Rue Erving Goffman
Quatre personnes patientent à l’arrêt de bus. Elles s’en vont rejoindre leur lieu de travail respectif : l’hôpital psychiatrique, le monastère, la caserne militaire et l’établissement pénitentiaire. Silencieuses et pensives, elles ne font guère attention aux graffitis qui s’étalent derrière elles sur les murs de la ville.
Ces dessins expriment pourtant la voix des reclus [1], ceux qui ont connu ces vies en institutions et en portent parfois encore les stigmates. Ils sont l’expression clandestine de celles et ceux qui sont privés de la parole, à qui l’on impose de rester dans le rang, d’obéir sans réfléchir, de croire sans comprendre, de se soumettre sans discuter à la norme surdéterminante de l’institution dans laquelle ils sont enfermés, de gré ou de force, de s’effacer d’un monde où ils n’ont pas ou plus leur place.
Cette illustration originale, signée Evan Barnaud, évoque à sa manière des questions qui traversent la socio-anthropologie des institutions, et plus particulièrement celle des « institutions totales » (Goffman 1968) où se côtoient les gardiens et les reclus. Écouter toutes les voix, celles de ceux qui organisent, administrent et encadrent les résident·es de ces institutions, mais aussi entendre et comprendre celles de ces reclus qui vivent dans des structures qui leur assignent une position de dominés. Ce regard singulier de l’artiste ne traduit pas les réflexions des auteur·es de ce numéro. Il évoque plutôt à sa façon la nature asymétrique des relations au sein de ces institutions dites totales, et la voix de celles et ceux qui y sont généralement contraint·es à une forme de silence.
Un concept en négatif
Le concept d’« institution totale », développé par Erving Goffman dans les années 1950 aux États-Unis, a connu un succès important en sciences humaines et sociales, et plus particulièrement en sociologie. Maintes fois discutée et remise sur le métier [2], la notion continue d’être enseignée dans les universités et utilisée de manière plus ou moins nuancée dans les travaux de recherche [3]. Elle se caractérise à la fois par sa dimension descriptive – identifier un certain type d’institution – et par son caractère critique – dénoncer des privations excessives de liberté qui n’ont à terme aucune ambition restauratrice ou émancipatrice pour les individus. Intimement liés entre eux, ces deux usages de la notion (descriptif ou critique) prennent leurs origines dans la démarche même de Goffman, qui a d’abord cherché à décrire les conditions d’existence des personnes internées au sein de l’hôpital psychiatrique de Sainte-Élisabeth à Washington [4]. Étendu par Goffman aux prisons, puis à des institutions aussi différentes que des camps de concentration, des casernes ou des monastères, le concept a ensuite été régulièrement mobilisé dans les sciences sociales, qu’il s’agisse, de manière non exhaustive, de l’étude historique ou sociologique de l’institution militaire (Pinto 1975), des lycées professionnels (Vienne 2005), des classes préparatoires (Darmon 2013), de centres éducatifs fermés (Lenzi et Milburn 2015), de centres de demandeurs et demandeuses d’asile et de camps de réfugié·es (Fischer 2005), d’institutions spécialisées hébergeant des personnes désignées comme « handicapées » (Diederich 1990 ; Barillet-Lepley 2001 ; Santamaria 2009 ; Fournier 2020), de maisons de retraite (Planson 2000), de foyers ou camps de travailleurs et travailleuses (Bruslé et Morelle 2014) ou encore de refuges pour animaux « de ferme » ou utilisés en laboratoire (Donaldson et Kymlicka 2015 ; Gallino-Visman 2018).
Le concept vise à identifier les caractéristiques d’institutions qui ont en commun le fait de maintenir ensemble, dans un espace relativement fermé et en les soumettant à des règles de vie commune, des individus partiellement privés (volontairement ou involontairement) de leur libre arbitre et assignés à une vie recluse.
On peut définir une institution totale comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées (Goffman 1968 : 41).
L’adjectif utilisé par Goffman – totale – insiste sur la prise en charge exhaustive des besoins des individus (alimentation, repos, apprentissage, travail, loisirs) et la réglementation quotidienne de la durée et du rythme de ces activités. Le sociologue estime donc que certaines institutions sociales se caractérisent par la prise en charge globale et constante des besoins des personnes qu’elles abritent tout en leur imposant un code de conduite strict et non négociable. Goffman inclut dans cette définition cinq types de cas :
- les institutions qui prennent en charge des personnes considérées comme dépendantes et vulnérables (par exemple les orphelinats, les établissements pour personnes âgées ou handicapées) ;
- les institutions qui prennent en charge des personnes diagnostiquées comme dangereuses pour elles-mêmes, pour autrui et pour la société (par exemple les hôpitaux psychiatriques) ;
- les institutions qui prennent en charge des personnes jugées dangereuses pour autrui et pour la société (par exemple les prisons, les centres fermés) ;
- les institutions qui recrutent ou admettent des personnes afin qu’elles puissent performer individuellement ou collectivement grâce à l’entraînement, l’organisation et la discipline (par exemple l’armée, l’internat…) ;
- les institutions qui permettent à des personnes de vivre hors du monde en décalage des conventions sociales de leur temps (couvents et monastères [5]).
Contrairement au prisonnier, si le moine ne quitte jamais le monastère, il a tout de même fait la démarche de s’y présenter et a suivi une longue formation avant de choisir de prononcer ses vœux [6]. Contrairement au militaire, qui peut profiter d’une permission pour retrouver la vie civile, la personne qui entre en hôpital psychiatrique, en fonction de son régime d’admission, ne peut pas toujours décider d’elle-même de sortir pour retrouver les siens. Pour Goffman, « les institutions totales présentent [donc] des différences importantes selon qu’elles recrutent des volontaires, des semi-volontaires ou des personnes qui viennent contre leur gré » (Goffman 1968 : 170). Mais dans toutes ces institutions, il est systématiquement question de séparation en vue d’une protection : la prison protège la société des individus, le monastère protège l’individu de la société, l’hôpital psychiatrique protège les individus d’eux-mêmes… Et cette protection, imposée ou choisie, offre alors un espace-temps propice au remodelage des corps et des esprits, qu’il s’agisse, pour ceux que Goffman appelle les reclus, d’envisager la possibilité de sortir ou de trouver la force d’y rester.
Que l’on se situe dans un type ou un autre, il y a bien des points communs, des invariants qui justifient le recours à un concept général : la séparation entre le dehors et le dedans, la concentration des activités dans un même espace (manger, dormir, étudier, travailler, se distraire…), le contrôle du temps, la différence de statuts (et donc de droits) entre les dirigeants et les dirigés, la transformation individuelle provoquée (ou du moins recherchée) par l’expérience collective qui passe en premier lieu par un dépouillement de soi, une dépersonnalisation, un effacement des éléments sur lesquels se fonde l’identité antérieure des personnes (nom de famille, style vestimentaire, goûts et préférences…). C’est bien l’uniformisation des individus – que traduit le port d’une tenue uniformisée dans beaucoup de ces lieux – qui caractérise le projet institutionnel. L’institution totale est donc par définition une structure qui contraint les individus à prendre la même forme. Que l’on soit au monastère ou en prison, à la maison de retraite ou de redressement, en caserne ou à l’internat, les activités et le rythme quotidien qui est imposé aux individus ont pour objectif de les transformer, de leur faire acquérir des compétences tout en leur faisant incorporer de nouvelles manières d’être au monde, pour mieux y retourner par la suite ou pour mieux continuer de l’habiter en étranger. L’institution totale telle que Goffman l’analyse est conçue et perçue comme un tuteur qui redresse les corps, qui aligne les êtres, qui lisse les contours de tou·tes ceux et celles qui se trouvent en dedans, au nom d’une uniformité considérée comme essentielle à leur existence, alors qu’elle n’est pourtant pas souhaitée par les personnes qui vivent en dehors.
Si l’institution totale demeure un concept utile pour décrire le réel, son usage est nécessairement situé puisqu’il introduit l’existence d’une différence entre des institutions liberticides et uniformisantes (totalitaires) et d’autres institutions qui seraient, inversement, émancipatrices et personnalisantes (démocratiques). Par sa portée critique, le concept d’institution totale désigne les mauvais élèves, les institutions qui usent d’une violence physique et psychologique tout en légitimant ces modalités d’encadrement par leur nécessité pour le maintien de l’ordre social ; ce qui désigne donc aussi en négatif les institutions sociales formatrices et émancipatrices dont les dimensions seraient inversées (insertion dans le monde, droit à la différence, expression de la personnalité, évolution des statuts, acquisition d’une autonomie…). L’école peut ainsi être vue comme le parfait contre-exemple de l’institution totale du fait des missions qu’elle se donne : transmettre un savoir autonomisant, développer l’esprit critique, former des citoyens engagés, éduquer les jeunes au respect et à l’accueil des différences au sein de la société. La difficulté réside dans le fait que cette manière de percevoir l’école comme un modèle inversé des institutions totales dépend de la position à partir de laquelle on identifie et qualifie ses caractéristiques. Si pour certain·es l’école est émancipatrice, pour d’autres elle demeure une institution productrice de violences (Vienne 2008). Bien des apôtres des pédagogies « nouvelles » ont fondé leur argumentaire sur la critique d’un enseignement scolaire qui relève plus du dressage que de l’éducation, voyant alors l’école nationale comme une institution encore trop totale pour émanciper, encore trop uniformisante pour libérer, encore trop formatrice pour éduquer. Les nouveaux apprentissages se veulent alors centrés sur l’individu et ses projets, accompagnant ses envies et ses passions pour en faire des compétences, à l’inverse d’une école qui chercherait à imposer un même savoir et un même rythme d’apprentissage pour toutes et tous, réduisant de fait les aspirations individuelles et ignorant les profils atypiques au nom d’une égalité des chances qu’elle ne parvient pas à produire. En somme, une institution est toujours l’institution totale d’un autre. Toute institution est en effet productrice de normes et a recours à des injonctions pour faire advenir son modèle (le bon élève, le détenu modèle, le patient résiliant, le bien vieillir…). Et toute institution produit en elle-même les conditions de son dépassement en faisant naître des critiques internes et en poussant alors des individus à faire scission pour inventer un nouveau modèle [7].
Des mouvements de balancier
La publication des travaux de Goffman sur la condition sociale des malades mentaux (1968), dans une perspective interactionniste, fonde un champ de recherche centré sur les lieux de privation de liberté et la critique des conditions d’enfermement. Une dense littérature va donc se développer, touchant toutes les institutions sociales qui exercent leur emprise sur des individus au détriment de leur liberté. Dans des sociétés démocratiques et sécularisées où l’autonomie des individus est érigée en valeur essentielle, la prise en charge totale d’un individu, de fait privé de tout ou partie de ses droits fondamentaux au nom de la sécurité (la sienne et/ou celle des autres), devient en soi un problème démocratique, constitutionnel, universel. Tous les lieux de privation de liberté sont alors dans le viseur d’une critique sociale : prisons, asiles, hospices, maisons de correction, internats, etc. Certains de ces termes ne sont d’ailleurs plus utilisés aujourd’hui pour désigner ces établissements, parce qu’ils renvoient justement à des institutions totales qui appartiendraient dès lors au passé. Les travaux de Goffman ont ainsi fait de ce concept un contre-modèle, une notion pour désigner une réalité trop longtemps invisible (ou invisibilisée) qu’il faut pouvoir dépasser aussi bien dans les faits que dans l’analyse.
Les transformations qui vont être progressivement introduites dans les structures de prise en charge, dans la seconde moitié du XXe siècle, semblent alors aller dans un même sens : celui de la détotalisation (Rostaing 2009). Les dimensions qui caractérisent les institutions totales, telles que définies par Goffman, sont méthodiquement remises en cause. Les conditions de vie des reclus sont questionnées, repensées, dans une perspective de réinsertion dans la société civile ou, du moins, d’une séparation moins stricte avec le reste du monde. En effet, on assiste à un mouvement amorcé de désenclavement au cours des dernières années, qu’il s’agisse notamment de la multiplication des moyens de communication, ou encore d’une plus grande implication, voire participation, des individus pris en charge par ces institutions, souvent associés à la définition des modalités de leur parcours (Gardien 2010 ; Bureau-Point et Hermann-Mesfen 2014 ; Vuattoux 2021). C’est ainsi que l’on prône par exemple l’accès à l’instruction dans l’univers carcéral, le développement des activités artistiques dans les unités psychiatriques, les sorties culturelles pour les personnes âgées dépendantes, etc. Dans le monde du soin, on parle d’une sortie des logiques asilaires afin de remettre le résident « au centre » (Mallon 2001) et de « désinstitutionnalisation » (Castel 2011). Dans le monde carcéral, on expérimente des dispositifs permettant de purger une peine hors des murs de la prison. Dans les établissements psychiatriques, on développe les activités créatives et apaisantes afin de limiter le recours contraint à l’isolement et aux traitements médicamenteux. Les principaux marqueurs de l’institution totale sont remis en cause : uniforme commun, séparation dedans/dehors, règles immuables, effacement des identités individuelles. On voit fleurir des comités de vie sociale et autres commissions des usagers pour que les résidents ou patients puissent avoir leur mot à dire sur la qualité des repas ou les horaires du coucher. On élit des représentants pour défendre les droits des détenus. On ouvre les portes aux familles pour qu’elles puissent porter la parole de leurs proches et exprimer des demandes particulières. Dans l’ensemble des structures sociales, un processus de détotalisation va ainsi apparaître et se généraliser, au profit des reclus qui sont alors davantage considérés, sollicités, écoutés, respectés. Cette considération nouvelle, plus attentive aux droits et besoins fondamentaux de chacun·e, fait référence à une « humanisation » des pratiques (voir Cabirol (1983) ; Mallon (2004) ; Richelle et Loffeier (2017)) qui touche de nombreux milieux sociosanitaires [8], mais aussi des univers comme l’armée ou le monastère [9].
Si ces tendances convergentes vers une détotalisation des institutions de prise en charge sont régulièrement affirmées et documentées, elle n’en reste pas moins traversée constamment de vents contraires. En revenant sur ses travaux sur les prisons dans ce numéro, Corinne Rostaing montre que même si son fonctionnement se démocratise, une institution peut rester totale (univers enveloppant qui prend en charge l’ensemble des besoins) sans pour autant être totalitaire. Les processus de détotalisation vont en effet de pair avec des mouvements de retotalisation, par des tentations de retour aux sources ou l’introduction de dispositifs de contrôle discrètement déguisés en de nouvelles libertés (Eyraud et Moreau 2013). Il en va ainsi, à certains égards, de la remise en cause régulière du système scolaire dès que tombe chaque année le classement international des élèves. Concentration sur les fondamentaux (lire et écrire intensivement, plutôt que développer d’autres sensibilités), renforcement de l’autorité des enseignants, retour de l’uniforme à l’école… sont des revendications qui surgissent cycliquement dans le débat public dès que l’école ne semble plus produire la performance que l’on attend d’elle. L’assouplissement des dispositifs d’encadrement sociaux est régulièrement remis en question par des voix qui appellent à un retour à l’ordre et à la rigueur. Mais dans le même temps que certains proclament « c’était mieux avant », on observe également comment l’assouplissement des dispositifs au nom d’une meilleure prise en compte de la liberté individuelle peut introduire de nouvelles formes de contrôle, plus subtiles et moins perceptibles [10]. L’exercice de la liberté peut devenir une injonction contraignante, notamment pour celles et ceux qui ne sont pas en mesure d’en jouir et aspirent plutôt à être soutenus et pris en charge.
Ainsi, il convient de faire preuve de mesure et de finesse d’analyse aussi bien avec l’usage du concept d’institution totale qu’avec les différents mouvements que l’on qualifie de détotalisants. Dans ce numéro, Nicolas El Haïk-Wagner explore la culture professionnelle de cette « filière de soins philanthropique » qu’est le bloc opératoire pédiatrique, qu’il analyse au prisme de sa « détotalisation ». Pour l’auteur, le phénomène serait lié aussi bien aux truchements mis en œuvre par les professionnels pour aménager dans la douceur l’entrée du jeune patient dans l’univers totalisant qu’est le bloc opératoire, qu’aux conceptions alternatives que les équipes se font des jeunes patients, regardés avec une humanité particulière, au risque d’un blindage émotionnel fragilisé. Annick Anchisi et Laurent Amiotte-Suchet étudient les transformations des monastères, qui jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, correspondaient aux structures sociales fondamentales de l’institution totale. Les auteur·es montrent comment les règles de vie monastique ont dû en partie s’assouplir, pour s’adapter au vieillissement des communautés. Les aménagements nécessaires des infirmeries et le recours à du personnel soignant professionnel ont très largement accentué la porosité de la clôture, impliquant de réenvisager la façon même de concevoir la séparation monde, pilier essentiel de la vie contemplative. Dans un même esprit, Emmanuel Langlois, Jean-Michel Delile et Erwan Autès-Tréaud, en proposant une socio-histoire des communautés thérapeutiques pour usagers de drogue, expliquent comment elles sont passées d’une prise en charge déployant un haut degré de violence institutionnelle à des dispositifs de nature détotalisante. Dans une perspective diachronique, les auteurs décrivent un processus d’hybridation entre assujettissement et responsabilisation, les logiques asilaires laissant progressivement la place à des dispositifs de contrôle de la loyauté des individus, afin que ces derniers consentent eux-mêmes à s’enfermer.
Peut-on effacer son ombre ?
Les analyses centrées sur les mouvements de balancier, entre détotalisation et retotalisation, cherchent à repérer les traces plus ou moins visibles ou persistantes du modèle de départ. Mais il est difficile de penser les institutions de privation de liberté indépendamment de la perspective goffmanienne. Soignant·es, éducateur·trices, psychologues… beaucoup d’acteurs des milieux sociosanitaires ont rencontré les textes de Goffman durant leur formation. Les rapports produits sur le fonctionnement des institutions de privation de liberté et sur les aménagements nécessaires, que ce soient les prisons, les unités psychiatriques, les établissements pour personnes âgées…, prennent systématiquement l’idéal-type goffmanien comme contre-modèle pour définir leur projet d’établissement. Les institutions totales sont hantées par leur ombre et imposent aux acteurs une réflexivité constante sur les conséquences de leurs fondements. Si le concept est au départ un outil sociologique pour décrire le réel, la notion est devenue une accusation mobilisatrice utilisée par les personnes qui aspirent au changement et doivent dénoncer les excès d’autorité dont elles sont témoins sur leur lieu de travail afin de pouvoir justifier l’avènement nécessaire d’un nouveau modèle dont elles seront les leaders naturelles. D’abord notion étique, l’institution totale est donc aussi une notion émique mobilisée pour sa puissance performative dans des jeux de pouvoir et de distinction sociale (Loffeier 2015). Dans ce numéro, Laurence Tessier et Marine Boisson évoquent ainsi des situations de terrain où des personnes diagnostiquées comme démentes font preuve de résistance et s’insurgent contre leurs conditions d’existence. Tout l’enjeu consiste alors, pour les professionnel·les, à s’entendre sur les causes de cette résistance : la maladie perturbatrice qui fait de l’individu un autre ou la personnalité profonde et malveillante qui rejaillit par désinhibition. Les débats auxquels se livrent les professionnels sont hantés par la notion même d’institution totale, entre la crainte de produire une surenchère de résistance en adoptant des pratiques passivement punitives ou celle de légitimer des actes et des paroles inacceptables au nom d’une philosophie institutionnelle qui, à trop vouloir se détotaliser (et être excessivement centrée sur le bien-être de l’individu), pourrait finir par contraindre les gardiens à subir la loi des reclus.
Enfin, il importe de réfléchir à la focalisation des travaux d’inspiration goffmanienne sur l’insupportabilité des conditions d’existence des reclus. En choisissant de se placer du côté des internés, Erving Goffman posait un acte fort, fondateur d’une approche délibérément critique, soucieuse de prendre en considération les paroles et pratiques des reclus (passer ainsi du point de vue des psychiatres au point de vue des patients). En bon interactionniste, Goffman décrit les comportements quotidiens des individus et leurs stratégies, entre adaptations primaires et secondaires [11]. Deux blocs se trouvent alors mis en opposition. Si les reclus sont d’emblée envisagés comme des oppressés, leurs gardiens sont alors de fait des oppresseurs. Cette perception duale du fonctionnement des institutions, avec en ligne de mire la dénonciation d’une oppression, n’a pas toujours permis aux chercheurs et chercheuses de se montrer attentifs à l’oppression que peuvent subir les oppresseurs. Les conditions de travail difficile, les maigres perspectives d’avancement, les bas niveaux de salaires, l’accès restreint à des formations certifiantes, le manque de personnel, la compression des horaires de travail, le renforcement des normes sanitaires et sociales… peuvent aussi transformer les gardiens en reclus, les cantonner à un ensemble d’activités quotidiennes astreignantes et ultra surveillées sans perspective d’évolution ni espace-temps pour négocier un autre horizon. La souffrance des résident·es est régulièrement mise en évidence par le personnel qui en fait une conséquence directe de ses propres conditions de travail. Les salarié·es défendent leurs droits et dénoncent une maltraitance systémique dont ils seraient les acteurs involontaires en affirmant que la dégradation des conditions de travail tend à retotaliser l’institution et à perdre ainsi les bénéfices de la détotalisation que Goffman appelait justement de ses vœux.
Dans ce numéro, une place est laissée aux aspects méthodologiques et réflexifs relatifs aux terrains réalisés au sein des institutions dites totales. Audrey Linder revient dans son article sur son enquête ethnographique en psychiatrie communautaire, et met en valeur la façon dont l’entrée dans l’institution et le positionnement sur le terrain influent sur le type de données produites. Elle propose une analyse qui tend à démontrer que la prise de distance avec le concept d’institution totale liée à l’évolution diachronique de l’institution psychiatrique est susceptible d’invisibiliser les rapports de pouvoir qui sous-tendent les rapports entre patients et soignants. Mathias Thura propose lui aussi une perspective méthodologique en abordant l’institution militaire par le biais des positions occupées par le chercheur, insider ou outsider, et des conséquences que le choix d’une position ambivalente (entre proximité et distance) peut avoir sur ses analyses. Son article propose d’examiner les postures d’enquête par observation directe expérimentées au sein des forces armées, et d’interroger les conditions historiques, organisationnelles et sociales qui permettent de s’y établir et d’y conduire un terrain à caractère ethnographique.
Ainsi, les différentes contributions de ce numéro témoignent-elles de la vitalité du concept d’institution totale qui, loin d’être obsolète, reste un outil heuristique encore fécond pour étudier les institutions sociales dans leur globalité : armée, monastère, hôpital psychiatrique, prison, institutions de soin dédiées aux personnes diagnostiquées démentes, ou en en circonscrivant des segments : unité de réhabilitation en psychiatrie sociale et communautaire, bloc opératoire pédiatrique, communautés thérapeutiques pour usagers de drogue. S’il importe aujourd’hui d’ethnographier les institutions totales, comme le font les auteur·es de ce numéro, c’est autant pour retrouver leurs traces – que reste-t-il de « totale » dans ces institutions – que pour y trouver une juste place entre les gardiens et les reclus, entre le dedans et le dehors, entre description et dénonciation.