Un dimanche ensoleillé de la mi-août, dans la petite ville péruvienne de Lircay [1], trois femmes des communautés aux jupes colorées reviennent du marché :
– « Où sont tes vêtements ? » m’interpelle en quechua [2] la première, qui me connaît de loin.
– « Les voici mes vêtements », dis-je en mettant en évidence mon débardeur et mon pantalon.
– « Ils sont différents ! Avec ces vêtements-ci tu dois marcher ! » gronde-t-elle en montrant ses propres jupes.
– « Tu dois marcher comme une femme », renchérit la seconde.
– « Maintenant je marche comme quoi ? »
– « Comme un homme ! » pouffent-elles.
– « Tu dois couvrir ça », dit la première en passant la main à hauteur de mes cuisses, « où vas-tu ? »
– « Au marché et toi ? »
– « Chez moi », répond-elle, « allons-y [ensemble], allons voir mon fils : habille-toi comme moi et je te conduirai à mon fils ! » [3]
Les injonctions humoristiques à revêtir les jupes andines composent une musique entêtante de mon ethnographie dans les Andes centrales du Pérou. Inlassables, ces injonctions quechua ont pour ainsi dire gagné la partie : les multiples couches de jupes et jupons sont rapidement devenues mon accoutrement quotidien, accompagnés des blouses, gilets, chapeau et souliers qui forment la tenue des femmes des communautés paysannes. Cet article cherche à comprendre ce qui se joue dans l’obstination locale à faire vêtir la jeune étrangère [4] avec les jupes andines. L’interaction en ouverture se fait l’indice de deux sobriquets humoristiques couramment prêtés à l’ethnographe en fonction de son habit. Flanquée d’un pantalon, l’ethnographe est appelée « étrangère blanche masculine » (que. qari gringa). Mais parée des jupes locales, l’ethnographe devient la « bru du quartier de Pitinpata » [5] (que. Pitinpata llumchuynin) où j’étais hébergée [6]. D’un côté, le pantalon, le masculin et le marqueur ethnico-racial qui me repousse par-delà les frontières de la communauté. De l’autre, la jupe, le féminin et le terme de parenté qui m’intègre au territoire. Jouant sur le plan du genre, de la race [7], du territoire et de la parenté, ces étiquettes humoristiques donnent ainsi un aperçu de l’intersection complexe où se situe le vêtement dans les Andes. Distinguant les hommes des femmes, le vêtement sépare aussi les gens des communautés des gens des villes – les « citadins dévêtus » (que. qala), selon l’hypothèse que nous défendrons plus loin.
Dans les Andes péruviennes, les taxonomies sociales les plus courantes reposent sur une lecture raciste de la société. Elles distinguent notamment l’indio (« indien ») du mestizo (littéralement « métisse »). Ayant gardé le stigmate de son origine coloniale, indio a dans cette région valeur d’insulte (Robin Azevedo 2004). De fait, à Pitinpata, le terme est soigneusement évité. Mestizo, quant à lui, pourrait être traduit de façon plus évocatrice par le terme « blanc » puisqu’il marque dans ce contexte une supériorité de race et de classe (Weismantel 2001 : xxx). Attentifs à ce sens commun généralisé, des travaux récents ont développé des analyses à l’intersection de la race, de la classe et du sexe (Canessa 2012 ; De la Cadena 2000). Ces recherches montrent combien le racisme hégémonique écrase les populations des communautés, mais aussi comment ces dernières tentent de le retourner à leur avantage en se “blanchissant” ou se “désindianisant”, par exemple au travers de l’exode en ville et de l’usage de l’espagnol. Or, s’il est parfois constaté que ces taxinomies dominantes ne se superposent que de manière imparfaite avec les terminologies utilisées dans les communautés, ces travaux passent généralement à côté d’une autre forme de contestation : celle qui cherche à prendre position ailleurs que dans le langage dominant, à occuper d’autres positions qu’ « indien », « blanc » ou entre les deux, à proposer, en somme, un autre langage.
Cet article se distingue de ces approches. Suivant les réflexions de Frantz Fanon, Elsa Dorlin et Maria Lugones, je postule au contraire que (a) le langage de la race et du sexe est le langage de la domination (dont l’histoire dans les Amériques est coloniale, Lugones 2019), que (b) le tour de force des dominants consiste précisément à imposer les catégories par lesquelles penser, agir et contester le monde (Fanon 2002) et que (c) si ce langage est hissé au rang des catégories analytiques de la recherche, le risque est de reproduire malgré soi les formes de la domination (Dorlin 2005) et d’obscurcir d’autres manières de penser et d’agir sur le monde. Ainsi, l’objectif de cet article consiste moins à situer les habitants des communautés des Andes à partir des catégories race/classe/sexe dominantes dans la société péruvienne, qu’à porter son attention sur un langage alternatif que je décèle, précisément, dans les pratiques du vêtir et du dévêtir.
Mon hypothèse consiste à dire que l’injonction normative à revêtir les jupes locales faite à l’ethnographe dans les Andes est l’indice d’un « texte caché » des rapports de pouvoir (Scott 2019) [8] qui s’articule autour du vêtement. Par son maniement, mes interlocuteurs résistent à bas bruit au texte officiel du pouvoir qui les indianise et préservent, au moins dans l’entre-soi, une certaine dignité. Selon cette hypothèse, le texte alternatif du corps vêtu tâche de défaire le texte officiel du corps racisé d’au moins deux façons. D’une part, il déplace le terrain de différenciation sociale : en passant de l’inscription du corps, au travers de traits phénotypiques, à son revêtement. D’autre part, il répond à la fixité affichée de la race par la plasticité affichée du vêtir, et du vêtement lui-même. Dans une région du monde – les Andes – connue pour ses femmes tisseuses, ses collections muséographiques de textiles précolombiens et son système de cordelettes nouées codant l’information (quipus), il n’est en définitive guère étonnant que le vêtement soit devenu le locus privilégié pour signifier la différence sociale [9].
« Caché » auprès des dominants, c’est-à-dire rarement interprété en leur compagnie, ce contre-texte des rapports de pouvoir peut toutefois se donner à voir en la présence de l’ethnographe, même si toujours par fragments, avec humour et prudence. Il semblerait qu’à cet égard l’ethnographe occupe une position heuristique. En tant que personne étrangère, dotée d’un capital qui lui permet de se déplacer jusqu’à ses interlocuteurs, elle est le réceptacle du texte officiel du pouvoir qui la place au plus haut de son échelle : gringa, étrangère blanche. Mais sa présence sur le temps long et son attention aux formes de vie locales atténuent les rapports de force en jeu, permettant l’émergence furtive, mais répétée, du texte caché. C’est pourquoi cette enquête prend explicitement comme point de départ l’interlocution ethnographique en tant qu’espace heuristique, propice à ouvrir des brèches analytiques sur les dynamiques sociales vernaculaires. J’appelle cette démarche “métaréflexive” (Riverti 2022) [10]. Ainsi, l’enquête se base sur les dires minuscules du quotidien, en quechua et espagnol, pour la plupart adressés ou ciblant l’ethnographe : injonctions normatives, insultes humoristiques, exclamations publiques, surnoms, etc. Sous couvert de banalités, ces dires minuscules du quotidien sont à nos yeux hautement politiques. Ils seront examinés depuis une anthropologie sociale des pratiques langagières, qui conjugue les approches pragmatique et néo-structurale [11] que l’on pourrait croire contraires, dans le but d’articuler situations d’énonciation et ordre social.
Suivant la trajectoire de l’ethnographe, l’article se concentrera d’abord sur les arrivées et les départs de la communauté. Loin d’être anodines, ces mobilités font bouger les catégories du texte officiel (indio, gringo, mestizo) que les habitants négocient intensément. La première section – arriver – montrera que l’habillage de l’ethnographe permet de déjouer la catégorie racialisante « étrangère blanche » à partir de la matérialité vestimentaire du genre féminin. La seconde section – partir – analysera le langage du dénudement qui permet, depuis l’entre-soi à la communauté, de formuler une critique sur l’exode rural et le processus de “blanchiment”. Enfin, la troisième partie cherchera à aller en deçà du texte caché. Elle se focalisera, pour ce faire, sur la pratique locale d’« habiller l’épouse » qui sert d’instrument sémantique au texte caché du corps vêtu. Mettant en évidence le caractère hiérarchique des rapports entre les sexes, l’analyse de cette pratique nous conduira à considérer un paradoxe. Dans les Andes, l’« art de la résistance », selon les termes de Scott, s’appuie sur un rapport de domination local : entre les hommes « qui habillent » et les femmes « qui sont habillées ».
Arriver, s’habiller
Pénétrée d’un imaginaire de randonnée sur les Andes, ses intempéries et ses périlleux chemins de cailloux, je suis arrivée à Pitinpata avec des affaires de montagne. Quelques semaines plus tard, l’ensemble de ces affaires étaient pliées dans mon sac à dos : je finis mon terrain habillée en jupes, “à l’andine”. Que s’était-il passé ? Et que signifie habiller l’« étrangère blanche » (gringa) qui arrive à la communauté ?
Inaptitude textile
Démesurées à côté des petits souliers en caoutchouc, à lacets ou échancrés, que portent les femmes des communautés, mes grosses chaussures de randonnée suscitaient beaucoup de curiosité [12]. Les habitants s’enquéraient sans relâche de leur prix – « combien ça coûte ? » (haykataq cuestan ?) – comme d’ailleurs ils demandaient le prix de toute chose, s’entrainant par un exercice quotidien à la mesure des valeurs. M’en voir débarrassée, à l’occasion d’une première douche des pieds dans la cour de la maison, provoqua chez ma mère d’accueil Carolina un soulagement affiché, comme si la partie inférieure de mon corps se dévêtait d’une espèce d’étrangeté. Assez rapidement et de façon à peu près coordonnée, nous nous mîmes d’accord pour m’habiller et m’apprendre à tricoter : cela s’imposait. Carolina tricotait tous les jours, dès que nous sortions faire paître le bétail [13]. Avant de quitter la maison, elle enfilait pelote et aiguilles dans les poches généreuses de sa jupe externe (que. mandel) : deux longues aiguilles si elle tricotait un pull, cinq petites étroites si elle confectionnait des chaussettes. Descendant jusqu’à ses genoux, le mandel recouvre de sa toile ample et légère l’ensemble des couches plus précieuses du dessous, sorte de nappe – littéralement – des multiples jupes féminines.
Je me hasardais ainsi, dès les premières semaines de terrain, à acheter une pelote de laine au marché de la ville voisine. (Certaines de ses voisines âgées filaient la laine de leurs moutons, mais ce n’était pas le cas de Carolina, 33 ans, qui achetait ses pelotes.) Malheureusement mon mauvais goût en matière de couleur devint vite évident : je ne choisissais que des couleurs de « vieille femme » (que. paya), le vert, le bleu, le rouge. Des couleurs dites « moches » (que. few < esp. feo, moche), appréciation esthétique de l’inapproprié, qui ne pouvaient convenir à la jeune femme que j’étais. Je ne fis plus aucun achat sans ma mère d’accueil, à qui il revint désormais de sélectionner les habits grâce à son œil éclairé. Toutes les jupes, comme le reste, furent achetées ensemble au marché de la ville : le mandel, la jupe extérieure, la santiaguera, jupe intermédiaire tricolore ornée de fleurs et animaux, le fustan, le jupon interne. Pour la première, Caroline choisit soigneusement une jupe de couleur très claire, un jaune dont l’éclat était atténué par de fines rayures verticales blanches. La partition générationnelle que mes interlocuteurs appliquaient aux couleurs commençait à prendre forme : aux jeunes générations, le clair, aux plus âgées, le foncé [14].
Mon apprentissage du tricot ne déboucha pas sur un talent insoupçonné et de grandes décisions furent prises : nous irions avec Carolina le dimanche suivant faire l’achat d’un pull à la ville. Il y avait dans une rue principale de Lircay une petite boutique spécialisée dont mon hôtesse connaissait la gérante. Je m’en remettais aux deux femmes, ayant parfaitement intégré depuis l’affaire de la pelote mon inaptitude pour le textile. Leur choix se porta sur une pièce rose bonbon, épaisse et brodée de fleurs au niveau des poches latérales. Assistant à l’essayage, le vendeur, qui était l’époux de la gérante, explicita l’effet recherché : « pour être plus grosse » (esp. pa’ estar más gordita), plaçant la fabrication de l’embonpoint parmi les objectifs de l’achat. Les inflexions sur la silhouette étaient en effet perceptibles : travaillé par la matérialité du vêtement et l’accumulation des couches, le corps de l’ethnographe se conformait progressivement à l’idéal régional de la « femme grosse » (que. wira warmi, Allen 2008), le débarrassant de certaines caractéristiques dites masculines, en particulier la maigreur. Très valorisée dans les Andes, la graisse corporelle est associée à la force et à la vitalité des personnes (Charlier Zeineddine 2015).
De gringa à warmi : une sociabilisation par la graisse ?
Mais la fabrication vestimentaire de la silhouette dépassait la simple appréciation esthétique du corps féminin en tant que « corps gros ». Il s’agissait aussi d’une stratégie qui, déjouant les catégories raciales, réduisait la menace que porte avec soi la taxonomie « étrangère blanche » dans les Andes. En effet, à l’arrivée, j’étais avant tout aux yeux des habitants une « étrangère blanche », une gringa. L’étiquette est expliquée localement par un phénotype dont les caractéristiques sont la peau blanche, les cheveux blonds, les yeux bleus, une grande taille, la maigreur. Or, s’ils sont dotés de traits physiques jugés attrayants, même si masculinisants (la maigreur et la haute taille étant typiquement deux caractéristiques prêtées aux hommes), la gringa et le gringo évoquent aussi en puissance la célèbre et menaçante figure des extracteurs de graisse corporelle [15]. Connus dans les Andes sous une diversité de récits et de noms (ñakaq, pishtaco, lik’ichiri), ces personnages malveillants généralement « blancs » sont réputés pour convoiter la graisse corporelle des habitants des communautés. Les récits mettent en scène les rencontres néfastes avec ces sacrificateurs (ñakaq) qui extraient la graisse des corps par des techniques qui ont changé selon les lieux et les temps (en endormant la personne, au couteau, via des ponctions). Une variante moderne entendue à Pitinpata consistait à se méfier des voitures, symbolisant le capital économique du « blanc », qui traversaient de temps à autre le secteur. Selon mes interlocuteurs, celles-ci avaient déjà séquestré un enfant sourd-muet pour l’emmener en ville, extraire ses organes et les commercialiser.
Dès mon arrivée, le sous-texte de l’extraction de graisse fut rendu explicite par mon hôtesse (qui savait que j’étais là pour tout autre chose que la graisse) : elle m’apprit immédiatement à désamorcer, par l’humour, les soupçons induits par ma silhouette d’étrangère blanche. Elle me faisait ainsi répondre en quechua « je suis venue voler des enfants ! » (wawa apaq hamuni) à celles et ceux qui s’enquéraient des raisons de ma visite, au détour d’une rue ou au marché de la ville. Cela la faisait beaucoup rire. Ainsi, la fabrication vestimentaire du « corps gros » s’apparente à une stratégie locale visant à amortir la menace que porte avec soi l’étrangère blanche dans les Andes. En m’habillant pour devenir une « femme pourvue de graisse » plutôt qu’une gringa « preneuse de graisse », mes hôtes faisaient montre d’un usage stratégique du texte du corps vêtu pour déjouer le texte dominant du corps racisé. Notons, pour terminer, que cette sociabilisation de l’étrangère au travers de la graisse fait écho à l’accueil des nouveau-nés dans les communautés. Avec ces derniers toutefois, l’engraissement est plus littéral : à la naissance, et plus tard lors de la cérémonie du nom, on enduit leurs petits corps de matières grasses (et salées). Ce recouvrement graisseux permet, là aussi, un basculement de taxonomie : les nouveau-nés engraissés sont désormais nommés « bébés » par leur entourage, et non plus « fœtus » (Canessa 2012 : 135-136).
Devenir une « femme grosse » : belle, entière, fertile
Le revêtement des jupes chez l’ethnographe suscita un engouement certain. On m’interpellait de loin, dans les rues et au marché de la petite ville, presque en criant : « jeune fille ! » (pasña), « tu marches en étant tout à fait une jeune fille ! » (pasnallañam purichkanki), « tu marches en petite femme [16] ! » (warmicha purinki), « tu es une femme entière ! » (entera warmi kanki), « tu es une femme très belle ! » (kuyayllapaq warmi kanki). Plusieurs remarques peuvent être faites sur ces exclamations quechua lancées à tout va dans l’espace public urbain. Tout d’abord, ces remarques se condensaient dans l’espace du marché, notamment dans les secteurs des fruits et des tubercules, composés en majorité de femmes issues de la communauté qui portent les jupes [17]. Lieu ambigu qui réduit les distances entre l’espace rural et l’espace urbain blanc (Weismantel 2001 : 80), l’espace du marché est propice à l’affirmation du texte caché des rapports de pouvoir.
Les vendeuses accompagnaient leurs exclamations de petits dons de nourriture issue des étalages : maïs séché kancha, porc frit chicharrón, pains ronds fourrés à la courge, figues de barbarie, sac de pommes de terre, etc. Ces dons, même en portion réduite, m’étonnaient : en tant qu’« étrangère blanche », il était évident que mon capital économique aurait pu me permettre d’en faire l’achat. Mon hôtesse m’expliqua que, par ces dons alimentaires, les femmes du marché « prenaient soin » de moi (kuyasunki), comme si, le temps de ces interactions, celles-ci déployaient un lien de filiation [18]. En outre, observons que les formules quechua exprimant « prendre soin de » et la beauté, soulignées par les vendeuses, sont construites à partir du même radical (kuyay) : la femme belle (kuyayllapaq) étant, littéralement, celle dont (-paq) on prend soin (kuyay) à l’exclusion de toute autre activité (-lla). Les dons alimentaires répondaient ainsi aux exclamations, mettant en pratique le « soin » à l’égard de celle dont la beauté des jupes appelle, en quelque sorte, ces manifestations.
Ensuite, les commentaires des vendeuses du marché soulignaient l’accès de l’étrangère (correctement) vêtue au groupe des femmes. Alors que le port du pantalon me situait jusqu’alors sur le seuil du féminin, dans une sorte d’androgynie (« étrangère masculine », qari gringa), le port des jupes fait désormais de moi « une femme entière ». L’idée de gradation, dans l’acquisition des identités de genre, a déjà été observée à propos des enfants en bas âge. Certaines cérémonies, comme la coupe des cheveux, les font progressivement basculer de l’indifférenciation à un marquage genré (De Suremain 2010 ; Canessa 2012 ; Isbell 2014). Mais à la différence des enfants, qui sont d’abord non genrés, l’étrangère blanche en pantalon est doublement genrée (qari gringa), même si c’est à la faveur du féminin. L’analogie entre l’ethnographe et l’enfant en bas âge atteint donc ses limites, certainement, car l’ethnographe est située par son âge dans la période de l’affinité, quand les genres se marquent le plus (Isbell 2014).
Une femme grosse, belle, entière : on l’entend presque, les qualificatifs quechua parlent aussi de fertilité. C’est en effet par son manque que me fut expliquée la formule « étrangère masculine » par deux hommes qui rendaient visite à leur parentèle lors d’une fête patronale dans la communauté. Selon eux, la formule désigne une femme dont la fonction reproductive est empêchée, « qui ne sait pas accoucher, qui ne peut pas accoucher » (que. manam wachaykuyta yachanchu, manam wachakuyta atinchu). Cette mise en lien, presque causale, entre le pantalon, la masculinité et le manque de fertilité a été aussi constatée, au passage, par d’autres ethnographes de la région andine. Pascale Absi montre ainsi que les femmes étrangères en pantalon sont autorisées à entrer à l’intérieur des mines de Potosi (en Bolivie) car, à la différence des femmes locales en jupes, elles sont des femmes-enfants aux yeux des mineurs. Pas encore fertiles, les étrangères en pantalon ne rentreraient pas en concurrence avec la fertilité de la mine, qui est nécessaire au gisement du minerai selon les théories locales (Absi 2002 : 155-156). Toujours en Bolivie, Gilles Rivière témoigne, quant à lui, du lien problématique entre les femmes en pantalon et l’action sexuelle. Lors d’un séjour en compagnie de son épouse dans la communauté de Pumani (La Paz), un homme dont il était proche, puisqu’il s’agissait de son compère, lui demanda sans détours si le jean de son épouse n’entravait pas l’action sexuelle [19].
De la matérialité vestimentaire du genre
Le rapport de proportionnalité entre le vêtement et l’organe génital est apparu de manière plus explicite dans le cadre d’un échange d’insultes humoristiques à l’occasion d’une fête évangélique à Pitinpata [20]. Derrière le temple évangélique, un groupe de femmes s’affaire autour de grosses marmites : elles préparent la soupe qui sera servie au déjeuner aux participants, venus en nombre pour la fête. Je les rejoins pour les aider à retirer les fils du cèleri et voilà que je suis aimablement reçue : « tu es un vagin pelé », me lance l’une d’elles en s’étranglant de rire (que. qala raka kachkanki). Sa voisine me souffle aussitôt la réplique, que je répète : « toi, tu es un vagin emmêlé de poils » (que. chapu raka kanki) [21]. Après les rires, et sans doute pour désamorcer la potentielle offense, l’explication est aussitôt servie : quand tu es habillée avec les pantalons, me disent-elles, tu es un vagin sans poil ; quand tu portes les jupes [22], tu es un vagin poilu. Les hommes, me glissent-elles à l’oreille, puisqu’ils portent des pantalons, sont des « œufs sans poil » (que. qala runtu). Mes interlocutrices prêtent à la femme qui partage l’habit de l’homme, le pantalon, le même qualificatif qala qui signifie « nu, pelé » (Itier 2011 : 168).
On trouve ainsi dans l’insulte « vagin pelé » et dans la formule « étrangère masculine » une même logique liée au port du pantalon : l’association entre un substantif correspondant au genre féminin (« étrangère », « vagin ») et une qualité masculine (« masculine », « pelé »). Proportionnelle à la gamme vestimentaire, cette gamme d’insultes quechua met en parallèle le vêtement et le poil : moins de vêtement (le pantalon), moins de poils (le sexe pelé) ; plus de vêtement (les couches de jupons), plus de poils (les poils emmêlés). Observons, en outre, que les femmes de Pitinpata ont recours au mode progressif quechua (-chka-, « être en train de » Itier 1997 : 80) : dans cette énonciation, le statut de « vagin pelé » associé au port du pantalon n’est pas définitif. À la différence du texte du corps racisé qui s’inscrit dans la chair, il s’agit ici d’un état passager dû au port d’un habit qu’il est possible de vêtir puis d’ôter.
Cette brève joute d’insultes humoristiques dit ainsi quelque chose de la matérialité vestimentaire du genre dans les Andes. Le vêtement détermine la qualité du sexe (pelu/pelé) et le pantalon rapproche le sexe féminin du sexe masculin. En somme, on pourrait dire que le genre dans cette communauté des Andes s’inscrit moins qu’il ne se revêt. L’expression de la différence dans ces sociétés est moins signifiée par le mode de l’inscription (biologique, raciale, genrée) que par le mode du revêtement. L’organe génital féminin ne suffit pas à faire d’une personne une « femme entière », c’est-à-dire, capable d’accoucher : il faut aussi porter le vêtement approprié.
Reste habillée. Honte et nudité
Outre les appréciations publiques, les invitations aux célébrations de toutes sortes s’accompagnaient régulièrement de requêtes vestimentaires : « viens avec tes jupes ! » (que. pachaykiwan hamunki). Quelques scènes quotidiennes montrent qu’il ne s’agit pas seulement de “venir habillé”, mais aussi et surtout de le rester. Mes interlocuteurs manifestent en effet une attention extrême pour garder toutes les couches de vêtement, qui peuvent être nombreuses. Il est ainsi mal vu de se dévêtir en public, même d’une couche ou deux, en dépit d’un climat contrasté : l’écart thermique, particulièrement important dans les Andes, fait sentir son effet non seulement entre les nuits glaciales et les chaudes journées mais aussi entre les franges d’ombre et de soleil. Ainsi, un midi du mois février, le soleil était au zénith et les autorités communales s’étaient réunies pour discuter d’un projet de mine dans la cour de la mairie inondée de soleil. Sentant la chaleur brûler sous mes vêtements (de ville), j’observe à la dérobée mes voisines et mes voisins. Silencieux et immobiles, ils écoutent le discours sans ciller, comme indifférents à la lame du soleil. Je me décide à me dévêtir discrètement. J’enlève une première couche (le manteau), et quand je m’apprête à en ôter une seconde (le pull), je croise le regard sévère et désapprobateur de ma voisine, une femme en charge de la présidence d’un quartier de la communauté, qui m’intime à ne pas me déshabiller davantage. Gardant le pull malgré la chaleur écrasante, je choisis de quitter le groupe et de rejoindre la frange d’ombre bordant les murs de la mairie. Quelques jours plus tard, l’injonction à se montrer “complètement habillé” en public est rendue explicite par mon hôtesse Carolina. Ce matin-là, nous nous rendons aux funérailles de son oncle dans un quartier plus en hauteur et je me dévêts progressivement de mes gilets au cours du chemin escarpé, sous le soleil montant. Une fois arrivées, avant de pénétrer dans la maison endeuillée, Carolina se tourne vers moi et m’ordonne sérieuse : « maintenant, mets ton gilet » (esp. ahora, ponte tu chumpa).
Lassée des jupes et de leurs exigences sur mon corps, il m’arrivait d’exhiber à nouveau mes pantalons en public. Les réactions des hommes et femmes étaient alors unanimes. Ils me réprimandaient en haussant la voix : « où sont tes vêtements ? » (que. may pachayki ?). Comme si pacha, le mot générique en quechua pour « vêtement », désignait d’abord le vêtement local, et avant tout les jupes. Et surtout comme si – nous verrons que ceci n’est pas fortuit – l’étrangère se promenait dévêtue dans les rues. Il est connu que la nudité intégrale est évitée par les femmes des communautés andines qui préfèrent même dans l’intimité se laver graduellement, partie par partie, ou encore avoir des rapports sexuels vêtues (Charlier Zeineddine 2015). Un bon exemple à cet égard, assez curieux pour l’œil étranger, se trouve dans la manipulation des poupées Barbie qui sont très prisées par les enfants de Pitinpata [23]. Cintia, la cadette de la famille, âgée de trois ans, m’avait expressément demandé de lui en ramener une. Un après-midi, la voilà qui joue dans la maison avec sa Barbie à côté de ses parents qui s’affairent à sécher les pâtes qu’ils vendront au marché. S’amusant à ôter le haut du vêtement de la poupée, l’enfant s’exclame, toute à sa joie : « tout nu ! » (esp. calatito !) [24]. À la vue de la Barbie semi dénudée, les parents interrompent leur labeur et se fâchent. Carolina gronde en espagnol : « comment tu vas faire ça, c’est pas possible ma fille, la prochaine fois Camille ne va pas t’en apporter [de poupées]. Pourquoi l’as-tu dénudée ? ». Elle menace : « Moi, je vais te dénuder, tu vas voir ! ». La petite fille gémit : « Non… ». Sa mère : « Eh bien, alors, pourquoi l’as-tu dénudée ? Mets-lui [ses vêtements] ! » [25].
Un sentiment de honte semble être associé à la nudité même s’il n’est pas toujours explicité, sans doute à cause de son caractère à la fois évident et embarrassant. Je l’ai trouvé plus aisément exprimé au sujet des aliments en cours de fermentation, à l’instar de la pâte à pain fabriquée au mois de novembre pour la Toussaint, qui grossissent donc, comme le corps des femmes, et que l’on recouvre également de tissus…. Ainsi m’étonnais-je un après-midi que la marmite contenant la pâte tout juste battue par mon hôte Alejandro soit doublement fermée : d’abord par son couvercle, ensuite par le tissu à porter de Carolina (cf. fig. 2). Demandant à quoi servait le tissu, la grand-mère du foyer, rieuse, m’indiqua en quechua que celui-ci permettait que « ça ne vente pas [sur la pâte], sinon elle va avoir honte » (mana wayrananpaq sino pinqakun). Et si la pâte a honte, elle ne va pas gonfler (no se va a hinchar), rajouta une voisine en espagnol, le sourire aux lèvres. Or, ce sentiment de honte se retrouve à propos du pantalon chez les femmes, pièce considérée moins « habillée », moins « vêtement » que les jupes andines. Un jour de marché en ville, alors que nous nous éloignons des vendeuses après qu’elles aient abondamment salué mes jupes, Carolina me confesse avec un petit rire : « Je vais mourir avec mes jupes, j’ai trop honte de mettre des pantalons » (esp. voy a morir con mi pollera, me da vergüenza el pantalón). Or la nudité, ce langage de la honte, est précisément le langage mobilisé par mes interlocuteurs à propos des personnes qui partent s’installer en ville et se “blanchissent”.
Partir, se dénuder
Si la sociabilisation de l’« étrangère blanche » au sein de la communauté se réalise par l’habillage, les départs hors de la communauté suscitent, au contraire, le langage du dénudement. La blague des femmes de Pitinpata, qui imaginent le retour de l’ethnographe à son pays « habillée comme une indienne », servira de tremplin pour comprendre le texte caché de l’exode rural selon lequel les migrants se débarrassent de leur vêtement et du poil comme de leur indianité. Ce dévêtement masculinise les migrant·es qui se déplacent au travers d’une géographie genrée : celle-ci oppose, en dernière instance, les « indiennes vêtues et poilues » des communautés aux « blancs dénudés et pelés » des villes.
L’ethnographe repart dans son pays « vêtue comme une indienne »
Le jour du carnaval, le mot « indienne » apparut pour la première fois à la surface des conversations. Articulé à la thématique des jupes, il fut prononcé avec humour, condition sans doute nécessaire au désarmement du mot. Les résidents de Pitinpata étaient réunis dans la place centrale du quartier autour du généreux pot-au-feu fait des premières récoltes. L’atmosphère était allègre, même burlesque. Quelques instants plus tôt, les abondantes assiettes avaient été servies par les hommes qui, campant à côté des gros chaudrons fumants, occupaient la place habituelle des femmes. Cette inversion carnavalesque des rôles de genre cèderait ensuite le pas au trouble des catégories de race. Terminant nos assiettes assises à l’ombre d’un arbre, les femmes imaginèrent, en riant aux éclats, le scénario de retour de l’ethnographe à son pays : sortant de l’avion « habillée en jupes comme une indienne » (que. indiahina pachakusqa). J’étais en effet sur le point de quitter la communauté pour rentrer en France. Elles complétèrent le scénario en précisant les commentaires – admiratifs – de mes compatriotes qui découvriraient ma tenue : « qu’est-ce qu’elle était belle en fait » (que. sumaq kasqa), « elle est revenue bien belle » (que. sumaqllaña kutimusqa). Les femmes n’en finissaient plus de rire.
Cette blague laisse entrapercevoir le trouble que peut induire le vêtement au sein des catégories racialisantes. Toutefois, comme toute forme d’humour, la blague joue avec un texte partagé, un “ça-va-de-soi”, et il n’est pas évident de saisir combien l’image qui émeut tant mes interlocutrices est subversive. En l’occurrence, cette blague implique que l’ethnographe s’habille là-bas (en France) comme elle s’habille ici (à Pitinpata), déployant une trajectoire linéaire lors d’une migration dont on soupçonne pourtant qu’elle change les personnes. En effet, mes interlocuteurs insistent sur l’attitude changeante de proches qui sont partis s’installer en ville au travers d’une expression quechua équivoque, qalayamun. On peut traduire cette expression par « ils se sont citadinisés » mais aussi, plus littéralement, par « ils se sont dénudés, ils se sont pelés ». On retrouve ici le radical qala (nu, pelé) qui qualifiait les organes génitaux des personnes en pantalon. Plus couramment, qala sert à désigner, depuis les communautés, les blancs qui habitent en ville mestizos [26]. Or, ce terme ne semble pas avoir été pris à sa juste mesure dans la littérature ethnographique andiniste. Par un saut métaphorique un peu précipité, qala a été le plus souvent traduit par « dépouillés de leur humanité » (Isbell 2014 : 70-71 ; Canessa 2012 : 3) [27]. Il ne semble pas, pourtant, qu’il faille évacuer aussi aisément les acceptions corporelle et vestimentaire du terme. Je propose plutôt ici de m’interroger : dans quel sens les gens qui s’installent en ville deviennent-ils des citadins dénudés et pelés ? Que signifie dans les Andes se débarrasser du vêtement et du poil ?
L’exode : dévêtement versus désindianisation
Attirant les proches partis vivre loin, les fêtes à Pitinpata sont l’opportunité de se retrouver pour quelques jours, d’observer les nouvelles manières empruntées à la ville de ceux qui reviennent, et même de repérer qui ne revient pas. Alejandro, mon hôte, retrouve ainsi avec joie son cousin, de retour à la communauté à l’occasion de la célébration du bétail organisée par leur parentèle commune. Lui donnant une accolade, et criant un peu ivre par-dessus la cacophonie de la fête, Alejandro vante les mérites de celui qui n’a jamais cessé de parler le quechua malgré son exode dans plusieurs métropoles péruviennes. Le cousin ne manque pas d’embellir l’éloge, heureux de m’apprendre qu’il y a même enseigné le quechua « en regardant le dictionnaire » [28]. Les deux hommes contrastent cette situation avec celle des personnes qui, une fois installées en ville, « ne savent plus parler quechua » et « ne savent plus manger la soupe de seigle (le met local) » [29]. Selon eux, ces nouveaux arrivés en ville se prennent pour des gens « grands comme les gringos (les étrangers blancs) » [30] : ils méprisent désormais leurs anciennes façons de vivre, ils se blanchissent.
Or, au texte officiel du blanchiment mes interlocuteurs opposent le texte caché du dévêtement : ces nouveaux habitants des villes se dénudent et se pèlent (qalayamun). Tout se passe comme si, en se débarrassant du vêtement et du poil, les migrants se débarrassaient de leur “indianité”, en tout cas des pratiques qui leur valent cette étiquette en ville (parler le quechua, manger la soupe de seigle) [31]. La race se porterait-elle donc comme un vêtement ? Comme une deuxième peau, plutôt que dans la peau ? C’est ce que suggère ce texte caché du corps vêtu. On voit bien combien son langage déplace la catégorie de race en n’en faisant plus une affaire de peau, mais une affaire de vêtement : en substituant ce qui s’inscrit définitivement dans la chair par ce sur quoi il est possible d’agir. Autrement dit, en subsumant la race et sa fatalité biologique (Guillaumin 1972) sous un autre texte, caché, du vêtement et de sa performativité.
Revenons au script humoristique des femmes de Pitinpata. En m’imaginant sortir de l’avion « tout habillée en jupes comme une indienne », mes interlocutrices font un pas de plus – celui de l’humour – dans le geste qui consiste à subordonner le texte officiel des rapports de pouvoir au texte caché. En effet, à la différence d’Alejandro et de son cousin qui dévêtent symboliquement les « indiens » qui partent en ville, les femmes ne dévêtent pas « l’étrangère blanche ». Mettant en vis-à-vis l’exode en ville et le séjour à la communauté, le script humoristique inverse ainsi le dévêtement de la ville par l’habillage à la communauté. Mieux, se plaçant du point de vue des compatriotes français (équivalent au leur, lors du retour des anciens voisins que la ville a « dévêtus »), elles troquent le mépris affiché vis-à-vis de l’“indianité” chez les blancs des villes (mestizos) par l’admiration des blancs de l’étranger (gringos). En me faisant porter les jupes jusqu’en France, les femmes de Pitinpata jouent en somme à exporter le texte caché hors de l’enceinte la communauté, là où, d’ordinaire, il cède face au texte officiel de la race. Les femmes de Pitinpata mènent ainsi, par l’humour et dans l’entre-soi, une contre-conquête, utopique et révolutionnaire, du texte vestimentaire.
Mobilités et géographies genrées
Nous l’avons vu : les vêtements par excellence, la pacha, ce sont les jupes des femmes des communautés. Il n’est donc guère étonnant que le “dévêtement” masculinise les personnes qui prennent le chemin de l’exode. De fait, les hommes, qui vont et qui viennent entre la communauté et la ville au gré de leur travail, dans les chantiers et dans les mines, portent des habits davantage imprégnés de la vie citadine. Lorsque, dans l’intimité de sa cuisine, j’interroge Carolina pour obtenir son opinion sur l’expression « là-bas ils se sont dénudés, ils se sont pelés » (qalayamuy), mon hôtesse met en évidence l’implicite genré. Elle répond qu’elle n’utilise pas cette expression, qu’elle juge peut-être un peu vulgaire, et qu’elle préfère dire : « elles se sont masculinisées là-bas » (que. qariyamuñam). Mais aussitôt elle me précise, en riant, que sa mère, une femme monolingue déjà âgée, dit « les vagins pelés sont revenus de Lima » (qalarakakuna limamantaqa kutiramun) à propos des migrants qui reviennent pour assister à quelque festivité.
Migrer, se dénuder, se peler, se masculiniser : tout se passe comme si la migration à la ville était aussi une migration de genre, et que la géographie régionale opposait le revêtement des multiples jupes féminines des communautés à la nudité masculine des villes. Les usages vestimentaires de l’adjectif « pelé, dénudé » (qala) semblent aller dans ce sens. Qala sert, en effet, à qualifier l’habit des gens des villes (que. qala pacha) par un oxymore, sans doute atténué par l’usage, entre « vêtement » (pacha) et « nu, pelé » (qala). Vêtements nus, vêtements de citadin. Qala qualifie aussi les têtes dépourvues de chapeau, accessoire essentiel de la région, ainsi que les têtes dépourvues de tresses : qala uma, tête nue [32]. On voit apparaître, en filigrane de ces expressions, une silhouette citadine au féminin qui, abandonnant ses jupes locales et dénouant ses tresses, se masculinise.
Une autre série d’indices se trouve dans les qualificatifs dépréciatifs que les gens des communautés prêtent aux citadins, à commencer par les résidents de Lircay, la petite ville d’à côté. Ces qualificatifs expriment une silhouette dépourvue de la corpulence des gens des communautés : on les appelle en quechua les « nus/pelés moches » (qala fiyu), les « maigres de Lircay » (Lircay chanla), les « viandes sèches de Lircay » (Lircay charki). Au dévêtement des corps des citadins sont ainsi associées les idées de maigreur (masculine, nous l’avons vu), de sécheresse et de laideur qui s’opposent implicitement aux corps vêtus, gros, humides et beaux des femmes de Pitinpata. En somme, le territoire de la communauté, autour duquel est structuré l’article, circonscrit le texte du corps vêtu. Au travers d’arrivées pourvoyeuses de vêtement, et de départs débarrassant du poil et de l’habit, la communauté prend l’allure d’un territoire vestimentairement marqué, mais aussi d’un territoire genré. En son intérieur, le revêtement extensif, l’accumulation des couches féminines, la défense de se dévêtir ; en son dehors, la nudité honteuse, masculine et pelée des villes.
En deçà du texte caché
« Habille-toi comme moi et je t’amènerai à mon fils » disait la femme qui revenait du marché… En deçà des pratiques d’habillement et du langage du dénudement qui détricotent les taxonomies racialisantes, il y a une pratique vernaculaire : habiller l’épouse. Je montrerai ici que cette pratique locale de l’affinité met en évidence un autre rapport de pouvoir, non plus entre les « indiens » et les « blancs », mais entre les hommes et les femmes, dont le texte caché semble tirer sa sémantique.
« L’homme t’emmène et te fait abandonner tes propres vêtements » : le dévêtement de l’épouse
Lorsque je passe la saluer, Sofia m’invite souvent à déjeuner à son stand de bouillons de Lircay où s’attablent les gens issus des communautés. Autour de la table ce midi-là, la discussion porte sur les fiançailles, durant lesquelles la famille du fiancé « sort » la fiancée de son domicile familial après une veillée partagée par les deux familles liées par l’alliance. Dans les Andes, les fiançailles ne sont pas prises à la légère : mes interlocuteurs considèrent qu’elles engagent définitivement les fiancés, le mariage pouvant se faire sur le tard. Alors que je demande comment se déroule la cérémonie, mon voisin, un homme plutôt âgé, répond du tac au tac : « lors des fiançailles, l’homme habille la femme » (que. hurqupakuspa, qari warmita pachachin). Elisabet, une mère de 30 ans qui habite la communauté, explique : « l’homme va acheter tes vêtements puis il arrive à ta maison pour t’en sortir, il te fait te changer [en te mettant] ces vêtements, puis il t’emmène et te fait abandonner tes propres vêtements » [33]. La formule de l’homme possède sans aucun doute un caractère plus archétypique que descriptif : toutes les fiançailles ne donnent pas lieu à l’habillage de la fiancée. Toutefois, cette formule nous intéresse en ce qu’elle met en lien, de façon structurale, manipulations vestimentaires et mobilité virilocale de l’affinité. Ainsi, l’abandon des vêtements de la fiancée, qui quitte sa communauté pour s’installer chez son fiancé, n’est pas sans évoquer le dévêtement des migrants qui partent vivre en ville.
La condensation entre les deux scripts du dévêtement – migratoire et matrimonial – est lisible dans le répertoire narratif quechua. Selon Scott (2019), les contes oraux constituent une ressource précieuse pour déchiffrer le texte caché des rapports de pouvoir : dans les Andes, incidemment, les contes sont parfois nommés « savoir caché » [34]. Enregistré par César Itier [35], le conte du « Lac gendre » fait partie du répertoire des « fiancés animaux » (Itier 2004) et élabore la conjugalité du point de vue féminin. Dans ce récit, la protagoniste, une jeune fille des communautés, s’éprend d’un « homme blanc des villes » qui s’avère être la divinité d’un lac au fond duquel, selon un motif andin répandu, il est possible de percevoir une ville. Un jour, la jeune fille va retrouver son fiancé dans les pâturages alors qu’elle est épiée par son père (qui soupçonne quelque chose à cause du type de bois, rare, que rapporte sa fille suite à ces rencontres). Les amants comprennent qu’ils sont épiés : le jeune homme s’échappe en direction du lac, talonné par la jeune fille. Cette course donne lieu au déshabillage progressif de la jeune fille qui lance ses vêtements à son père, du plus extérieur au plus interne, du tupu avec lequel elle noue son tissu à la chemise intérieure.
Chay chaypi tuputa wikch’umpun llihu winchata q’alata. Asta tatanqa chaykuna pallakuq pallakuq asta apanpuni, rinpuni. Asta hinaspa asta Tampillu nisqa chaytaqa llihu almillata wikch’umpunqa, ukhu almillata. Hinamantachari asta rinpuni chaykuna aparisqas kallpachakun tatanqa , hinaspas … Tulqaquchaman. Hinaspachari chay Tulqaqucha ukhupi pataman ñanqa pasan. Hinachari mistiqa pusaykurqupun quchámanqa. Chaymantari asta chinkarqukupun. | En chemin elle lui jeta le tupu, tout, la vincha, tout. Son père ramassait et ramassait ces choses, les portait et les suivait. Alors, arrivés à l’endroit qui s’appelle Tambillo, elle lui jeta sa chemise, sa chemise intérieure. Mais il continuait à les suivre en portant ces choses, il courait vers Tulqaqucha. Alors, au-dessus du creux de Tulqaqucha passe un chemin. Alors le blanc l’emmena à l’intérieur du lac. Après ça elle disparut. |
En se débarrassant de ses vêtements, la jeune fille condense deux actions. Premièrement, elle quitte sa maison et son statut de jeune fille vêtue par son père à qui elle rétribue ses vêtements (en lui disant « tes » vêtements) : elle se fiance. Deuxièmement, elle suit un habitant blanc des villes : elle migre. Cet exode explique sans doute que le déshabillage aille jusqu’à la semi-nudité – le conte n’évoque aucun rhabillage – selon l’idée des citadin·es dévêtu·es. Ainsi, quittant sa communauté jusqu’au lac, au fond duquel le père perçoit une ville, la jeune fille devient en même temps la fiancée du lac et une citadine dénudée.
« L’homme achète les jupes ». Une asymétrie économico-matrimoniale
Mais Elisabet éclaire aussi la dimension matérielle de la pratique de l’habillage de la fiancée en précisant que l’homme achète les vêtements de la femme. Or, on pourrait croire qu’à Pitinpata l’alliance donne lieu à échange en négatif, radicalement à la défaveur des épouses, puisqu’il est clair en revanche que celles-ci apportent la valeur de leur travail dans la communauté de leur époux (et d’abord chez leurs beaux-parents chez qui elles résideront quelque temps) selon les pratiques patrilocales. En effet, les femmes mariées du secteur insistent sur le fait que le fiancé et sa famille n’apportent pas pour la cérémonie des fiançailles autre chose que « la base » (que. comonlla) requise par les visites sociales ordinaires : l’alcool (bière, alcool de canne), les feuilles de coca, parfois quelques cigarettes. Quant au mariage, qui a souvent lieu des années plus tard, quand le couple a déjà deux ou trois enfants de bas âge, il est financé collectivement par les parrains de mariage, les familles engagées dans l’alliance et les invités [36]. Ainsi, à Pitinpata, il n’existerait pas de dot affichée, d’un côté ou de l’autre. C’est en réalité, me semble-t-il, faire peu de cas de la valeur des jupes des femmes.
J’avance l’hypothèse suivante : c’est la jupe, et sa survaleur, qui met en jeu le transfert économique de l’alliance. En effet, les jupes féminines coûtent au marché un prix exorbitant au regard des faibles revenus des familles issues des communautés, les pièces brodées à la main santiagueras pouvant s’élever à un millier de soles (à peu près trois cents euros) [37]. Ce coût est pris en charge par le salaire des hommes : si la jeune génération reconnaît que les femmes comme les hommes travaillent, seuls ces derniers le font en échange d’un salaire (en travaillant les champs au service de quelqu’un d’autre, ou encore dans les chantiers et les mines environnantes, etc.). Le travail des femmes cible les ressources de la maisonnée : les femmes cuisinent, font paître le bétail et travaillent, conjointement avec leurs époux, les champs qui leur appartiennent.
C’est d’ailleurs par cette asymétrie genrée du travail que je m’explique désormais la réticence de Carolina : mon hôtesse n’accepta jamais de m’apprendre à traire sa vache ni à fabriquer les fromages frais qu’elle confectionnait tous les matins, dans le creux de ses mains, avant de les vendre en ville, dans les pourtours du marché. Ce travail quotidien était en fait le seul qui lui fasse office de salaire, même si cette petite entrée d’argent n’était en rien comparable au salaire de son époux [38]. D’ailleurs, le motif que Carolina donnait à son refus peut être lu en termes économiques : selon elle, nos corps ne partageaient pas la même mesure. Plus grandes que les siennes, mes mains fabriqueraient des fromages plus grands, autrement dit un nombre moindre de fromages en conséquence moins rentables sur le marché (le prix étant relativement fixe [39]). Ses mains étaient son outil de travail (Tabet 1979), un outil de travail irremplaçable.
En somme, la valeur salariale produite par les hommes est revêtue par les femmes au travers des jupes. Ce transfert économique est un échange en trompe-l’œil puisqu’il n’implique à aucun moment l’indépendance économique de l’épouse. Affichant la valeur du féminin, les jupes disent en même temps la dépendance économico-matrimoniale des femmes et montrent, autant qu’elles dissimulent, la valence différentielle des sexes (Héritier 2012). Ainsi, « l’homme habille la femme » est un élément de discours conventionnel significatif de la relation conjugale sanctionnée par les fiançailles, et de son caractère foncièrement inégal. Dans une région où les rapports entre les sexes ont été lus, classiquement, au prisme d’une lisse complémentarité allant jusqu’à effacer les rapports de pouvoir [40], les pratiques matérielles qui se cachent derrière le port des jupes montrent le patriarcat à l’œuvre. Celui-ci tient dans le raisonnement suivant : pour être une “vraie” femme, entière et complète, il faut notamment être une « femme habillée » ; pour faire l’acquisition des jupes – ce bien très coûteux – il faut de l’argent, c’est-à-dire le salaire de l’époux dans le cadre de l’alliance hétérosexuelle.
Richesse, dépossession
Les jupes marquent ainsi la richesse de qui les porte, mais pas seulement car elles coûtent cher. Achetées par l’époux, les jupes exhibent en même temps le rapport d’alliance : elles s’inscrivent, de ce fait, dans la conception de la richesse au travers des relations sociales, très valorisée localement [41]. Dans ce contexte sémantique, on comprend mieux comment la nudité, en tant qu’absence de vêtement, peut exprimer la dépossession. Terminons notre démonstration par deux cas – narratifs et humoristiques – dont le contraste montre que la dépossession (de vêtement, de poil ou de plumes, dans la version animalière des contes) sert de révélateur de statut en marquant les personnes dévêtues au plus bas de la hiérarchie sociale. La dépossession permet de faire bouger de façon stratégique le texte racial : le personnage qui se fait passer pour « indien » est révélé dans sa blancheur urbaine, et celui qui se présente comme « blanc » devient par l’humour un « indien ».
Le premier cas est issu du répertoire narratif quechua : il s’agit du conte « La jeune fille et le condor » dont la chute finale déplume le conjoint condor et le révèle en tant que citadin blanc. Je me base ici sur une version enregistrée par César Itier [42]. Dans ce récit, une jeune fille des communautés rencontre un jeune homme. Il s’agit en réalité d’un condor, nous dit le conte, dont le pelage noir et blanc renvoie au vêtement des villes (le costume noir, la cravate blanche). Mais la jeune fille ne perçoit ni sa condition animale, ni sa condition urbaine : elle l’appelle « mon frère » comme s’il était un voisin de la communauté (Itier 2004). Alors qu’ils élèvent ensemble l’enfant issu de leur union dans une grotte de la montagne, elle est avertie par un second oiseau que son mari est en réalité un condor. Elle s’échappe de la grotte et retourne à la communauté, chez ses parents. Suivant le conseil de l’oiseau, elle prépare avec l’aide de sa famille un piège destiné à son conjoint : une jarre d’eau bouillante dissimulée sous un vêtement. Le condor ne tarde pas à se présenter chez ses beaux-parents pour récupérer son épouse :
Chayqa haykunsi chay sipaspa wasintaqa riki. Chayqa haykuqtinqa :- Kaypi tiyaykuy, nispasyá nin. Chayqa p’achawan tapasqataq kashan chayqa tiyaykun. Chayqa phall ! pasayarapun. Chaysi kundur chay raki uhupi pelarakapun, wañupun. Chaypi tukukapun. | Le condor entra chez la jeune fille et on le fit asseoir. Comme la jarre était recouverte d’un linge, il s’assit tranquillement et là plouf ! il tomba dans l’eau bouillante. Dans la jarre, le condor perdit toutes ses plumes et mourut. ça se termine comme ça. |
Ébouillanter le condor, c’est bien entendu animaliser ce qui avait été humanisé et c’est aussi domestiquer le condor sauvage. Mais c’est, tout autant, percevoir la condition de « pelé des villes » de celui qui avait été interprété à tort comme un « frère habillé de la communauté ». Peler le condor, c’est le débarrasser du pelage qui faisait office de vêtement de ville : vêtement citadin, vêtement dénudé. Observons, en outre, que la jarre est recouverte d’un vêtement (pacha). Au lieu d’être contenu par le vêtement, le condor passe au travers de celui-ci, n’y étant enveloppé que le temps de sa chute dans l’eau bouillante [43] : en bon citadin pelé/dénudé, la pacha ne le revêt pas.
Le second cas est une blague faite par mon hôtesse Carolina à mon compagnon, un jeune homme de la capitale, qui était souvent à mes côtés sur le terrain. Un matin, je m’apprêtais à quitter la maison de mon hôtesse parée d’une élégante jupe chota, noire, épaisse et brillante, dont je venais de faire l’acquisition, aux côtés de mon compagnon qui affichait ses vêtements ordinaires de ville. Il faut dire qu’il n’est pas de vêtement plus riche et qui exprime mieux l’alliance que la jupe chota. Traditionnellement confectionnée en laine noire de mouton, et enrichie de multiples brillants, perles et pompons colorés, la tenue complète est portée, à deux, par les jeunes couples mariés assumant la première charge politique communale [44] : la femme arbore la jupe chota tandis que l’homme porte le pantalon choto [45]. Ce matin-là, mon compagnon parlait peu, comme à son habitude, et son laconisme était généralement interprété comme la manifestation d’une humeur amère, voire colérique. Mon hôtesse s’amusa alors à expliquer sa mauvaise humeur présumée par l’asymétrie vestimentaire que nos tenues affichaient. En plaisantant, elle s’exprima en son nom, comme une ventriloque : « elle [Camille] c’est une chota, moi je suis un indien : il est où, mon pantalon choto ? » (que. pay chota ñuqa indio, may chotoy ?). Imaginant que son amertume venait du fait qu’il ne portait pas (et ne possédait pas) le pantalon choto, Carolina met explicitement en vis-à-vis le texte du corps racisé et le texte du corps dévêtu. Dépourvu du beau et riche vêtement, mon compagnon retombe au plus bas de la classification raciale : il n’est plus qu’un « indien ». Prononcé encore une fois avec humour, le mot « indien » est dicible dans ce contexte car il était su que mon compagnon n’était pas originaire des communautés. Se présentant lui-même comme ayant grandi à Lima, il était en outre apprécié par les femmes âgées du marché qui disaient qu’il était beau car « un peu blanc » (esp. un poco blancón). Le script humoristique vestimentaire de Carolina resignifie l’étiquette racialisante depuis le territoire de Pitinpata. L’« indien » n’est pas évalué selon les critères des villes comme celui qui provient d’une zone rurale, qui parle le quechua ou qui mange la soupe de seigle. Au contraire, dans sa blague, l’« indien » est celui qui circule dans la communauté en étant dépourvu du beau vêtement, et cette dépossession affiche sa pauvreté. Autrement dit, indio signifie ici qala, citadin dévêtu : « indien » n’indianise plus, il blanchit tout en rabaissant. En somme, dans cet usage humoristique du texte caché, l’indien, c’est le blanc.
Habiller les épouses, dénuder les citadins
Fragment par fragment, cet article a tâché de dégager un texte caché des relations de pouvoir manipulé par les habitants d’une communauté des Andes. Au terme de cette réflexion, on peut vouloir mettre les fragments bout à bout (ce qui n’arrive jamais dans la vie de tous les jours, ou que très rarement) pour comprendre comment est tissé ce texte caché des relations de pouvoir dans les Andes. Car l’on voit bien une figure prendre forme progressivement, même si pour l’instant incomplète. D’un côté, des hommes qui « habillent » des femmes, et des femmes qui « habillées » dans le cadre de l’alliance, deviennent des « femmes entières ». De l’autre, des migrants qui, du point de vue du texte caché, se « dénudent » en arrivant en ville où résident des citadins « dénudés et pelés ». Ainsi, ce texte caché oppose la femme des communautés vêtue au citadin dénudé et pelé. Ou encore, pour le dire au croisement du texte racial et vestimentaire : il oppose l’indienne vêtue au blanc nu. De la même façon que le texte officiel des rapports de pouvoir indianise les habitants des communautés, le texte caché déshabille les résidents des villes. Or, en déshabillant – symboliquement – les citadins, le texte caché resignifie le rapport d’habillage entre époux qui n’est pas, nous l’avons vu, dépourvu d’asymétrie ni de domination. Que cela ne nous étonne guère : Françoise Hériter (2012) a montré que la différence entre les sexes marquait la première différence.
Habiller les épouses, déshabiller les blancs : ce texte caché des communautés andines montre que la résistance s’appuie sur la domination locale en réutilisant des instruments sémantiques forgés en son sein. Il montre également que, dans ce contexte social, rapport de domination entre les sexes et agentivité politique sont liés, et que ce lien se trouve dans la manipulation vestimentaire des corps (habiller/déshabiller). Ceci étant dit, la tâche est grande, les fragments glissants, et beaucoup reste à faire. Il serait par exemple essentiel de documenter les situations où le texte caché devient public (Scott 2019), c’est-à-dire lorsqu’il se trouve interprété dans des situations de domination frontales. Je pense notamment aux interactions conflictuelles, par exemple en contexte d’exode en ville, durant lesquelles les deux textes racial et vestimentaire peuvent s’articuler, mais aussi aux situations durant lesquelles le texte du corps vêtu est retourné par le texte racial des dominants. Certains exemples donnés dans la monographie de Canessa semblent pouvoir être lus dans cette perspective : les pratiques humiliantes lors du service militaire bolivien consistant à travestir les jeunes hommes issus des communautés avec les jupes féminines (Canessa 2012 : 221) ; ou encore, les menaces lors de l’assemblée constituante bolivienne à Sucre ciblant les vêtements et les tresses des « indiennes » (Canessa 2012 : 270). Les défilés nus imposés en guise de sanction dans les communautés par le Sentier Lumineux, lors du conflit armé péruvien, sont aussi susceptibles de s’inscrire dans cette perspective. À Pitinpata, leur souvenir est encore vif.
Revenons, pour terminer, à la superposition flottante entre les communautés et les femmes paysannes suggérée par l’analyse du texte du corps vêtu : on aurait tort, me semble-t-il, de trop s’enthousiasmer. En effet, cette conception féminisante des communautés indigènes dans les Amériques se trouve parfois récupérée, un peu rapidement et sans critique, par certains milieux militants ou universitaires (« les femmes amérindiennes sont les gardiennes de la culture », etc.), peut-être en raison du contraste libérateur avec le « neutre masculin » des sociétés occidentales. Il serait tentant, évidemment, de voir dans ce « général féminin » [46] un féminin qui l’emporte. Certes, dans les Andes, le caractère marqué des femmes semble non pas les minoriser, selon la logique « binaire » décrite par Segato pour les sociétés occidentales (2022), mais bien les hisser à hauteur représentative du territoire communautaire. Toutefois, ce général féminin est notable sur le plan symbolique, celui des discours et des représentations. Sur le plan matériel, il est bien plus compliqué de maintenir que les femmes amérindiennes « sont les gardiennes de la culture », dont elles sont, du reste, exclues par bien des égards (Tabet 1979). J’ai en effet montré qu’un élément central de la capacité représentative des femmes – les jupes dans les Andes – est le même qui révèle leur dépendance économico-matrimoniale vis-à-vis des hommes. C’est pourquoi ce lieu commun qui traverse les Amériques mérite à mon avis la plus grande vigilance. Et ce, d’autant plus qu’il constitue un point d’imbrication entre le texte caché et le texte officiel des rapports de pouvoir dans les Andes qui indianise davantage les femmes et féminise les indiens (Canessa 2012 : 221). Il est ainsi possible que, dans les Andes, et dans les Amériques plus amplement, le discours sur le général féminin indigène soit un discours qui fonctionne de manière analogue au discours sur la différence de nature entre les sexes dans les sociétés occidentales (Wittig 2018). À savoir, comme un discours idéologique qui masque les rapports sociaux inégalitaires entre les hommes et les femmes, entre ceux qui achètent les jupes et celles qui les revêtent.