Croire, jouer, assister. Une recherche théâtrale sur le rituel et l’activation de l’assistance

Résumé

Quels outils le théâtre peut-il puiser dans le rituel pour impliquer le public dans l’événement théâtral ? Telle est la question avec laquelle un metteur en scène et un anthropologue ont entamé une collaboration dans le cadre d’un programme de résidences associant artistes et chercheurs autour du fait religieux. Cette rencontre s’enracinait dans une insatisfaction partagée quant à la condition de silence, d’immobilité et de discrétion imposée au spectateur par une convention théâtrale dominante – insatisfaction peu apaisée par le caractère trop directif, voire franchement manipulateur, de certaines propositions de théâtre dit « participatif ». Peut-on puiser dans les conditions pragmatiques de l’action rituelle des moyens d’activer l’assistance ? En prenant appui sur les lectures dynamiques que l’anthropologie a proposé du rituel, la dimension cérémonielle de l’événement théâtral peut-elle être repensée voire contestée pour distribuer l’initiative de manière moins inégale et plus féconde entre les participants ? Il ne fut donc pas question, dans cette recherche et dans le spectacle auquel elle a abouti, de ritualiser le théâtre ou de mettre en scène des rituels mais d’explorer, en lien avec l’anthropologie du rituel, les conditions de l’action théâtrale.

mots-clés : théâtre, rituel, jeu, public, participation, incertitude, possession, spectacle, action

Abstract

Believe, play, watch. A theatre studies project using ritual for audience activation

How can theatre draw on the tools of ritual to involve the audience in a theatrical event ? This is the question at the center of a joint project initiated by a director and an anthropologist within the framework of a residency program associating artists and researchers around the topic of religion. This encounter took root in a shared dissatisfaction regarding the condition of silence, immobility and discretion imposed on the spectator by standard theatrical conventions – a dissatisfaction that was not assuaged by the directive, if not frankly manipulative, character of some so-called “participative” theatre propositions. Can one find means to activate the audience through the pragmatic conditions of ritual action ? By tapping into dynamic understandings of ritual offered by anthropology, can the ceremonial dimension of the theatrical event be rethought, or even contested, so that the possibility for taking initiative can be distributed in a less unequal and more fertile way amongst participants ? In this research project, and in the performance it led to, the point was not to ritualise theatre or to theatralise ritual but to use the anthropology of ritual to explore, the conditions of theatrical action.

keywords  : theatre ; ritual, play, audience, participation, uncertainty, possession, performing arts, action

Sommaire

Activer l’assistance

Quels outils le théâtre peut-il puiser dans le rituel pour que la spectatrice [1] puisse s’impliquer activement dans la représentation théâtrale ? Telle est la question avec laquelle nous, un metteur en scène et un anthropologue, avons entamé une collaboration en 2019. Cette rencontre s’enracinait dans une insatisfaction partagée quant à la triple condition de silence, d’immobilité et de discrétion dans l’obscurité imposée au spectateur par une convention théâtrale dominante – insatisfaction peu apaisée par le caractère trop directif, voire franchement manipulateur, de certaines propositions de théâtre dit « participatif » [2].

C’est à l’occasion de l’appel à projets d’un programme de résidences de l’Institut Français du Maroc, associant chercheuses et artistes autour du « fait religieux », que cette collaboration a été envisagée. Ce programme était hébergé par la Maison du Dialogue de Marrakech (MDM), riad plus connu sous le nom de « Maison Denise Masson », du nom de son ancienne propriétaire, une Française du Maroc célèbre pour avoir signé des traductions du Coran à l’époque coloniale. La MDM est aujourd’hui administrée par l’Institut Français, sous l’égide de la Fondation de France. Mathieu Huot fut informé de ce programme par l’intermédiaire du metteur en scène Gaston Dubois, qui collaborait alors avec l’Institut Français du Maroc, et qui est comme lui membre du Collectif Open Source. Ce collectif regroupe des metteuses en scènes animées par la volonté de créer un espace de dialogue et de recherche autour de leurs pratiques. Partant du constat qu’il existe peu d’occasions pour les metteuses en scène d’échanger concrètement sur leur processus de travail, le collectif se structure autour de l’organisation de plusieurs sessions de recherche par an. C’est sur ce modèle que nous avons construit notre proposition.

À la lecture de la monographie que Paul Sorrentino avait consacrée à des rituels de possession par les morts au Vietnam (Sorrentino 2018), Mathieu Huot avait reconnu une réalisation de ce qui constituerait pour lui un théâtre idéal. En effet, dans ces séances de spiritisme post-socialistes où étaient notamment invoqués les morts de la guerre, l’incarnation des défunts semblait devenir l’affaire de tous. Impossible de savoir à l’avance qui allait prêter son corps à un mort, ni l’identité de l’ancêtre, du parent ou du fantôme qui se manifesterait ainsi. Malgré l’absence de texte et de direction d’acteurs, des conversations entre les vivants et les morts se nouaient dans des mises en scène où il était difficile de dire qui jouait, qui regardait, qui dirigeait, et où ces différents aspects de l’action scénique semblaient être assurés collectivement. Distribution en improvisation, incertitude des rôles, incertitude qu’il se passera effectivement quelque chose… Tous les possibles s’ouvraient, et il n’y avait pas de mauvaise réaction : chacun pouvait aussi bien se placer dans un rapport ludique ou grave à l’action, ne pas être d’accord sur ce qui en faisait l’intérêt, sur ce qu’on en garderait, sur ce qu’il convenait d’y lire. Comment ne pas penser alors à « l’état d’incertitude » qui constitue l’endroit même du travail théâtral pour Claude Régy (2002), et que n’auraient aucunement renié les sciences sociales pragmatiques dont Paul Sorrentino se revendiquait (Lemieux 2018) ?

Une série de questions se dessina lors de la rédaction de notre proposition. Les ressorts de la construction collective de la présence des défunts ou des esprits dans les pratiques de possession pourraient-ils inspirer un théâtre qui invite le public dans le processus créatif – sans pour autant le transformer en geste médiumnique ? Peut-on puiser dans les conditions pragmatiques de l’action rituelle des moyens d’activer l’assistance d’un spectacle, notamment en distribuant l’initiative de manière moins inégale et plus féconde entre les participants ?

Le but de notre recherche n’était donc pas de ritualiser le théâtre ni de mettre en scène des rituels mais de trouver, par le truchement du regard anthropologique, ce qui, dans le rituel, crée des conditions particulières d’implication dans des cours d’action distincts de l’ordinaire, et pourrait, au sein d’une dramaturgie, inclure le public au lieu de le considérer comme extérieur. Nous nous sommes lancés à la recherche d’un théâtre qui proposerait une expérience ouverte aux spectateurs·trices, sans discontinuité stricte avec la vie, mais qui ne déterminerait pas à l’avance les bénéfices qu’ils pourraient en tirer. Nous nous retrouvions dans les propositions de Jacques Rancière quant à la figure d’un spectateur « émancipé » grâce à un théâtre qui, sans s’interdire la fiction, se refuse à fermer le sens (Rancière 2008) ; ou dans celles de Peter Brook, qui voit dans « l’assistance » du public une composante essentielle de l’événement théâtral et invite à ne se priver ni de la distanciation critique du « théâtre brut », ni des enchantements ou de l’absorption du « théâtre sacré » (Brook 2014). La difficulté de la mise en scène est alors de permettre cette bascule du simple « to attend » au plus actif « to assist » (Brook 2014).

De ce point de vue, nous percevions les contours d’une expérience commune dans le jeu théâtral et dans le rituel, mais aussi dans la croyance telle qu’elle était abordée par l’anthropologie des religions [1993), Hamayon (Jouer. Une (…)" id="nh3-3">3], et que nous résumions par la formule « je ne suis pas sûr, mais j’y vais quand-même », ou encore par sa variante post festum : « je ne sais pas ce qui m’a pris. » L’idée d’« y croire », dont nous anticipions qu’elle n’était pas tout à fait satisfaisante, n’en est toutefois pas moins omniprésente dans la tradition théâtrale européenne (Stanislavski 2001).

Sur le plan théorique, c’est essentiellement l’anthropologie de l’action rituelle menée en parallèle, dans les années 1990, par Caroline Humphrey et James Laidlaw (1994) d’une part, et par Michael Houseman et Carlo Severi (1994) d’autre part, qui nous a guidés. Bien que nous ayons également discuté les élaborations plus récentes de Houseman sur les rapports entre actions et dispositions dans l’interaction ordinaire, le rituel, le jeu et le spectacle (Houseman 2012), ou encore dans les rituels New Age (Houseman 2016), le fait est que nous nous en sommes tenus, sur le plan pratique du travail scénique, à l’idée du rituel comme étant caractérisé par des actions stipulées, soit des actions dont les modalités ou les conditions sont imposées de l’extérieur, avec pour conséquence que les acteurs [4] ne sont plus tout à fait auteurs de leurs actions (Humphrey et Laidlaw 1994). Il nous faut préciser ici que cette résidence était d’abord une recherche théâtrale, et que sa finalité n’était pas de produire une analyse anthropologique de nos pratiques. Nous reviendrons toutefois sur l’effort typologique de Houseman plus loin dans cet article car il pourrait, sur les bases que nous avons établies chemin faisant, nous orienter dans la suite de notre travail.

Sur la base de nos lectures et de nos discussions préparatoires, nous avons établi un ensemble de lignes directrices pour notre recherche. En puisant dans les outils du rituel, nous voulions principalement proposer aux spectateurs un terrain de jeu partagé avec les actrices qui leur permette de sortir de leur habituelle réserve et de contribuer à la représentation éventuellement par le passage à l’action. Nous nous refusions toutefois à la manipulation. L’action ne devait jamais être obligatoire : une échappatoire devait toujours être disponible, les mécanismes dramaturgiques devaient apparaître à vue, et les règles explicitées autant que faire se peut. Il s’agissait de désinhiber tout en tenant compte des pudeurs de chacun, d’inclure sans forcer, d’encourager l’action mais d’accepter toutes les modalités d’engagement, y compris le retrait. Idéalement, nous espérions créer des situations où le public pourrait agir sans nous, voire nous déborder, et où les spectateurs porteraient autant leur attention les uns sur les autres que sur les actrices.

Nous avons abordé le spectacle comme une construction collective à laquelle contribue le spectateur, ne serait-ce que par son regard, sa présence et son écoute (Brook 2014). Nous souhaitions ajouter une porosité des rôles entre metteur en scène, acteurs et spectateurs. Notre but était de créer une construction collective, à partir certes d’une feuille de route décidée à l’avance, mais dont les effets (la puissance et la manière d’affecter) ne sont pas déterminés en amont, pour les spectateurs·trices autant que pour les acteurs·trices. Contrairement à Grotowski, le cadre que nous nous sommes proposé refusait donc de choisir entre l’art comme représentation (visant à affecter ceux qui regardent) et l’art comme véhicule (visant à affecter ceux qui font) : il s’agissait de laisser à chacun la liberté d’effectuer un aller-retour entre les deux (Richards 1995, Barba et Grotowsky 2000). Nous voulions nous appuyer sur la réflexivité pour permettre à chaque participant, acteur comme spectateur (les assignations étant peu à peu floutées), de prendre des décisions quant à leur positionnement dans la construction collective, entre observer, analyser, exploiter, contribuer, interférer, et se retirer.

Enfin, des contraintes institutionnelles nous imposant le recours à un texte de théâtre, nous avons décidé de travailler avec Faust, la tragédie de Goethe, qui était au centre des travaux de la compagnie Mahu, à laquelle appartient Mathieu Huot, depuis quelques années. Au fil de notre recherche, le personnage du Docteur Faust nous est apparu comme faisant écho à la figure du spectateur. Alchimiste aux désirs insatisfaits, Faust pactise avec le diable pour pouvoir réaliser ses envies sans attendre. De même, nous souhaitions amener le spectateur qui arrive à la représentation chargé d’attentes et d’envies à se sentir autorisé à passer à l’acte.

Notre projet fut sélectionné pour une résidence de deux fois deux semaines au printemps 2019 au sein de la Maison Denise Masson. Un maigre budget de production était disponible pour des actions en direction des publics, mais des contraintes d’ordre comptable interdisaient son utilisation pour rémunérer une équipe. Le projet de résidence fut donc élaboré en envisageant la collaboration de deux complices présents sur place, avec qui nous partagerions à égalité nos per diem pour les périodes de travail en commun : Gaston Dubois, metteur en scène évoqué plus haut, et Noureddine Ezarraf, jeune artiste multidisciplinaire sensible aux arts de la performance et à l’oralité, avec qui nous avions pris contact en amont de la résidence et qui était actif dans différents collectifs marrakchi. Lors de la deuxième session, à laquelle Gaston et Noureddine ne purent participer, ce sont Lydia Böhmert et Stanislas Briche, actrice et acteur proches de la compagnie de Mathieu Huot, qui complétèrent l’équipe.

Précisons tout de suite que, si nous tenions à inclure dans la mesure du possible des artistes marocains dans notre équipe – ce qui n’était pas facilité par les contraintes budgétaires du projet –, nous sommes vite tombés d’accord sur l’idée de ne pas faire un projet sur le Maroc. Notre absence totale de familiarité préalable avec ce pays, tout comme notre calendrier, nous interdisaient toute prétention ethnographique. Nous avons bien évidemment tâché de garder notre résidence ouverte sur la ville de Marrakech : nous avons notamment rencontré plusieurs entrepreneurs culturels locaux aux statuts divers, et noué des relations plus ou moins distantes avec les réseaux de l’Institut Français, mais nous ne nous sentions aucunement autorisés à parler au nom de qui que ce soit d’autre que nous-mêmes.

Pendant le premier séjour, notre travail quotidien impliqua trois modalités principales de travail (en plus des tâches d’administration, d’organisation et des rencontres avec la scène artistique locale) : des temps de discussion et de réflexion théorique à partir de lectures, de captations théâtrales, de matériaux ethnographiques ; des trainings de l’acteur, exercices visant à cultiver l’état de jeu et qui rythmaient nos journées [5] ; un travail d’expérimentation scénique, où suivant des consignes préparées à l’avance, tous les membres du groupe formulaient des propositions scéniques ensuite testées au plateau, un ou plusieurs membres du groupe faisant alors office de spectateurs. Pendant le second séjour, l’ensemble de ces tâches ont progressivement fusionné dans la création d’un spectacle de sortie de résidence, qui nous a entièrement occupés à partir de l’arrivée des deux comédiens Lydia Böhmert et Stanislas Briche. Le spectacle créé avec eux fit l’objet d’une unique représentation, gratuite, le dernier soir de la résidence. Nous en présenterons ici certains passages pour aborder plus en détail certains aspects de notre démarche et de notre méthode. Précisons que ce spectacle ne constituait pas un but en soi pour notre résidence. Sa production n’était pas une exigence de l’Institut, et nous n’en prîmes la décision qu’à l’issue de la première partie de la résidence. Pour nous, ce spectacle fut surtout une occasion de mettre en pratique nos réflexions et expérimentations avec un public qu’il nous était impossible de mobiliser pendant nos deux sessions de recherche.

Entrée du public

À l’ouverture des portes, les arcades du jardin de la Maison Denise Masson accueillent un public marocain pour l’essentiel, même s’il compte également quelques expatriés européens ainsi que des résidents issus d’autres pays africains. Plusieurs étudiants en art ou en médecine, une aide-soignante, un metteur en scène amateur, une cadre d’une chaîne hôtelière de luxe, une mère au foyer et ses deux filles… Ces spectateurs ont en commun d’être francophones et sont, pour la plupart, des habitués de l’Institut Français de Marrakech. Ils circulent entre les allées du jardin et les espaces qui le jouxtent : un salon décoré de boiseries ciselées multicolores, un préau dont le plancher recouvre une ancienne piscine, et des terrasses ombragées par des arbres d’essences diverses. Les spectatrices et les spectateurs s’approprient vite ce lieu souvent déjà familier, s’installent sur les chaises en fer forgé et feuillettent les livres laissés sur les tables à mosaïques du jardin par les membres de l’équipe du spectacle qui circulent à leur rencontre. L’intendante sert du thé à la menthe. De brèves conversations se nouent sur ce qui a amené chacune à venir assister à l’événement annoncé par la communication de l’Institut Français sous le titre « La possession du Docteur Faust », et présenté comme une sortie de résidence de recherche portant sur « théâtre et rituel ». L’heure annoncée du spectacle est déjà passée. A-t-il commencé ? Pieds nus, un corps sans visage, couvert d’un long voile doré, murmure un texte en circulant lentement entre les allées du jardin, encore baignées par la lumière chaude du soleil qui commence à décliner.

Le temps d’accueil du public a été pensé comme une partie intégrante de l’écriture du spectacle. Notre ligne directrice était de commencer à faire du jardin un terrain de jeu partagé et d’empêcher autant que possible l’émergence potentielle d’un quatrième mur au cours du spectacle. C’est pour cette raison que Lydia, Mathieu et Paul, tout en effectuant les derniers préparatifs, parcouraient le jardin à la rencontre des spectateurs·trices – chacun·e devant être salué·e par au moins l’un d’entre nous. Nous nous présentions et cherchions, sans dissimulation, à nous faire une idée de ce qui avait amené chacun·e ici, que ce soit en leur demandant s’ils et elles connaissaient déjà la Maison Denise Masson ou en amorçant une discussion sur un des livres laissés sur les tables : Faust de Goethe, La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar de Michel Leiris (1980), L’espace vide de Peter Brook, Le naven de Michael Houseman et Carlo Severi… Nous tenions ainsi à avoir d’abord interagi avec les spectateurs en tant que « nous-mêmes », et à les inviter à une forme de réflexivité sur leur démarche et leurs attentes. Nous pouvions également expliciter les enjeux de notre recherche lors de ces brèves conversations. La jauge relativement réduite – une trentaine de personnes – rendait possibles ces menues interactions, si bien qu’à l’issue de ce temps d’accueil, nous n’étions plus tout à fait des inconnus. En même temps la présence d’une figure mystérieuse et poétique – Stanislas circulant sous un voile doré – visait à suggérer que nous étions, tous ensemble, déjà entrés dans le spectacle.

Conférence

Le clapotis de la fontaine du jardin s’interrompt. L’espace revêt un silence soudain. Lydia s’adresse alors au public, annonçant le début imminent de « la conférence » – d’après le programme de l’Institut, c’était pourtant du théâtre qui était au programme. Répondant à l’appel, toutes s’installent dans le préau, où des chaises et des tables sont disposées plus comme dans un cabaret que comme dans un auditorium. Certaines spectatrices les replacent d’elles-mêmes pour s’asseoir en groupe ou se tourner vers l’estrade. Paul y est assis en retrait, ses fiches à la main, derrière le pupitre où Lydia teste le microphone. Elle présente le « Professeur Sorrentino » d’une manière un peu convenue et maladroite. Lui semble la prendre un peu de haut, à moins que ce ne soit du flirt, on ne sait pas très bien. Toujours est-il qu’elle le fait applaudir par le public, qui n’avait probablement jamais entendu parler de lui.

Après des remerciements institutionnels tout aussi convenus, à l’occasion desquels il fait applaudir Mathieu, lui-même assis parmi le public et présenté comme le metteur en scène, Paul entame un exposé sur la recherche théâtrale menée au cours de la résidence. Invitant le public à une réflexion sur la notion de rituel à partir de quelques exemples, il suggère que le rituel peut être vu moins comme un type d’événement singulier que comme une modalité d’action particulière, où les liens entre actions et dispositions ne sont pas les mêmes que dans l’action ordinaire [6]. Pour rapprocher action rituelle et action théâtrale, Paul prend pour exemple les rituels de possession, sur lesquels ses propres recherches ont porté. Alors que défilent à l’écran des images de séances médiumniques vietnamiennes, mais aussi afro-américaines ou marocaines (images de rassemblements de confréries gnawa), il suggère l’idée d’une mise en scène partagée, où l’assistance contribue, par le respect d’interdits, par ses attentions, par des modalités de parole prescrites, à la mise en présence des esprits. Paul attire également l’attention du public sur le caractère volatile et fluctuant de la réalité de ces situations. Loin d’exiger qu’on y croie dur comme fer pour y être engagé, la possession fait une place importante au doute, y compris pour les possédés eux-mêmes, dont le comportement est souvent interprété suivant des grilles de lecture multiples et contradictoires. De l’autre côté des arcades traversées par la voix amplifiée de l’anthropologue, une petite fille joue dans le jardin.

Cette scène répondait pour nous à un double enjeu dans l’écriture du spectacle. D’une part, il s’agissait d’un authentique exposé, Paul développant son approche de la possession et explicitant certaines des ressources théoriques mobilisées dans notre recherche. Cela répondait à l’exigence que nous nous étions fixée de ne pas dissimuler nos intentions et nos outils. Les mécaniques de notre travail se devaient d’être à vue.

D’autre part, la conférence du « professeur Sorrentino » opérait une distanciation ludique vis-à-vis du dispositif magistral : orateur exagérément éloigné du public par un pupitre et une amplification sonore, impréparation de la présentatrice, attitude quelque peu patriarcale du « Professeur » à son égard, remerciements institutionnels longs et convenus. Cette distanciation ne visait pas à moquer ou à subvertir le regard scientifique. Notre intention était plutôt de le situer et de le rendre identifiable, appropriable – voire désirable, car nous avons vraiment cherché à offrir au public un bel exposé. Nous tenions à rappeler que les sciences sociales sont un discours parmi d’autres – ce qui n’en fait pas un discours comme les autres, puisqu’il répond à certaines exigences d’empirisme, d’administration de la preuve ou d’explicitation des références – et qu’il peut cohabiter avec des lectures différentes d’une même situation. L’enjeu de ce positionnement deviendra évident par la suite.

Cette conférence à la fois « pour de vrai » et « pour jouer » constituait enfin une actualisation de la position particulière de Paul dans le spectacle et dans l’ensemble du projet. Seul participant n’ayant aucune expérience de la pratique du théâtre, il occupait une place comparable à celle des spectateurs et spectatrices dans notre dispositif : celle de l’amateur que l’on souhaite inviter dans le jeu alors qu’il ne s’y sent aucunement préparé ou autorisé. Il s’agissait donc de le faire entrer dans le jeu en jouant son propre rôle et ce, d’une manière suffisamment peu subtile pour être ostensible [7].

La possession du Docteur Faust

Dans le public, quelqu’un semble pris d’une quinte de toux. C’est Mathieu, qu’on avait vu plus tôt se lever pour saluer la salle pendant que Paul le faisait applaudir. Une spectatrice lui sert un verre d’eau. Ça ne passe pas. Une voisine fait mine de vouloir lui administrer une grande tape dans le dos, pour le débarrasser de ce qu’il a dans la gorge. Sa quinte de toux, de plus en plus bruyante, se mue en une succession de grimaces, un peu exagérées. Paul semble s’en rendre compte mais tâche de dérouler la suite de son propos. Lydia s’approche de Mathieu, qui se tient beaucoup trop droit sur sa chaise. Certains membres du public se tournent vers lui pour lui prêter assistance, d’autres rient de ce qui ressemble tout de même à un numéro. La plupart s’efforce encore d’écouter Paul, mais lui-même finit par s’interrompre et interroger Lydia du regard. « Monsieur, vous allez bien ? Monsieur ? » Les questions de l’actrice restent sans réponse. Mathieu ouvre bien la bouche dans de grands sourires clownesques, mais rien n’en sort d’autre qu’un souffle aigu, comme s’il venait d’avaler un piment trop fort. Il finit par s’arracher quelques phrases. C’est le dialogue entre le Seigneur et Méphistophélès, dans le prologue de Faust – au début de chaque réplique, Mathieu prononce le nom du personnage qui s’exprime.

LE SEIGNEUR
Connais-tu Faust ?

MEPHISTOPHÉLÈS
Le docteur Faust ?

LE SEIGNEUR
Mon serviteur.

MEPHISTOPHÉLÈS
Sans doute ! Et qui vous sert d’une belle manière !
Qui ne se nourrit pas de terrestre matière
Et que toujours au loin pousse quelque vapeur.
Il est demi-conscient, je crois, de sa folie.
Il voudrait décrocher les étoiles des cieux,
Se gorger des plaisirs les plus délicieux
Et rien, proche ou lointain, de ce qu’offre la vie
Ne satisfait ce cœur dans sa mélancolie.
(…)
Bon ! Que pariez-vous ? Je vais, à mon plaisir,
Vous le gagner aussi. Donnez-moi donc licence,
Tout doucement, de vous le pervertir !

Quittant le pupitre et le microphone, l’anthropologue se dirige à son tour vers le metteur en scène. « C’est exactement ce dont j’étais en train de vous parler ! », lance-t-il au public d’un air presque satisfait. Alors que Mathieu alterne entre une voix de tête (le Seigneur) et une autre plus profonde et gutturale (Méphistophélès), on entend les deux personnages décrire le Docteur Faust en proie à un désir de connaissance éternellement insatisfait. Le public est désormais tout entier tourné vers le metteur en scène.

Stanislas fait alors irruption à travers une des arcades du jardin. « Voyons, Docteur Faust ! » Son pas pressé sur les planches du préau et son ton de réprimande appuyé donnent à son entrée un air de théâtre de boulevard. « Allez, mettez votre manteau, on va aller faire votre piqûre ». Alors que Stanislas l’habille d’une redingote cintrée en cuir synthétique doré, Mathieu se lève et cherche du regard un horizon invisible, tout en continuant le dialogue entre un Seigneur à la voix suraiguë et un Méphistophélès qui fait le pari de détourner Faust du droit chemin. « Ça recommence, il n’a pas eu sa piqûre », explique Stanislas agacé en faisant mine de vouloir emmener Mathieu dans le jardin. Paul n’est pas d’accord. Il conteste cette histoire de piqûre. « Vous voyez bien qu’il est possédé ! Il faut écouter ce qu’il a à dire. » Moins soucieuse de défendre une interprétation de la situation, Lydia tient surtout à ce que le spectacle se passe bien et que Mathieu ne se fasse pas mal – il est vrai que son équilibre paraît précaire. Lydia demande autour d’elle si l’on peut s’assurer qu’il ne tombe pas. De fait, plusieurs spectatrices bienveillantes et quelques jeunes hommes se sont déjà approchées du metteur en scène. D’autres au contraire font place, car des pas hésitants ponctués d’embardées l’emmènent vers le jardin.

Pour saisir les enjeux de cette scène, il est important de nous attarder un peu sur quelques-unes des propositions scéniques expérimentées en cours de résidence à partir de matériaux ethnographiques que nous avions discutés collectivement.

L’un de ces dispositifs s’inspirait d’une pratique relevant du champ de la possession, même si elle n’implique pas stricto sensu l’incarnation d’un esprit à travers le corps d’un participant. Il s’agit des processions de statues ou autres représentations de divinités qui ponctuent souvent de manière périodique les cultes territoriaux dans différentes régions du monde. Dans certains cas, au Vietnam comme ailleurs, le palanquin sur lequel repose la statue semble échapper au contrôle de ses porteurs, qui subissent alors ses embardées et ses caprices, non sans dégâts [8]. Une dynamique motrice du même ordre est à l’œuvre dans la pratique spirite de la table tournante, objet caractérisé par une instabilité intrinsèque et qui, manipulé à plusieurs, peut amplifier de menus mouvements individuels. S’additionnant ou se répondant, les gestes et réactions de chacun produisent une résultante dont personne n’est véritablement l’auteur. Ces objets s’inscrivent dans un ensemble plus large d’accessoires présents dans de nombreux rituels et dont les propriétés mécaniques font qu’ils semblent se mouvoir de leur propre chef, se prêtant ainsi particulièrement à l’imputation d’intentionnalités telles que celles de divinités ou de forces invisibles [1980)." id="nh3-9">9].

C’est surtout la dimension proprement motrice de la manipulation de tels objets qui nous a paru intéressante quant à l’activation de l’assistance : inviter les spectateurs et les acteurs à jouer avec un dispositif de ce genre nous semblait être un moyen de les engager dans un espace commun qui faciliterait l’implication du public et accueillerait ses initiatives. Des expérimentations autour de tels dispositifs, menées au plateau, ont nourri la scène de la possession du Docteur Faust, où c’est finalement Mathieu lui-même qui a fait office d’objet instable avec lequel les spectatrices ont dû composer [10]. Il nous semble utile de donner une idée de ces aller-retours entre pratique et documentation.

En effet, les lectures menées dans le cadre de la résidence et le matériau ethnographique partagé furent l’occasion pour Mathieu de découvrir que les rituels de possession pouvaient avoir un caractère joyeux, informel, ludique voire blagueur, sans que la possession se trouve tournée en dérision. Il fut marqué par les images ambivalentes d’une médium vietnamienne. Alors que son incarnation d’un ancêtre aurait pu être vue comme un jeu stéréotypé et un peu grossier – fausse barbe, gestes de vieillard tremblant, rire de l’assistance –, la scribe de la séance n’en prenait pas moins en note chaque parole de la médium. À l’inverse, une incarnation issue de la même séance acquérait une intensité grave, qui avait saisi Mathieu. La médium se levait lentement, blafarde, prise de soubresauts et de vomissements, entraînant des attentions pressées mais précautionneuses de la part de son assistance.

Mathieu en tira une proposition dans laquelle, assis au centre des trois autres participants constitués en public, il les avertit qu’il risquait d’être « trop pris » par le texte qu’il s’apprêtait à jouer, comme un possédé serait trop pris par les esprits. Il comptait donc sur son public pour l’aider à ne pas être emporté trop loin. Mobilisant ses compétences d’acteur et les films de séances de possession visionnés, il parvint à susciter une forme d’inquiétude : « jusqu’où va-t-il aller ? » s’était demandé Paul pendant l’exercice. Les membres de l’équipe se trouvèrent donc en situation de prêter une attention singulière au jeu de Mathieu. Outre le fait qu’ils tentèrent de l’apaiser, par des gestes et des paroles étonnamment fébriles, c’est toute leur qualité de regard et d’écoute qui s’en trouvait modifiée.

Cet effet particulier nous décida à créer la scène de la possession du Docteur Faust, qui visait donc à inviter les spectateurs et spectatrices – sans les y obliger – à une modalité particulière d’attention envers Mathieu et le personnage du Docteur Faust. Cette invitation nous demanda un important travail de mise en scène et de direction d’acteur. Paul avait exprimé des réticences quant à la possibilité de mettre en scène une possession « sauvage ». Du fait que nous nous trouvions, au Maroc, dans une société où les pratiques de possession sont communes et font souvent l’objet d’exorcismes, il craignait notamment qu’une telle scène soit vécue comme violente voire insupportable par certains membres du public. Nous étions certes animés par l’idéal de voir notre théâtre débordé par l’implication des spectateurs, mais nous ne voulions pas jouer les apprentis sorciers en pesant sur des leviers dont nous ne pouvions anticiper les effets. Imposer une telle irruption aurait pu aller à l’encontre de notre volonté de laisser à chacun·e le choix de sa distance et de l’intensité de son engagement.

C’est donc du côté de la distanciation que nous avons fait pencher la balance dans la création de cette scène. D’où l’enthousiasme scientifique un peu déplacé de Paul en anthropologue qui voit son propos illustré par l’incident, l’irruption vaudevillesque de Stanislas en assistant débordé, et surtout le jeu de Mathieu en Docteur Faust possédé, équilibre ténu entre le sensible et le grotesque. D’où également le conflit joué à gros traits entre les lectures anthropologique et médicale de la crise, qui constituait une illustration pratique du fait que notre spectacle ne souhaitait à aucun moment imposer une signification unique. Dans son rapport avec la conférence, la scène visait également à relier immédiatement nos réflexions théoriques et la manière dont elles pouvaient se traduire sur scène.

L’engagement des membres du public dans la prise en charge de la possession du Docteur Faust n’est bien évidemment pas forcément à prendre au premier degré. Si certains semblaient sincèrement inquiets pour Mathieu dont le jeu était alors démonstrativement excessif, d’autres l’accompagnaient en riant, ou avec une forme de malice à la fois moqueuse et complice. Mathieu lui-même l’avait d’ailleurs remarqué dans la phase de recherche : une porte d’entrée possible dans la participation à une telle scène était le ludique. « Le jeu est une forme d’hospitalité », avait pour sa part conclu Noureddine, présent lui aussi lors de cette séance de travail. Dans la scène du spectacle, le rôle de Lydia était essentiel car il visait à incarner de manière explicite cette attention envers Mathieu/le Docteur Faust comme un des pôles possibles de la participation à la scène : la dérision elle non plus n’était pas obligatoire. La diversité des réactions effectives au moment de la possession du Docteur Faust nous laisse penser que nous sommes parvenus à exploiter les ressources ludiques et théâtrales du jeu, ainsi que sa capacité à créer un hiatus. Ce fut encore plus lisible dans le cas de Samia.

La possession de Samia

Alors que les soubresauts de Mathieu commençaient à faire basculer la conférence en possession du Docteur Faust, Paul avait cru percevoir, depuis l’estrade, une inquiétude particulièrement vive sur le visage de Samia, spectatrice qui n’était plus tout à fait une inconnue, puisque le temps d’accueil du public leur avait donné l’occasion d’une conversation. Jeune aide-soignante, Samia est une habituée des spectacles et des expositions organisés par l’Institut Français ou par les autres organisations culturelles de Marrakech. Elle considère ces activités comme vitales et en partage souvent des photographies sur les réseaux sociaux. Samia se veut à la fois pieuse – elle portait ce jour-là un long voile noir qui ne laissait apparaître que son visage et ses mains – et cosmopolite, comme en témoigne l’aisance avec laquelle elle s’exprime en français et en anglais. Nous savons tout cela parce que la jeune femme a longuement discuté avec nous à l’issue du spectacle et continue de nous contacter occasionnellement, comme d’autres membres du public.

Conscient de l’effet que pouvait avoir le jeu « possédé » de Mathieu dans une société où la possession est commune, Paul s’est approché de Samia en se dirigeant vers Mathieu. « J’ai peur », lui confia-t-elle dans une immobilité accentuée par son hijab. Souhaitant toutefois ne pas imposer une fermeture du sens, d’autant plus que la multiplicité des interprétations coexistant face à une séance de possession faisait partie de ce que nous cherchions à mettre en scène à ce moment du spectacle, Paul tenta de rassurer la jeune femme avec cette phrase : « Ne t’en fais pas, on joue ».

Ce n’est que plus tard pendant le spectacle que Paul revit Samia. Parti à la recherche de Lydia qui n’arrivait pas pour une scène qui nécessitait sa présence, il finit par la trouver dans le préau, visiblement anxieuse. Samia était allongée par terre, entre les bras d’une autre spectatrice, qui murmurait à son oreille des phrases répétitives en arabe. Une des responsables de l’Institut Français se tenait debout face à elles, au téléphone avec sa hiérarchie : « Oui, elle respire ! » Samia s’était évanouie dans la confusion de la possession du Docteur Faust. Découvrant la situation, Paul fut à la fois inquiet et immédiatement rassuré. Inquiet car nous étions peut-être allés trop loin. Il y avait comme un air de panique autour de la jeune femme. Rassuré car, outre le fait que l’incident restait somme toute assez familier pour un ethnographe de la possession, l’autre spectatrice avait pris en charge avec assurance le basculement de Samia en lui prodiguant l’accueil de ses bras et de sa parole. Elle nous expliquerait plus tard que les phrases qu’elle répétait à Samia étaient des versets du Coran, comme il convient de le faire quand quelqu’un est pris par un djinn. Cette cadre supérieure d’une société hôtelière de luxe, qui avait rendu visite à son mentor soufi juste avant le spectacle, considérait en effet que le basculement de Samia relevait de la possession. La jeune femme, pour sa part, nous raconterait à la fin du spectacle qu’elle avait simplement fait un malaise, parce qu’en tant que croyante elle n’aimait pas trop ces histoires d’esprits et avait pris peur en voyant Mathieu jouer au possédé.

Qu’est-il arrivé à Samia ? A-t-elle été « possédée », qu’on l’entende comme l’emprise d’esprits, comme une pratique culturelle conventionnelle ou comme un phénomène d’ordre psychobiologique ? A-t-elle fait un simple « malaise » ? Une part d’elle s’est-elle saisie d’un instant singulier pour exprimer quelque chose ? Il ne nous appartient évidemment pas de conclure sur ce qu’il en serait vraiment, d’autant plus que nous avons bâti ce spectacle sur l’idée de laisser le sens ouvert [11]. Cependant, l’expérience de Samia nous intéresse particulièrement en ce que son basculement n’a pas mis fin à sa participation à l’événement. Après être restée quelques instants à l’écart, assise sur une chaise du jardin, elle a retrouvé sa place dans le spectacle et a participé activement aux scènes suivantes. Elle resta parmi nous jusqu’au bout, participant avec entrain à la ronde finale, et partageant son expérience avec nous et d’autres spectateurs venus prendre de ses nouvelles pendant la discussion.

Entretien médiumnique et lecture de/à Faust

Nous sommes désormais sur l’un des quatre carrés de pelouse séparés par deux chemins de pierre en croix et par la fontaine centrale. Le Docteur Faust a fini de dire le dialogue entre le Seigneur et Méphistophélès grâce au soutien des membres du public. Allongé sur une table au pied d’un palmier, Mathieu reprend son souffle et peut-être ses esprits. Lydia et deux spectateurs l’éventent avec des palmes.

Pour Paul, il n’y a qu’une chose à faire : il faut interroger les esprits qui sont à l’origine de cette crise, comprendre qui ils sont et ce qu’ils veulent. N’a-t-il pas rappelé dans son exposé que la possession impliquait souvent la domestication d’une relation d’abord vécue comme accidentelle et invasive ? Pour cela, il faut que l’un d’entre nous se fasse médium. « Mais bien sûr », fredonne Stanislas d’un air moqueur. « Mais bien sûr », lui répond Paul avec l’assurance professorale des savants de cinéma hollywoodien, « vous-même vous pouvez être possédé. » D’un air de défi, Stanislas se porte volontaire, et le public est invité à se rendre dans le salon du riad pour une séance médiumnique. Lydia, soucieuse de ne pas abandonner le Docteur Faust à son sort, demande à ce qu’une partie du public reste dehors pour lui tenir compagnie.

Avant de laisser les spectateurs·trices pénétrer le salon aux boiseries colorées pour interroger un esprit, Paul leur explique que cette communication rituelle suppose le respect de quelques règles. Tout d’abord, chacun devra choisir l’une des nombreuses pièces d’étoffe qui ont été disposées sur un plateau devant la porte du salon. En effet, on ne saurait s’approcher du médium sans porter – de la manière que l’on veut – un de ces accessoires aux couleurs, matières et motifs variés. Autre règle de l’entretien médiumnique : l’esprit convoqué étant probablement esseulé, il faudra lui témoigner physiquement de l’affection, bien sûr dans les limites du confort de chacun. Enfin, si les négociations avec les esprits impliquent souvent de la ruse, celle-ci fait également l’objet de prescriptions rituelles. On ne peut demander directement à l’esprit qui il est. On ne peut lui poser qu’une question à la fois, en privilégiant d’abord des questions simples ou fermées. Et surtout, chaque question doit être accompagnée d’un compliment, qui ne doit pas avoir été déjà formulé au cours de l’entretien. Vous êtes prêts ?

Côté jardin, pendant ce temps, Mathieu/le Docteur Faust s’est finalement assis sur une chaise en fer forgé. Souffrant d’épuisement et de migraine, il invite les spectateurs restés avec lui à prendre place sur les autres chaises disposées autour de la sienne. D’une voix faible, il leur demande s’ils seraient assez aimables pour lui lire un livre qu’il affectionne particulièrement : ses mémoires (sur la couverture, on peut lire Faust, d’un certain Goethe). Peu lui importe que ce soit bien lu, il aimerait juste entendre une autre voix que la sienne, pour soulager son effroyable migraine.

Les spectatrices sont ici invitées à prendre part à deux scènes se déroulant simultanément dans des espaces différents du riad. Il importait pour nous qu’à au moins un moment du spectacle il soit rendu manifeste que l’exhaustivité n’était aucunement requise : le spectacle devait pouvoir survivre au fait de « manquer quelque chose ». Il s’agissait également d’encourager les spectatrices à se raconter, par la suite, ce qu’elles n’avaient pu voir d’un côté ou de l’autre. Les deux scènes proposées ici avaient en commun de faire appel à un dispositif relativement contraignant pour accompagner le basculement du public au centre de l’action. Les spectatrices s’y trouvaient invitées, sans y être obligées, à prendre la parole. On voit ici que notre mobilisation du modèle rituel dans le théâtre n’est pas tournée vers le symbolisme (tel geste aurait telle signification ou tel effet), ou vers une ambition spirituelle (ces scènes ne demandent à personne d’y « croire »). La caractéristique du rituel que nous avons cherché à exploiter est une disjonction relative de la forme de l’action et de l’intention – ou du moins une relation entre actions et dispositions distincte de celle de l’interaction ordinaire –, qui contribue à une ouverture des sens attribuables aux actes ritualisés (Voir Humphrey et Laidlaw 1994, 2007 ; Houseman et Severi 1994 ; Houseman (2012).

L’assemblée bariolée réunie dans le salon autour de Stanislas en médium se prêta au jeu de l’entretien médiumnique sans que Paul ait à montrer l’exemple en posant lui-même des questions à l’esprit. Comme avec la possession du Docteur Faust, nous avons cherché à appuyer un peu la distanciation de cette scène. Son écriture cherchait à compenser l’aspect potentiellement intimidant de la figure du médium entièrement couvert d’un voile doré, qui faisait explicitement écho à l’esthétique des rituels de possession vietnamiens dont des images avaient été montrées pendant la conférence. Installé au centre de l’alcôve du salon, Stanislas continuait ainsi d’interpréter un assistant du Docteur Faust joueur, moquant l’idée qu’il serait possédé en se recouvrant d’un simple bout de tissu, pour finalement se figer comme une marionnette au moment où il laissait le voile tomber sur sa tête. Là encore, le spectre des attitudes des spectateurs·trices était large, mais il nous semble que l’atmosphère générale était à la prise d’initiative et à l’écoute mutuelle. Certains taquinèrent l’esprit en l’interrogeant, d’autres posèrent des questions étonnamment existentielles, qui dépassaient largement le cadre fictionnel du spectacle.

La règle du compliment amena les spectateurs à rivaliser de poésie, se rappelant les uns aux autres qu’elles avaient oublié de flatter l’esprit lorsque Stanislas restait silencieux. La qualité plus ou moins auto-référentielle de l’action rituelle devenait ici une vertu pour l’activation de l’assistance : nul besoin d’être sincère, d’« y croire », ni même de faire preuve de talent. Il suffisait de faire « comme si », et c’était déjà beaucoup. La prescription de témoignages physiques d’affection à l’esprit eut moins d’effet, même si quelques-uns de ceux qui se trouvaient assis dans l’alcôve au plus près de Stanislas posèrent timidement une main sur lui. L’identité de l’esprit n’avait pas été discutée à l’avance, et c’est finalement Edith Piaf – une figure que Stanislas se sentait capable d’incarner et de faire reconnaître au public de l’Institut Français – qui fut découverte comme l’esprit perturbateur ayant troublé la vie du Docteur Faust. Ce qu’elle voulait, tout simplement, était qu’on chante pour elle. La scène se termina ainsi par une Vie en rose entonnée à l’unisson par la majeure partie du public. Il faut souligner pour cette scène, à côté des règles qui facilitaient la prise d’initiative des spectateurs, l’importance du jeu de Stanislas. Il sut mettre à profit les mouvements du voile doré et les silences qui séparaient les questions pour éveiller la curiosité du public, se contentant souvent de prononcer quelques mots ou de produire des signes ambigus par de légers mouvements de son corps.

À la lecture de cet article, Stanislas nous confia son point de vue d’acteur sur la scène :

Je ne sais si c’est important mais l’identité de l’esprit n’était pas définie à l’avance, je m’étais fait un ‘stock’ de possibles et c’est seulement au cours de la séance que Piaf a été isolée et choisie par moi. Plusieurs moments peuvent être identifiés : le jeu avec le public sur la situation de possession elle-même où, au final, je n’en sais pas plus qu’eux ; un moment où je prends la décision de qui j’incarne (j’en « sais » alors plus qu’eux) ; un moment où ils ont reconnu Piaf et jouent le jeu pour faire durer un peu le plaisir (ils en « savent » alors plus que moi) ; la chanson finale, espèce de communion totale entre les personnes en présence et le lieu, car, dans mon souvenir, la chanson était adressée aux murs du salon.

Le fait est que nous avons vécu avec une certaine délectation cette scène ainsi que la lecture de/à Faust (au même moment dans le jardin), où nous nous sommes retrouvés spectateurs d’une représentation, certes relativement cadrée par notre écriture, mais que le public s’appropriait avec un plaisir manifeste. Il s’agit probablement des séquences du spectacle où le basculement que nous cherchions à rendre possible s’est le plus réalisé. L’émergence de Piaf dans le spectacle, à travers les interactions entre Stanislas et le public, nous semble avoir approché notre horizon de redistribution des fonctions d’acteur, de spectateur et de metteur en scène.

Par contraste, une journée de la première session de la résidence avait été construite autour d’un autre aspect par lequel le rituel articule actions et intentionnalités : la liturgie, soit une succession scriptée d’actions plus ou moins obligatoires. Cette journée d’expérimentations scéniques franchement rasoir nous permit de constater que la liturgie impliquait le risque de détruire l’assistance, au sens de Brook – soit la capacité du public à contribuer à la construction du jeu. Arrivé à un certain point, l’ennui était tel qu’il encourageait les spectateurs que nous étions à développer des stratégies de détournement de notre attention, et à nous désolidariser du jeu, en attendant qu’il prenne fin. Cette expérience nous a également dotés d’une boussole dans notre travail : toute proposition testée se voyait opposer la question : « Il est où le plaisir ? ». Dans la lignée de Bertolt Brecht (1997), nous reconnaissions un rôle primordial au plaisir dans le but même du théâtre : sans possibilité de prendre plaisir à une scène, celle-ci se trouve invalidée. Pour qu’il y ait du plaisir pour le spectateur, il fallait qu’il y en ait aussi pour nous. La liturgie ne nous l’avait pas permis : il nous fallait restaurer la capacité du public à assister plus activement le jeu.

Écouter

Plus tard, alors que le soir est tombé, silence dans le spectacle, qui semble s’être fondu dans les bruits plus discrets du jardin. Tout le monde, acteurs et spectateurs, se tait, regarde, écoute : le vent dans les arbres, les chants d’oiseaux, la rumeur distante de la ville. Soudain, par-dessus l’enceinte de la Maison Denise Masson, un déluge de percussions fracasse le silence, semblant venir d’un riad voisin ou d’une des ruelles alentour. Certains spectateurs croient reconnaître les rythmes d’une confrérie gnawa, probablement embauchée comme c’est courant dans la médina de Marrakech par un riad touristique pour animer la soirée – mais le choix des rythmes est bien, pour ces spectateurs, ceux habituellement utilisés par ces confréries lors des séances de possession.

Nous avions prévu à ce moment de laisser le jardin passer au premier plan et d’élargir ainsi le champ de l’attention, incluant le maximum d’éléments, prévus ou non, dans le cadre dramaturgique proposé : tout ce qui est à portée de vue ou d’ouïe vient alors renforcer la dramaturgie ; il n’y a plus de distinction claire entre la scène imaginaire et la vie réelle.

Chaque soir, pendant nos quatre semaines de travail, nous avions été fascinés par le moment du coucher du soleil. Chaque fois quand la lumière baissait, les vents thermiques se levaient. Les feuilles d’oranger et de figuier du jardin bruissaient alors que les oiseaux et insectes se mettaient à chanter. Le jardin s’animait d’une vie intense. Tout autour, l’appel des minarets invitait le jardin clos dans un monde plus vaste. Et chaque soir nous nous demandions à quoi bon faire du théâtre. Si nous voulions impliquer le public dans des spectacles, c’est bien que cela devait en valoir la peine. Si ce que la vie offrait déjà là était plus beau, plus troublant, capable de plus nous affecter, notre spectacle était inutile.

Nous avions donc décidé que notre spectacle ne pouvait se faire contre cette toile de fond, mais avec elle – un peu comme le mur meurtri en fond de salle du Théâtre des Bouffes du Nord de Peter Brook. Mais le soir du spectacle, ce moment de contemplation du jardin ne s’est pas passé comme prévu, et nos effets de silence, de crépuscule et de vents thermiques n’étaient pas au rendez-vous. En répétition, nous aimions que la dramaturgie se déploie sans que nous ayons à intervenir, chargée de toutes les scènes précédentes. Le vent dans les arbres ou la rumeur de la ville pouvaient ainsi faire librement écho aux scènes précédentes. Des accidents pouvaient déjà y être inclus dramaturgiquement mais là, le fait pour les acteurs de ne pas agir faisait reposer toute la dramaturgie sur la vie autour et les éventuels liens que chacun ferait intérieurement. Le pari, c’était que le spectacle ait alors donné suffisamment envie aux spectatrices de faire des liens par elles-mêmes au-delà du cadre initialement proposé. Et contrairement à ce que pensa la responsable de l’Institut Français présente ce soir-là, nous n’avions commandé aucun orchestre ! Les tambours et les crotales s’étaient invités d’eux-mêmes, et nous n’avons jamais su d’où ils venaient. Nous ne sommes pas qualifiés pour dire si les percussions entendues relevaient effectivement des rituels de possession gnawa ou si c’est l’émerveillement qui les a fait entendre comme celles d’une ronde de possédés. Les spectateurs·trices ont eu la liberté d’interpréter ce surgissement comme une coïncidence, un signe ou une véritable irruption médiumnique. Leur autonomie d’interprétation avait été activée. Il nous semble que les scènes précédentes ont contribué à créer une disposition accrue à l’écoute, où l’accident et l’imprévu pouvaient être inclus dans le cadre dramaturgique, voire l’élargir. La capacité de la dramaturgie à affecter a pu se trouver renforcée par l’incertitude quant au caractère intentionnel ou non du surgissement des percussions dans le spectacle.

Ronde et discussion

Paul se tient debout à côté de la fontaine, un exemplaire de Faust à la main. Le public lui fait face. Il ouvre son texte à la page du poème final. À la manière des membres du public qui ont lu, un peu plus tôt, des extraits de la pièce au Docteur Faust, il s’applique avec une certaine fébrilité.

Toute chose périssable
Est un symbole seulement,
L’imparfait l’irréalisable
Ici devient événement.
Ce que l’on ne pouvait prédire
Ici s’accomplit enfin… 

À l’issue du poème, la sono de l’Institut Français s’active. Aux premières notes d’un glockenspiel des plus synthétiques, Stanislas et Lydia invitent quelques membres du public à former une ronde autour de la fontaine. Entre karaoké et fête villageoise, la musique qui emplit le silence du jardin reprend le poème de Goethe sur une mélodie de comptine, à laquelle ses rimes se prêtent pour le meilleur et pour le pire. Après un premier tour timide, la ronde s’emballe. Presque tout le monde y prend part. Lydia et Mathieu connaissent le texte, ils le chantent en français et en allemand. Paul se contente de fredonner la mélodie répétitive, de même que quelques spectateurs. D’autres frappent dans leurs mains. Dans la ronde, une spectatrice se réjouit et demande à l’acteur : « Oh j’adore cette musique ! C’est quoi cette musique ? » La ronde s’immobilise et l’équipe artistique se présente. Les spectateurs applaudissent. Nous les remercions. Mathieu leur explique que cette création est une recherche en cours, que leur expérience, la manière dont ils ont vécu la traversée, nous intéresse. Il y a du thé, des gâteaux, le jardin. Vous pouvez rester, prendre votre temps. Vous êtes les bienvenus.

Tout comme l’entrée du public et son accueil par l’équipe étaient considérés comme faisant partie intégrante du spectacle, le temps d’échange qui lui faisait suite était pour nous tout aussi important que les autres scènes. Nous nous étions donné pour consigne de faire autant de place que possible, dans nos discussions, à tout ce qui relevait de l’expérience des spectatrices, à leur ressenti, sans chercher à imposer une grille de lecture, mais sans nous interdire de faire part de notre propre point de vue. Le but était de maintenir ou de réintroduire du jeu (cette fois au sens mécanique du terme : du décalage), dans le sens du spectacle. Nous avions un peu travaillé sur les techniques de relance utilisées en entretien dans les enquêtes de sciences sociales. Tout cela s’avéra finalement peu nécessaire, tant le public se prêta avec enthousiasme aux conversations qui se nouaient avec nous ou entre spectateurs·trices.

Un étudiant photographie avec son téléphone le texte du final. Une psychiatre expose à Mathieu et Stanislas son point de vue sur les croyances dans les djinns, qui auraient créé une « nation d’hystériques ». Une mère de famille voilée confie à Paul que le spectacle l’a amenée à se dire qu’elle est « moitié rationnelle, moitié croyante » et « moitié musulmane, moitié superstitieuse », et que c’est très bien comme ça. Un metteur en scène nous parle de Tadeusz Kantor. De jeunes spectateurs et spectatrices font connaissance. Une étudiante en art veut se procurer le livre de Paul. Une femme qui a été longuement affligée par un djinn raconte à Lydia les états qu’elle avait alors traversés et sa convalescence d’un mois. Certains discutent du désir de connaissance incarné par Faust, d’autres de la beauté du jardin. Une femme d’affaires nous invite à dîner dans son restaurant touristique haut de gamme pour nous proposer d’y reprendre un jour notre spectacle. Nous avons encore beaucoup de travail en perspective pour ranger le riad et faire nos bagages, mais nous sommes heureux.

Le déroulement du spectacle, le fait qu’une part importante du public soit restée, et la teneur des échanges, nous poussent à nous dire que nous avons approché notre but. Lydia, Mathieu et Stanislas ont connu beaucoup de discussions de fin de spectacle. Mais celle de ce soir se distingue tant par la diversité des points de vue échangés que par le caractère intime des expériences partagées.

Ensemble et chacun·e

Faisons maintenant un bref bilan de cette résidence de recherche, qui fut une première étape d’un travail commun que nous souhaitons poursuivre : le terrain d’entente qui nous semble y avoir été trouvé entre le théâtre et l’anthropologie n’est pas éphémère.

Il faut tout d’abord reconnaître certaines des limites de notre travail. L’implication du public, que nous cherchions à activer, est restée cantonnée dans des limites qu’on peut assez aisément dessiner. Aucun·e spectateur·trice n’a été amené·e à intervenir autrement qu’en interaction avec un rôle déjà prévu par l’écriture du spectacle : questionner l’esprit perturbateur sous son voile, soigner le Docteur Faust en crise, et autres jeux dont nous avions explicitement dicté les règles… La distinction entre acteur et spectateur est encore restée trop nette. Rien n’incitait suffisamment les membres du public à proposer un acte imprévu qui aurait bouleversé le cours prévu de la représentation, voire à en prendre le contrôle. Finalement, nos efforts pour nous concentrer, dans l’élaboration de chaque scène, sur les dynamiques interactionnelles du rituel plutôt que sur son caractère scripté, ne nous ont pas empêchés de conférer au spectacle un déroulé très linéaire. De fait, tout l’effort de la deuxième session de la résidence a été centré sur l’écriture d’un déroulé de spectacle. Chassez la liturgie, elle revient au galop…

Un point resté aveugle est la notion – rendue seulement explicite par nos expérimentations liturgiques – de plaisir. Nous l’avons souvent mobilisée, de manière empirique, face à certains choix de mise en scène, mais sans vraiment la questionner. Comment l’articuler avec les dynamiques puisées dans le rituel ? De ce point de vue, nous touchons à une différence claire entre notre théâtre et le rituel. Dans le rituel, l’implication des individus, bien que facilitée par divers dispositifs, a souvent pour ressort les enjeux biographiques, thérapeutiques, ou spirituels qui motivent leur participation. Dans un spectacle, généralement appréhendé comme loisir, on ne peut en demander tant au public. Il est juste venu à un spectacle. Par contre, nous tenons à en demander un peu plus à chaque spectateur que d’être juste venu. Car après tout il aurait pu faire tout autre chose. Et pour qu’il s’implique, pour qu’il se prête au jeu voire se laisse affecter, nous avons la responsabilité de créer des conditions non menaçantes. Nous avons donc, au fond, cherché à proposer autre chose que l’angoisse face au dispositif théâtral. Pourvu que ce soit au service du jeu : tel était plutôt notre étalon de mesure. Une de nos hypothèses pour la poursuite de ce travail est qu’un détour plus conséquent par la notion de jeu pourrait permettre des reformulations de cette problématique du plaisir.

Il serait notamment utile de déployer plus amplement le cadre d’analyse proposé par Michael Houseman (2012, 2016). En effet, et bien que nous n’ayons pas, à proprement parler, ethnographié notre propre spectacle et l’expérience des spectateurs, la typologie des schèmes de l’interaction ordinaire, du spectacle, du rituel (« classique » et « New Age ») et du jeu semble pouvoir mettre en lumière certains aspects des situations que nous avons créées ou cherché à créer. Notre recours à des actions ou modalités d’action stipulées pour donner naissance à des actions inédites, lesquelles auraient pu affecter les dispositions des participants, nous rapprochait ainsi du rituel « classique » tel que le définit Houseman. Cela s’est réalisé de la manière la plus concrète pendant les scènes de la séance médiumnique et de la lecture à Faust. Toutefois, la force motrice pour agir sur les dispositions des spectateurs a continué de résider principalement dans les acteurs, dont les dispositions étaient moins au centre de notre attention. En ce sens, nous étions peut-être encore assez proches du modèle du spectacle, où les actions des uns influent sur les dispositions de ceux qui les observent. Cela étant, notre volonté de créer un terrain de jeu partagé nous donnait bien un horizon correspondant au modèle d’interaction ludique, où chacun reste pleinement auteur de ses actes, même si le cadre interactionnel donne lieu à des actes inédits. Enfin, même si nous n’avons formulé ni suggéré de prescriptions sur le ressenti que les spectateurs devaient éprouver à travers notre spectacle, ce qui l’aurait rapproché des rituels New Age, notre désir d’éveiller un mode de participation très réflexif avait quelque chose de commun avec ces pratiques, de même que la condition de plaisir que nous nous étions imposée pour l’écriture du spectacle. Il s’agissait en effet, dès l’accueil du public, d’inviter les spectateurs à un moment de réflexivité, que chacun se demande ce qu’il faisait là, dans ce lieu, avec ces gens, à assister ce spectacle. Et c’est précisément parce qu’il n’y avait pas de mauvaise réaction que la désinhibition et l’expérimentation personnelles devaient devenir possibles. Nous espérions que chacun puisse se dire : « Je ne sais pas mais j’y vais quand même ». Avec la marge élevée d’improvisation, et donc d’incertitude et d’imprévu, tolérée par le dispositif, les acteurs et les spectateurs se retrouvaient peut-être sur un pied d’égalité, à ne pas savoir ce qu’ils allaient produire [12]. À plusieurs reprises pendant la résidence, nous avons constaté nos réticences esthétiques et politiques vis-à-vis des pratiques de type New Age, dans lesquelles nous percevions une tendance à l’exotisation du rituel ou une inquiétante insistance sur la bienveillance. Mais si nous les avons évoquées, ne serait-ce que comme butoirs, c’est bien que nous percevions une certaine proximité.

Un des principaux déclics de notre recherche est venu dans les dix derniers jours, avec l’arrivée de Lydia, enseignante et actrice allemande vivant en France, et seule femme de l’équipe. Une de ses propositions de training, un jeu d’échange de mots et de tissus, travaillant sur le fait de ne pas se laisser emporter par le jeu et de prendre le temps de la rencontre, qui inspirerait une des scènes du spectacle, explicita dans notre processus de travail la problématique de l’inclusion. Lydia la formula d’une manière qui devint un mot d’ordre : « Moi je veux surtout que tout le monde se sente bien. » Ces mots délimitent ce que dans d’autres contextes certains appelleront un safe space (Raeburn 2004). Notre recherche sur une activation du public qui ne passe pas par la coercition ou la manipulation a ainsi impliqué un sens du care (Molinier et al. 2009). Il fut question d’accorder une attention spécifique, de prendre soin (sans aucune dimension normative, sans malades ni bien-portants), de créer des cadres qui fassent une place aux désirs et aux pudeurs de chacun. Nous cherchions à proposer une expérience conçue de manière à ce qu’elle puisse affecter, mais avec responsabilité : ce que la spectatrice en tirerait n’était pas défini à l’avance mais devait être bénéfique, et il devait toujours être possible de s’y soustraire. Cette volonté d’attention à chacune n’est pas qu’une posture éthique : elle nous semblait être une condition nécessaire à l’activation du public, au « je ne sais pas mais j’y vais quand-même. »

En ce sens, l’ensemble constitué par notre représentation relevait moins de la communitas (Turner 1977) que de la communauté émancipée de Rancière (2008), pour qui la valeur du spectacle est tout autant celle de l’expérience vécue, ensemble et chacun, que celle des réflexions que l’expérience a pu susciter, de ses « traductions » sur le moment ou a posteriori. Le spectacle fonctionne comme une médiation entre artistes et spectateurs, chacun ayant sa part du travail à accomplir :

(La performance) n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet. (…) Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs. (Rancière 2008).

Dans la discussion informelle à l’issue du spectacle, pour laquelle de nombreux·ses spectateurs·trices sont resté·es, nous avons pu constater que chacune avait trouvé un endroit familier d’appropriation de l’expérience commune : un metteur en scène l’associe à d’autres spectacles, une psychiatre y voit une critique de la superstition, une commerciale y voit un potentiel marchand et nous fait une proposition, une autre spectatrice y retrouve son expérience passée de la possession... Mais ces appropriations personnelles nous ont semblé, dans les conversations qui se nouaient, très ouvertes à la discussion, à l’altérité, et aux contours flous de l’expérience. Le paysage de multitudes créé par cette réflexivité a peut-être également permis à chacun d’envisager sa propre complexité : la diversité des points de vue discutés ne résidait pas qu’entre les spectateurs·trices, mais aussi en eux·elles – comme cette femme qui se disait « moitié rationnelle, moitié croyante » et « moitié musulmane, moitié superstitieuse ». Bien sûr, cette élaboration collective du sens nous englobait, et nous avons été profondément marqués par ces conversations, par l’intensité d’affect que nous recevions en écho – même si notre propre réflexivité s’est plutôt centrée sur le spectacle lui-même.

Pour nous deux, c’est l’ensemble de la résidence qui a été un lieu de production de savoirs.

Au-delà de la mobilisation de l’anthropologie du rituel et de la possession, il y avait finalement dans notre démarche quelque chose de fondamentalement anthropologique, en ce que nous cherchions à poser un cadre non-normatif, dans lequel il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise manière d’agir. Le théâtre que nous proposons fait ainsi écho à la question qui constitue le motif du film Chronique d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch (1961) : « Et toi, comment vis-tu ? ». Notre sentiment à l’issue de la représentation était que le spectacle avait permis la production de savoirs, des brefs échanges lors de l’accueil du public jusqu’aux récits intimes dans la discussion finale, en passant par la conférence et les jeux poétiques de l’entretien médiumnique. En ce sens, le théâtre que nous proposons pourrait constituer une œuvre de médiation anthropologique sur la question du croire et du jeu. Nous nous plaisons à imaginer que certains des spectateurs ont acquis, en se joignant à nous ce soir-là, ce qu’ils auraient également pu acquérir en lisant de l’anthropologie.

Au-delà de la mobilisation du Faust de Goethe, il y avait aussi finalement dans notre démarche quelque chose de fondamentalement théâtral, en ce que l’activité réflexive des spectateurs·trices, dans leur multiplicité, par toutes les modalités de contributions ouvertes (la réaction, l’action, la discussion) étaient devenues constitutives et indispensables à un phénomène qui, autrement, n’aurait même pas pu prendre forme. Un autre soir, avec un autre public et d’autres réactions, aurait donné lieu à un tout autre spectacle qui nous aurait raconté tout autre chose. Le caractère par conséquent unique de la représentation a pu contribuer à sa puissance d’affect : c’est parce que ces personnes-là étaient là ce soir-là, dans ces conditions-là, que quelque chose s’est passé, et que chacun a peut-être pu d’autant mieux s’approprier les bénéfices de la représentation qu’il y avait contribué.

add_to_photos Notes

[1Par souci d’inclusion, pour que le masculin ne l’emporte pas toujours, nous alternerons librement entre masculin, féminin, et formes diverses d’écriture inclusive.

[2Remerciements : Lydia Böhmert, Stanislas Briche, Laurène Cheilan, Cristina De Simone, Gaston Dubois, Noureddine Ezarraf.

[3Voir Pouillon (1993), Hamayon (2012), Luca (2013).

[4Entendu ici comme celui qui réalise une action.

[5Le training n’est pas une pratique systématiquement prise en charge par toutes les compagnies. Pour celles qui le pratiquent, il est à l’acteur ce que les gammes sont au musicien, ou l’entraînement au sportif : un moyen quotidien de développer et d’entretenir des compétences spécifiques, et par là-même de réinterroger sa pratique.

[6Voir Houseman et Severi (1994).

[7Dans un séminaire où il comparait théâtre et rituel, Michael Houseman a proposé que le premier est fondé sur une identification du spectateur non au personnage mais à l’acteur, caractérisé par une capacité de dédoublement qui fonde la possibilité d’être affecté par la fiction (Houseman 2002). Cette proposition était d’autant plus importante dans notre cas que nous cherchions à rendre cette identification plus concrète encore.

[8Voir Berti (2001 : 294-296). Sur la dimension initiatique de cette pratique, du point de vue des porteurs, voir Schipper (1985 : 27).

[9Voir Gell (1980).

[10Nous réalisons que les termes de l’engagement avec un objet inerte et avec un corps ne sont pas tout à fait les mêmes, en termes d’accordage et de pudeur notamment, mais il nous semble qu’on reste ici dans la dynamique générale décrite par Gell, qui indique que les êtres humains (ou plutôt leurs corps) peuvent fonctionner comme des indices d’agentivité, notamment dans la possession (Gell 2009 : 82-83).

[11Dans les termes que l’un d’entre nous a proposés, cette situation est un bel exemple d’« épreuve de la possession » (Sorrentino 2018).

[12Il nous faut toutefois reconnaître que nous avons en quelque sorte différé l’accomplissement et l’explicitation de cette réflexivité jusqu’à la discussion finale du spectacle.

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Pour citer cet article :

Paul Sorrentino, Mathieu Huot, 2022. « Croire, jouer, assister. Une recherche théâtrale sur le rituel et l’activation de l’assistance ». ethnographiques.org, Numéro 42 - décembre 2021
Rencontres ethno-artistiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2021/Sorrentino_Huot - consulté le 27.04.2024)
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