train de téléphoner devant une voiture 4x4. Tandis que la voiture s’éloigne, l’image se fond sur le parechoc avant de la voiture, devant lequel se présente en très gros plan le postérieur d’une mannequin portant un bikini rose. Le rappeur se tient ensuite assis sur le toit de la voiture, entouré de filles en maillot de bain qui se déhanchent au son de la chanson. Le refrain de la chanson entonne :
Baby
Blow, si tu es sexy
Blow, si tu es VIP
Blow, si tu as le cash fils
Galsen, le dernier cri
Blow, si t’as la caisse fils
Blow, si tu as les high (heels ?)
Blow, si t’as les pecs fils
Galsen, le dernier cri [20]
(Nix. 2008, Blow)
L’attitude blow du rappeur et de la fille qu’il courtise dans le clip est opposée à l’attitude low d’autres protagonistes. Les termes « blow » et « low » opposent ce qui est connoté positivement à ce qui ne l’est pas. Le clip promeut un certain idéal de vie, notamment par l’accès à des symboles de réussite matérielle : la beauté (« sexy » pour les femmes, les « pectoraux » pour les hommes), le prestige social (« VIP ») et les possessions matérielles (le « cash » et la « caisse »).
Parmi les nombreux commentaires des fans de Nix, d’autres internautes s’expriment en termes moins élogieux :
Nix, l’imitation des clips américains est trop évidente ! Nix, ça manque sérieusement et gravement d’authenticité ! C’est pas le Sénégal ça !
This is simply a new low… Come on guys wake up ! This is exactly why we are so far behind. This is not us. I was always so proud to tell my fellow Africans and Americans how we Senegalese were so modest and respectful of our culture and I see this. This life that Nix is promoting does not result to anything but shame, losing who you are and in some cases premature death. Just think about it Nix will never let his mother, sister or daughter be in his videos so why are you applauding this ? (Extraits de commentaires disponibles en ligne) [21]
Ici, le manque d’authenticité par « imitation » d’un mode de vie « américain » rejoint un discours sur la perte de valeurs (le non-respect de la « culture » et l’immodestie) qui apparaissent notamment dans la dégradation de l’image de la femme. C’est ainsi que les critiques envers ces pratiques artistiques révèlent des discours d’oppositions culturelles et morales entre Sénégalais et Américains.
La définition d’un rap Galsen est ainsi le lieu où se réaffirment des processus d’établissement de frontières entre groupes construits comme différents (Barth 1998), entre un "nous", les "Sénégalais", et un "eux" qui désigne tantôt les "Américains" ou plus largement les "Occidentaux". Les différences significatives entre ces deux groupes s’affirment notamment par la mise en avant d’une identité nationale basée sur une religion musulmane considérée comme une valeur intrinsèque (Niang 2010). C’est dans ce cadre que l’appel à l’humilité présent dans certaines chansons de rap, telle que la chanson Waccel sa griff (qui peut se traduire en français par l’injonction « sois humble ») du groupe Daara J Family [22], sonne comme un rappel aux valeurs de simplicité et de sobriété promues par l’islam soufi, notamment dans les comportements de consommation (Balambo et Houssaini 2014).
Envisagée uniquement sous l’angle d’un passage linéaire de l’imitation vers l’appropriation, l’analyse des processus de fabrication d’un rap local laisse de côté ces dynamiques de différentiations où se renouvellent constamment les frontières entre ce qui est local et ce qui ne l’est pas, et qui, en fin de compte, établissent les frontières entre ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. Aux yeux de la plupart des artistes qui ont contribué à imposer une certaine vision du rap au Sénégal, si un tel rap peut être produit aujourd’hui, c’est parce que ces jeunes n’ont pas « compris véritablement » ce qu’était le rap sénégalais. Dans cette perspective, la popularité du style Dirty South, portée par des artistes de la nouvelle génération, apparaît surtout comme dérangeante en ce qu’elle vient bouleverser les hiérarchies en place et mettre en péril la « légitimité sociale montante » (Niang 2013) durement acquise par les artistes de la première génération. Cette légitimité a été cruciale pour remodeler les jugements dépréciateurs portés sur les artistes dans la société sénégalaise, et vient décrédibiliser une longue tradition de légitimation de la parole du musicien comme porteur de la « parole essentielle » (Wane 2015). Dans la prochaine partie, je m’attarde sur les réponses apportées par certains artistes de la nouvelle génération à ces critiques.
Le rap doit-il faire rêver ? Usages de l’ostentation matérielle
Les artistes interrogé-e-s au cours de mon terrain de recherche, comme Canabasse, Déesse Major, Toussa ou encore Nix, qui, sans forcément s’inspirer directement du Dirty South, ont été accusé-e-s « d’imiter les Américains », possèdent un certain nombre de points communs. Âgé-e-s de 20 à 30 ans, ils et elles proviennent de milieux sociaux variés : si Nix et Canabasse sont issus de quartiers résidentiels de Dakar (respectivement Point E et HLM Grand Yoff), Toussa est issue de la banlieue (Guédiawaye et Pikine) tandis que Déesse Major, originaire de la Casamance, est venue s’installer à Dakar dès son jeune âge. Ils et elles ont généralement commencé à faire du rap au milieu des années 2000, à une époque où le rap hardcore dominait dans le rap sénégalais. Fans de rap américain produit par des rappeurs comme 50 Cent ou Lil Wayne, pour ne citer que les plus connus, ces artistes expriment une certaine lassitude vis-à-vis du « rap engagé », ce qui les a poussé-e-s à « se tourner vers de nouvelles choses, le hip-hop américain et français » [23]. Ce qui est rejeté surtout dans ce rap hardcore ne réside pas tant dans son contenu que dans sa forme, sa musicalité, ou plutôt l’absence de celle-ci. Leur inspiration vis-à-vis du Dirty South serait d’abord musicale et correspondrait à un besoin d’innover, par rapport à ce qui se fait dans le rap sénégalais, mais aussi de correspondre à certains « standards internationaux ». Canabasse, qui signifie littéralement « l’Américain », l’un des artistes les plus populaires auprès des jeunes générations, affirme ainsi : « Moi, c’est ce que je fais, je fais du différent et aussi j’amène quelque chose qui est en phase avec ce qui se fait dans le monde. » [24]
Cette idée qui peut a priori sembler contradictoire - être différent tout en suivant la tendance mondiale - peut s’expliquer par la position marginale de ces artistes dans les processus de définition du rap Galsen. Ils sont d’ailleurs nombreux à défendre, à l’image de Canabasse, l’idée qu’« il n’y a pas de hip hop sénégalais, le hip hop partout c’est la même chose » (dans le documentaire de Cheikh Sène, alias Keyti, 2012). Au sein de cette scène musicale, il fait sens pour ces artistes de se considérer comme ceux qui « évoluent avec leur temps » et ne sont pas « figés dans une couleur musicale ». Les artistes comme Canabasse effectuent alors une nette séparation entre la forme musicale, d’inspiration américaine, et le contenu, qui reste d’abord sénégalais :
J’ai pris des instrus Dirty South pour exposer les réalités sénégalaises, pour faire un peu de ce qu’ils [les rappeurs sénégalais] faisaient, mais juste en changeant la forme [...]. Ce que je fais, c’est purement sénégalais, je parle des réalités sénégalaises. Quand je traite des thèmes, je les traite de façon à les faire accepter par des Sénégalais. [25]
Cependant, en revendiquant leur connexion à des tendances musicales mondiales, ces artistes contribuent aussi, presque malgré eux, à redéfinir une "sénégalité" qui s’insère dans les processus de mondialisation. Voici ce que me dit par exemple la rappeuse Déesse Major, dont les tenues jugées provoquantes lui ont valu des plaintes pour attentat à la pudeur et atteintes aux bonnes mœurs par des associations religieuses à deux reprises, et dont la dernière s’est soldée par un emprisonnement de 3 jours en 2016 [26] :
C’est ça que les Sénégalais n’ont pas encore dépassé : (...) la musique, c’est une culture et une culture n’est pas une statue, c’est pas quelque chose qui se fixe, qui s’arrête là-bas (...). Nous ici au Sénégal, pour changer la culture, c’est nous la jeune génération qui peut le faire, parce qu’on peut pas être au 21ème siècle, en 2014, faire des trucs de 2000. Depuis les années 1960 on a cette mentalité. Non ! Nous on est jeunes. On a d’autres mentalités, on a une ouverture d’esprit, tu vois. On n’est pas pareil des autres rappeuses qui étaient là, des autres rappeurs qui sont là. (...) Maintenant tout le monde a des ordinateurs, tout le monde a des téléphones (...) Tout ce qui est en actualité aux États-Unis, tu l’as aujourd’hui. Tout ce qui se passe en France, tu l’as aujourd’hui. Partout dans le monde. Tous les Africains maintenant, y’a pas un Africain qui n’est pas au courant de tout maintenant. Y’a la mondialisation. [27]
Le positionnement de ces artistes illustre aussi un malaise croissant parmi la jeunesse sénégalaise, lié au constat d’un écart manifeste entre la conception d’une identité sénégalaise idéale, basée sur les valeurs de pudeur (kersa) et de respect (sutura), et les pratiques sociales dont ils sont témoins au quotidien, comme la consommation de modes et de produits culturels occidentaux qui sont pourtant jugés contraires à ces valeurs. Comme le défend Neff (2015), l’adoption du Dirty South, marginalisé, permet aussi à des artistes déjà situés dans les marges - comme les rappeuses - de construire une capacité d’agir propre, en s’émancipant des canons masculins du rap Galsen. Ces artistes sont par exemple amenés à dénoncer « l’hypocrisie » des Sénégalais et à expliquer leur démarche artistique comme le fait de montrer une « réalité sénégalaise » que d’autres préfèrent cacher, à l’image de Nix dans la déclaration suivante :
De toute façon, quoi qu’il en soit, toutes ces réalités sont des réalités sénégalaises, qu’on le veuille ou non, tu vois ce que je veux dire. Au final, la religion c’est une réalité sénégalaise ; le vice c’est une réalité sénégalaise ; la fête c’est une réalité sénégalaise ; la danse c’est une réalité sénégalaise ; les insultes, c’est une réalité sénégalaise ; l’éducation, c’est une réalité sénégalaise. Donc c’est normal que le rap puisse s’imprégner de tout ça. [28]
Ce discours, sans aboutir à une véritable critique sociale, permet à ces artistes de revendiquer une certaine liberté, loin des carcans moralisateurs de la société sénégalaise, notamment en matière religieuse.
De la sorte, les rappeuses et rappeurs de la nouvelle génération contribuent à redéfinir les fondements de l’authenticité sur laquelle repose le rap Galsen, en choisissant d’éclairer une « vérité » présente, bien que passée sous silence. Cette nouvelle authenticité repose aussi sur l’affirmation d’un nouveau paradigme de représentation. Pour reprendre les mots de l’historien sénégalais Adrien N. Benga : « aux yeux des artistes rap, la prise de parole est le fait d’une élite, de ceux qui ont le pouvoir de parler et la capacité de le faire. C’est pour cela que les artistes rap, lorsqu’ils s’adressent aux jeunes, parlent aussi à leur place » (Benga 2002 : 302). Ainsi, les rappeurs de l’ancienne génération parlent au nom des jeunes. De nombreuses chansons illustrent par exemple comment ces rappeurs, tout en se présentant comme « jeunes », n’en agissent pas moins comme des « grands frères », qui conseillent leurs auditeurs sur les comportements à adopter. En revanche, des artistes comme Canabasse « représentent » les jeunes en montrant qu’ils sont « comme eux » :
Je parle en mon nom, mais de façon à ce que chacun puisse se voir dans ce que je suis (...). C’est une évidence que quand tu prends le micro (...), tu parles pour les gens qui ne sont pas devant le micro. Mais moi, au lieu de dire ouais je rappe pour défendre la banlieue ou bien je rappe pour les jeunes, moi, j’expose ma vision du monde. J’ai pas besoin de dire que je représente le jeune Sénégalais (...) qui veut s’en sortir. J’ai pas besoin de dire ça dans mes sons. Quand t’as besoin de dire ça dans tes sons, c’est que tu forces le message. Tu peux pas te donner le statut de défenseur, c’est pas toi qui décides. C’est les gens qui décident. [29]
Le rôle du rappeur n’est plus ici de porter un message « au nom » d’un collectif, mais d’incarner un message censé inspirer la jeunesse en réalisant leurs rêves de succès : « Le message, c’est moi. Je veux qu’ils me voient autant que le message, en tant que quelqu’un qui a choisi de faire quelque chose, qui est en train d’atteindre ses buts. » [30]. La façon dont des artistes comme Canabasse ou Nix incarnent les aspirations de la jeunesse fait par ailleurs écho avec les représentations du succès dans la capitale sénégalaise : c’est la capacité à gagner de l’argent qui définit le succès. L’argent est ce qui permet de faire face aux problèmes de la vie quotidienne, notamment pour pallier le manque de services publics (Herson 2011). Pour un homme, l’argent permet aussi d’assumer des responsabilités familiales et sociales, ainsi que d’attirer de possibles partenaires féminines, car c’est vers lui que d’autres se tournent pour couvrir les dépenses de la vie quotidienne. La capacité à exhiber les symboles d’une réussite matérielle permet de compenser la perte de prestige associée à l’incapacité réelle de gagner sa vie, et donc à assumer des responsabilités sociales, pour certaines catégories de la population. Au Sénégal, la catégorie d’âge des 20-35 ans (24,1 % de la population) est confrontée à de multiples problèmes : entrée dans le monde du travail, chômage important, marasmes du système universitaire sénégalais (universités surpeuplées, diplômes peu reconnus, grèves, etc.). Or, tout en disposant du droit de vote, ces jeunes sont encore largement soumis à l’autorité des aînés, car ils se trouvent, pour beaucoup, dans l’impossibilité de construire leur propre foyer. Cette catégorie d’âge, en quête de reconnaissance, s’investit ainsi dans le domaine des loisirs (Biaya 2001), et dans des pratiques de consommation qui tirent leur prestige d’une association avec un ailleurs meilleur, ancré dans une économie de désirs, de fantasmes et d’imaginaires (Prothmann 2015). Ces nouveaux modèles de réussite (Banégas et Warnier 2001) correspondent à une « nouvelle économie morale imprégnant les imaginaires de l’État qui valorise et légitime les parcours fulgurants, les combines et les escroqueries, autrement dit tous les registres hétérodoxes de promotion individuelle quels qu’ils soient » (Banégas et Warnier 2001 : 291), un modèle de réussite qui entre en contradiction avec un ethos « bul faalé » porté par les pionniers du rap et basé sur les valeurs de l’effort et du travail (Havard 2005).
Explorer le partage global/local au prisme de la différenciation
Cet article a examiné les tensions qui se manifestent entre différentes générations du rap Galsen à propos de la question de l’ostentation matérielle, en vue de mettre en évidence les processus de différenciation à l’œuvre dans l’affirmation d’un rap local au Sénégal. Dans une première partie, j’ai exploré comment, au travers d’un processus allant de l’imitation à l’appropriation, un rap proprement sénégalais articulé de façon prédominante autour de l’engagement est apparu à la fin des années 1990 et s’est affirmé comme l’incarnation du rap Galsen. Or, dès le milieu des années 2000 sont apparus des artistes inspirés par de nouvelles tendances musicales américaines, dont le Dirty South. Ces artistes, et notamment leurs pratiques d’ostentation matérielle, ont largement été critiqués pour leur mise en scène d’un mode de vie qui ne correspondrait pas « aux réalités sénégalaises ». Face aux discours qui les accusent notamment « d’imiter les Américains », ces artistes défendent une sénégalité plurielle, qui s’insère dans les processus de mondialisation et montrent comment l’adoption d’une tendance mondialisée fait sens au sein de processus de différenciation locaux.
L’exploration des pratiques d’ostentation matérielle dans le rap sénégalais et des oppositions qu’elles génèrent en son sein invitent par conséquent à revisiter les oppositions trop rapidement établies entre ce qui serait de l’ordre du local et du global. Car, on l’a vu, l’affirmation d’un rap sénégalais, ou local, a d’abord été l’objet de luttes entre différents artistes sénégalais. Par ailleurs, les tensions existant aujourd’hui autour de l’ostentation matérielle montrent que ces processus de définition du local sont toujours en cours. Opposer un rap local à un rap global contribue à réifier une pratique artistique singulière comme la plus « authentique » et donc la plus légitime, ainsi qu’à ignorer les désirs individuels de différentiation artistique. Plaider pour une approche relationnelle entre local et global, c’est au contraire restituer les registres d’identification multiples utilisés par les acteurs, en fonction d’enjeux situationnels internes aux scènes musicales.