Entre juin 2015 et juin 2018, nous avons entrepris une expérience de recherche-création-intervention artistique intitulée « Territoire ». Le projet visait à interroger « le territoire aujourd’hui, à l’aune de la mondialisation et de la société en réseau » à l’aide d’un « dispositif original de dialogue entre chercheurs, acteurs régionaux et théâtre » [1]. Il a impliqué le travail de sept chercheurs en sciences sociales (anthropologie, économie territoriale, géographie humaine, psychologie socioculturelle et sociologie), d’un auteur-dramaturge-metteur en scène formé en anthropologie, et d’une équipe théâtrale composée de quatre comédiens professionnels, dont une co-metteuse en scène [2], d’une scénographe, d’un créateur lumière, d’un musicien et du responsable d’un théâtre local. En plus de cette équipe, des dizaines d’autres personnes et plusieurs institutions ont rendu le projet possible par leur travail, leur engagement et leur soutien et nous tenons à les remercier chaleureusement.
Autant préciser que nos ambitions initiales étaient grandes et un peu naïves : faire comprendre aux collectivités publiques qui nous financent l’utilité de nos sciences pour comprendre et agir sur les grands enjeux sociaux, en dialogue direct avec les forces vives de la Cité et, ce faisant, développer une approche originale d’un “théâtre anthropologique”. La présente contribution vise à documenter et à analyser ce qui a suivi, notamment le passage de notre volonté initiale de théâtre anthropologique (la théâtralisation d’une réflexion théorique sur une problématique anthropologique) à la réalisation d’une série d’événements théâtraux ethnographiques (la théâtralisation fictionnalisée de configurations sociales locales saisies avec les outils de l’ethnographie). Nous décortiquerons les dynamiques d’action et d’interaction qui nous ont poussés à moduler nos objectifs et nos méthodes en fonction des attentes et des sensibilités des acteurs sociaux [3], mais également en fonction de nos propres préférences et choix en matière de “bonne ethnographie” et de “bon théâtre”. Nous interrogeons plus particulièrement la nécessaire descente à un niveau de granularité suffisant pour inspirer et rendre crédible la reconstruction ethnographique fictionnalisée des situations que nous avons étudiées, en explicitant les positionnements (scientifique, artistique, social) que nous avons fini par adopter. Si nous sommes prêts à défendre l’ensemble des choix effectués ainsi que les produits finaux, qui ont été chaleureusement accueillis par nos divers publics, nous voulons néanmoins explorer les tensions et les limites rencontrées.
Nous avons choisi pour cet article une approche qui retrace les grands axes du projet, sans rentrer dans toute la profondeur de son détail [4]. Le récit qui suit est une reconstruction ex post facto d’un processus complexe et en large partie improvisé en fonction des difficultés et potentialités rencontrées durant trois ans. Nous donnons sans doute à ce processus, ça et là, une forme plus cohérente qu’il ne l’a eue sur le moment, mais il nous semble difficile de faire autrement et nous n’avons pas essayé d’annuler les effets de la rétrospection.
Les conditions de félicité
L’aventure a commencé autour d’une bière entre collègues, un vendredi, sur une terrasse. Quel projet, se demandaient un économiste hétérodoxe, une ethnologue, un géographe et une psychologue, pourrions-nous concocter pour montrer à notre direction, à nos élus et à nos concitoyens, ce que nous savions faire dans notre “maison” interdisciplinaire, la Maison d’analyse des processus sociaux (MAPS) ? Nous avions déjà une base, une série d’événements « entre art et savoir », appelée « Théâtre de la Connaissance », lancée en 2014 pour faire venir dans le canton de Neuchâtel des pièces de théâtre en lien avec les sciences sociales et créer ainsi un soupçon de buzz local autour de nos activités. Or, les précédentes éditions du Théâtre de la Connaissance étaient basées sur des pièces de théâtre déjà existantes, en lien plus ou moins étroit avec nos recherches. Le défi que nous voulions désormais relever était de créer une pièce originale, basée cette fois-ci sur nos propres recherches et mobilisant, qui plus est, un dispositif dit « participatif ». Avant même la troisième bière, nous sommes tombés d’accord sur “l’instrument”, sur le mobile, sur le lieu et sur les personnages.
L’instrument
L’instrument nous attendait en pleine vue : il s’agissait des subsides AGORA du FNS (le Fonds National Suisse, la principale institution suisse d’encouragement de la recherche scientifique), qui promeuvent « les connaissances sur la recherche scientifique actuelle et le dialogue entre les scientifiques et la société » (voir règlement FNS). Aussi bien la générosité des subsides accordés (qui peuvent aller jusqu’à CHF 200’000 au total, soit environ €185’000, et porter sur une période de trois ans) que la flexibilité du programme (qui permet l’engagement d’artistes et d’assistants à la coordination, et qui prévoit des financements pour des frais de matériel, de production et de communication) étaient aptes à nous motiver à tenter d’épouser son format et son langage pour monter une demande de financement. Ce format vaut un court détour analytique, car il illustre l’un des paradigmes du rapport entre art et anthropologie que nous avions cherché à complexifier lors de notre projet.
Le programme AGORA exprime une vision classique de la rencontre entre science et Cité : flottant quelque part en amont et en dehors de la société, la science avance, autonome, produisant des connaissances qu’elle peut choisir de transférer à celle-ci par la suite. Sans employer le mot désormais tabou, le FNS encourage ainsi la « vulgarisation » pour améliorer l’accès des citoyens au savoir, mais également pour les rendre bien disposés à continuer de financer, par leurs impôts, la recherche scientifique. Cette approche positiviste et unidirectionnelle du programme apparaît clairement dans son règlement, où l’on perçoit par ailleurs une certaine méfiance à l’égard des artistes :
Art. 1, al. 3 : « Sont soutenus des projets de communication élaborés et mis en pratique par des scientifiques, qui peuvent collaborer avec des expert-e-s dans le domaine de la communication, de la transmission des connaissances ou de la culture. La communication directe avec le public doit être en premier lieu assurée par les scientifiques eux-mêmes » (notre emphase).
Dans les faits, cette vision “communicationnelle” est susceptible d’être contestée par le comité d’experts internationaux provenant « du domaine même de la communication ou de domaines apparentés et appropriés pour l’évaluation du projet » (Art. 10, al. 1). Issus du monde de la culture au sens large, ces experts peuvent revaloriser la contribution des acteurs culturels par le biais des évaluations qu’ils effectuent, voire même renverser la vision du rapport entre art et science exprimée dans le règlement qu’ils appliquent, comme ce fut le cas pour notre projet.
La demande de fonds pour « Territoire » a été préparée par Ellen Hertz (requérante principale), Hugues Jeannerat (coordinateur scientifique) et Nicolas Yazgi (directeur artistique), en collaboration avec Olivier Crevoisier, Ola Söderström et Tania Zittoun, professeurs co-requérants. Elle reflétait un modèle alternatif du rapport entre science et société, plus dynamique et collaboratif que celui du FNS, basé sur le « dialogue », et apte, à notre sens, à permettre l’expérimentation de « new ways in which the social sciences can draw on and contribute to public debate, social innovation and local community belonging, in dialogue with regional, national and global agendas » [5]. Concrètement, nous avions prévu un processus collaboratif (que nous disions parfois « participatif ») en trois phases, impliquant chaque fois plus de partenaires. Premièrement, les chercheurs travailleraient de concert avec le dramaturge-metteur en scène pour élaborer des « saynètes » théâtrales basées sur leurs thématiques de recherche respectives. Dans une deuxième phase, nous jouerions ces pièces, sur invitation, devant les acteurs sociaux directement concernés par ces thématiques et récolterions, à travers un format « focus group », leurs réactions, critiques et suggestions pour rendre les pièces plus vraisemblables et aiguiser l’analyse collaborative des enjeux. Dans une troisième phase, et sur la base d’une synthèse des matériaux générés lors des phases précédentes, nous étendrions ce « dialogue interactif » au grand public à travers la création d’une pièce originale d’environ 90 minutes et des bords de scène.
Conscients que ce passage à la sphère publique pourrait soulever des inquiétudes et nécessiter des mesures de confidentialité pour protéger les réputations et les relations professionnelles des uns et des autres, nous avons veillé à créer un « safe space », soit un contexte de travail « during which serious problems can be addressed in a setting that is simultaneously playful, engaged and respectful ». Dans notre idée, la fiction était le ressort principal pour instaurer cet esprit de bienveillance et de confiance. La pièce “traduirait” les problèmes, questions et enjeux que nous avions mis en lumière de manière à permettre aux acteurs sociaux de prendre du recul par rapport à leurs propres réalités, de voir “leurs” réalités du point de vue des autres personnes impliquées, et ainsi d’appréhender avec un regard différent la complexité inhérente à tout phénomène social, voire même de prendre un plaisir renouvelé dans cette complexité.
Si cette démarche en trois phases répondait à une vision moins linéaire et moins hiérarchique du rapport entre science et société, elle s’efforçait néanmoins de “rentrer dans les cases” et de se conformer au langage du FNS.
Avec le recul, nous constatons que non seulement le paradigme unidirectionnel du FNS, mais également la vision “dialogique” du rapport entre science et société proposée par Ellen, minorisaient, chacun à sa manière, l’apport central de l’art, en l’occurrence de la forme théâtrale, dans la réalisation du projet. Comme nous allons le voir, le théâtre n’agira ni comme une courroie de transmission d’informations venant de la science ou de “la réalité sociale”, ni comme un divertissement qui aiderait à détendre les débats, mais bien comme une forme de connaissance à part entière qui, s’appropriant l’apport des sciences sociales, fournit son propre accès à cette réalité.
Le mobile
Quant à la problématique qui motivait notre demande, nous l’avons trouvée presque aussi rapidement que notre instrument. Il s’agirait de travailler sur les « silos », que nous avons définis comme : « the pervasive tendency of employees working within hierarchical administrative systems (both public and private) to fail, even to refuse, to communicate with others working on the same or related tasks, either within a single organization or across sectoral or organizational boundaries ». Nous partions d’une idée aussi simple que générale de ce “problème social” auquel nous voulions trouver des remèdes : « Silo syndrome [is] a central problem in a number of research projects we are currently directing, limiting possibilities for effective action and creating conflict and dissatisfaction in professional and public life ».
La notion de silo a été popularisé par une anthropologue, Gilian Tett (2015), mais elle a depuis été surtout utilisée par les sciences de l’administration et du management. L’usage stratégique que nous faisions de cette notion était tout d’abord celui d’un « objet-frontière » (Star et Griesemer 1989), suffisamment générique pour englober plusieurs thématiques de recherches en cours et suffisamment pertinent pour attirer en parallèle l’attention des acteurs sociaux, notamment étatiques. Ensuite, nous souhaitions que cette notion puisse encourager ces acteurs sociaux à sortir de leurs propres silos pour rejoindre notre entreprise de théâtre participatif. Par ailleurs, la notion de « syndrome de silo » [6] permettait aussi à l’équipe académique de thématiser le nécessaire dépassement des frontières entre disciplines, et de s’approprier réflexivement ce concept. Last but not least, le syndrome de silo évoquait des images théâtrales et des pistes dramaturgiques prometteuses pour les pièces courtes, comme pour la pièce finale. En somme, placer le syndrome de silo au centre de notre démarche reflétait à la fois un enjeu pour nous (complexification de la société et problèmes que cela pose pour empoigner les questions de société urgentes) et une thématique susceptible de poser problème pour les acteurs sociaux que nous allions solliciter, et donc de les « intéresser » au sens de Michel Callon (1986).
Lieux et personnages
Nous sommes partis avec l’idée de prendre comme objet les services de l’administration étatique avec lesquels nous étions en contact à travers nos différentes recherches dans le canton. Ce faisant, nous revendiquions de travailler sur le local, comme le titre « Territoire » l’indiquait d’ailleurs, en opposition à la rhétorique universitaire dominante valorisant “l’international” de manière aussi programmatique qu’irréfléchie. Dans notre requête, nous avons même directement fait référence au programme de législature du gouvernement cantonal, axé sur la réforme institutionnelle et le renforcement de la cohésion cantonale. En arrière-fond de ce programme rôdait le fait que le territoire neuchâtelois est marqué par une fracture historique entre le « Haut » et le « Bas » du canton, et embourbé dans une rivalité économique et politique qui menace le bon fonctionnement - et l’image - du canton. Même si nous n’avons jamais prétendu contribuer à résoudre ce problème à travers notre projet, nous savions qu’il serait présent implicitement dans la lecture que les acteurs locaux pouvaient faire de notre démarche, et qu’il resurgirait à différents moments lors du processus de travail. La conception de la recherche a donc requis une anticipation de sa réception par les différents acteurs de la région.
À la recherche de la “bonne science”
Une fois le financement du FNS acquis, nous nous sommes lancés, gaillards, dans la première phase du projet en mars 2016. Silos obligent, nous nous sommes immédiatement heurtés à quelques difficultés.
Le concept de silo : trop pertinent pour les acteurs sociaux initialement pressentis
Nous soupçonnions que notre volonté de “dé-siloiser” le rapport entre science et Cité était partagée par les acteurs institutionnels tels que le FNS et l’Université. Par contre, nous n’avons pas pris la mesure de l’intensité avec laquelle les instances cantonales étaient elles-mêmes déjà engagées dans un processus de dé-siloisation de leurs propres services, lié à une réforme générale du fonctionnement de l’administration cantonale. En effet, les modes de fonctionnement par projets “hybrides” et “réflexifs” commençaient à devenir courants dans l’administration publique comme dans le monde associatif. Comme nous l’ont enseigné les travaux en sciences sociales depuis un certain temps déjà, vouloir brouiller les frontières ne relève pas d’une coquetterie académique, mais d’un mouvement de fond de la modernité dite « réflexive » (Beck et al. 1994), que l’on retrouve au cœur de l’État (Kerléo 2020), comme au sein des entreprises animées du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello 1999), et qui se reflète dans la conception même de ce numéro d’ethnographiques.org.
Rétrospectivement, cette évolution explique le soutien enthousiaste que nous avons reçu dans un premier temps de le part de toute une série d’acteurs politiques et culturels du canton : le Conseil d’État (l’exécutif cantonal), les théâtres locaux, ou le Réseau urbain neuchâtelois (« RUN »), qui est une association d’« appui aux collectivités et porteurs de projets neuchâtelois […] dans le but de faire rayonner et progresser ensemble les acteurs neuchâtelois pour le bien de la population du canton » [7]. Rétrospectivement aussi, elle est à l’origine des hésitations et obstacles que nous avons rencontrés par la suite. S’il était entendu depuis le début du projet que nous n’allions pas être les seuls à occuper une position réflexive, et que les acteurs sociaux n’allaient pas agir comme si nous n’étions pas là, nous ne savions encore pas encore quelles formes prendraient leur réflexivité à eux et nous avons été surpris.
En effet, dès nos premiers entretiens avec des membres de l’administration cantonale, il est apparu que malgré leur intérêt pour la thématique, notre enquête leur apparaissait comme une forme d’audit : une évaluation de leur maîtrise des outils de la réflexivité. En effet, dans notre enthousiasme, nous avons commis une erreur de débutant : oublier de porter attention à la manière dont l’entrée sur le terrain peut influencer la suite de l’enquête. Si le soutien apporté par le Conseil d’État a probablement joué un rôle crucial dans la décision du FNS de nous financer, et dans celle de l’Université de Neuchâtel de soutenir généreusement le projet, il empêchait nos interlocuteurs de considérer notre présence sur le terrain comme innocente ou neutre. Dès le deuxième entretien formel mené par Ellen, un fonctionnaire cantonal, qui s’était pourtant déclaré vivement intéressé par la démarche lors d’une précédente discussion informelle se montra soudainement méfiant, annonçant qu’il devait faire approuver la démarche par ses supérieurs avant de pouvoir nous répondre. Il hésita même à revenir sur l’incident dont il avait parlé spontanément à Ellen lors de leur première rencontre ; incident hautement révélateur des effets de silos dans la gestion d’une situation de crise, qui avait enthousiasmé toute l’équipe, car il laissait entrevoir un sujet prometteur pour une des pièces de la phase II du projet.
Le concept de silo : peu pertinent pour certains membres de l’équipe scientifique
Si le concept de silo “parlait trop” aux acteurs sociaux, il s’est rapidement avéré que, pour certains chercheurs, il n’était pas suffisamment pertinent. Dès la première réunion, de projet en mars 2016, regroupant une bonne vingtaine de chercheurs envisageant de s’y engager, quelques-uns déclarèrent n’être « pas à l’aise » avec ce concept qu’ils jugeaient à la fois trop normatif (« qui pose le diagnostic ? »), anhistorique (« d’où vient cette nouvelle manière de poser le problème de la gouvernance ? »), et peu utile pour saisir les dynamiques de pouvoir (« qui sont les gardiens des cadres ? ») [8]. L’un d’eux a proposé d’emblée d’« utiliser le mot ‘silo’ comme objet de communication auprès des personnes interrogées », mais de le laisser tomber par la suite, lorsqu’il s’agirait de répondre à la question qui nous animait tous : « pourquoi n’arrivons-nous pas à résoudre les grands problèmes de société contemporains ? » Un autre, par contre, s’enthousiasmait de la richesse des images et des métaphores que l’idée de silo rendait possible. D’autres idées vinrent encore complexifier les différentes perspectives adoptées au sein de l’équipe : qui d’insister qu’il fallait « entrer par les lieux où la conflictualité et la complexité s’incarnent concrètement », qui de renchérir qu’il y avait « quatre grandes questions d’actualité » à partir desquelles nous pourrions partir pour choisir nos cas d’étude (la durabilité, la sécurité, la santé et le numérique), qui de suggérer qu’il fallait s’intéresser à l’interdépendance entre l’État, le secteur privé et le secteur associatif.
Cette première discussion n’était pas de nature à rassurer Ellen, gardienne (auto-désignée ?) d’une certaine cohérence d’ensemble qui, à ce stade, relevait davantage d’un idéal que d’une réalité. Nicolas, ayant déjà discuté des limites du concept de silo avec Ellen, n’avait de son côté pas considéré qu’il y avait problème, mais plutôt mise à niveau de l’équipe à propos des dites limites. Finalement, aucune décision explicite n’a été prise au sujet du rôle des silos dans la construction du projet lors de cette réunion, ni plus tard d’ailleurs.
Le sauvetage par le concret
En juillet 2016, lors de la deuxième réunion qui rassembla un comité plus réduit de chercheurs et le dramaturge, Ellen tira la sonnette d’alarme : le projet était selon elle dans une impasse [9]. Non seulement les premières personnes interviewées s’étaient montrées réticentes à l’idée de collaborer avec nous, mais il subsistait une diversité énorme en matière d’entrées théoriques, de terrains concrets et d’intérêts académiques au sein de l’équipe des chercheurs. Par où commencer, littéralement ?
La discussion lors de cette deuxième réunion mériterait une analyse conversationnelle approfondie, car elle illustre à merveille un des enseignements de base de l’interactionnisme : les gens en réunion ont tendance à faire comme s’ils parlent de la même chose. Dans le cas de notre réunion, les participants partirent dans des directions parfois diamétralement opposées. Certains avancèrent l’idée qu’il fallait prendre à bras le corps le grand récit mythique du canton : âge d’or de l’horlogerie (dans un passé que personne n’identifiait avec précision) ; déclin économique, démographique, de prestige depuis trente ans ; déclin qui exacerbait les conflits « Haut/Bas » ; conflits repris avec délectation par les journalistes empirant à leur tour l’image du canton, et ainsi de suite. L’idée était que la confrontation à la fois humoristique et dramatique de ce mythe à un récit scientifique plus subtil et différencié permettrait aux chercheurs de contribuer, par le théâtre anthropologique, à dénouer un grand problème du canton. Contre ce grand récit, d’autres participants proposèrent plutôt de partir de demandes émanant des acteurs sociaux pour générer une démarche à la fois concrète et participative. Enfin, de temps à autre, les chercheurs se tournaient vers Nicolas, qui tentait d’expliquer comment il travaillait, sans toutefois être sûr de bien s’exprimer ni d’être réellement entendu, et qui, surtout, revenait régulièrement sur les contraintes pragmatiques du travail théâtral dans l’espoir de contribuer à la cristallisation des débats.
Miraculeusement (du point de vue d’une Ellen, d’abord tendue puis reconnaissante), aucun des chercheurs impliqués n’a abandonné la foi que quelque chose de valeur pourrait résulter de ce processus d’improvisation. Les premières décisions s’imposèrent par la force des choses : Nicolas ayant déjà planifié les séances de travail avec les comédiens, et la première de ces séances s’approchant à grands pas, il fallut rapidement choisir une étude de cas et définir un programme de travail (conduite d’entretiens et d’observations complémentaires, conception d’une dramaturgie, validation de l’équipe scientifique, écriture, mise en scène, invitations aux acteurs sociaux). Dès lors, les questions pragmatiques prirent le dessus, et les deux premiers cas furent choisis en fonction des contacts disponibles et des agendas des chercheurs qui souhaitaient participer de plus près à l’élaboration des pièces courtes.
Et les silos, alors ?
Malgré la joyeuse cacophonie qui caractérisa nos discussions au sujet de la notion de silo, et de sa pertinence, ce terme a continué à jouer un rôle structurant pour nous (les auteurs) durant toute la phase 2 du projet. Au-delà de son statut théorique d’“objet-frontière”, la notion avait le mérite, d’un point de vue méthodologique, de circonscrire les dynamiques sociales sur lesquelles nous focaliser durant les entretiens et nos recherches complémentaires. D’un point de vue théâtral, elle continuait à être productive sur les plans de la dramaturgie, de la métaphore et de la visualisation scénique. Pour Ellen, cette manière de fonctionner a représenté une transformation plaisante mais déroutante de son rapport au terrain : elle s’est mise à écouter ce que lui racontaient les personnes interviewées d’une toute autre oreille. L’entretien devenait l’occasion d’un jonglage entre récolte d’informations ethnographiques, début d’analyse anthropologique et irruptions soudaines de visions théâtrales (arrangements scéniques, costumes, lumières) déclenchées par les propos tenus par ses interlocuteurs. Nicolas, pour sa part, faisait la même chose, mais de manière en quelque sorte inversée, avec une primauté donnée aux informations utiles pour la conception théâtrale. En somme, si les détails ethnographiques nous apparurent centraux à tous les deux, quoique de manière différente (nous ne relevèrent pas forcément les mêmes détails), nos techniques furent différentes. Nicolas, à la manière d’une « pie voleuse qui ramasse ce qui brille et lui fait envie », ne retint que ce qui lui semblait significatif, tandis qu’Ellen, craignant de « louper quelque chose », s’efforça d’être la plus exhaustive possible, comme le requiert la pratique de terrain.
Monter sur les planches sans enfoncer le clou
Faire équipe, ou les germes du “bon théâtre”
Lors d’une sortie avec quelques membres de l’équipe, nous sommes allés voir le fruit d’une collaboration sciences sociales-théâtre dans un fameux centre d’art scénique contemporain. Nous en sommes sortis assommés, convaincus que nous ne voulions pas travailler dans la même direction. Pour nous, la pièce que nous venions de voir était trop conceptuelle, austère et pompeuse et ne proposait qu’un cliché de la science qui n’invitait ni à la réflexion ni au débat. Cet épisode est mentionné ici parce qu’il a été structurant dans la cohésion de l’équipe et parce qu’il a clairement posé les bases de notre approche théâtrale. Si cette démarche faisait partie d’un processus de recension de ce qui se pratique comme dialogue entre art, science et Cité, le fait d’utiliser l’expérience pour décider ensemble ce que nous voulions élaborer comme forme de théâtre n’était pas du tout prévu. Comme le montre le contexte dans lequel est né notre projet (une discussion lors d’une bière entre collègues), il est intéressant de noter que les décisions les plus importantes ne se prennent pas toujours dans les cadres les plus formels. Par ailleurs, nous avons trouvé presque plus de pistes en nous définissant a contrario de ce que nous rejetions qu’en nous inspirant de ce qui nous parlait. C’est en tout cas de cette manière, et dans une certaine mesure sans nous en rendre compte, que nous avons négocié et défini ensemble les bases [10] de ce que nous pensions être du “bon théâtre” dans le cadre de ce projet.
Lors de la discussion qui a suivi la pièce, nous avons donc décidé que nous souhaitions de l’humour et de la générosité envers un public cible hétéroclite pas particulièrement féru d’art scénique contemporain. Nous cherchions un décalage heuristique avec la “réalité ethnographique” qui n’annihilait pas cette dernière, mais générait une distance suffisante pour y réfléchir collaborativement. Sur ces bases, la manière de générer la forme, le ton et l’approche dramaturgique concrète a été par la suite laissée à Nicolas, qui validait ses choix spécifiques avec l’équipe scientifique.
Principes dramaturgiques
Pour donner un aperçu crédible de la complexité des thématiques, Nicolas a vite décidé d’oublier l’idée de saynètes [11] proposée dans la demande de fonds originale, et d’écrire plutôt pour chaque thème une pièce courte (30 à 40 minutes), articulée autour d’une dramaturgie complexe, avec un début, un arc narratif, des tensions et un dénouement. Cet artifice permettait de séparer la fiction de ses référents, car dans la “vraie vie”, les dynamiques dans lesquelles les acteurs sociaux sont enchâssés n’ont ni début ni fin. Il permettait aussi d’activer les ressorts de la fiction pour créer des attentes et des identifications, et pour mobiliser des émotions qui venaient servir nos objectifs.
Au niveau de l’écriture, Nicolas a choisi une approche qui posait les rôles et fonctions des acteurs sociaux, leurs interrelations, leurs différentes perspectives, les enjeux et les articulations au centre de la dramaturgie. Ceux-ci étaient tous fondés anthropologiquement, mais traités avec une exagération qui les rendait irréels et ubuesques. L’idée de base était donc à la fois de construire une dramaturgie ayant pleine “pertinence anthropologique” et de “pousser le trait”, afin que les participants ne puissent pas penser qu’il s’agit d’une représentation réaliste et qu’ils soient amenés à réagir lors des débats pour nuancer les choses.
Les participants aux fora formaient à chaque fois une “constellation” d’une trentaine de personnes [12] évoluant autour des objets-frontières que représentaient pour eux chaque thématique [13]. Le principe directif reposait sur une dynamique constante de micro-identifications et de prises de distance différenciées pour chaque participant qui se déployait au travers de détails ethnographiques précis mais détournés. Chacun voyait tour à tour survenir des caricatures des objets, des comportements et des discours qui façonnaient les pratiques et les manières d’interagir rencontrées “en vrai”. L’effet recherché, et qui semble avoir fonctionné, était que chacun rie de soi, rie des autres, et soit témoin de ce qui le fait rire comme de ce qui fait rire les autres ; ceci sans jamais qu’il soit directement question de soi ou des autres. Le simple fait de prendre conscience en temps réel que différents éléments font rire différentes personnes… différemment… permettait déjà, selon nous, de prendre de la distance et de générer de la réflexivité. Cette dynamique visait à produire un effet de “rire ensemble”, dont le pari était qu’il créerait une forme de complicité qui faciliterait les échanges en dédramatisant les sujets abordés (ce qui n’est possible que si la fiction se libère de l’impératif descriptif), tout en offrant un espace de référence pour trianguler les débats via la fiction (ce qui n’est possible que si la fiction est pertinente).
Dans son ensemble, le dispositif dramaturgique avait pour objectif de donner à voir avec un grand-angle, de manière loufoque mais sociologiquement fondée, les dysfonctionnements, mais aussi les complémentarités, des personnes, des institutions et des pratiques concernées par chaque thématique. L’accent était mis sur les effets de silo, sur les multiples perspectives (sans les hiérarchiser), sur les interdépendances et sur les conséquences de leur articulation à différents niveaux, socialement et existentiellement.
Encadré : Les trois pièces courtes et leurs coulisses
J’veux du soleil : La pièce du premier forum suit les tribulations d’un ingénieur porteur d’un projet novateur de bâtiment producteur d’énergie solaire. Déjà marginalisé dans son institut, qui ne s’intéresse qu’au rendement des cellules photovoltaïques en condition de laboratoire, sa désillusion ne fait que croître alors qu’il rencontre différents acteurs sociaux (politiques, urbanistes, responsables du patrimoine, architectes, etc.) censés l’aider dans la réalisation de son projet. Celui-ci se rétrécit comme peau de chagrin à chaque étape pour finir réduit à l’absurde, alors que les effets d’annonce médiatiques et politiques, eux, ne font que croître d’une manière grandiloquente et complètement dissociée des faits. La pièce a été basée sur une recherche doctorale menée par Ariane Huguenin sur les politiques d’innovation et de valorisation territoriale du canton de Neuchâtel, avec une étude de cas portant sur le « ré-encastrement de la production d’énergie photovoltaïque dans le paysage urbain ». Elle a bénéficié de discussions menées par Ellen et Nicolas avec deux chercheurs associés au projet, Olivier Crevoisier et Hugues Jeannerat, et d’un rapport privilégié avec Laure-Emmanuelle Perret-Aebi, ingénieure impliquée dans le développement de technologies solaires innovantes. La thématique n’émanait pas d’une demande précise, mais la pièce a rencontré un public attentif, notamment au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), basé à Neuchâtel et directement concerné par la problématique [14].
Pas d’ça chez nous : La pièce du second forum suit le porteur d’un diagnostic psychiatrique lourd (schizophrénie) candidat à l’obtention d’un logement hors de l’institution psychiatrique. Les difficultés qu’il rencontre pour y parvenir sont d’abord retracées de manière grand-guignolesque, puis, suite à l’obtention d’un appartement dont personne d’autre ne veut, les rapports de voisinage se dégradent et conduisent progressivement à la catastrophe. À la fin de la pièce, un petit coup de théâtre vient renverser la dynamique : lors d’une visite à l’hôpital psychiatrique, le protagoniste rencontre son ancien “bon voisin”, qui incarnait jusqu’à lors un modèle d’équilibre psychique et d’altruisme. Suite à la crise de voisinage, c’est ce dernier qui a “plongé” et qui est désormais le plus vulnérable des deux. La thématique de la pièce a émané d’une demande explicite formulée à l’intention d’Ola Söderström, qui menait une recherche sur le rapport entre ville et psychose. Pedro Planas, le directeur du principal établissement de psychiatrie du canton, a souhaité que nous l’aidions à thématiser par le biais du théâtre la question de l’accès au logement pour des personnes porteuses d’un diagnostic psychiatrique lourd, avec l’espoir de faciliter le rapport avec les régies immobilières. Concrètement, en sus des riches informations fournies par Ola et le directeur de cet établissement, la pièce a été construite à partir des entretiens (avec des infirmiers et assistantes sociales, avec des associations de défense des droits de personnes souffrant de troubles psychiatriques) et des séances d’observation approfondis qui ont été menés pour l’essentiel par Nicolas.
Ecco éco- : La troisième pièce se déroule intégralement au sein du conseil exécutif d’une commune qui doit appliquer une directive “venue d’en haut” (du Conseil d’État), tombant littéralement des cintres du théâtre. La directive requiert de développer une identité spécifique pour leur région suite au regroupement des communes du canton en quatre régions. Cette identité doit offrir un potentiel de valeur ajoutée économique qui les met implicitement en concurrence avec les autres régions. Obligés de s’exécuter malgré leurs réticences devant la tâche qu’ils jugent absurde, les membres du conseil s’écharpent avant de trouver une solution qui leur permet de “noyer le poisson”. La thématique de cette troisième pièce n’est issue ni d’un projet de recherche en cours ni d’une demande émanant de la Cité, mais de l’intérêt d’Ellen pour la politique de développement territorial du canton. Elle s’est nourrie des entretiens [15] qu’elle a menés, en compagnie de Nicolas et Hugues, avec différents acteurs associatifs et politiques de la commune, ainsi que sur l’observation d’une séance de travail du conseil exécutif de cette commune. Les membres de ce conseil sont venus participer au troisième forum théâtral, avant de venir aussi voir la pièce finale.
Trianguler réalités et fiction pour réfléchir ensemble
Il était pour nous crucial que les échanges génératifs des trois fora puissent se faire dans ce que nous avons choisi d’appeler, au sein de l’équipe, un safe space, ce qui s’est traduit de différentes manières. La première, et la plus évidente, est que nous avions choisi de ne pas inviter de public externe à ces évènements, ni de représentants des médias, seulement les acteurs sociaux concernés, l’équipe scientifique et l’équipe théâtrale. Il y avait donc un “entre-soi” de gens directement concernés par le thème ou l’élaboration du projet.
La seconde composante a été décidée très tôt, en discutant des approches possibles pour les dispositifs participatifs. Ellen souhaitait ne rien demander comme participation directement théâtrale aux personnes présentes, pour des raisons de gêne possible. Nous avons donc consciemment choisi de nous écarter de certains modèles de théâtre participatif, comme celui qui est par exemple proposé par le théâtre de l’opprimé de Boal (1996), probablement plus pertinent dans des contextes de fortes asymétries de pouvoir. De plus, il aurait été impossible de faire venir tout le monde sur scène dans le format temporel proposé d’une demi-journée. Cela aurait aussi créé des déséquilibres, et des possibles dynamiques d’évitement ou de mise en scène de soi hors de propos et chronophages.
Pour ce qui est du contenu des pièces courtes, la question centrale était de choisir quoi, comment et jusqu’où déformer les choses pour matérialiser deux objectifs. Nous tenions d’un côté à libérer les participants de la crainte d’être directement ou personnellement décrits. De l’autre, il nous tenait à cœur de rendre visibles des aspects “de la réalité”, interprétés à travers une vision constructiviste et multiperspectiviste.
Le premier objectif semble assez évident. Il était à nos yeux crucial que nous nous en tenions à caricaturer des fonctions, des archétypes situationnels ou des enjeux, mais en aucun cas des personnes, pour éviter un “effet revue” [16] qui pourrait avoir pour conséquence que des membres du public se sentent attaqués, ou aient l’impression de perdre la face publiquement. Il était donc nécessaire de brouiller les pistes référentielles de différentes manières : par l’écriture, par la caractérisation de chaque personnage, etc. Il y eut néanmoins un (seul) incident où la démarche s’est retournée contre nous en raison d’un concours de circonstances un peu rocambolesque. Dans la pièce du troisième forum, un acteur culturel venait proposer aux politiciens un projet artistique pour leur écorégion. Le projet était loufoque en regard de l’idée d’écorégion et inventé de toute pièce pour la fiction. De plus, l’acteur culturel était représenté de manière à paraître un peu ridicule, afin de rire de l’équipe artistique selon notre principe de symétrisation [17] ; il intervenait d’ailleurs peu après un autre personnage, un expert universitaire complètement “à côté de la plaque”. Dans l’urgence de la mise en scène du forum [18], le traitement de ce personnage s’est fait rapidement et certains membres du public ont interprété sa caractérisation comme une caricature de son orientation sexuelle. Ce n’était pas du tout notre objectif, lequel visait à mettre en avant les traits d’affectation et de snobisme frequents dans les milieux culturels. Il se trouve qu’une personne présente dans le public avait proposé par le passé un projet similaire [19] et avait des raisons personnelles de trouver le traitement de la caractérisation insultant. Comme c’est de plus une personne que nous (Ellen, Hugues et Nicolas) avions rencontrée pour un entretien, il a eu toutes les raisons de penser qu’il était caricaturé personnellement et de s’en offenser. Nous n’avons rien pu faire d’autre que nous en excuser et changer le traitement du personnage pour la pièce publique finale.
En ce qui concerne le second objectif – rendre visibles des aspects “de la réalité” –, il peut sembler paradoxal puisque la forme consiste précisément à… déformer la réalité. Mais lorsque le premier objectif est matérialisé avec succès, la fiction peut « libérer une force référentielle de second degré » (Ricoeur 1986 : 220-221) en s’affranchissant d’un devoir de fidélité descriptive que doit respecter l’écriture ethnographique qui, elle, mobilise une référence de premier degré. La fiction, parce qu’elle désigne un non-lieu par rapport à la réalité empirique, permet médiatement d’atteindre cette réalité dans ses aspects les plus importants, au travers d’un effet de référence qui consiste justement en son potentiel de re-décrire la réalité de manière libre et expressive. Cette approche reprend l’idée aristotélicienne de mimèsis exposée dans la Poétique [20], qui consiste en un re-engendrement, une imitation créative de l’action humaine qui la fait apparaître différente de ce qu’elle est : plus noble dans le cas de la tragédie dont s’occupait Aristote, plus ubuesque dans notre cas.
Ce que recrée la mimèsis, ce ne sont pas des événements spécifiques, mais leur logique, leurs soubassements, leurs « caractéristiques essentielles » (Ricoeur 1981 : 292). Le but n’était donc pas de représenter la réalité de manière littérale, mais de s’y référer de manière créative et indirecte, pour rendre saillants les aspects que nous considérions importants à mettre en scène et en débat, dans le contexte des fora théâtraux. Notre objectif était que la description ethnographique et l’analyse anthropologique se cristallisent en un seul objet insolite au plateau, ou pour le dire autrement, que notre interprétation se fasse via la représentation théâtrale et non pas via un méta-commentaire “sur”. Pour la petite histoire, Brecht, pourtant très critique de l’héritage aristotélicien au théâtre et des dynamiques d’identification qu’il implique [21], va dans le même sens. Brecht voyait le théâtre comme un outil de transformation de la société, théâtre qu’il proposait d’ailleurs de construire avec le renfort des sciences qui « ont pour but de parler de la vie sociale » (Brecht 1999 : 68). Dans son approche, il était crucial que le public puisse prendre une distance critique avec les « processus de la vie sociale des hommes » représentés sur scène (Ibid : 73). Il insiste sur le fait que ces processus doivent être traduits sur scène d’abord « dans ce qu’ils ont d’insolite et de surprenant », pour que « le spectateur arrive à une connaissance claire de ce qui lui semblait connu » (Ibid : 73).
Principe de symétrisation et dispositif des fora théâtraux
En choisissant d’“absurdiser" la réalité et de créer de la complicité par le fait de rire ensemble, il nous est vite apparu que nous devions éviter de donner l’impression que l’université, ou le théâtre, se moquaient des acteurs sociaux. Il était dès lors crucial que “tout le monde y passe”. Ce principe de symétrisation visait à éviter tout grand partage et à créer les conditions de possibilité pour un débat citoyen sans hiérarchie. L’université voulait se placer au cœur de la Cité, comme inductrice et facilitatrice des échanges, et non comme pourvoyeuse d’expertise. Aussi, l’humour ne devait pas seulement porter sur les univers sociaux qui se déploient autour de la thématique, mais également sur le théâtre et, surtout, sur l’université [22].
Pour incarner ce principe, nous avons imaginé un dispositif en plusieurs strates. D’abord, nous voulions offrir une expérience ludique et étrange par rapport aux formats habituels de journées de “réflexion sur …”. Le pari était que la surprise elle-même pourrait contribuer à un état d’esprit positif pour les débats. Nous avons également décidé d’effectuer un captatio en immergeant les participants directement dans une expérience théâtralisée dès leur entrée dans la salle [23].
Celle-ci prenait la forme de ce que nous appelions entre nous la “saynète universitaire”, une improvisation préparée, durant laquelle les comédiens s’échauffaient devant la salle en parlant à voix haute, d’abord entre eux, alors que le public s’installait, puis de manière clairement destinée à être suivie par ce dernier. Ils investissent d’abord quelques stéréotypes que l’on peut avoir sur les gens de théâtre : habit en base noire souple, tirades sur la difficulté de jouer tôt suite à la fête d’hier soir, difficulté à rester assis et immobile lors des journées d’échange à l’université ; et abordent ensuite l’idée qu’ils se font des universitaires. Ces impressions mélangeaient des stéréotypes, vus avec des yeux de “théâtreux” : hommes et femmes tronc, assis devant leurs tables comme dans un castelet pour marionnettes, gesticulant sans cesse en parlant, de manière désordonnée, utilisant des mots étranges et largement inconnus, toujours un stylo à la main, ne cessant de s’observer mutuellement, etc.
Nicolas arrive ensuite pour leur dire qu’il y a un changement de programme de dernière minute, ainsi que des complications budgétaires faisant qu’il doit lui-même assurer la régie lumière [24] et que, par conséquent, c’est aux comédiens de recevoir le public. Ceux-ci se transforment alors en universitaires, avec lunettes, écharpe jetée sur l’épaule et stylo en main, et jouent à souhaiter la bienvenue en incarnant les stéréotypes énoncés précédemment. Ils glissent quelques piques adressées au public sur « ceux qui se sentent toujours obligés de monopoliser la parole dans ce type d’évènements », accompagnées d’une injonction autoritaire à respecter les temps de parole [25].
Ellen prenait ensuite la parole pour présenter le déroulement de la matinée, pendant que les comédiens se préparaient pour la pièce principale. À l’issue de celle-ci, un premier tour de parole était effectué par tous les membres du public, alors que les comédiens étaient utilisés pour créer une sorte d’horloge géante sur le plateau, permettant de marquer le temps de parole, et surtout la fin de celui-ci, de manière implacable, mais néanmoins ludique.
Assembler les pièces
Une fois la phase des fora achevée au printemps 2017, il nous restait à penser, et à produire, la dernière phase majeure du projet : la pièce grand public prévue à l’automne dans le cadre de la 4ème édition du Théâtre de la Connaissance et du cinquantenaire du centre culturel qui a accueilli le spectacle [26]. Selon notre intention initiale, la phase des fora théâtraux, ainsi que les recherches complémentaires et les échanges qu’elle a engendrés, devaient servir à générer l’écriture de la pièce finale, que nous avions toujours pensée originale. Dans l’esprit de Nicolas, depuis le début du projet, nous allions faire une somme théorique et réflexive de ce que nous avions appris sur les effets de silos, afin de rendre le concept plus solide pour les sciences sociales… et pour nous. Sur la base de cette théorie ensilée, il imaginait écrire la pièce en jouant avec le tuilage, parfois harmonieux, souvent brinquebalant, de différents silos qui, ensemble, “produisent du territoire”. L’affiche prévue depuis longtemps pour la pièce finale traduisait ce principe avec l’humour caractéristique de Plonk & Replonk.
C’est aussi dans cette optique que Nicolas a travaillé en amont du projet déjà, lors du casting de l’équipe artistique. Ensuite, dans chacune des pièces courtes des trois foras théâtraux, il a testé différentes configurations de silos et de rapports à ceux-ci, pour voir ce qu’ils ouvraient comme pistes dramaturgiques et pour qu’ils soient, explicitement ou implicitement, discutés lors des débats [27].
À l’issue du troisième forum, nous avons conduit deux réunions réunissant l’équipe au complet. Lors de la première réunion, Nicolas est revenu sur la nécessité de produire ce retour théorique sur silo, mais s’il y eut un accord oral pour produire ce travail, il n’y a jamais eu de suite. [28]. Rétrospectivement pour Ellen (et désormais pour Nicolas), la réticence initiale de certains chercheurs quant à la pertinence de la notion de silo a certainement aussi joué un rôle. Il est intéressant de relever que ni l’un ni l’autre n’avait pris l’entière mesure de cette réticence durant le projet, ce qui pointe vers les “silos personnels” des uns et des autres dans les projets d’équipe.
Quoi qu’il en soit, lors de la deuxième réunion, et malgré un foisonnement d’idées, nous nous sommes retrouvés à la case départ, à imaginer des choses dans tous les sens, avec les mêmes leitmotivs que lors de la retraite de juillet 2016 : des allégories de société et de territoire, ou de l’histoire et de l’identité du canton, avec plus ou moins les mêmes (différences de) visions chez les membres de l’équipe qu’au tout début du projet. Malgré nombre de pistes amusantes, Nicolas est reparti de cette séance perplexe. Poursuivant sa réflexion et essayant de développer certaines de ces pistes – et d’autres – dans les semaines qui ont suivi, il a progressivement acquis la conviction qu’aucune ne “marcherait”. Un théâtre qui propose une identification directe avec une collectivité donne souvent des résultats abstraits et peu engageants, que Brecht, qui énonce un constat similaire, qualifie même de « grossiers » (Brecht 1999 : 73). Ce type d’approche rend aussi délicate la problématisation du rôle des individus et de leurs interactions dans le fait de “faire société”, et donc s’éloigne de l’articulation ethnographie-anthropologie recherchée, du moins par Ellen et Nicolas. De plus, le risque de fonder la dramaturgie sur une grande allégorie de l’identité ou de l’histoire du canton était que, par notre intervention, nous venions renforcer les blocages identitaires plutôt que de favoriser une prise de recul.
Un autre problème pour Nicolas était que toutes ces anciennes-nouvelles pistes ignoraient complètement la phase 2 du projet, fruit d’une année de processus dense et instructif. Si l’idée initiale d’un cumul des outputs lui a toujours semblé être un argument ad hoc pour la demande au FNS, à dessein un peu naïf et “scientiste”, il tenait beaucoup à une forme de cumul plus libre et interprétative, nourrie par le parcours effectué : recherches complémentaires de terrain, échanges académico-artistiques, écriture, mise en scène, fora théâtraux, échanges participatifs avec acteurs sociaux, etc. Il trouvait triste, et contreproductif, d’ignorer tout ce processus et de parachuter quelque chose de dissocié pour son aboutissement.
C’est ainsi qu’a finalement émergé l’idée de réinvestir les trois pièces courtes et de les enchâsser les unes dans les autres pour en faire une seule et même pièce, puis de travailler leur mise en scène en profondeur. Le pari était que cette mise en scène, juxtaposant trois manières très différentes de “produire du territoire”, offrirait aux membres du public une possibilité de triangulation générative permettant de prendre de la distance et de réfléchir, en écho, aux réseaux, sphères ou silos investis par chacun. Il nous fut un peu difficile de nous rendre à cette évidence, car l’écriture de la pièce originale à partir d’une anthropologie des silos avait depuis le début du projet agi comme une carotte pour Nicolas qui se réjouissait énormément de cette perspective. Mais cela lui a finalement semblé la meilleure chose à faire, surtout qu’il n’y avait plus aucune marge temporelle ou logistique pour tergiverser.
De son côté, Ellen était aussi déçue initialement par cette proposition, car elle était mue par une volonté de montrer “plus” que ce que les pièces courtes, aussi réussies soient-elles, avaient déjà pu montrer [29]. Ignorant la forme que pouvait prendre le « ré-engendrement » des trois pièces courtes en une pièce longue, et sous-estimant les effets théâtraux nouveaux que cela pouvait provoquer, Ellen craignait un effet de « réchauffé ». S’il y avait un enseignement à tirer de la phase 2, c’était que “le” territoire neuchâtelois opérait à plusieurs échelles, qu’il impliquait des dynamiques d’intervention et d’interaction diverses et qu’il débordait constamment les frontières géographiques du canton. Ne serait-il pas important de fournir aux publics neuchâtelois une déconstruction de cette notion de « territoire cantonal », pour les encourager à (re)penser leurs attachements, leurs engagements – voire même leur indifférence – face à certaines questions et thématiques ? Ne serait-ce pas la meilleure manière de montrer que la métaphore du silo souffre elle-même d’un biais cartographique, comme si en abattant les clôtures qui séparent les micro-territoires les uns des autres, il serait possible de produire un grand tout territorial, communicant et cohérent.
Autant de belles idées sans ancrage aucun dans le concret des situations que l’équipe avait pu observer, thématiser et mettre en scène avec l’apport de l’ethnographie. Ellen a dû se ranger à l’évidence : sans un travail conséquent – dont elle ne se représentait avec précision ni le contenu ni le processus – la montée en généralité désirée était à la fois hors de portée et contreproductive.
Clore sans conclure
Cette évidence admise, nous sommes arrivés, hésitants mais enthousiastes, à la dernière phase du projet. Largement retravaillées, les trois pièces courtes – et la saynète universitaire en prologue – ont été réimaginées dans un dispositif théâtral formant une pièce de deux heures, intitulée « Territoire ». Basé sur une réflexion autour des usages de la musique, de la lumière et de la scénographie présentée dans les extraits et commentaires audio ci-dessous, le dispositif devait générer un objet théâtral unifié et cohérent sans fermer le discours, matérialisant ainsi notre objectif : juxtaposer et relier les pièces « ethnographiques » de manière à ce que les membres du public puissent les comparer, prendre de la distance et faire leur propre synthèse. La structure d’enchâssement reliant les différents univers narratifs a été conçue pour offrir une traduction sensorielle d’intentions dramaturgiques ainsi qu’un espace pour les projections, émotions et interprétations personnelles du public, cela sans rajouter de discours théorique “sur”.
La pièce a été montrée à cinq reprises, chaque fois devant un parterre plein et diversifié comprenant des membres des gouvernements cantonal et communaux, des acteurs sociaux qui avaient participé aux fora, leurs connaissances et amis, des étudiants, le public du théâtre et du Centre de culture ABC, ainsi que la presse. Elle fut, selon les échos dans les médias et les retours que nous avons reçus du public et de nos différents partenaires, un grand succès. La qualité du texte, de la mise en scène et du jeu, tout comme l’originalité de l’approche par l’ethnographie, ainsi que l’intérêt des chercheurs “symétrisés” pour les problématiques du canton ont été largement salués. Les bords de scène qui ont suivi la pièce ont attiré chaque fois une vingtaine de personnes, intéressées autant par les thématiques que par la démarche adoptée. Forts de ces retours, nous avons même réussi à obtenir un financement supplémentaire du FNS pour créer un making-of, le court métrage Mises en jeu (2018) des cinéastes-ethnologues Céline Pernet et Baptiste Aubert, dont plusieurs séquences illustrent les propos de cet article.
Autant ces soirées furent un succès, autant nous nous sommes rendu compte à ce moment-là de certaines des particularités de notre démarche. L’approche “particularisante”, tout d’abord : notre accent sur l’experience-near (selon l’expression de Geertz (1974), qui réussissait merveilleusement à créer les effets de micro-identification décrits plus haut, rendait la pièce difficilement exportable à d’autres lieux. Les allusions et sous-entendus qui faisaient le bonheur du public neuchâtelois auraient sans doute largement échappé à un autre public ou auraient produit des effets que nous ne maîtrisions pas. Nous voulions surtout éviter de donner l’impression de tourner le canton de Neuchâtel en dérision. Manifestement, nous avions produit un moment d’« intimité culturelle » (Herzfeld 1997), un effet du paradigme “localiste” avec lequel nous étions partis et que nous revendiquions activement (et revendiquons toujours). Cependant, la conséquence de cette réussite était qu’il nous semblait difficile de jouer cette même pièce devant d’autres publics en Suisse romande et nous avons abandonné l’idée initiale de partir en tournée.
À cette question du “localisme” était liée celle des origines sociales de notre public. En effet, en Suisse comme partout en Europe, le théâtre tend à attirer des personnes avec un haut capital culturel, qui plus est quand ce théâtre est avant-gardiste ou expérimental et en dialogue avec les sciences sociales [30]. À travers le dispositif participatif des fora, qui engage des acteurs sociaux divers et variés, nous avons pu éviter cet écueil et attirer au théâtre des personnes qui ne se seraient probablement pas déplacées pour assister à un spectacle “ordinaire”. Si nous sommes fiers de ce résultat, nous nous rendons bien compte qu’il n’a été possible que grâce à un budget important et sur un temps relativement long, que seul un instrument de travail scientifico-artistique tel que celui de l’AGORA du FNS peut offrir. Sollicités à plusieurs reprises par la suite pour rejouer ces pièces ou pour en créer de nouvelles dans le même esprit, nous avons dû décliner presque toutes ces propositions, faute de moyens suffisants pour accomplir le travail lent et intense que supposent des enquêtes ethnographiques, un engagement participatif sérieux et une mise en forme théâtrale de niveau professionnel.
Une autre particularité de notre expérience a été de garder une division du travail plutôt classique entre scientifiques et artistes. En effet, malgré les injonctions programmatiques poussant à “innover”, nous avons finalement choisi de maintenir des silos professionnels relativement intacts. En refusant de transformer les acteurs sociaux en comédiens ou les chercheurs en dramaturges amateurs, nous reconnaissions pleinement les apports spécifiques de chacune des formes de connaissance dont les différentes personnes impliquées dans ce processus étaient porteuses. Ellen en particulier, qui s’était livrée à des exercices d’imagination dramaturgique, se rendait vite compte des limites de sa capacité à se réinventer professionnelle dans un domaine qui n’est pas le sien. Par ailleurs, les chercheurs associés au projet avaient leurs propres agendas et priorités, et ne disposaient ni du temps ni des incitations à collaborer plus intensément dans la création collective d’une pièce de théâtre, car les structures de reconnaissance universitaires ne sont pas encore en mesure de valoriser pleinement des travaux collaboratifs, qui plus est en l’absence de tout processus d’évaluation par des pairs, ou de publications nombreuses dans des revues qualifiées d’internationales. Nous ne disons pas que cela aurait été impossible, et nous sommes convaincus qu’il y a un grand potentiel à poursuivre dans ce sens. Cependant, nous nous sommes rendus à l’évidence que si nous voulions atteindre les standards de “bonne ethnographie” et de “bon théâtre” que nous nous étions fixés, il nous fallait respecter les silos professionnels.
Vers une ostéopathie culturelle ?
Mais revenons à la question qui nous a motivés implicitement tout au long du projet : que représente pour nous la bonne ethnographie et le bon théâtre ? Sans vouloir épouser une position prescriptive, il nous semble que ce qui a permis au projet de bien marcher, c’était son esprit de bricolage au sens lévi-straussien du terme : pour stimuler la réflexion, nous avons finalement choisi de ne rien créer de toutes pièces, mais, plus modestement, de retravailler en profondeur les éléments déjà sur place, de les refaçonner, de les polir et de les (re)présenter aux acteurs locaux. C’est cette démarche que nous qualifions de théâtre ethnographique et qui nous a permis de créer une expérience nouvelle, décalée, décentrée, située quelque part dans un territoire imaginaire marqué à la fois par une grande familiarité et un indéniable exotisme. Nous l’assimilons à une forme d’“ostéopathie culturelle”, une intervention thérapeutique presque imperceptible par laquelle les micro-déplacements produits par les effets combinés de la réflexivité et de la fiction introduisent du mouvement, de la fluidité et du jeu dans les perceptions, les rôles et les opinions qui enkystent nécessairement le fonctionnement de toute collectivité [31].
Autrement dit, pour être scientifiquement, socialement et artistiquement pertinent, le théâtre ethnographique, tel que nous l’avons expérimenté, devait éviter de brandir l’étendard de la science – rhétorique de l’innovation, posture de surplomb, économie de la généralisation – tout en se servant de certains de ses apports. Un de ces apports, que la densité du détail ethnographique combinée à l’immersion théâtrale a permis de concrétiser, est que dans “la vraie vie” – tout comme dans (le) Territoire, ou dans cet article – il n’y a, le plus souvent, pas de moralité de l’histoire.