L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et internationales

Résumé

Au lendemain de la révolution tunisienne, le rap s’est imposé comme un symbole du changement de régime, et il est aujourd’hui devenu une des musiques les plus écoutées. Cependant, l’émergence d’un « rap tunisien » est le résultat d’un processus d’appropriation qui a débuté bien avant le changement de régime en 2011. Cet article analyse les formes d’appropriation du rap opérées par les artistes tunisiens, en distinguant d’une part les supports de sa circulation et son ancrage dans le pays, et d’autre part, les différentes formes d’hybridation qu’il y a générées. En partant d’observations et de récits de vie de rappeurs tunisiens, il met en évidence deux genres d’appropriation du rap selon des logiques locales : « le rap en mobilité » et « la culture tunisienne samplée ».

mots-clés : rap tunisien, mobilité, hybridation, imitation, globalisation, local, révolution

Abstract

The hybridization of rap by Tunisian artists : local and international logics

In the aftermath of the Tunisian revolution, rap has become a symbol for the change of regime, and one of the most popular music genres in the country. However, the emergence of "Tunisian rap" is the result of a process of appropriation that began long before regime change. This article analyzes the forms of hybridization of rap operated by Tunisian artists, distinguishing, on the one hand, how it has circulated and spread in this country and, on the other hand, the different forms of hybridization that it has generated. Based on observations and life histories of Tunisian rappers, the article highlights two forms of appropriation of rap : "rap in mobility" and "sampled Tunisian culture".

keywords  : Tunisian rap, transit, hybridization, imitation, globalization, local, revolution

Sommaire

Le rap tunisien, un mouvement longtemps invisible

L’effervescence artistique autour du mouvement hip-hop et du rap en particulier est un phénomène qui concerne de nombreux pays africains. Au cours des dernières années, au Burkina Faso, au Sénégal et ailleurs, des mouvements contestataires de jeunes rappeurs ont vu le jour et ont contribué à médiatiser certaines formes de résistance face à des situations politiques qu’ils dénonçaient (Aterianus-Owanga et Moulard 2016). En Tunisie, le rap a été associé à la révolution tunisienne en tant que symbole de la contestation, de la même manière que le rap français a été interprété comme un symptôme des problèmes de banlieue (Hammou 2012). La période actuelle de post-révolution constitue un moment de consécration du rap tunisien. Il est désormais amplement diffusé sur les plateformes de streaming sur internet et la censure d’État est largement affaiblie depuis la chute du régime de Ben Ali. Pourtant, cet art n’est pas né en Tunisie avec la jeunesse révolutionnaire.

Le rap tunisien est né dès la fin des années 1980 mais sa pratique était alors relativement anecdotique. Nous pouvons repérer trois phases dans le développement du rap tunisien. La première phase débute à la fin des années 1990 lorsque le rap français prend de l’ampleur, passe sur les ondes de la radio et de la télévision et est progressivement importé en Tunisie par le biais des réseaux transméditerranéens. Les pionniers du rap tunisien commencent à s’initier à cet art. Au cours de la deuxième phase, dans les années 2000, la pratique se développe et les premiers concerts autorisés par l’État tunisien sont organisés malgré une surveillance très étroite du mouvement par les services de sécurité (Golpushnezad et Barone 2016) [1]. Le rap américain devient un modèle pour les rappeurs tunisiens à partir du milieu des années 2000, et le rap français perd progressivement de son influence originelle. La troisième phase débute après la révolution, à partir de 2011, lorsque le rap « underground » est diffusé massivement sur internet grâce à la libération des réseaux sociaux, et plus particulièrement de YouTube, jusque-là censuré. Les radios et les télévisions commencent à diffuser cette musique et contribuent à fabriquer des personnages publics hip-hop en s’intéressant à leurs lyrics et en leur accordant très régulièrement des interviews. Durant cette période, l’État tunisien essaie de contrôler la parole des rappeurs, mais doit aussi prendre en considération la politique étrangère de certains pays européens, comme la France, l’Allemagne et les États-Unis qui voient cette discipline artistique comme un symbole de la liberté d’expression et un moyen, parmi d’autres, de promouvoir une transition démocratique. Dans cette logique, les ambassades de ces pays soutiennent les rappeurs en finançant des workshops dans toute la Tunisie ou en invitant sur leurs sols des artistes tunisiens pour des concerts. Mais malgré l’effervescence de la pratique, l’étendue du public, l’intérêt des médias tunisiens et des pays étrangers pour le rap tunisien, ce dernier souffre de l’absence d’un marché structuré, les droits d’auteurs étant, dans les faits, quasi inexistants.

L’objectif de cet article est de comprendre les processus d’appropriation de cet art en distinguant d’une part, les supports de la circulation et son développement dans le pays, et d’autre part, les différentes formes d’hybridation [2] qu’il a générées en Tunisie. Dans le cas du rap tunisien, notre analyse révèle deux logiques d’hybridation : « le rap tunisien en mobilité » et « la culture tunisienne samplée ». La première logique renvoie à un rap marqué par la circulation entre deux réalités socio-culturelles, celles du local en termes sociologique et sociolinguistique et celles du mouvement hip-hop avec ses codes artistiques. La « culture tunisienne samplée » désigne une logique assumée de sélection et d’appropriation d’items culturels considérés comme typiquement tunisiens pour les intégrer dans une œuvre artistique qui contribue à une réinvention de la « culture traditionnelle » tunisienne.

Cette contribution à une socio-anthropologie du rap tunisien a pour ambition de mesurer le poids de la globalisation dans l’essor de ce phénomène sans gommer pour autant, dans une perspective constructiviste, celui de la localité. Il s’agit en cela de saisir ces pratiques sociales localisées comme une production de structure du sentiment « formée d’une série de liens entre le sentiment de l’immédiateté sociale, les technologies de l’interactivité et la relativité des contextes » (Appadurai 2001 : 257).

Le rap tunisien est, dans cette perspective, à comprendre comme une appropriation musicale originale par les jeunes tunisiens d’un art ayant des prétentions à la fois universelles et localisées, et non comme le résultat d’un processus d’homogénéisation de la culture. Cette appropriation est entendue comme « l’adoption [...] de traits musicaux, de genres, de styles ou d’éléments du genre [...] considérés comme appartenant à des univers musicaux différents de celui de l’emprunteur » (Martin 2014 : 49). Elle est rendue possible par la globalisation qui a offert de plus grandes capacités de mobilité et des ressources technologiques et identitaires pour hybrider les codes de la culture hip-hop, les langues et les pratiques culturelles locales, bien que ces ressources soient très inégalement réparties en fonction du pays d’origine. En effet, pour un Tunisien, voyager reste un périple compliqué, car les visas sont difficiles à obtenir, et acheter un home studio relève bien souvent d’efforts financiers conséquents.

Cette analyse repose sur trente-sept récits de vie de deux à cinq heures menés auprès d’artistes, hommes et femmes, du mouvement hip-hop tunisien, ainsi que sur des observations directes réalisées dans un studio d’enregistrement hébergé par l’association Debo, lors de concerts et dans la rue pendant six mois. Deux villes ont été investiguées : Tunis (et son bassin) et Sfax. L’étude s’est déroulée de janvier à juin 2015 et s’inscrivait dans le cadre du projet collectif OTMA (Observatoire des Transformations du Monde Arabe) [3]. L’analyse des récits de vie donne des éléments de compréhension du fonctionnement du monde social du rap et de ses transformations en mettant l’accent sur la configuration des rapports sociaux, sur les mécanismes de reproduction sociale et les processus de changement social (Bertaux 1996). Ces entretiens ont été réalisés en dialecte tunisien, en français, et parfois, mais moins souvent, en anglais, et enfin, très fréquemment, dans un mélange de ces trois langues. Afin de mettre en relation le discours des artistes sur leurs œuvres et les œuvres elles-mêmes, le lecteur sera renvoyé à des clips disponibles sur YouTube.

L’appropriation du rap tunisien : une circulation des œuvres et des personnes

Dans cette première partie, nous verrons comment les artistes se sont appropriés le rap dans le contexte tunisien. La circulation des supports joue un rôle déterminant et on y voit d’emblée la place centrale qu’occupe la France dans la constitution de réseaux transméditerranéens. Au-delà de la circulation de textes et de musique, l’apprentissage repose aussi sur la circulation d’artistes d’un pays vers un autre ou vers des villes de Tunisie plus enclines à la diffusion culturelle de cet art.

La circulation du rap dans les réseaux transméditerranéens

L’association du rap à la période révolutionnaire [4] suggère qu’il s’agirait d’un effet de mode susceptible de disparaître après l’effervescence que le pays a connue. Or, les statistiques récentes montrent que le rap est écouté massivement et marque de façon frappante les jeunes générations. En effet, il s’agit de la troisième musique la plus appréciée dans le pays : 16,5 % des Tunisiens interrogés affirment en écouter régulièrement [5], après les chansons arabes de variétés et le mezoued/raï. Le rap tunisien est dominant chez les jeunes âgés de 16 à 24 ans. Presque un jeune sur deux de cette classe d’âge déclare écouter souvent du rap. Outre l’âge, la réception du rap est marquée par sa masculinité (23% de femmes contre 40% des hommes de cette classe d’âge) (OTMA 2017). Cette musique est donc bien installée dans le paysage culturel tunisien. Une première génération de rappeurs très influencés par le rap français, alors à son apogée, est apparue en Tunisie à la fin des années 1990. Ce premier développement est très lié à des réseaux transméditerranéens, tissés entre la France et la Tunisie, s’inscrivant dans un processus de « mondialisation par le bas » (Tarrius 2002 ; Boubeker 2012). Des cousins, oncles et tantes, ou simplement des voisins vivant en France, voire parfois dans d’autres contrées d’Europe, participent à la propagation du mouvement en Tunisie, qui ne commercialise ni ne diffuse les œuvres issues du mouvement hip-hop sur ses ondes officielles.

Kouki Dateacher, producteur de radio et pionnier du rap tunisien, raconte comment il a pu devenir amateur de rap français à la fin des années 1990 grâce à un réseau permettant la circulation de ces œuvres dans le pays, sous le manteau :

C’était l’époque de NTM, Arsenik, Faf Larage, 2bal 2neg’, Rocca, la FF, IAM, sages poètes de la rue, 3e Œil... Ils m’ont influencé. J’utilisais le français. Je récupérais les cassettes par un circuit d’amis. C’était un mec qui vivait en France, il venait pendant les vacances d’été, du coup il nous ramenait des cassettes. [...] il n’y avait pas d’Internet [...] Les premières paroles que j’ai pu toucher de l’album L’École du micro d’argent [du groupe marseillais IAM], c’était [...] une année avant mon bac [...] en 1997. Il y a une personne qui m’a donné les paroles imprimées et moi j’étais bouche bée.

Dans un premier temps, Kouki se contente de reprendre les lyrics des rappeurs français pour faire ses gammes. Le rap français est alors le genre le plus facilement accessible et il lui sert de modèle pour apprendre à rapper.

Pour Wistar, un rappeur issu du quartier populaire de El Kabaria (sud-ouest de Tunis), la sensibilisation au rap se fait de façon assez similaire. Cependant, sa pratique est précédée par une passion pour les langues, ce qui se traduit par de bons résultats scolaires et des pratiques d’écriture à travers le slam. Popularisé dans les années 1990 en France par le film de Marc Levin Slam (1998), cet art poétique a connu son apogée dans les années 2000, notamment grâce à l’artiste Grand Corps Malade, ce qui correspond à l’époque où Wistar fait ses armes dans l’écriture. Wistar s’est familiarisé avec le rap grâce à trois sources différentes : sa famille installée en France, les cassettes de rap arabe des pays voisins (Maroc, Algérie), l’antenne parabolique qui permettait d’accéder au rap européen et américain.

À l’époque, l’accès aux réseaux sociaux est limité. En 2004, Facebook était à peine lancé. YouTube était censuré par le gouvernement de Ben Ali. Dans d’autres entretiens, des artistes expliquent qu’il était possible d’accéder à YouTube pour y visionner des clips ou y télécharger ses propres titres pour les diffuser sur la plateforme. Il fallait toutefois de très solides connaissances en informatique pour manipuler les proxys, et être armé de patience, car le téléchargement d’un seul titre pouvait durer plusieurs heures à cause de la faiblesse du débit. Cependant, dans les années 1990 et 2000, la société tunisienne s’est massivement « parabolisée », ce qui a conduit à une diffusion du rap. En effet, nombre de Tunisiens ont contourné les taxes et les marchés officiels de la télévision satellite, à tel point que l’État tunisien a fini par abandonner toute forme de contrôle en 1997 pour supprimer la taxe en 2006 (Fitouri 2012).

Malgré la stratégie répressive d’un régime qui cherchait à contrôler tous les aspects de la vie de ses citoyens, et particulièrement en matière de circulation de l’information, la Tunisie n’a pas échappé au phénomène de la globalisation, qui a rendu possible une réception progressive du rap, puis le développement d’une pratique artistique amateur. Dans un premier temps, l’influence française est décisive chez les pionniers du rap tunisien, mais un travail d’appropriation va permettre l’ancrage progressif du rap au niveau local. La socialisation au rap ne passe pas seulement par la circulation d’œuvres musicales ; elle implique aussi la circulation des rappeurs eux-mêmes, à travers un projet migratoire qui les met en contact avec des artistes étrangers parfois plus expérimentés.

Quitter la Tunisie pour pratiquer le rap

Pour saisir les processus d’appropriation du rap, il est nécessaire de comprendre le champ des possibles linguistiques et migratoires des artistes tunisiens. C’est paradoxalement en quittant le pays que des artistes tels que Trappa, l’un des pionniers du rap en langue arabe, vont élaborer un projet de rap typiquement tunisien. Ce n’est pas sur le sol de son pays que Trappa commence à enregistrer - étape cruciale pour un rappeur (Zegnani 2004). En mars 2015, autour d’une table dans le salon du studio Debo, j’évoque les débuts du rap tunisien avec Trappa, Souhelya (gestionnaire de l’association) et quelques autres membres du collectif. Trappa raconte :

Je suis sorti de la Tunisie en 2000 [pour vivre aux USA, dans le Connecticut]. J’ai jamais enregistré avant 2000. J’ai commencé à enregistrer mes premiers titres aux États-Unis. Je travaillais dans un restaurant, je rappais toujours dans le restaurant. Et il y avait un studio qui venait d’ouvrir juste à côté de nous. Et mon boss, il a dit [au propriétaire du studio] : « écoute chez moi, il y a un mec, un rebeu… il rappe toujours (rires). » [...] « C’est vrai tu rappes ? Si t’as quelque chose d’enregistré, tu me le ramènes », et j’avais rien. Je suis rentré à la maison, j’ai mis la télé, la playstation, j’ai mis un beat et j’ai enregistré un truc avec le PC. Je lui ai donné, il a dit « waouh c’est bien ». Alors il m’a appelé au studio. C’était un collectif qui s’appelait Trinity Entertainment. Il travaille avec Jagged Edge. Il y avait un autre rappeur tunisien, Tshibo, qui a fait presque la même chose à New-York [...] avec l’un des producteurs du Wu-Tang [...]. On a travaillé ensemble sur un album, fait des spectacles là-bas. J’ai travaillé dans le studio après, je suis resté avec eux pendant quatre ans. J’ai tout appris là-bas. Après j’ai travaillé à New-York avec ce producteur. J’ai bougé [...], j’ai monté un studio [...] Ensuite je suis allé en France, en 2008, à Paname, à Belleville. Là-bas, il y avait beaucoup de rappeurs tunisiens. [...] Enfin je suis revenu ici. J’ai pris tout ce bagage et boum. [6]

La trajectoire migratoire de Trappa n’est pas unique, même si le départ vers les États-Unis reste atypique, les rappeurs tunisiens ayant pour habitude de migrer vers la France et la Belgique. Le fait que nombre de Tunisiens aient quitté la Tunisie, à un moment ou un à un autre, oblige à penser le rap tunisien dans ces mouvements migratoires. Cependant, la quête des rappeurs en mobilité n’est pas seulement économique, mais également culturelle, comme l’explique Trappa :

En général [...] les immigrés [...], quand on va en Occident, le seul but c’est de travailler [...] de faire de l’argent. [...] Dans le cas du rap, on part d’ici pour devenir un artiste, pour travailler dans la culture. [...] J’ai ramené tout ce bagage pour créer un truc ici.

Trappa n’a pas choisi de migrer pour exporter son art : son départ est motivé par un souhait d’accroître son capital culturel, plus spécifiquement musical. Complexifiant notre compréhension des processus d’appropriation du rap, Trappa part aux États-Unis non pour rapper en anglais, mais pour apprendre à rapper en arabe. Il aspire à inventer un rap tunisien pour un public tunisien, en partant vers la source du hip-hop : les États-Unis. Pour comprendre son choix, il faut savoir qu’il bénéficiait d’un soutien familial pour mener à bien son projet. D’une part, ses parents, enseignants à l’école primaire et secondaire, l’ont aidé financièrement à payer son billet d’avion – bien que Trappa occupera des petits emplois pour vivre pendant huit ans. D’autre part, il existait au sein de sa famille une certaine expérience de la mobilité transnationale. Financé par une bourse de l’État tunisien, son père a en effet quitté la Tunisie pour faire ses études en U.R.S.S entre 1978 et 1983. On peut penser que ce goût familial pour l’aventure a été déterminant dans ses dispositions à quitter le territoire national pour réaliser un projet qui pouvait sembler improbable à son entourage. Pour Trappa, il s’agissait de trouver les conditions favorables à la réalisation de son œuvre, sachant que dans le contexte tunisien d’avant la révolution, la censure était forte et la diffusion très faible.

Aujourd’hui encore, les rappeurs tunisiens évoquent souvent un projet de migration vers la France et plus largement l’Europe pour pouvoir développer leur activité artistique. Cette mobilité est un signe de réussite et de reconnaissance, mais elle est contrariée par des démarches administratives longues et difficiles. Dans le cadre de la politique d’immigration dite « choisie » instaurée par le président Sarkozy, la France a par exemple proposé d’accueillir sur dossier certains rappeurs, leur octroyant une carte de séjour « compétences et talents ». En réalité, il était extrêmement rare d’obtenir un tel visa, le nombre annuel de dossiers ne dépassant pas les 300, toutes disciplines confondues [7]. De plus, l’évaluation faite par les ambassades ne porte pas sur des demandes collectives mais sur des demandes individuelles, ce qui explique que certains groupes peuvent être séparés lorsqu’un artiste se voit accorder un visa, mais pas ses partenaires. Dans ce contexte, certains rappeurs ont pratiqué la « harqa », c’est-à-dire le départ illégal vers un pays d’Europe.

L’(im)mobilité des rappeurs tunisiens donne parfois naissance à des collaborations transfrontalières, comme le montre l’exemple suivant. Éloignés par plusieurs milliers de kilomètres, deux rappeurs du groupe TrllxGng (Trill Gang) [8] se mettent en scène dans le cadre d’un freestyle/egotrip dans les deux mini clips (Vidéo 1 et 2) Trilli’n World Wide.

Chacun dans un couloir mais dans deux pays différents, ils se répondent en langue arabe. Benz est en Belgique (même s’il indique « Holland ») et Traxnitro est resté en Tunisie. Ils règlent ainsi leurs comptes à distance avec les concurrents qui jalousent le TrllxGng et avec la Tunisie qui n’offre selon eux aucune perspective : « Akhadam, akhadam, akhdam akhdam, akhdam, akhdam, filekhar matkouer chein, yazabi yabaï ! Wordup nigga, wouine niichou nigga ? gouli, gouli nigga, Fuck lé Bled nigga ! » dit Benny Benz qui vit en Belgique (vidéo 1.) : « Bosse, bosse, bosse, bosse, bosse, bosse, à la fin tu n’as rien gagné, ma bite putain ! Wordup negro, où vit-on negro ? Dis-moi, dis-moi negro, fuck le pays negro ».

Vidéo 1 : TrllxGng, Trilli’n # 1 / Bnz (holland)

Traxnitro avec le même sample en version ralentie répond « Tounes yatiaa aasba, qaad el Mangala », que l’on pourrait traduire par « Que la Tunisie aille se faire enculer, il ne lui reste que l’Horloge » [9].

Vidéo 2 : TrllxGng, Trilli’n # 2 - Trax (tunisia)

La configuration transfrontalière de « Trilli’n World Wide » ne fait pas émerger un genre musical en soi, puisque les deux rappeurs, situés sur deux continents différents, partagent le même projet musical. Elle rend compte davantage des nouvelles opportunités en termes de mobilité offertes par la pratique artistique, et elle révèle que les rappeurs à l’étranger restent souvent tournés vers la Tunisie. Les ressources mobilisées sont puisées dans des pays étrangers, mais les rappeurs continuent à s’adresser à un public familier avec la réalité tunisienne. Au fond, ce qu’ils expriment pourrait être résumé par une expression couramment utilisée par les jeunes hommes et qui reflète le désespoir d’une partie importante de la population : « Bled mnayk ! », que l’on peut traduire par « ce pays est niqué/foutu ! ».

La socialisation au rap passe, comme nous l’avons vu, par la circulation des œuvres et la circulation des personnes. Alors que la mobilité transnationale des artistes reste très compliquée, leur mobilité à l’intérieur du pays est également recherchée et source d’apprentissages.

Les cercles de sociabilités en Tunisie comme lieu d’apprentissage du rap

Nombre de rappeurs nés en Tunisie n’ont pas franchi durablement les frontières du pays, mais s’initient à ce genre musical en fréquentant des lieux, principalement à Tunis, où se réunissent des artistes.

Bien que le rap se soit développé dans l’ensemble du territoire, la capitale Tunis symbolise le haut-lieu du hip-hop tunisien. Les artistes y trouvent plus facilement des ressources pour développer leur pratique artistique. Ainsi, lorsque des ateliers d’écriture sont proposés par les ambassades dans le sud du pays, ils sont pratiquement toujours animés par des artistes tunisois. L’activité culturelle reste donc fortement concentrée dans la capitale et produire une œuvre visible sans passer par ces réseaux tunisois est beaucoup plus difficile. Comme de nombreuses capitales ou de villes cosmopolites, Tunis représente le lieu du changement social, du bouleversement des mœurs, mais aussi l’une des plaques tournantes les plus importantes des réseaux transméditerranéens, ce qui explique que malgré une influence culturelle croissante américaine, la France continue de jouer un rôle central dans le développement du hip-hop tunisien.

Le cas de Medusa illustre la place importante de la France et de la capitale tunisienne dans le développement de la pratique du rap. Pour elle, le rap est d’abord une histoire de famille car l’un de ses oncles est un des rappeurs les plus connus de France.

C’est un truc de famille. En fait, ma famille est en France, à Trappes. Ma maman elle est revenue ici pour se marier avec mon Papa, donc toute ma famille est là-bas. [...] Tout le monde aime le hip-hop, ça coule dans nos veines quoi. Mon oncle était un membre du groupe de La Fouine, donc je connais personnellement La Fouine [...] À chaque fois, pendant l’été, quand ils viennent… tu vois, c’est une histoire de famille.

Dans le cas de Medusa, le rap n’est pas seulement une affaire de génération. Sa pratique n’est pas considérée comme transgressive par son entourage, ce qui est loin d’être le cas pour nombre de rappeurs tunisiens, en particulier pour les femmes.

Fille d’une Franco-Tunisienne originaire de la ville de Trappes et bien qu’ayant vécu essentiellement en Tunisie, Medusa se sent plus francophone qu’arabophone. Elle a grandi à Nabeul, à une cinquantaine de kilomètres de Tunis, où elle décide de s’installer en 2009-2010, espérant que ce déménagement sera propice au développement de son art. Elle y côtoie des artistes qui lui apprennent à rapper en arabe et lui enseignent à bien prononcer les lettres.

Lorsque je suis allée à Tunis, je pouvais même pas rapper en tounsi [en tunisien], parce que dans mon entourage familial, on parle le plus souvent en français. [...] J’ai grandi avec mes frères et sœurs en parlant 4 langues : français, italien, anglais et arabe. Mais l’arabe derja (le dialecte tunisien), ce langage tunisien difficile, je ne le connais pas bien donc quand je suis partie à Tunis, j’étais dans une clique, un tuniso-français qui m’a beaucoup aidée, il voulait me guider artistiquement, Chekib Nefzaoui. Il a toujours travaillé dans la production musicale, surtout hip-hop. Il habitait en France puis s’est installé à Tunis. Il y avait [...] Weld el 15 et Wistar. On était, Weld el 15, Wistar et moi un trio inséparable en 2010-2011 avant la révolution. Donc ils m’ont aidé à prononcer entre ﺙ / ﺫ (tha, dhé). C’était un peu drôle, on était la famille, c’était super [...] Ils se moquaient de moi, je ne sais pas écrire en arabe, c’est vrai ce qui leur a plu c’est le flow, la rage que je fais sortir.

On retrouve dans ce témoignage l’interpénétration des réseaux franco-tunisiens. Un producteur français d’origine tunisienne s’installe à Tunis et prend Medusa sous son aile. Elle est également grandement aidée par Wistar et Weld el 15 qui vont l’aider à transformer son rapport à l’arabe dialectal. Dans un de ses clips sorti peu après la révolution (vidéo 3), Medusa rappe principalement en arabe, mais elle introduit de nombreux phonèmes en français et chante son refrain en anglais.

Vidéo 3 : Medusa, Hold On اول كليب لرابورة

Lady Sam, quant à elle, ne disposait pas de réseaux à l’étranger. Elle s’initie au rap en s’intégrant dans les cercles de sociabilité qui se forment tous les jours en centre-ville, dans l’avenue la plus fréquentée de Tunis, l’avenue Habib Bourguiba.

Lorsqu’en avril 2015, Lady Sam et Anonymous enregistrent une chanson en cabine à Studio Debo, je profite de l’occasion pour obtenir un rendez-vous avec Lady Sam. Au cours de cette rencontre, elle m’explique ses débuts :

J’ai commencé à écrire des petits mots, des paroles [de rap] vers 14 ans, 15 ans, des petits mots, des choses d’enfant. [...]. J’étais dans un entourage composé de rappeurs, un groupe de dub, chant et rap. J’ai trainé avec Old Nine School, je regardais les freestyles, Killa MC… Je les ai connus au centre-ville, le centre-ville rassemble [...]. Il y a des endroits, quand tu y vas, tu sais que tu vas trouver au minimum quelqu’un que tu connais. [...] J’ai commencé les rencontres dans la rue. Je les suivais dans les studios, je marchais avec eux.

Cette jeune femme s’initie au rap par l’intermédiaire de ses pairs, ce qui montre l’enracinement de cette musique dans le pays mais elle rencontre des difficultés à rapper en arabe, préférant largement l’anglais :

Quand je prends un stylo, ce qui me vient c’est l’anglais. Je suis passionnée d’anglais depuis toujours. Et même je communique, j’utilise plus l’anglais que le français. Il y a un moment où on me disait : « écris en arabe, essaie en arabe ». Il y a des choses que j’ai écrites, les gens me disaient « c’est super beau » mais moi je me retrouvais pas en arabe.

Émanant de ces cercles de sociabilité, cette injonction à rapper en arabe reflète un discours très répandu sur la nécessité de l’arabisation de la société tunisienne. Dès 1956, au lendemain de l’indépendance, Bourguiba chercha à « tunisifier » le territoire afin de revaloriser le dialecte tunisien comme langue nationale, tout en prônant un bilinguisme arabe-français. La réalité actuelle est toute autre, car l’indépendance a remis en question la place des langues étrangères. Aujourd’hui seules les élites maîtrisent parfaitement le français et a fortiori l’anglais, malgré un apprentissage du français dès l’école primaire. En clair, il est probable que ces amateurs de rap veulent valoriser le dialecte tunisien tout en n’étant pas en mesure de comprendre les lyrics intégralement scandés en anglais.

Deux formes d’hybridation de la musique hip-hop : le « rap tunisien en mobilité » et la « culture tunisienne samplée »

Dans les parties précédentes, l’attention s’est portée sur les sources et les lieux favorisant l’appropriation du rap. Il convient à présent de saisir les formes d’hybridation de cette pratique. A l’échelle des États-Unis ou de la France, la Tunisie apparaît comme un pays ayant adopté le rap assez récemment et qui évolue dans des contextes économique et politique peu favorables. Dans ces conditions, quelles peuvent être les formes d’appropriation du rap par les Tunisiens ? La partie suivante présente deux formes d’hybridation : le « rap tunisien en mobilité » et la « culture tunisienne samplée ». Il faut comprendre ces deux formes d’hybridation non pas comme des catégories étanches mais plutôt comme des idéaux-types. Si certains rappeurs sont clairement dans une forme plutôt que dans l’autre, bien souvent ils pratiquent leur art en puisant dans les deux registres.

Un « rap tunisien en mobilité » : entre langue locale et langue étrangère, entre public tunisien et public étranger

De prime abord, une partie du rap tunisien peut être interprétée comme le produit d’une imitation des œuvres artistiques américaines et françaises. En effet, le processus d’imitation est entendu comme un ensemble de « comportements et [de] pratiques (politiques, culturelles et sociales) qui délibérément cherchent à reproduire des gestes, des paroles, des apparences et des actions d’autres individus pris comme modèles » (Dias 2005 : 6). Mais comme l’explique Alice Aterianus-Owanga au sujet du sampling -ou échantillonnage musical -, « la composition de nouvelles formes se développe à partir d’emprunts à des mélodies et des rythmes préexistants, qui sont autant d’inspirations, à l’inverse de toute approche dichotomique qui opposerait création et appropriation. » (2016 : 120).

Pour produire des lyrics aux sonorités proches du rap américain, une minorité de rappeurs et rappeuses font le choix de s’exprimer en anglais, et s’affilient explicitement au rap américain du golden age des années 1990 ou de la trap, courant musical plus actuel, tout en ancrant le rap localement. Cette démarche génère nécessairement de l’hybridation en circulant « continuellement entre deux voies, plus encore [...] entre deux réalités » (Turgeon 2004 : 58), celle du rap US et celle de la réalité sociale et linguistique de la Tunisie, celle d’un public international et celle d’un public tunisien. A ce titre, une partie de ces rappeurs tunisiens peuvent être comparés aux écrivains valorisés par les critiques littéraires pour leur métissage qui « s’inscrivent non seulement dans une autre culture mais sacrifient leur langue maternelle pour écrire dans celle de leur culture d’adoption » (Turgeon ibid.). De nombreux rappeurs rencontrés ont en effet fait référence à leur passion pour la langue anglaise, mais aussi pour leurs homologues américains, en particulier de la côte est des États-Unis.

Dans cet extrait d’entretien, Lady Sam évoque sa passion pour l’anglais, la stratégie d’internationalisation de son œuvre et son hésitation entre langue arabe et langue anglaise :

Il y a des gens qui trouvent que c’est bizarre d’être une fille et de rapper. En anglais, peut-être qu’il y a pas beaucoup de gens qui comprennent l’anglais [...], on me dit « écris en arabe », pour que les gens comprennent. [...] Mais moi je préfère l’anglais, j’ai réfléchi à la dimension internationale, je veux qu’en Russie, en Australie, au Gabon ou à Cuba, je veux qu’on me comprenne. [...] Après je peux travailler sur des refrains en arabe et des verses en anglais car les gens comprennent les verses. Ou le contraire, les refrains en anglais comme une conclusion et les verses en arabe.

Le code-switching, très présent dans le rap tunisien, symbolise bien l’internationalisation de cet art. En même temps, il est aussi directement lié à la situation sociolinguistique de la Tunisie. La derja (le dialecte) est parlée par la grande majorité de la population dès la naissance, mais elle est également rapidement associée au français dans l’espace public.

La question de rapper ou non en arabe se pose pour de nombreux artistes. Rapper en tounsi, c’est aussi s’inscrire dans une histoire locale qui ne peut parfois se raconter qu’avec des expressions partagées, un patrimoine langagier qui, une fois transformé en rimes, véhicule un sens propre à la situation locale.

Malgré la forte écoute de cette musique, rapper n’est pas socialement admis, d’autant plus si l’on est une femme. Dans ce contexte, rapper dans une langue étrangère peut être un moyen de se passer du public tunisien, parfois hostile vis-à-vis des artistes féminines. On peut y voir aussi « une volonté de s’extraire d’un milieu dans lequel on a été catégorisé, et une ambition d’avancer vers une reconnaissance plus large, dans un milieu différent, voire dans un pays différent, en multipliant les circulations et expériences au sein de différents mondes, culturels ou militants, locaux comme globaux » (Cuomo 2015 : 102).

Pour Medusa, qui a choisi il y a plusieurs années de rapper essentiellement en arabe, l’objectif est de développer un rap tunisien à dimension internationale, son expérience en tant que femme avec le public tunisien s’étant révélée pour le moins difficile.

Quand je suis sur scène, je veux avoir la bonne distance [avec le public], en plus je danse. Imagine je danse sur scène et il y a des gars qui montent sur scène qui veulent saboter. C’est un problème d’organisation, de sécurité, de tout, même une fille qui rappe on va lui dire « le rap c’est par pour toi, retourne dans ta cuisine ».

Lors de plusieurs concerts auxquels j’ai pu assister à Tunis, je n’ai jamais observé de difficultés liées à la sécurité. Cependant, que ce soit en concert ou en open mic, les MCs étaient tous masculins et la présence de femmes était limitée au public, même s’il existe des rappeuses aguerries. Qu’une femme prenne la parole dans l’espace public à travers un art considéré comme vulgaire et masculin est rarement accepté en Tunisie. L’internationalisation peut dès lors être vue comme une stratégie de conquête d’auditeurs plus “avertis” qu’en Tunisie.

En Tunisie, je ne suis ni médiatisée ni ne sors des chansons. [...] Depuis un bout de temps, j’ai choisi de travailler en cachette. Je fais des festivals, je suis plus connue à l’extérieur de la Tunisie [...], j’ai fait des grands festivals, mais en Tunisie, je passe inaperçue.

Ces propos de Medusa confortent l’idée que la mobilité constituerait pour les rappeurs une passerelle vers d’autres horizons, et un moyen d’élargir son audience, d’avoir des sources d’inspiration étrangères tout en ancrant le rap localement par la langue ou le contenu.

S’inscrire dans la tradition du hip-hop pour exprimer une situation locale, à la recherche de l’authenticité

Le « rap tunisien en mobilité » formule parfois aussi une revendication explicite à des affiliations étrangères et à des mélanges linguistiques, qui sont employés comme source de créativité et de réinvention du local. En effet, certains artistes utilisent une langue étrangère et revendiquent explicitement leur ralliement à un sous-genre du rap américain préexistant comme une preuve de leur authenticité. Par exemple, Kouki Dateacher affirme sa filiation avec le rap de la côte Est des Etats-Unis, au travers d’un style empruntant à la fois aux flows de Busta Rhymes et de Cypress Hill [10]. Dans son morceau يبقى الهيب هوب (« il reste le hip-hop ») (audio 1), la base sonore est un instrumental issu de l’œuvre de Marley Marl et de KRS one : Hip Hop Lives. Cet instrumental a été produit en 2007 par un des producteurs les plus prolifiques du boom bap, dit parfois « old school new-yorkais », de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Kouki Dateacher considère en effet que les intrumentals des beat-makers tunisiens ne conviennent pas à son style « old school » et il préfère donc récupérer des bandes sonores sur lesquelles les plus grands rappeurs ont posé leur flow. L’introduction de cette chanson est prononcée essentiellement en anglais :

Kouki dateach, old school for ever.
(Kouki dateach, old school pour toujours.)
Keepin it real is hard for ya.
(Rester authentique est dur pour toi.)
But I keep it real caus’ it’s easy for me.
(Mais je reste authentique car c’est facile pour moi.)
And that’s hip hop, youfé lbuzz yabka lhip-hop
(Et c’est ça le hip-hop, quand le buzz s’éteint, il reste le hip-hop).

Il y reprend des codes classiques du rap américain. Le refrain est un mélange plus équilibré d’arabe et d’anglais :

Youfé lbuzz, yabka lhip-hop, I represent the 90’s and I’ll never stop.
(Quand le buzz s’éteint, il reste le hip-hop. Je représente les années 1990 et je n’arrêterai jamais).

Audio 1 : Kouki Dateacher, يبقى الهيب هوب

Les deux couplets de ce titre sont scandés essentiellement en arabe avec quelques phonèmes en anglais et plus marginalement en français. Il s’agit de monorimes en ga puis en ta. Les rimes en ga plongent l’auditeur arabophone dans la Tunisie des campagnes, celle qui ne prononce pas le qa, ﻕ et remplace cette lettre par le ga ڨ, ce qui participe à une ouverture récente pour les dialectes tunisiens qui n’étaient jusqu’avant la révolution pas ou peu employés dans les médias officiels. On peut donc y voir un acte politique dans le sens où ces accents méprisés sont alors valorisés dans une chanson de rap.

Ce titre n’est pas facile à comprendre pour tous les auditeurs. D’une part, il requiert une certaine connaissance du hip-hop de la East Coast, pour repérer la ferveur que déclare Kouki Dateacher pour ce courant musical ; d’autre part, il nécessite de comprendre l’arabe dialectal et l’anglais, afin de décrypter les nombreux néologismes qu’il prononce. A la 57ème seconde, il prévient l’auditeur : « Vocabulaire siib aalik khtarni Flow Digga » : « [Mon] vocabulaire est trop dur pour toi car je suis un flow digga ». « Flow Digga » renvoie au groupe qu’il a fondé avec Killa MC. Parmi ces néologismes, l’un d’entre eux a retenu notre attention : « cgeng zat » que Kouki Dateacher a décrypté pour nous en entretien :

Je suis de formation anglophone [...] même quand je rappe en dialecte tunisien […] on dirait que c’est de l’anglais. Par exemple, moi quand je dis « cgeng zat » ça veut dire « cigaro wa zetla » [un joint de cannabis]. Je peux dire « cigaro wa zetla » comme tout le monde, mais j’essaie d’inventer un truc comme les Afro-Américains : ils inventent des mots tous les jours, pourquoi on fait pas la même chose ? Le problème c’est qu’en Tunisie le public ne veut pas. Il veut quelque chose qu’il comprend. Il veut « Dhaaba abi lel souk. Edha laouta ouwa el fouk » [Mon père est au marché. Ceci est le bas, cela le haut] [11].

Selon Kouki, les Tunisiens s’attendent à un rap facile à écouter alors que l’une des traditions de ce genre consiste à crypter son message pour des raisons ludiques et esthétiques, mais aussi pour attirer l’attention du public profane (Auzanneau 2001). En cela, à l’image des rappeurs américains de la côte Est, l’objectif de Kouki consiste à brouiller son message tout en participant à une critique sociale locale, dirigée donc plutôt vers un public tunisien. Brouiller le contenu peut être aussi utile face à un éventuel regard de la police [12]. Au lendemain de la révolution, certains rappeurs en ont parlé explicitement dans les textes, injuriant publiquement la police, mais une féroce répression s’est abattue sur une partie d’entre eux [13].

Pour Kouki comme pour Médusa, le « rap tunisien en mobilité », constitué de phonèmes inventés à la manière des rappeurs américains ou issus d’une langue étrangère peut être interprété comme une stratégie d’évitement d’une certaine surveillance morale, policière et politique. A défaut de pouvoir s’exprimer totalement librement ou de quitter le pays, le rap ainsi proposé circule d’un cadre de référence à l’autre, ou en invente de nouveaux.

Un autre rappeur explique comment il a pu véhiculer des idées contestataires vis-à-vis du régime en s’adressant à son public sans que la police ne puisse le comprendre :

Je me disais comment placer un gros mot sans que ça choque ? Et j’insultais le gouvernement avec trois initiales : I-FI-ZI. Je disais : « IFIZI El daoula [l’Etat], IFIZI el hqouma [le gouvernement] ». Et ça c’est les initiales pour dire « iedek fi zebi » [ta main sur ma bite] [...] Je crée comme des codes, on se comprend entre jeunes... Sans que ça choque l’autre personne... Et ça je l’ai chanté... [...] Cette chanson je l’ai chantée dans un concert, derrière le Ministère de l’intérieur. [...] J’ai jamais eu de problème. Le seul problème que j’ai eu c’est avec ma mère ! [...] C’était très politique.

On voit bien à travers ces extraits que si ces rappeurs associent leur pratique au rap états-unien à partir du choix des bandes sonores utilisées, ils créent aussi des néologismes en langue arabe pour exprimer une situation politique locale.

L’ancrage local s’exprime particulièrement bien dans la production de clips dans l’espace public urbain. Le choix des lieux peut ainsi rendre compte d’une réalité locale que les rappeurs souhaitent retranscrire. Ils sont toutefois confrontés à une contrainte majeure, celle de l’illégalité de ces tournages. En effet, la procédure d’autorisation délivrée par les autorités est longue et souvent vouée à l’échec. Ainsi deux rappeurs m’ont proposé en avril 2015 de participer à la production d’un clip dont le tournage était illégal. Nous avons dans un premier temps effectué un repérage des lieux. L’idée de ce clip était de montrer l’envers du décor de la société tunisienne, qui arbore fièrement ses symboles de richesse sur l’avenue Bourguiba, mais qui cache, à deux rues de cet axe, des bâtiments insalubres, et les conditions de vie très difficiles des populations pauvres. Les rappeurs souhaitaient donc faire un plan du majestueux hôtel Africa puis embarquer le spectateur, sur un instrumental jazzy à la manière de De la Soul ou de A Tribe Called Quest, dans une petite rue perpendiculaire à l’hôtel pour entrer dans la cour d’un immeuble délabré. Arrivés dans la cour de ce bâtiment, nous avons pris les escaliers pour tourner sur le toit (photo 1) et dans les coursives fragiles qui relient les appartements (photo 2). Cependant, un habitant nous a demandé de quitter les lieux. Nous avons dû alors renoncer à ce script pour tourner un clip dans l’espace public de l’avenue Bourguiba, malgré les risques de confiscation du matériel par la police.

Photo 1 : Prise de vue sur la terrasse d’un immeuble des quartiers pauvres de Tunis.
Auteur : Sami Zegnani

Photo 2 : Repérage des lieux par les artistes sur une coursive.
Auteur : Sami Zegnani

Le « rap tunisien en mobilité » reflète une volonté qui peut sembler paradoxale, celle d’ancrer localement son œuvre tout en cherchant des inspirations étrangères et parfois un public étranger. Ces circulations, emprunts multiples et situations d’entre-deux génèrent une créativité artistique. Face à une situation politique, économique et sociale difficile, le rap tunisien en mobilité permet à nombre de ces femmes et hommes de dresser une critique sociale et politique malgré une potentielle censure politique ou morale.

La « culture tunisienne samplée »

Pour d’autres artistes, le lien à la culture tunisienne est encore plus manifeste, et l’autochtonie davantage revendiquée. L’artiste autochtone serait ainsi celui ayant une « connaissance empirique du milieu », et se présenterait en « authentique représentant d’une culture supposée » (Cauvin-Verner 2008). En cela, un autre genre d’hybridation que je nomme « la culture tunisienne samplée » s’assimile, chez ces rappeurs, à une démarche réflexive dans laquelle les origines et l’histoire tunisienne sont explicitement valorisées et revisitées. Le projet de « la culture tunisienne samplée » consiste à sélectionner des éléments de la « culture locale » pour en faire l’objet central manifeste de leur rap, et une marque de distinction à l’égard du « rap tunisien en mobilité ». Dans le « rap tunisien en mobilité », la circulation est continuelle entre culture locale et culture hip-hop internationale, entre langue locale et langues étrangères, entre public tunisien et public étranger. Dans la « culture tunisienne samplée », l’ancrage local est plus fort, le rap est d’abord considéré comme un outil servant à exprimer en priorité une « culture » et des problématiques sociales locales.

Bien que Trappa admette que son entrée dans le mouvement rap se soit fait grâce à l’écoute du rap français, il affirme aussi que son attrait pour cet art a toujours été d’abord musical et se passionne pour le rap américain dont les sonorités lui rappellent la musique africaine, et plus particulièrement tunisienne :

Moi mon contact avec le hip-hop c’est la sonorité, les oreilles, le flow, j’entendais du rap américain mais je ne comprenais pas à l’époque. [...] Parce qu’à cette période, en Tunisie, il n’y avait pas de rap [...] Le rap n’est pas avec la mélodie, il est dans le beat et pour nous [...] c’était original. Et puis aussi dans notre culture tunisienne, on a aussi les percussions, la culture africaine en général. On aime les percussions, on aime les beats [...] C’était facile pour nous de prendre cette culture.

Il s’initie au rap via l’écoute d’une musique qui vient de France, mais dont l’attrait est pour lui lié à des rythmes qui font écho à l’histoire musicale du pays. Dans la grande majorité des genres musicaux tunisiens, la darbouka et les tambourins, instruments de percussion, sont omniprésents. Certains rythmes utilisés dans la fantasia (spectacle donné par des cavaliers armés simulant des assauts rythmés par des tambourins) sont ainsi étrangement proches des rythmiques classiques du rap (vidéos 4 et 5).

Vidéo 4 : Exemple de rythmes utilisés dans la fantasia

Vidéo 5 : Exemple de rythmiques classiques du rap

On pourrait ajouter que les pratiques culturelles arabes et berbères ont été marquées par la joute oratoire poétique pratiquée aussi bien par les hommes (Planeix 2014) que par les femmes (Taine-Cheikh 1994 ; Rovsing Olsen 2004). Que ce soit sous la forme d’odes religieuses, guerrières ou amoureuses, la joute oratoire et la poésie constituent un héritage important des sociétés arabo-berbères et plus largement africaines qui peuvent expliquer la sensibilité des Tunisiens à la rythmique et à la dimension poétique du rap.

Pour Trappa et d’autres artistes, les processus de création musicale et d’écriture doivent reposer sur une logique d’échantillonnage de la « culture tunisienne » telle qu’ils se la représentent. Le projet d’un rap tunisien passe selon eux par un travail conscient de réappropriation de cet héritage tunisien revendiqué.

Mais aujourd’hui [...] il n’y a plus de recherche. [Normalement] la musique hip-hop prend la richesse de tous types de musique. Maintenant, on est entrés dans un cadre où il y a une musique hip-hop et ils puisent uniquement dans le hip-hop. Avant c’était : tu prends tous types de musique, tu la développes [ta propre musique]. Et le concept de la musique hip-hop peut se développer partout dans le monde, parce que partout dans le monde, il y a un style de musique propre au pays dont tu peux t’inspirer pour créer ta musique. Et ça on l’a perdu. On n’a pas vu des Français qui ont pris de la musique française et qui ont travaillé avec.

Trappa considère que le travail des Américains, qui a consisté à revisiter toute la musique afro-américaine pour créer du rap, n’a pas encore eu d’équivalent en France comme en Tunisie. Il estime qu’un rappeur tunisien devrait pouvoir recycler, échantillonner des éléments traditionnels tunisiens, qu’ils soient alimentaires, artisanaux, musicaux ou plus globalement relatifs au vécu « intime » des Tunisiens. C’est pourquoi avec son jeune frère Vipa, il produit une œuvre musicale qui s’appuie sur une « culture » qu’il considère comme spécifique à la Tunisie. Ces pratiques et objets « tunisiens » sont sans nul doute eux-mêmes des hybridations produites au cours de l’histoire des brassages méditerranéens. En cela, les rappeurs participent à la réinvention d’une culture locale lorsqu’ils sélectionnent des items pour en faire des emblèmes dans leurs chansons. Dans le titre Capucin (Vidéo 6), Trappa digresse par exemple sur le capucin, qui est une boisson caféinée tunisienne très consommée, s’apparentant à un expresso sous une couche de lait (ou un macchiato). Tout en étant typique, le capucin est un probable vestige de la présence italienne au XIXeme et au début du XXème siècle en Tunisie (De Montety 1937).

Capucin, brasmek, kil ad, qoulou Trappa [...]
(Capucin, s’il te plaît, comme d’habitude, dis-lui Trappa)

Capucin, initi berda wé ena nchrib fik [...]
(Capucin, tu es froid et je te bois [quand même])

Cigaro, kiberah, kilyoum, mafema chein jdid
(Une cigarette, hier comme aujourd’hui, il n’y a rien de nouveau)
Khbar koulou qdima [...]
(Les actualités sont anciennes)

Louqt kré qlib, lioum lé keina khdima [...]
(Alors que le paiement du loyer approche, aujourd’hui on n’a toujours pas trouvé de travail)

Taks rbina, laabed rbina [...]
(Le temps est terne, les gens sont ternes)

[Refrain]

Trachef, echbed, ekhzren, kharaj
(Déguste le capucin, tire sur la cigarette, garde dans tes poumons, expire).
Louaqt qaad idour, wé nbanek ouahdi ma capucin
(Le temps passe, et je suis assis seul avec mon capucin)

Vidéo 6 : Trappa, Capucin

La pratique décrite par Trappa est très courante en Tunisie, « trachef » que je traduis par « déguster » consiste à boire un seul et même café pendant plusieurs heures, même froid. Il est consommé à petites gorgées. A travers cette thématique, Trappa évoque la routine quotidienne de ces jeunes, qui sans travail et sans espoir de voir leur situation s’améliorer, s’adonnent à la consommation du capucin et de la cigarette.

Un autre exemple est donné avec la chanson Trouchkik [14] (Vidéo 7) du jeune Vipa, mélange de mezoued - musique bédouine très populaire avec sa darbouka (percussions), sa mezoued (cornemuse) - et de rap dans la plus pure tradition, avec ses basses caractéristiques et sa monorime par couplet. Les paroles en sont cependant incompréhensibles pour la plupart des Tunisiens. Trouchkik est un néologisme circulant dans le réseau de Debo qui m’a été expliqué par Trappa que l’on peut traduire par « satisfaire » ou, de façon plus familière, « mettre bien ». Dans ce texte, Vipa enjoint avec humour ses auditeurs à trouver une femme qui les satisfasse et les invite à « se ranger ». Ici, on retrouve des éléments d’une culture tunisienne supposée, dans le refrain : Vipa parle de « khobza taliene » qui est un pain très consommé en Tunisie - issu lui aussi de la présence italienne. Khobza taliene fi kouchtek signifie « le pain italien dans ton panier », et indique probablement une connotation sexuelle compte tenu du registre lexical du titre de la chanson.

Vidéo 7 : Vipa, Trouchkik

Dans le projet artistique défendu par les tenants de la « culture tunisienne samplée », l’hybridation répond à une recherche d’authenticité qui s’exprime par un fort ancrage local, symbolisé par la sélection de pratiques et d’objets alimentaires, artistiques ou artisanaux construits comme typiques. Ils représentent, dans l’esprit de ces artistes, une singularité tunisienne, du fait peut-être des multiples mélanges et hybridations des cultures méditerranéennes dont ils sont issus, mais aussi du sens de leurs usages courants. Les sélectionner est à la fois une façon de se montrer fier d’un héritage supposé et de mettre en œuvre ce principe du hip-hop, qui consiste d’abord à se réapproprier sa propre culture.

Le rap tunisien produit de la globalité et du local

Après avoir rappelé la progressive émergence du rap en Tunisie, nous avons analysé les logiques d’hybridation du rap tunisien et dégagé deux idéaux-types. Dans les deux cas, l’appropriation passe souvent par l’usage de l’arabe, mais pas nécessairement. Pour beaucoup de rappeurs tunisiens, il s’agit avant tout de créer des textes qui s’inspirent du vécu des personnes et d’un quotidien qui n’est pas transposable à d’autres contextes nationaux, même si la misère, les difficultés avec la police et le chômage sont des thématiques internationales. Le « rap tunisien en mobilité » et « la culture tunisienne samplée » se construisent donc en regard des influences du rap américain et français. Au demeurant, la « culture tunisienne samplée » tire aussi sa source de genres musicaux locaux comme le mezoued qui ont pu inspirer les artistes. Les rappeurs tunisiens s’inscrivent dans un rap universel qui véhicule des valeurs de créativité et d’authenticité mais qui prône également des appartenances identitaires localisées, tendance que l’on retrouve dans d’autres pays, comme l’a montré par exemple Niang (2014) pour le Sénégal. L’attachement à son quartier, à ses pairs est ainsi très présent. Ce processus de création artistique reflète bien le changement social actuel, qui articule plus largement un phénomène de mondialisation et la revendication forte d’appartenances autochtones.

add_to_photos Notes

[1On retrouve un phénomène similaire au Maroc, où les rappeurs se sont à la fois appuyés sur l’État et ont développé des espaces alternatifs. Ainsi l’opposition courante entre « rap corrompu » et « rap authentique » formulée par certains rappeurs et leurs publics ne peut rendre compte du développement de la scène artistique dans ces contextes politiques nationaux (Moreno Almeida 2013)

[2L’hybridation est ici entendue comme l’ensemble des « processus socioculturels par lesquels des structures ou des pratiques distinctes, qui existaient séparément, se combinent pour générer de nouvelles structures et pratiques » (García Canclini 2005)

[3Projet collectif coordonné par l’Ined et l’Ird et financé par le MAE.

[4Cette période a commencé à être visible internationalement en décembre 2010, suite à l’immolation d’un vendeur ambulant de légumes qui s’est vu confisquer sa marchandise par la police, mais a commencé après des mouvements sociaux dans le sud de la Tunisie dès 2008.

[5Les chiffres présentés ont été produits par l’auteur et sont issus de l’enquête « Enquêter les transformations de la société tunisienne » (ETST), réalisée en 2017 (3 300 personnes) par l’OTMA.

[6Notes de terrain, mars 2015.

[7Ce visa a été remplacé en 2016 par un « passeport talent » qui, à notre connaissance, n’a encore permis à aucun rappeur tunisien de s’installer en France.

[8Trill est un adjectif issu de la culture hip-hop américaine qui mélange les mots « true » et « real ».

[9L’Horloge désigne l’un des monuments de l’avenue Bourguiba le mieux conservé de Tunis et qui remplaça, lors du coup d’État de Ben Ali en 1987, la statue à l’effigie de Habib Bourguiba, président vieillissant déchu par son Premier Ministre.

[10Bien ce groupe soit basé à Los Angeles, leur style se rapproche beaucoup plus du rap new-yorkais que du rap de la côte Ouest.

[11Kouki reprend ici des expressions utilisées pour apprendre l’arabe classique à l’école primaire.

[12La consommation du cannabis en Tunisie est un vrai tabou et plusieurs rappeurs que j’ai interrogés ont connu des périodes d’incarcération pour avoir consommé un simple joint. D’après l’avocat Ghazi Mrabt près de 40% de la population carcérale (en garde à vue, en détention provisoire ou après un jugement) a été emprisonnée pour consommation de cannabis.

[14Le titre est tiré de l’album Aadheka Libik disponible sur les plateformes de streaming. Voir aussi le concert « Erkez Hip-hop » des mêmes artistes en 2018 : https://www.facebook.com/IFTunisie/videos/170464290533907/

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Pour citer cet article :

Sami Zegnani, 2020. « L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et internationales ». ethnographiques.org, Numéro 40 - décembre 2020
Hip-hop monde(s) [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2020/Zegnani - consulté le 15.10.2024)
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