« Welcome to Gwada »
« C’est en Gwada qu’on habite,
On a grandi dans la Caraïbe
Ici, il y a du soleil, des plages, des rivières,
De belles femmes, de beaux cocotiers,
Mais ce qui me fait de la peine
C’est que tout cela, c’est que pour les touristes
Notre vérité à nous c’est ça : chômage, misère, plus d’injustices… » [1]
À l’encontre de l’imaginaire exotique associé aux discours et représentations touristiques, le refrain de ce morceau de rap décrit la Guadeloupe comme un lieu de relégation sociale. Cette description renvoie à un taux de chômage structurel, qui concerne depuis de nombreuses années plus de 20 % de la population active guadeloupéenne, et au coût de la vie, considérablement plus élevé qu’en France hexagonale. Ainsi, dans les années 2000, l’écart de prix entre la Guadeloupe et la France hexagonale était en moyenne de 8,3 %, avec un coût des produits alimentaires qui y était de 34 % supérieur [2]. Sources de précarité, ces inégalités ont nourri un sentiment d’injustice face à une situation qui est plus largement perçue comme résultant de la persistance des rapports de pouvoir coloniaux.
La question de la reproduction et de la reconfiguration des hiérarchies coloniales est particulièrement prégnante dans cette ancienne colonie française devenue un DOM en 1946. Avec la départementalisation s’ouvre une situation politique unique au regard des processus de décolonisation observés ailleurs. En effet, la fin du statut institutionnel de colonie prend la forme d’une intégration formelle à l’ancienne puissance coloniale. Dès lors, les spécificités historiques ayant façonné les univers sociaux des Antilles se trouvaient invisibilisées au sein du modèle républicain qui prônait l’assimilation culturelle comme condition d’accès à une citoyenneté pleine et entière. En imposant un rapport social de domination fonctionnant non plus par référence à la race mais par référence à la culture (Grosfoguel 2009), les politiques d’assimilation culturelle ont reconfiguré au sein de la population afro-guadeloupéenne des frontières d’inclusion/exclusion délimitant des catégories d’appartenance rigides et opposées. Cette situation de domination culturelle a été contestée dès les années 1960 dans le cadre de projets politiques indépendantistes qui proposaient de renverser les rapports de pouvoir en construisant une identité culturelle afro-guadeloupéenne complémentaire d’une identité politique, dans une logique d’autodéfinition essentialiste. Si ces projets politiques émancipateurs furent avortés dans les années 1980, le terrain de la lutte se déplaça pour investir plus vivement encore le champ culturel. C’est dans ce contexte fortement politisé que la culture hip-hop a été appropriée et réinterprétée en Guadeloupe. Avec l’invention d’un « hip-hop lokal » [3], les catégories d’identification et d’appartenance d’inspiration indépendantiste ont été repensées par la pratique musicale. En effet, l’enquête ethnographique en cours auprès de la première génération d’acteurs impliqués dans le mouvement hip-hop en Guadeloupe suggère que les rappeurs ont construit un « nous » renvoyant à une expérience commune de la domination dans une perspective postcoloniale et transnationale. En nous appuyant sur des entretiens approfondis et des analyses musicales effectuées avec Star Jee [4], Mano D’iShango [5], Warner [6] et Kid Kurs [7], nous décrirons d’abord la genèse du mouvement hip-hop guadeloupéen, de la formation des premiers groupes, à la fin des années 1980, à l’essor d’une production de disques de rap guadeloupéen au tournant des années 2000 [8]. Nous poursuivrons par une analyse détaillée du morceau Awogan sorti en 2001 sur l’album Pur Hip-hop Gwada du groupe Gwada Nostra. Nous verrons que l’expérience de la domination culturelle a influé sur les processus de création musicale en produisant un mode singulier de narration, qui rend compte de la manière dont la matérialité du pouvoir a été vécue et perçue par les rappeurs. Enfin, nous verrons que la circulation transnationale de catégories d’appartenance a stimulé un travail catégoriel s’exprimant par un recours ouvert au registre de la “race” comme outil d’affirmation politique.
Procédés d’appropriation de la culture hip-hop en Guadeloupe
À partir de 1984, la diffusion de l’émission française H.I.P. H.O.P. présentée par l’animateur Sydney a initié les procédés d’appropriation de la culture hip-hop en Guadeloupe. Dans le quartier appelé Lauricisque, les débuts du rappeur Kid Kurs, membre fondateur du collectif N’O Clan, est un exemple de la manière dont a été adopté le rap en Guadeloupe. Kid Kurs a commencé à faire des freestyles au collège. Il décide ensuite d’aller s’entrainer à rapper chez Skud, son ami d’enfance qui habite comme lui dans le quartier de Lauricisque. Chez Skud, « il y avait Canal 10 (une chaine de télévision locale) qui piratait MTV – avant la métropole ! On avait tous les derniers clips. Les grands du quartier faisaient des VHS et on les regardait » [9]. C’est en s’imprégnant ainsi des esthétiques véhiculées par les clips de rap américain des années 1980/1990 que Kid Kurs et Skud commencent à forger un flow rappé [10].
Le rap américain est revendiqué comme source d’inspiration principale par l’ensemble des acteurs rencontrés dans cette recherche. Les deux groupes les plus souvent cités comme étant « les plus grands groupes de l’histoire du rap » sont Public Enemy et Wu-Tang Clan. Ainsi, le morceau Lauricisque Zoo sorti en 1999 sur le premier album du rappeur Fuckly illustre l’influence du groupe Wu-Tang Clan sur les processus d’appropriation du rap en Guadeloupe. Ce morceau rend hommage au quartier de Lauricisque qui est associé dans le refrain chanté en langue créole à celui de Brooklyn : « si Pointe-à-Pitre était New York, Lauricisque serait Brooklyn ».
Outre la forte influence du rap américain, la musique rap circule avec les personnes qui voyagent entre la Guadeloupe et les États-Unis d’une part, entre la Guadeloupe et la France d’autre part. C’est ainsi que des cassettes de l’émission Deenastyle qui passe sur Radio Nova à partir de la fin de l’année 1988 sont rapportées suite à des voyages et écoutées en Guadeloupe : « sur ces cassettes, il y avait MC Solaar qui rappe Bouge de là avant la sortie de Bouge de là, Stomy Bugsy, DJ Dynastie… » [11]. La circulation de ces cassettes nourrit le dynamisme de ce mouvement musical en plein essor. Dans ces mêmes années, la mise à l’honneur de la culture hip-hop se fait dans le cadre d’émissions radio underground comme celle animée par DJ Kandia en compagnie du rappeur Ebèn du groupe 2Neg de Villejuif.
Ainsi, l’appropriation de la culture hip-hop en Guadeloupe s’insère dans une dynamique d’échanges entre la France, le bassin caribéen et les États-Unis. Au même moment, la popularité du dancehall jamaïcain influence également fortement la création musicale guadeloupéenne, créant une proximité entre les genres rap et reggae dancehall qui perdure encore aujourd’hui. Elle se traduit par des espaces de pratiques partagés, des featurings d’artistes dancehall sur des albums de rap, des rappeurs qui passent dans un même album d’une interprétation rappée à une interprétation « toastée » [12].
À la fin des années 1990, les rappeurs guadeloupéens vont avoir un premier espace d’expression sur une radio appelée Radyo Tanbou, au travers de l’émission Freestyle diffusée les vendredis de 20h à minuit entre 1994 et 1998. Animée par des DJ, l’émission débutait par la diffusion de morceaux de rap français et de rap américain, puis par des freestyles de rappeurs locaux. Radyo Tanbou devint un carrefour incontournable de la musique rap en Guadeloupe, favorisant des mises en relation et une interconnaissance entre rappeurs de différentes parties de la Guadeloupe.
À la différence de l’émission Le Deenastyle, la notoriété de la scène locale ne rayonna pas au-delà de la Guadeloupe et connut une diffusion très limitée en France hexagonale. Les quelques disques distribués dans les magasins Fnac étaient indistinctement classés sous le label « world music », une étiquette créée dans les années 1980 dans le but de classer « toutes les musiques du monde, traditionnelles, populaires, exotiques » (Mallet 2002). Cette classification musicale du rap guadeloupéen rend compte d’un processus de catégorisation ethnique des artistes guadeloupéens en France, et de leur assignation à un ailleurs exotisé.
Si l’audience de l’émission radio Freestyle resta relativement confidentielle, elle témoigna d’une première forme d’organisation entre les acteurs du mouvement hip-hop. C’est dans le sillon de cette émission que les médias locaux commencèrent à consacrer des programmes radio et télévisuels au rap, et qu’une production discographique se développa. Au centre des chaines de coopération, le label guadeloupéen Riko Records publia en 1998 l’album du groupe La Horde Noire, premier album de rap guadeloupéen à connaître un succès commercial porté par la popularité de la chanson Mi La sa ka bay. Cette chanson fut aussi le support du premier clip de hip-hop « lokal » réalisé par le guadeloupéen Slas [13] qui met à l’honneur la Guadeloupe et plus largement la Caraïbe dans son travail.
Le succès rencontré par la sortie de cet album marqua le début d’une production exponentielle de CD de rap, d’une part sur le label Riko Records, d’autre part sur des labels indépendants. Entre 1998 et 2010, une cinquantaine d’albums furent ainsi commercialisés [14].
Rapper « en pays dominé » [15]
Dans les années 2000, la scène rap guadeloupéenne est en pleine effervescence. Des collectifs hip-hop représentant différents quartiers rivalisent entre eux, dans une émulation qui renvoie plus largement à la symbolique agonistique attachée au mouvement rap américain depuis son origine (Béthune 2003). Dans leurs textes, les rappeurs se font l’écho des enjeux politiques et sociaux propres à la société guadeloupéenne comme nous allons le voir maintenant à partir de l’exemple du morceau Awogan paru sur l’album Pur Hip-hop Gwada (2001) du groupe Gwada Nostra [16]. Ce morceau a été récompensé par le Prix d’expression créole de la SACEM en 2002.
Le groupe Gwada Nostra se forme au tournant des années 2000, rassemblant notamment des rappeurs du collectif NAT qui avaient été à l’initiative du projet d’émission radio Freestyle évoquée plus haut. Leur objectif est de sortir du milieu underground et de porter auprès d’un plus large public leur passion pour la culture hip-hop. Ce groupe se fait d’abord connaître en Guadeloupe en faisant les premières parties de groupes tels que La Scred Connexion, Passy, Fabe, Secteur A, Bisso na Bisso, Saïan Supa Crew, Nègkipakafèlafèt. C’est dans la continuité de cette expérience scénique que le groupe sort en 2001 son premier album, sur lequel on trouve des morceaux portant sur les rapports de pouvoir propres à la société guadeloupéenne, comme Awogan, qui est un hommage rendu au créole guadeloupéen.
Le texte de ce morceau rend compte d’une forme de narration qui est moins un récit linéaire au sens prédéterminé que le déploiement de stratégies d’écriture témoignant d’une expérience de l’oppression liée à l’historicité du créole guadeloupéen. C’est en effet sur les plantations sucrières que les langues créoles ont émergé (Véronique 2013). En raison de la variété de leurs origines, les femmes et les hommes réduits en esclavage qui y étaient rassemblés ne parlaient pas la même langue et étaient donc dans l’impossibilité de communiquer entre eux d’une part, avec les colons d’autre part. C’est dans ce contexte de contact linguistique que les langues créoles se sont structurées. L’émergence des langues créoles est donc intrinsèquement liée aux conquêtes européennes et au développement d’une économie de plantation esclavagiste. Au regard de ce contexte historique, l’usage de la langue créole fut doté de fortes connotations péjoratives et associé à une catégorie socio-raciale de locuteurs, le créole désignant la « langue des nègres » (Wiltord 2011).
La loi de départementalisation du 19 mars 1946 mit fin au statut colonial de la Guadeloupe qui devint alors un département d’outre-mer. Cette loi s’accompagna d’une injonction à l’assimilation culturelle pour toutes les couches de la société guadeloupéenne. Développée dans le contexte des conquêtes coloniales françaises au XIXe siècle, la notion d’assimilation désignait le processus par lequel les sujets coloniaux devaient progressivement adopter la langue, les valeurs et coutumes françaises permettant d’unifier et de pacifier les populations sous l’autorité de la République.
La mise en place de politiques d’assimilation culturelle impliquait un apprentissage de l’histoire de la nation française qui occultait le passé servile et les spécificités de l’histoire guadeloupéenne (N’Garoné 2012 ; Vergès 2007). Ainsi, le modèle assimilationniste défendu par l’État français dans le cadre de la départementalisation s’est accompagné d’une forme de négation de l’histoire et de la culture des départements d’outre-mer (Constant et Daniel 1997). Par ailleurs, l’obligation de l’apprentissage de la langue française à l’exclusion de toute autre et la persistance de discours stigmatisant les pratiques linguistiques et culturelles des afro-guadeloupéens s’inscrivaient dans la continuité des logiques coloniales.
C’est dans ce contexte de domination culturelle que les rappeurs de Gwada Nostra ont grandi. Dans le texte Awogan, ils évoquent les discours d’imposition de la langue française sur la langue créole qui ont baigné leur enfance : « apprendre le français, voyelles et consonnes / nous interdisant de parler le créole comme si nous n’étions pas des humains ». Mais les rappeurs continuèrent à parler créole, une langue qui est associée à leur socialisation familiale : « nous avons grandi avec le créole, nous y tenons / nous ne l’abandonnons pas ». Cette socialisation a déterminé des dispositions à agir et notamment à militer activement pour défendre la langue créole : « Si tu pensais que tu allais tuer ma langue, sache que le créole m’appartient / alors n’y touche pas mon gars ». La langue créole est associée à un fort sentiment d’appartenance ici développé contre un système d’oppression. Dans le contexte assimilationniste où se jouait une lutte symbolique quant aux critères linguistiques et culturels retenus pour catégoriser les individus en tant que civilisés ou en tant qu’arriérés, le choix de rapper en créole s’est inscrit dans un processus politique de réappropriation de la parole confisquée et de redéfinition des catégorisations dominantes.
En effet, le morceau Awogan montre comment le rap a permis aux acteurs de se réapproprier les assignations ethno-raciales qui étaient associées à la langue créole, « la langue des Noirs déconsidérés / Ces Noirs sans éducation », et de les associer à la construction d’identités positives : « une langue qui est dure et arrogante, comme ces Noirs qui ont réussi en partant de rien ». D’un point de vue formel, ce discours de valorisation de la langue créole s’élabore à partir du discours de stigmatisation ethno-raciale qui a été forgé dans le rapport de domination : « Célébrez le créole / la langue des Noirs qui vivaient sur les plantations ». Dans le texte, ces deux discours ne sont pas opposés mais articulés l’un à l’autre. En articulant le discours de stigmatisation ethno-raciale à d’autres contenus narratifs, les énoncés coloniaux se trouvent dissociés de l’idéologie de la domination au sein de laquelle ils faisaient sens. Leur présence « instaure un processus contradictoire de lecture entre les lignes » (Bhabha 2007 : 62).
Cette imbrication d’énoncés antagoniques forge un type de narration qui illustre ce qu’Homi Bhabha appelle le tiers-espace : « Le tiers-espace, quoi qu’irreprésentable en soi, constitue les conditions discursives d’énonciation qui attestent que le sens et les symboles culturels n’ont pas d’unité ou de fixité primordiales, et que les mêmes signes peuvent être appropriés, traduits, réhistoricisés et réinterprétés » (Bhabha 2007).
Ce tiers-espace rend compte de procédés d’écriture hybrides qui se construisent dans une relation à la mémoire coloniale. Cette mémoire est évoquée dans le texte qui met en correspondance la beauté de la langue créole et son histoire en se référant à la souffrance qui lui est associée : « Elle a déjà beaucoup souffert, ce qui la rend belle / Écoute comme c’est beau d’entendre ceux qui ont enduré ces souffrances. » C’est dans cet espace de l’entre-deux que Richard Samin (2010), reprenant les propos de Marie-Claude Smouts, situe la construction du sujet postcolonial, un espace dans lequel « les minorités exclues peuvent commencer à envisager leur histoire et leur culture » (Samin 2010). Dans le texte des rappeurs, c’est en effet dans le tiers-espace ouvert par l’imbrication de différents énoncés que s’exprime un discours de responsabilisation face au passé et à l’avenir : « C’est un rappel à l’ordre pour que nous continuions le combat / L’histoire, c’est un sujet sérieux, maintenant nous sommes seuls et c’est à nous de l’écrire ». C’est aussi dans cette narration hybride que s’énonce une position face aux enjeux culturels : « J’ai une vision / c’est la tradition que nous devons promouvoir / c’est une mission que ces « messieurs » détestent / C’est une trahison ».
Ainsi, ce texte de rap développe une forme de narration qui donne à voir les effets de la domination culturelle sur les processus de création musicale. En effet, l’émergence de ce texte sous cette forme est intimement liée à l’expérience de la domination qui a été celle des rappeurs dans la société guadeloupéenne. Leur socialisation dans cette « autorité adverse » (Bhabha 2007 : 60) a modelé des compétences narratives où les énoncés stigmatisants ne sont ni évacués ni seulement inversés mais inscrits dans des récits qui conservent une dimension hétérogène. Le moment politique se situe dans la « négociation » (Bhabha 2007) entre les énoncés antagoniques. À travers ces capacités narratives se déploient des stratégies pour s’extraire de la polarisation propre aux dispositifs de domination qui ont imposé des logiques oppositionnelles au sein de la population afro-guadeloupéenne.
« Nou » et « Yo »
Le titre de ce morceau, Awogan, illustre les enjeux qui se sont cristallisés autour de la langue dans la société guadeloupéenne. Le mot français équivalent (« arrogant ») était en effet utilisé pour qualifier l’impertinence de celles et ceux qui osaient s’exprimer en créole malgré les réprimandes que cela occasionnait. Le terme créole awogan est ici utilisé comme emblème, celui d’une langue ayant su défier l’autorité et les asymétries du pouvoir : « Aujourd’hui le créole a sa journée nationale / On sait le parler, l’écrire, de mille et une façons / Le créole, la langue des Noirs / Une langue qui est dure et arrogante ». Le titre place implicitement la question des rapports de pouvoir et de domination au centre de la narration.
L’imposition de la langue française sur la langue créole devait permettre de légitimer l’usage de cette langue selon un procédé similaire à celui décrit par Pierre Bourdieu dans un texte intitulé « La production et la reproduction de la langue légitime » (1982). Dans ce texte, Pierre Bourdieu analyse le processus d’unification linguistique qu’a connu la France au moment de la Révolution française. Il écrit : « Il serait naïf d’imputer la politique d’unification linguistique aux seuls besoins techniques de la communication entre les différentes parties du territoire et, notamment, entre Paris et la province, ou d’y voir le produit direct d’un centralisme étatique décidé à écraser les « particularismes locaux ». Le conflit entre le français de l’intelligentsia révolutionnaire et les idiomes ou les patois est un conflit pour le pouvoir symbolique qui a pour enjeu la formation et la ré-formation des structures mentales. Bref, il ne s’agit pas seulement de communiquer mais de faire reconnaître un nouveau discours d’autorité » (Bourdieu 2001 : 74). Mon hypothèse est que le texte Awogan met à distance le discours d’autorité véhiculé dans ce morceau par l’institution scolaire et en affirme simultanément un autre.
Dans son article intitulé « Des mises en scène du « nous » contre le « eux » dans le rap français », Marie Sonnette (2015) étudie dans la continuité des travaux d’Anthony Pecqueux certaines représentations des rapports de domination à partir de l’analyse d’un corpus de morceaux de rap produits en France au cours des années 2000. De même, des mises en scène d’un « nous » contre un « eux » apparaissent dans le texte Awogan, à la différence que « nous » en créole s’écrit « nou » et que « eux » et « ils » se dit « yo ».
Après la départementalisation de la Guadeloupe votée en 1946, l’assimilation de la culture et de la langue française apparaissait comme le seul moyen de mobilité et d’ascension sociale. Ainsi, c’est par la maîtrise de la langue et de la culture françaises qu’une partie de la bourgeoisie guadeloupéenne s’est constituée une véritable identité de classe. Dans ce contexte, l’usage de la langue (créole ou français) devint un marqueur social qui renvoyait à la distribution d’autres formes de capital (économique, culturel) et participait à définir la position des individus au sein de la société guadeloupéenne.
Dénonçant les effets de ce processus d’assimilation culturelle et rejetant la classe bourgeoise « qui s’est faite l’alliée zélée des propagandistes colonialistes » (AGEG 1970), les militants indépendantistes des années 1970 ambitionnaient de bouleverser les relations sociales par l’avènement d’une « culture nouvelle » incarnant les masses laborieuses, en l’occurrence les ouvriers agricoles qui étaient créolophones et qui pratiquaient le gwoka [17] (danse accompagnée de chants et de tambours). Dans le texte Awogan, le « nou » identifie les Afro-Guadeloupéens qui s’inscrivent dans la continuité des combats menés par les militants indépendantistes pour une reconnaissance de la langue créole. Le « yo » renvoie aux Afro-Guadeloupéens qui étaient perçus comme assimilés [18]. Dans le clip, le « yo » est incarné par la figure de l’instituteur. Les seuls mots qu’ils prononcent sont en français (01’44) : « Monsieur, réveillez-vous ! » Le ton autoritaire de l’instituteur est à mettre en relation avec la figure d’autorité qu’il représente au sein de l’école en tant qu’institution de la République. En outre, ce sont les seuls mots en français du texte.
Pour la mise en images, Slas, le réalisateur du clip, s’est directement inspiré du personnage de l’instituteur présent dans le film réalisé par Euzhan Palcy La rue Cases-Nègres [19]. Sur le tableau de l’instituteur est inscrite la même phrase dans le clip et dans la séquence équivalente du film : « L’instruction est la clé qui ouvre la deuxième porte de notre liberté » (01’57). Ainsi, l’assimilation de la culture et de la langue françaises rendue possible par l’apprentissage scolaire était présentée comme le seul moyen d’échapper à une surdétermination de la condition minoritaire des Afro-Guadeloupéens.
L’opposition mise en scène dans ce morceau entre le « nou » et le « yo » rend compte de la manière dont les politiques d’assimilation culturelle ont construit des logiques oppositionnelles au sein de la population afro-guadeloupéenne anciennement colonisée. Toutefois, cette opposition entre le « nou » et le « yo » ne fait pas l’objet d’une polarisation, mais d’un constat. En effet ce texte ne dénonce pas les agissements du « yo » ni ceux de l’instituteur. Le texte prend acte de cette opposition mais la situe dans un passé révolu : « Sa pasé ! » (C’est du passé !) disent les paroles au début du premier couplet (01’04). Cette affirmation est aussi explicitement exprimée à la fin de chaque refrain qui se termine par « I oublié avan » (Elle a oublié son passé négatif).
Cette rupture avec le passé étant énoncée avec force, il me semble que la dimension postcoloniale du rap guadeloupéen diffère de ce que l’on observe dans le rap français de la même époque (Djavadzadeh 2015). Pour Marie Sonnette (2015), l’émergence d’une critique postcoloniale s’affirme par la constitution d’un sujet collectif, un « nous » : « Ils sont tour à tour victimes et combattants, subissant puis cherchant à transformer leur situation ». C’est l’expérience vécue de la condition minoritaire qui est au fondement de la critique postcoloniale : « Au-delà des différences qui existent entre les rappeurs et groupes étudiés, la critique formulée par les groupes de rap postcoloniaux témoigne d’une prise de conscience de la part des minorités dites « issues de l’immigration » d’inégalités structurelles de représentations culturelles et politiques et de discriminations systémiques à leur égard » (Djavadzadeh 2015). Pour ce qui est du morceau Awogan, mon hypothèse est que ce texte construit un « nou » qui cherche à dépasser les clivages catégoriels nés de la domination culturelle telle qu’elle s’est manifestée dans la société guadeloupéenne. La construction de ce « nou » émerge d’un processus de décolonisation qui donne forme à un nouveau discours d’autorité. Sur le plan théorique, ce nouveau discours d’autorité met en lumière des points de convergence entre les notions théoriques développées par les auteurs postcoloniaux et certains concepts proposés à la fin des années 1990 par le courant de la pensée critique latino-américaine appelé groupe Modernité/Colonialité [20]. Ce groupe a forgé la notion de colonialité en l’envisageant comme constitutive de la modernité et du capitalisme. Cette notion désigne la configuration élargie des relations coloniales qui ont non seulement été régies par des dominations économiques, juridiques et politiques mais aussi par des dispositifs de contrôle social et culturel imposant des façons de penser, de se penser et de se représenter le monde. Ce système de domination a été conceptualisé à travers les notions de « colonialité du pouvoir » (Quijano 1994), du savoir (Edgardo Lander in Boidin et Hurtado Lopez 2009) et de l’être (Walter Mignolo in Boidin et Hurtado Lopez 2009).
Subvertir les logiques de la domination
Le clip du morceau Awogan expose simultanément deux situations d’apprentissage : la salle de classe est à la fois le lieu de ce qui a été et de ce qui est en train d’advenir. Ainsi, l’instituteur apparaît dans une position de légitimité face à sa classe. L’apprentissage de la langue et de la culture françaises est présenté comme la seule manière de s’affranchir du joug de la servitude. Et, dans le même temps, la possibilité d’un dépassement de ce dispositif savoir-pouvoir se dessine. En effet, les élèves de cette classe déploient un autre/nouveau discours d’autorité : dans leur école, les échanges se font en langue créole et l’histoire enseignée est celle de la Guadeloupe symbolisée notamment par Le code noir que tient dans sa main un des écoliers (01’42). Ce texte, qui renvoie au système esclavagiste, indique que cette période historique a longtemps été absente des programmes scolaires de l’Éducation nationale. Ainsi, ce nouveau discours d’autorité questionne les récits historiographiques nationaux en construisant une trajectoire historique singulière.
Ce nouveau discours d’autorité revendique également un autre rapport à l’espace et au corps. En effet, dans le troisième couplet (02’58), l’organisation spatiale de la classe est modifiée. Les tables ont été poussées et c’est la ronde formée par les écoliers qui devient le lieu de l’apprentissage des savoirs. Les rappeurs s’inscrivent ici dans la continuité de la tradition gwoka, comme le montre la mise en images de ce troisième couplet où danseurs de gwoka et danseurs de hip-hop se retrouvent dans la même ronde et partagent un même espace de pratique. Dans cette salle de classe, les postures des corps des écoliers ont changé. Ils étaient assis sur des chaises, ils sont maintenant debout ou assis sur les tables. Ils tapent des mains, ils bougent leur tête, ils sont en mouvement. La ronde est un espace de pratiques plurielles : on s’y instruit, on y chante, on y danse, on y joue de la musique.
De même que le texte rappé rend compte de l’imbrication d’énoncés antagoniques, de même la mise en images de ce morceau superpose des récits adverses. Ces deux récits s’énoncent simultanément à partir d’un même lieu – ici la salle de classe – lieu depuis lequel les énoncés dominants et/ou coloniaux ont été produits et/ou transmis. Ce lieu donne à voir le contexte localisé de ces énoncés. Ce lieu devient ici le seuil d’une nouvelle narration qui se construit en même temps que le discours de domination est rappelé. En effet, la salle de classe, lieu de légitimation de la colonialité du pouvoir, du savoir, de l’être, est dans le même temps le lieu de la valorisation des cultures et épistémès [21] subalternisées par les dispositifs de la domination culturelle. La différence entre ces deux discours peut être saisie précisément parce qu’ils sont énoncés depuis un même lieu. Cette différence est appelée « différence coloniale » par les auteurs décoloniaux (Walter Mignolo, Anibal Quijano, Enrique Dussel). Elle renvoie « au mécanisme qui a minorisé la connaissance non occidentale » (Mignolo 2001).
Les paroles et le clip rendent ainsi différemment compte de la notion de « tiers-espace ». Illustrée dans le texte par des procédés d’écriture hybrides, cette notion est symbolisée dans la mise en images par la salle de classe. Ce « tiers-espace », aussi défini par Homi Bhabha comme « l’espace clivé de l’énonciation » (2007 : 83), est appréhendé par le sémiologue Walter Mignolo comme « une épistémè de la frontière, du bord de la pensée, énoncée à partir de la perspective de la colonialité » (2001). La salle de classe est le lieu de cette pensée frontalière qui, à partir de la mise en lumière d’une expérience située de la domination, affirme les catégories de pensée des subalternes.
Ce double mouvement de narration rend compte d’un processus de décolonisation tel que décrit par Enrique Dussel (in Boidin et Hurtado Lopez 2009) ou Walter Mignolo (2001). Pour ces auteurs comme pour Homi Bhabha, ce double mouvement de « déconstruction-reconstruction » (Mignolo 2001) permet de subvertir et de dépasser les fondements épistémologiques du colonialisme qui a imposé un système binaire de catégorisation du social (maître/esclave ; assimilés/arriérés ; identité/altérité…) : « en explorant ce tiers-espace, nous pouvons éluder la politique de polarité et enfin émerger comme les autres de nous-mêmes » (Bhabha 2007 : 83).
Circonscrire de nouvelles catégories d’appartenance
Au processus de décolonisation et à l’affirmation d’un nouveau discours d’autorité s’ajoute une redéfinition des catégorisations sociales dominantes nées de la subordination coloniale puis de l’injonction à l’assimilation culturelle. En effet, parallèlement à la mise en scène de l’opposition entre les catégories « nou » et « yo », la partie instrumentale de ce morceau composé par Samik invite à repenser les logiques binaires qui ont engendré et perpétué des rapports de domination et de hiérarchisation au sein de la population afro-guadeloupéenne.
La partie instrumentale se caractérise de manière classique par une structure périodique. À cette structure périodique se superpose un échantillon de clarinette qui constitue une boucle entendue tout au long du morceau. Cet échantillon est ici issu d’une biguine de carnaval composée par le chanteur martiniquais Max Ransay (La route Chanflo) en 1988 [22]. Le choix d’échantillonner un son de clarinette n’est pas anodin. Dans l’histoire de la musique antillaise, la clarinette est l’instrument emblématique de la biguine, genre musical qui émerge à la fin du XIXe siècle dans la société coloniale par l’appropriation de diverses musiques de danses européennes au premier rang desquelles la polka, la valse et la mazurka. Première musique créole à circuler outre-Atlantique, la biguine avait pris son envol dans le sillage du jazz afro-américain qui fait danser le tout-Paris des années folles. Mais, dans le prolongement de l’exposition internationale de 1931 célébrant l’œuvre coloniale, la biguine devint un attribut plaqué indifféremment sur la population antillaise réduite à une identité réifiée, niant l’histoire traumatique de ces colonies françaises. Ainsi, la biguine fut détournée de son sens premier : symbole de l’affirmation du peuple afro-guadeloupéen après l’émancipation de l’esclavage, elle fut utilisée pour justifier la cause civilisatrice de l’entreprise coloniale. La biguine, extrêmement populaire aux Antilles jusqu’à la naissance du zouk dans les années 1980 (Guibault 1993), fut ainsi rejetée par les militants indépendantistes guadeloupéens précisément parce qu’elle servait de support au projet assimilationniste en inscrivant la valorisation de cette musique dans un processus de catégorisation ethnique. La biguine appartenait en effet aux « marqueurs identitaires » assignés par le pouvoir politique aux Afro-Guadeloupéens désignés comme « assimilés ».
C’est dans la continuité du champ social et politique ouvert par les militants indépendantistes dans les années 1970 que s’inscrit l’usage de la langue créole dans la création musicale rappée. Ces militants indépendantistes se distinguèrent par leur utilisation intensive de la langue créole, notamment dans des contextes sociaux où l’usage de la langue française était la norme. Ils furent également à l’initiative de la création des premiers syndicats d’ouvriers et d’employés créolophones, de l’organisation de cours d’éducation populaire en langue créole dans les campagnes. Par ailleurs, ces militants indépendantistes développèrent des stratégies de résistance culturelle essentialiste face à la domination qu’ils qualifiaient de colonialiste (AGEG 1970). Ainsi, ils rejetèrent radicalement la biguine parce qu’elle servait de support à la légitimation du projet assimilationniste. En revanche, le gwoka était pensé comme l’antithèse de l’assimilation culturelle. Aussi, fut il décrit comme une pratique répondant en tout point à leur projet politique indépendantiste et anticolonial (Spielmann et Cyrille 2019).
Si ces militants anticoloniaux firent du gwoka le support essentialisé d’un projet politique indépendantiste, le rap des années 2000 rend compte d’une autre forme de politisation du champ culturel. En effet, l’utilisation d’un échantillon de biguine dans ce morceau de rap marque une différence dans la manière de contester la domination culturelle : les rappeurs proclament davantage la valorisation d’une altérité que l’affirmation d’un contre-pouvoir. Ainsi, à la fin du clip, l’instituteur revient dans la classe qui s’est alors vidée (03’49). Au premier plan est placé un tambour. Dans cette séquence, l’instituteur n’est plus dans une position d’autorité. Perdu dans ses pensées, il sourit et paraît sympathique, ce qui contraste avec la sévérité qui était la sienne lorsqu’il était face aux élèves dans sa classe. La mise en images suggère que la voix de l’animateur radio correspond à la voix intérieure de l’instituteur et que c’est donc aussi lui qui chante à la fin la mélodie de la clarinette. Cette mélodie de biguine à laquelle l’instituteur s’identifie est aussi celle qui sert de fondement à la partie instrumentale de ce morceau de rap. Cette mélodie symbolise un point de jonction entre les rappeurs et l’instituteur en mettant en exergue la porosité des frontières entre les catégories « nou » et « yo ». En altérant les positions que la rhétorique assimilationniste voulait présenter comme immuables et figées, cet usage de la biguine rend compte d’une communauté d’expérience et participe à l’invalidation des frontières entre ces deux catégories : « On a juste voulu montrer que ces choses-là peuvent se rapprocher, et on l’a fait pour nous d’abord, et pour tout le monde ensuite » [23]. Le rapprochement entre ces différentes expressions de la culture guadeloupéenne a aussi été pensé par Gwada Nostra comme un hommage aux ainés qui se sont reconnus dans ce morceau qui a rencontré un succès intergénérationnel : « Ça nous a fait plaisir de voir que des mamies appelaient sur des radios pour demander de passer notre son comme si c’était un morceau de gwoka qu’une personne du même âge qu’eux jouait » [24]. Et c’est bien dans la continuité des grands noms de la tradition gwoka que s’inscrit Gwada Nostra : « Vélo, Ti Céles, Anzala, Loison, Jomimi…, c’est vraiment la consécration du fruit du travail de ces gens-là. Si on a fait un morceau comme Awogan c’est parce qu’il y a une réflexion, une analyse de leur travail qui a projeté ce morceau » [25]. À la revendication d’une filiation avec la tradition gwoka s’ajoute le respect à l’endroit des luttes que les représentants de cette tradition ont menées pour la reconnaissance de la langue créole et d’une ascendance africaine dans un contexte d’hostilité sociale. Mais, à la différence de leurs ainés, l’objectif des rappeurs est moins d’inverser les logiques de la colonialité du pouvoir que de les mettre en lumière et de les redéfinir.
Ainsi, face aux politiques d’assimilation culturelle qui avaient assigné à la population afro-guadeloupéenne des catégories socio-ethniques opposées (arriérés-créole-gwoka / assimilés-français-biguine), ce morceau circonscrit les contours d’un « nou » hybride qui ne fait pas référence à une essence culturelle mais emprunte à différents registres locaux. Ce processus subjectif de catégorisation se construit à partir d’une expérience partagée de la domination et de la mémoire coloniale qui lui est associée. Cette expérience se traduit dans ce morceau par un mode d’écriture singulier qui rend compte de la manière dont la matérialité du pouvoir a été vécue et perçue par les rappeurs. Ainsi pour le rappeur X-Zatch, « c’est la nature des textes que les MCs ont fourni » [26] qui a été récompensée par le Prix d’expression créole de la SACEM que le morceau Awogan a reçu en 2002.
La mise en relation du discours passé des dominants et de celui des subalternes souligne l’asymétrie de la relation de domination, ses stratégies de catégorisation binaire du social, les processus de traduction qui en résultent, les possibilités d’émancipation imaginées. La construction de ce « nou » rend compte de l’agentivité des populations minorisées dans la formation et la transformation des groupes sociaux, des frontières culturelles et des sentiments d’appartenance. En outre, les politiques d’assimilation culturelle produisaient des formes d’exclusion que rien ne justifiait sinon la “race” en brouillant et en délégitimant dans le même temps les catégories ethno-raciales permettant d’appréhender le contexte historique dans lequel ces formes d’exclusion s’enracinaient. Le vécu de ces formes d’exclusion articulé à la circulation transnationale de catégories d’appartenance a favorisé une réappropriation du registre de la “race” comme outil d’affirmation politique.
Identifications locales et transnationales
La réinvention locale du rap guadeloupéen s’est accompagnée d’un recours ouvert au registre de la “race” à travers l’usage du mot créole nèg (prononciation « nègue »). Le mot nèg, qui est une créolisation du mot français « nègre », désigne les femmes et les hommes catégorisés comme « Noirs ». Historiquement chargé, le mot nèg renvoie à l’ordonnancement socio-racial de la société esclavagiste puis coloniale guadeloupéenne qui reposait sur un “préjugé de couleur”. Ce “préjugé de couleur” servait à légitimer un ordre social en utilisant des catégories raciales pour justifier de l’inégalité entre les individus. Dans ce contexte de correspondance entre statut social et phénotype, le mot « nègre » désignait les individus qui se trouvaient au plus bas de l’échelle sociale. Plus largement, il faisait partie de la classification mise en place par les propriétaires d’esclaves qui permettait à la fois de catégoriser différents phénotypes de la population servile tout en segmentant le corps social en « diverses classes d’une taxonomie chromatique » (Sainton 2009 : 16).
L’usage aujourd’hui courant du mot créole nèg illustre la manière dont les acteurs peuvent s’identifier à partir des catégories qui leur ont été assignées par leurs anciens oppresseurs. La notion de “race”, historiquement imposée du dehors, a été travaillée de l’intérieur pour forger des solidarités et identifier des individus à partir d’une mémoire partagée autour de l’esclavage colonial. Ainsi l’usage du mot nèg se retrouve dans les noms de collectifs hip-hop comme NAT pour Nèg Avan Tou (« Noir Avant Tout ») comme dans les textes rappés. Sur l’album K-rysmatik du chanteur KRYS, le mot nèg est ainsi défini (00’40) : « c’est un patrimoine, une culture, une histoire » (https://www.youtube.com/watch?v=J0FZr59KIEI). Le mot nèg renvoie donc ici à un processus historique. Il renvoie aussi à une catégorie d’identification aujourd’hui librement revendiquée par une majorité de Guadeloupéens qui s’auto-définissent comme tel pour affirmer avec fierté leur généalogie africaine quel que soit leur phénotype. Cette catégorie d’identification “noire” ne renvoie donc pas/plus à un degré de pigmentation de la peau mais à une expérience politique de l’oppression. Cette affiliation choisie s’articule non seulement à la mémoire de l’esclavage mais aussi à un espace transnational d’identifications afro-descendantes comme l’illustre le morceau Lumumba dans lequel le rappeur Star Jee se définit comme « une cicatrice du passé » (00’29) (https://www.youtube.com/watch?v=p6BwE9KpOd4). Dans ce morceau sont évoqués les cris des femmes et des hommes qui « sont morts pour nous libérer » (01’32), mais aussi Malcom X, Patrice Lumumba, des proverbes bantous (02’17). L’affirmation d’un soi nèg se construit dans la continuité des combats menés non seulement par les femmes et les hommes qui ont été asservis et colonisés sur le sol guadeloupéen, mais aussi par des figures historiques de la lutte pour l’émancipation des peuples noirs aux États-Unis et sur le continent africain.
Dans ce morceau, l’espace atlantique autour duquel se forge les processus d’identifications afro-descendantes met en relation la Caraïbe, l’Amérique du nord, le continent africain et l’Europe, évoquée au titre de la méfiance qu’elle suscite : « Cracher la vérité sur ces « europayens » qui nous critiquaient hier / Des menteurs qui nous ont déjà fait beaucoup d’entourloupes » (02’22). Les rattachements à cet espace atlantique s’articulent à une conception de l’identité perçue sur le modèle du rhizome. En effet, la catégorie “noire” nèg est aussi associée aux réflexions menées par les auteurs antillais sur la notion de créolité qui rend compte de procédés d’identifications multiples « fait d’apports et de convergences, où les racines, selon l’image de Glissant empruntée à Deleuze, deviennent des rhizomes : elles s’étendent, courent à fleur de terre, captent et drainent ici et là ce qu’elles rencontrent en chemin » (Benoist 2013). C’est en référence à cette identification créole, ethniquement marquée, que le rap guadeloupéen s’est initialement défini comme du hip-hop kreyol. Mais la construction politique de la notion de créolisation, « mettant l’accent sur la résistance locale et quotidienne face à la domination coloniale » (Bonniol 2013 : 272), a eu tendance à être dissoute dans la promotion planétaire de l’idéologie du métissage, faisant perdre à cette notion sa spécificité locale liée à l’historicité des sociétés de plantation.
Dans ce contexte où « la catégorisation externe a été particulièrement accentuée » (Bonniol 1992 : 23) et où elle a continué de s’imposer aux acteurs en diluant l’expérience politique de l’oppression qui était la leur, certains acteurs ont choisi de déjouer toute possibilité d’enfermement catégoriel en qualifiant et en catégorisant eux-mêmes la musique qu’ils développaient. Ainsi, le beatmaker Exxòs et le deejay dOUb 6 ont créé le qualificatif « kako » pour rendre compte de la spécificité des instrumentales et de la musique rap qu’ils composent. Sur le site internet d’Exxòs [27], on peut lire que la musique kako met en exergue les différences culturelles « sans rejeter ni nos racines et valeurs, ni à la fois notre désir de modernité et notre soif de prendre part au dessein de ce monde ». Plus qu’une musique, le son kako identifie « l’homme nouveau, le mawon [28] libéré de ses entraves qui se reconstruit avec les outils dont il dispose ».
L’association de la figure de l’esclave fugitif (mawon), symbole de résistance au système esclavagiste, à la fabrication de musiques nouvelles empruntant à la fois aux héritages locaux et aux flux globaux illustre la poétique politique de la relation développée par l’écrivain martiniquais Édouard Glissant : « La Plantation est un des ventres du monde… Et pour finir son enfermement a été vaincu. Le lieu était clos, mais la parole qui en est dérivée reste ouverte » (Glissant 1990 : 89). C’est peut-être cette prédisposition à la relation que l’on observe dans la reconfiguration par les rappeurs de la catégorie nèg qui rend compte de procédés de narration du soi renvoyant à la fois à la production d’identifications afro-descendantes inscrites dans des circulations transnationales et à la production d’identifications créoles enracinées de façons multiples dans un « nationalisme de sol » (Bonniol 2013).
Émancipation postcoloniale
En partant du cas du groupe Gwada nostra, cet article a décrit comment le rap guadeloupéen des années 2000 a développé une réflexion d’ordre postcolonial. En effet, l’expérience de la domination vécue par les rappeurs a nourri leurs processus de création musicale en forgeant des stratégies de narration qui mettent en relation une mémoire historique avec des rapports de pouvoir dans le présent. L’engagement dans l’histoire et le politique n’est pas posé de manière abstraite et théorique mais ancré dans une dynamique narrative. L’analyse de procédés d’écriture révèle des « espaces tiers » permettant de subvertir les logiques de la domination en affirmant les catégories de pensée des subalternes dans la négociation d’énoncés et non dans leur confrontation, dans l’hybridation de discours et non dans leur opposition. Les différences mises en exergue par l’imbrication de ces narrations ont été valorisées pour contester le principe hiérarchique de classement social-racial dont elles étaient l’objet. Il y a non seulement une réappropriation des énoncés stigmatisants mais aussi une incorporation de ces énoncés dans une pensée de la frontière à partir de laquelle peut s’élaborer un nouveau discours d’autorité. L’analyse du morceau Awogan montre que ces processus d’hybridation n’occultent pas pour autant le caractère conflictuel de la situation de domination. En effet, dans la société guadeloupéenne où les politiques d’assimilation culturelle ont imposé des logiques oppositionnelles au sein de la population afro-guadeloupéenne, le nouveau discours d’autorité déplace symboliquement les enjeux du rapport de domination-subordination en construisant un sentiment d’appartenance afro-guadeloupéen à partir d’une expérience partagée de la domination culturelle. Ce sentiment d’appartenance rend compte d’une conception hybride de l’ethnicité et de la “race” qui met en relation des registres à la fois locaux et transnationaux. L’appropriation de la culture hip-hop en Guadeloupe a ainsi renouvelé les processus de subjectivation politique en se saisissant des possibilités offertes par les réseaux d’échanges globalisés pour articuler à un discours critique sur la domination une pensée de l’émancipation.