Compte-rendu d’ouvrage

MACDONALD Charles, 2018. L’Ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie

MACDONALD Charles, 2018. L’Ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie. Paris, Editions Petra.


Ce livre d’anthropologie comparative trouve son origine dans les constats ethnographiques et les intuitions tirés d’enquêtes menées sur plus de 40 ans chez les Palawan, une population de groupes semi-forestiers d’essarteurs [1] d’environ 45 000 individus, du sud de l’île du même nom, dans l’archipel des Philippines. Ces analyses portent sur certains des principes fondamentaux de la vie collective et de l’organisation sociale dans les petites communautés de chasseurs-cueilleurs et d’essarteurs – parmi celles-ci les sociétés réputées égalitaires en premier lieu, et à partir de là les sociétés stratifiées et hiérarchisées en général. Au point de départ des idées développées ici, le constat troublant qu’il n’existait aucun groupe social établi chez les Palawan des hautes-terres, en dehors des unités familiales comprenant généralement père, mère et enfants, ainsi que des petits hameaux de quelques maisons, très dispersés dans la forêt. Les compositions et effectifs de ces derniers sont en outre très fluctuants dans le temps, ils n’ont ni identité claire ni territoire délimité associé. Les Palawan ne connaissent pas de clans ou de lignages, aucune unité supra-locale ni fonction politique institutionnalisée, aucun groupes cultuels, économiques ou autres. Or la notion de groupe a longtemps été centrale en anthropologie, quand elle n’est pas perçue comme une condition de l’analyse, et développée avec l’idée de « corporate group » ou de « personne morale », entité abstraite transcendante aux individus. L’auteur va dès lors problématiser cette absence et, sur cette base, s’interroger sur les caractéristiques et principes de fonctionnement de ce qui renvoie à ses yeux à un type d’organisation et de vie collective ayant une cohérence spécifique, que l’on rencontre chez des chasseurs-cueilleurs comme des essarteurs, ayant pour autres traits saillants un égalitarisme, un accent sur l’autonomie individuelle ainsi qu’un ethos pacifique souvent très poussés. On retrouve notamment ces faisceaux de traits convergents chez diverses populations d’Asie du sud-est – la péninsule malaise (les Temiar, Semai – des essarteurs eux aussi –, Chewong ou Batek, par exemple), Bornéo (les Bentian) et l’archipel des Philippines (les Buid, par exemple encore), qui ont alimenté aussi cette réflexion.

Le second constat ayant motivé cette large réflexion comparatiste, tiré ici de la littérature ethnographique, est celui des nombreux points communs entre les Palawan des hautes-terres et une partie des populations inuit traditionnelles (chapitre 5). On y retrouve l’absence de groupes « corporés » au profit de réseaux d’interrelations fondés sur la consanguinité, l’affinité et des partenariats contractuels (de chasse, par exemple) choisis plutôt qu’imposés par une autorité extérieure. La faible structuration sociale de ces communautés est soutenue ici aussi par un régime de filiation indifférenciée. Comme chez les Palawan (chapitre 6) et les autres sociétés d’Asie du sud-est mentionnées, on n’y trouve en outre aucune forme de hiérarchie statutaire et des relations sociales généralement non coercitives, une éthique de partage et d’entraide affirmés. On y rencontre également des normes relationnelles marquées par la réprobation des irruptions de colère ou d’agressivité, importante chez les Palawan, de même qu’une socialisation non cœrcitive des enfants, ou encore des pratiques de résolution des conflits conciliatrices et non punitives. Si les explications classiques de l’autonomie individuelle et l’égalitarisme chez les chasseurs-cueilleurs privilégiaient des déterminants matériels et économiques liés à ce mode de vie et de subsistance, ceux-ci ne suffisent pas à expliquer des faisceaux de traits que l’on retrouve aussi chez des essarteurs connaissant la propriété de certains biens ou du riz cultivé, par exemple, mais par ailleurs radicalement égalitaires. Ces constats invitent alors à se tourner également vers d’autres facteurs, tels que les dynamiques d’engagement moral et de coopération à l’œuvre au sein de ces communautés.

Ces traits convergents et articulés entre eux caractérisent donc des formes de vie collective que l’auteur définit comme « non sociales » et « anarcho-grégaires » (p. 63, voir plus bas), qu’il identifie aussi chez d’autres chasseurs-cueilleurs tels que les Nayaka ou les Paliyan en Inde, les !Kung San, Hadza ou Mbuti en Afrique, les Siriono et Aché en Amérique du Sud. Il les oppose aux formations « sociales » ou « socio-hiérarchiques », et développe ainsi sa réflexion sur les caractéristiques de ce qu’il définit comme deux pôles fondamentaux de l’organisation collective, aux traits opposés. Il dégage pour cela trois dimensions, trois principes fondamentaux organisant les collectivités humaines et permettant de les distinguer. Tout d’abord, la dimension des transactions économiques et matérielles avec les sociétés où se déploient pour l’essentiel les logiques du don et le principe de réciprocité, dégagés par M. Mauss (Mauss 1993), et celles où c’est le paradigme du partage, dégagé par J. Woodburn et longtemps méconnu (Woodburn 1998), qui prédomine comme mode de redistribution ainsi qu’à titre de code moral général (chapitre 2). Ce type de répartition selon des règles pré-établies et égalitaires s’accompagne de l’absence de propriété individuelle des ressources ou du gibier, et donc de l’absence de rapports de réciprocité et de l’asymétrie qu’ils impliquent. Ensuite, l’existence de différences graduées de statuts ou de hiérarchies et son contraire, l’autonomie individuelle (notamment dans les choix de résidence et de partenariats en général) et l’absence de statuts supérieurs et inférieurs au sein des communautés (chapitre 3). Enfin, l’existence de principes de transcendance imprégnant les interrelations (avec les groupes corporés) comme les conceptions idéologiques et morales, à l’inverse de l’immanence d’interrelations entre individus considérés comme des personnes (chapitre 4).

Les différents constats qu’il établit l’amènent à reprendre et développer un ensemble de concepts et de notions : comme, au sujet de la structuration faible ou forte de ces sociétés, la notion de « liens faibles » de Mark Granovetter (Granovetter 1973), dont la durée d’existence dépend seulement de la volonté des contractants, à l’inverse des « liens forts », contraignants et dépendants d’une autorité extérieure, comme pour le mariage. Charles Macdonald s’intéresse ici aussi aux tendances fondamentalement grégaires de la socialité humaine, fondée en même temps sur le développement évolutionnaire des liens faibles (dont l’autonomie individuelle est le corollaire) chez les grands singes et les humains. La réflexion sur ce qui constitue notre bagage d’hominidés alimente ainsi une partie de son approche (chapitre 1), recourant à la paléoanthropologie et à la primatologie contemporaines.

L’absence de hiérarchies dans des sociétés aux pratiques et à l’ethos égalitaires affirmés, accordant en outre une grande autonomie au sujet, l’a amené à s’intéresser à la philosophie politique anarchiste, de Proudhon ou de Kropotkine. Sa réflexion l’a conduit à mobiliser certaines des notions phares du projet et des clés de lecture anarchistes pour en identifier l’actualité dans les sociétés qu’il décrit : la distinction entre autorité, fondée sur la reconnaissance d’un charisme ou de compétences, et pouvoir, reposant sur la coercition ou la violence ; la réflexion sur l’autonomie individuelle et son interdépendance avec l’égalité mais aussi la coopération et l’entraide ; la différence entre propriété des ressources et possessions individuelles. Ce livre s’inscrit ainsi dans le courant de l’anthropologie anarchiste aux côtés des écrits de David Graeber [2] et David Wengrow, de James C. Scott, ou aussi d’archéologues comme Bill Angelbeck ou Robert Bettinger. Il en est un précurseur et le seul représentant explicite actuel en France, par cette synthèse qui constitue l’aboutissement d’une réflexion entamée en 2008.

Charles Macdonald étend son exploration à ce qu’il appelle ainsi les « collectifs anarcho-grégaires » en général, un label approximatif reliant l’absence de hiérarchie entre les membres d’une communauté et les logiques agrégatives les rapprochant. Ces collectifs aux faisceaux de traits égalitaires correspondent à une grande diversité de communautés et d’expériences historiques, parfois violentes, comme les équipages pirates apparaissant au XVIe siècle et les communautés cosaques du XV au XVIIIe siècle (chapitre 7). Il se penche aussi sur les communautés éphémères post-hippie « Rainbow » et les dynamiques d’entraide post-catastrophiques (chapitre 8).

Il serait possible de souligner des points problématiques et de développer les critiques de biais inhérents à toute entreprise comparative vaste et modélisée de ce genre, au sujet notamment de la complexité ou de l’ambivalence des données ethnographiques : des formes de domination masculine (chez les Inuit ou Siriono) semblent par exemple être minimisées. Quoi qu’il en soit, cette série de notions et distinctions analytiques permet d’éclairer une part importante des caractéristiques et des principes relationnels à l’œuvre dans les sociétés examinées. Elle permet d’analyser tout particulièrement des relations égalitaires longtemps pensées comme simple absence d’inégalités, ou, comme chez Clastres, comme refus assez abstrait du pouvoir. Or chez les Palawan et bien d’autres « l’égalité est produite consciemment, valorisée explicitement et maintenue volontairement » (p. 87), par des actions et des dispositifs concrets identifiables. Macdonald souligne qu’elle coexiste constamment avec des relations asymétriques, sinon inégalitaires (de genre, d’âge, etc.), pour révéler ainsi la complexité et le caractère souvent paradoxal de ces dynamiques. Dans ces sociétés sans appareil coercitif, l’éthique communautaire égalitaire doit être comprise comme garantie de l’autonomie individuelle (corollaire de « liens faibles » et peu contraignants), et se comprennent ensemble comme des conditions nécessaires de la coopération et de la cohésion de ce type de groupes : « autonomie, solidarité et égalité forment système » (p. 91).

add_to_photos Notes

[1L’essartage, ou agriculture sur brûlis, consiste à défricher puis brûler la végétation de parcelles de terrain, pour les cultiver généralement de 1 à 3 années. Elles sont ensuite abandonnées et laissées en friche au profit d’autres parcelles.

[2Voir, dans la revue ethnographiques.org, l’article de Keith Hart consacré à l’œuvre de D. Graeber, récemment décédé : https://www.ethnographiques.org/2020/Hart

library_books Bibliographie

GRANOVETTER Mark, 1973. « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, 78 (6) : 1360-1380.

MAUSS Marcel, 1993 (1925). « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie. Paris, PUF.

WOODBURN James, 1998. « "Sharing is not a form of exchange" : an analysis of property-sharing in immediate-return hunter-gatherer societies », in HANN Christopher (ed.), Property relations. Renewing the anthropological tradition. Cambridge, Cambridge University Press : 48-63.

Pour citer cet article :

Frédéric Panhaleux, 2021. « MACDONALD Charles, 2018. L’Ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2021/Panhaleux - consulté le 26.04.2024)
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