Que reste-t-il du sujet dans la démence ? Enquêtes dans deux institutions de soins tournées vers « la personne »

Résumé

En France, l’avancée des droits des patients dans les institutions de soins dites « totales » a participé à la promotion de l’autonomie de l’usager et la mise en place de projets tournés vers « la personne ». Dans les EHPAD (Établissements pour personnes âgées dépendantes) ou dans les FAM (Foyers d’accueil médicalisés) spécialisés dans l’accueil de patients souffrant de démences (Alzheimer, démence frontotemporale), les soignants sont fortement encouragés à dépasser l’interprétation purement neuronale du comportement des résidents. C’est « la personne » et non « le cerveau » qu’il faut placer au centre de l’expérience médicale. Néanmoins, ce principe est exigeant. Car comment établir avec l’autre une relation interpersonnelle alors qu’il est atteint d’une maladie qui désintègre précisément le langage, la mémoire et la personnalité ? Cet article travaille l’ambiguïté qui caractérise le soin pour les personnes atteintes de démence et décrit deux situations où se manifestent les problèmes, le malaise, et l’inquiétude des soignants à s’adresser à une subjectivité dont la continuation même est menacée. Pour ce faire, nous avons enquêté séparément dans deux établissements et présentons deux récits de cas qui mettent en évidence les épreuves, les difficultés et les efforts engagés pour saisir, protéger ou retenir ce qu’il reste de la subjectivité des personnes dans ces maladies.
mots-clés : démence, la personne, institutions totales, ethnographie

Abstract

What is left of a subject with dementia ?
The advancement of patients’ rights has contributed to the promotion of autonomy as well as the implementation of "person-centered" care in French institutions. Hence, in venues which take care of people affected with neurodegenerative diseases (Alzheimer’s and frontotemporal dementia), caregivers are strongly encouraged to look beyond the neuroscientific interpretation of patients and their illness. The aim is to place the “person”, and not the “brain”, at the center of the medical experience. Enacting this principle presents significant challenges : how concretely can practices of care take into account the “person” living with dementia, and address, moreover, her “subjectivity”, when her memory and personality are disintegrating ? This article explores the ambiguity that characterizes person-centered care for those with dementias by describing two situations that reveal the problems, discomfort and anxiety of caregivers in attempting to grasp, retain and retrieve a subjectivity that is precisely in danger of being lost.
keywords  : dementia ; personhood ; total institutions ; ethnography

Sommaire

Ethnographier la personne en institution : respecter l’ambiguïté du soin

Les institutions dites « totales » ont connu un processus de refonte dès les années 1970. La formalisation des droits individuels des personnes a ouvert des débats quant à leur degré de « dés-institutionnalisation » (Castel 2011) et de « détotalisation » (Rostaing 2009). Si la plupart des auteurs s’accordent aujourd’hui pour reconnaître qu’un changement est survenu, la question du degré de déconfinement de ces institutions et de ses limites reste ouverte. Certains auteurs soulignent que les EHPAD échouent régulièrement à atteindre leur idéal consistant à transférer des rôles et des responsabilités aux personnes (Mazé et Nocérino 2017) ; quand d’autres insistent sur la persistance de processus de relégitimation du pouvoir institutionnel, notamment en milieu carcéral (de Galembert et Rostaing 2014). Ce processus de démocratisation doit donc être interrogé par l’enquête.

Dans certains Établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et Foyers d’accueil médicalisés (FAM), le personnel est ainsi encouragé à dépasser une interprétation médicale et neurologique du comportement des résidents afin de tenir compte de leur subjectivité et de leur puissance d’action. L’intégrité, l’identité, mais aussi la socialisation et la capacité d’autodétermination des individus – celles qui les caractérisent en tant que « personne » – doivent y être protégées par application de leurs droits [1]. La mise en relation des aidants et des malades est recherchée, en dépit de la perte du langage, de la mémoire et de la personnalité. Autrement dit, c’est la « personne » et non la dégradation du « cerveau » qu’il faut placer au centre de l’expérience de soin (Kitwood 1997). Ou encore, ainsi que le résume la directrice d’un établissement québécois de soins pour patients Alzheimer : « Il faut faire attention au regard qu’on porte sur l’autre : il faut voir la personne avant la maladie. Ici, on n’a pas un regard sur une personne qui a Alzheimer, on a Madame Rheault » [2]. Les soignants doivent ainsi établir avec Madame Rheault une relation qui soit “personnelle” et qui ne se réduise pas au rapport à la maladie ; ils doivent s’adresser à elle. De même, les formes anciennes d’enfermement, de contentions et de mesures médicamenteuses ne doivent être utilisées qu’en dernier recours. Enfin, les familles, des intervenants extérieurs et représentants d’usagers sont encouragés à participer, en plus de contrôles externes exercés par des instances de l’État (juges des tutelles, Agence régionale de santé (ARS) notamment) qui peuvent être sollicités en cas de litiges. Les individus dépendants et institutionnalisés disposent donc désormais d’une pluralité d’aidants et de porte-parole, qui possèdent différents savoirs sur eux et peuvent participer à soutenir la prise en compte de leur subjectivité. Mais cela suffit-il à assurer le respect de la personne ? Goffman soulignait, dès 1968, que l’institution « totale » attribue officiellement une place à l’humanité de l’individu [3], mais brise la personnalité dans la façon d’annuler le conflit et d’ignorer la révolte du malade [4]. Aujourd’hui, certains usagers subissent-ils encore une série « de profanations de [leur] personnalité » ou une « mort civile » (1968 : 56-58), qui correspond à une privation de droits et de rôles potentiels ?

Pour répondre à ces questions, cet article présente deux « cas » jugés « difficiles », l’un dans un EHPAD, l’autre dans un FAM. Ils éclairent le malaise et l’ambiguïté qui s’immiscent dans le soin entre laisser agir le sujet ou le contenir par des moyens que l’on cherche à abandonner : l’usage de la violence, le contrôle des sorties vers l’extérieur ou l’intervention médicamenteuse. Dans les deux situations étudiées, une tension se cristallise entre deux types d’interprétation du comportement des personnes : l’une biologisante, explique l’action du résident par la maladie, l’autre, personnalisante, attribue sa parole et son comportement à sa subjectivité. Ce travail cherche ainsi à éclairer les problèmes qui surgissent entre l’exigence à restituer aux personnes leur pouvoir d’action, de penser et de contestation et les effets de la pathologie sur leur comportement. Les histoires de ces deux résidents, prennent place dans des établissements distincts, affichant tous deux une réflexion sur la personne démente au cœur de leur philosophie de soin. Le premier cas se déroule au Petit Château, un EHPAD de l’Ouest parisien qui accueille exclusivement des patients atteints de maladies neurodégénératives, où l’enquête a été menée par Laurence Tessier entre janvier 2017 et octobre 2018. La seconde situation se présente dans le Foyer d’accueil médicalisé (FAM) Le Hameau, spécialisé dans la prise en charge de personnes atteintes de maladies neurodégénératives, où Marine Boisson a enquêté entre octobre 2020 et mars 2021.

La description des problèmes pratiques et des questions éthiques qui se posent au personnel implique nécessairement une présence de longue durée sur le terrain. De cette façon, l’ethnographe se tient informée de ce qui se passe dans le lieu, elle pose des questions, elle s’étonne, cela suscite des commentaires en retour, elle prend des notes, progressivement elle apprend, et il lui devient possible, au terme d’un processus « de socialisation réfléchie » (Piette 1996) de décrire les actions de ses interlocuteurs. De ces deux ethnographies, nous avons choisi d’extraire le récit des cas d’Angela et de Pierre, car ils se présentent aux équipes comme des situations traversées de tensions et d’ambivalences. En choisissant de décrire ces cas, nous nous inscrivons dans le sillage des travaux de la sociologie pragmatique qui mettent la notion « d’épreuve » au centre de l’analyse de l’expérience et du savoir (Latour 1987 ; Barthe et al. 2013 ; Rabeharisoa et Callon 1999 ; Dodier 1993 ; Pollak 1990). Cela permet de mettre en évidence les contraintes épistémologiques, les dilemmes moraux et le questionnement éthique qui émergent des pratiques et qui, lors de situations non conflictuelles, restent masqués. À partir de « l’effet loupe » (Rémy 2009) produit par ces cas, on peut déjà relever ce que seule leur description établira : qu’une « subjectivité », au sein d’une institution totale – y compris au sein d’une institution tournée vers la « personne » – apparait au terme d’un conflit, c’est-à-dire qu’elle n’est pleinement considérée que lorsqu’elle pose problème.

Le Petit Château

Une dame, résidente du Petit Château (à une amie.) : — Moi, j’ai 45 ans.
Son amie : — Vous avez plus que ça, vous avez plus de 90.
La dame : — Ah oui ! 90 ! Faut pas tricher ! (rires). Malgré tout il paraît que j’aurais la maladie d’Alzheimer.
Son amie : — Ah, vous ne m’aviez pas dit.
La dame : — Je ne dis pas tout.
Son amie : — Moi, je connais beaucoup de gens qui ont cette maladie mais elle ne te ressemble pas, je ne te reconnais pas comme ça… C’est pas vrai.

Le Petit Château est un établissement pour personnes âgées dépendantes situé dans une banlieue chic de Paris – le département est le premier en France pour le revenu de ses contribuables. Cet EHPAD est géré par un grand groupe de développement de maisons de retraite privées ; une chambre simple y coûte environ 7 000 euros par mois. Le service se doit donc d’être irréprochable ainsi que le rappelle sévèrement la directrice à son équipe : « Je rappelle quand même que les familles payent entre 6 000 et 8 000 euros par mois alors ils s’attendent à ce que hein ! [ça file droit] ». Dans cet EHPAD vivent environ 80 personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou atteintes (plus rarement) de maladies neurologiques dites « apparentées » comme l’est par exemple la démence frontotemporale. Ce sont en majorité des femmes, entre 65 et 100 ans, certaines sont nouvellement arrivées, d’autres y vivent depuis 20 ans, la plupart y mourront. « On vit ici, on meurt ici » m’explique un infirmier d’étage lorsque je viens au Petit Château pour la première fois.

Toute la journée, les résidents vont et viennent au sein de cette bâtisse rectangulaire blanche de trois étages aux fenêtres cintrées et aux balcons encadrés de balustrades en pierre. La façade nord donne sur un parking, la façade sud sur un grand jardin à la pelouse parfaitement tondue. C’est un beau jardin dominant une vallée verdoyante. Bordé de glycines, il est traversé par un chemin en pierres blanches planté de massifs de fleurs multicolores qui mène à une terrasse abritée d’une pergola sous laquelle on a installé des canapés et des fauteuils de jardin. Là, les résidents peuvent venir prendre l’air et sentir la chaleur du soleil sur leur peau. Il leur est par contre interdit de s’aventurer de l’autre côté, sur le parking et au-delà : leurs allées et venues sont strictement contrôlées par la personne à l’accueil qui s’assure qu’ils ne passent pas la porte d’entrée.

Cet établissement n’est pas réductible à sa fonction d’hébergement, c’est aussi un lieu de vie avec son personnel et ses résidents. La vie y est rythmée par les soins infirmiers (changes, douches, pansements, prises de médicaments), par les repas, servis par un personnel en uniforme sur les tables recouvertes de nappes blanches en coton, par la lecture des nouvelles le matin et les visites des familles l’après-midi, par les ateliers peinture, cuisine, théâtre, par les crêpes-party, des goûters dansants ou pris devant la télé, plus rarement par une sortie au musée et, pour un groupe restreint de résidents, un séjour dans l’année en thalasso ou un voyage à l’étranger. L’après-midi, la plupart des résidents sont réunis au rez-de-chaussée dans le grand salon. C’est là que je vais les rejoindre lorsque j’arrive au Petit Château : je me rends utile en servant une crêpe ou en allant chercher un verre de jus, je m’assois avec les résidents dans l’un des fauteuils disposés en cercle, je les regarde, je prends des notes, j’écoute les discussions, j’engage la conversation, on me fait des confidences, on me raconte un évènement, une dispute récente ou un traumatisme passé mais qui décidément, ne passe pas.

Certains sont tassés dans leur fauteuil, les yeux clos, d’autres regardent leurs genoux le menton posé dans la main. Dans le fond on entend la chanson de Dalida, Il venait d’avoir 18 ans. Deux dames assises à côté de moi discutent : « — Vous étiez blonde ! Une fausse blonde ou une vraie blonde ? — J’étais blonde, blonde, blonde. — C’est bien ! — Ça m’a servi à rien. — Pourquoi ? — Parce que je suis comme une prisonnière et je ne sers à rien ».

Une femme, les cheveux blancs longs jusqu’aux épaules, marche vers moi et s’arrête devant mon fauteuil : « C’est bien là où ils vous ont mise [je suis assise près de la fenêtre] : vous avez la vue [sur le jardin] et le soleil si vous voulez » me dit-elle en souriant. Je lui souris aussi. Elle se tourne vers l’aide-soignante qui est en train de préparer des crêpes pour le goûter : « Il faudra trouver un taxi tout à l’heure qu’il vienne me chercher parce que là où j’étais c’était affreux, c’était l’enfer. » « On verra après le goûter » répond l’aide-soignante prenant un air détaché.

À ma droite, une femme impeccablement coiffée avec du rouge à lèvres, un tailleur jupe rouge et des ballerines rouges, est assise à côté d’une femme tout ébouriffée. Celle-ci est nouvellement arrivée, elle pleure lentement le front dans sa main. « Je ne sais pas quand je vais partir peut-être que je vais passer ma vie ici ? Non ! Je veux mourir. Enterrées ! On est enterrées vivantes ! C’est dégueulasse, on me drogue ici, c’est dégueulasse ». La femme en tailleur rouge passe sa main droite au-dessus de l’accoudoir du fauteuil et la lui tend, la femme qui pleure la prend, elles se tiennent la main en regardant fixement devant elles, stoïques comme sur un bateau en plein naufrage.

Un autre jour, je suis assise à côté de Madame F. On observe sans rien dire le personnel servir des crêpes aux résidents.

Madame F. me demande : — Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous ?
Moi (pas sûre) : — Et vous ?
Elle : — Vous d’abord !
Moi : — Je pense qu’il y en a qui veulent des crêpes et d’autres pas… et vous ?
Elle : — Je pense que je n’ai pas réussi à m’imposer.
Moi : — C’est quoi s’imposer ?
Elle : — C’est dire quelque chose qui interpelle… on n’y arrive pas toujours.

Angela

Angela, par contre, ne vient jamais s’asseoir au grand salon. Angela est une vieille dame, une aristocrate espagnole de 95 ans. Parfois elle y passe, maigre, en chemise de nuit sous un gros pull en laine, dans un fauteuil roulant poussé par l’une de ses filles. Mais elles ne font que passer et ne s’arrêtent que cinq minutes pour prendre un café ou manger un gâteau en regardant la scène – qui se répète souvent à l’identique avec, en fond sonore, les mêmes chansons de Dalida, Aznavour et Joe Dassin : une dame sanglote, les deux femmes se tiennent la main, une résidente réclame un taxi pour partir, cherche un bus ou un train qui irait à Paris.

Angela refuse de participer aux animations du grand salon, elle déjeune seule dans sa chambre et non à la salle à manger avec la communauté que forme le Petit Château. Un aide-soignant dit qu’elle ne veut pas se mélanger. Il trouve qu’elle n’a pas d’ami. Il pense qu’elle est sociopathe. Angela me dit que dans sa solitude elle ne s’ennuie pas. Elle rit : « Dans la grande salle, ils mettent toutes les vieilles qui dorment la bouche ouverte. Ils mettent de la musique genre rock et la directrice, si vous la voyiez [elle la mime en tournant ses mains comme si elle dansait la sevillana], elle agit comme une midinette, elle se tortille comme si elle avait 15 ans ! Quand j’ai vu ça j’ai dit c’est pas possible [elle se prend la tête entre les mains] ! On me reproche que je ne me mêle pas aux gens, écoutez, je ne suis pas masochiste au point de me mêler alors que je n’éprouve aucun plaisir ! »

Angela ne se mêle pas et certains, comme cet aide-soignant qui la trouve sociopathe, mettent cela sur le compte de sa maladie, la démence frontotemporale (DFT). À la différence de la maladie d’Alzheimer qui se présente d’abord par des symptômes cognitifs qui affectent la mémoire, le langage et la perception, la symptomatologie de la DFT est caractérisée par une sémiologie de l’affectivité. Cela se traduit par une indifférence aux autres, des comportements sociaux inappropriés, une conduite inconsidérée et sans égards envers les proches, des actions impulsives, une perte d’empathie. Selon le neurologue Antonio Damasio, cette froideur, cette indifférence aux autres et cette absence d’empathie sont en effet caractéristiques d’un comportement « sociopathique » (2006 : 231).

« Elle est DFT : elle est infernale et vraiment pas sympa » m’explique le psychologue de l’EHPAD. Lorsqu’il me parle d’Angela pour la première fois, il ajoute qu’elle a un comportement agressif. Au cours de notre conversation, il m’annonce que « l’Espagnole », comme il la nomme, est à l’origine d’un scandale. Angela est raciste, elle traite les aides-soignantes et les infirmières de « négresses » et de « sales putes ». Plus récemment, elle a accusé deux aides-soignantes de maltraitance : « C’est très grave » me confie-t-il. J’aimerais comprendre ce qu’il veut dire par maltraitance et je pose quelques questions mais il ne me répond qu’à demi-mot. Je comprends de l’histoire qu’Angela est allée se plaindre à la directrice qui d’abord ne l’a pas crue. Puis, face à son insistance appuyée par celle de ses deux filles, la directrice a visionné les images enregistrées par la caméra placée au-dessus et face au lit d’Angela (dont sont équipées toutes les chambres du Petit Château). Sur ces images, elle a constaté que l’Espagnole a été maltraitée par les aides-soignantes. Je demande au psychologue s’il s’agit de violence physique. « Oui » me répond-il. Sur la vidéo enregistrée on voit aussi que les aides-soignantes ont empêché Angela d’utiliser son téléphone en allant le déposer dans la salle de bain où elle ne pouvait pas aller le chercher. Suite à cela, les deux aides-soignantes ont été mises à pied et elles ne reviendront plus travailler au Petit Château.

Si le racisme des résidents n’est pas exceptionnel, celui d’Angela pose d’abord la question de son interprétation. Deux semaines après ma conversation avec le psychologue, l’équipe organise une réunion pour discuter de ce problème. Je me joins à la directrice, au neuropsychiatre, au psychologue et aux aides-soignantes installés autour de la grande table. Une aide-soignante nous explique que lorsqu’Angela la traite de négresse « c’est insupportable parce que, pour moi, elle a sa tête ». Le neuropsychiatre lui répond d’un ton pédagogue que « les insultes c’est de la désinhibition verbale et ça le restera toujours », lui indiquant donc que ses insultes sont le fait de sa maladie. Le psychologue hoche la tête pour marquer son accord. Angela, ajoute le neuropsychiatre, « a la maladie frontotemporale, ce qui veut dire que la mémoire est très longtemps préservée, par contre, ce qui est très atteint c’est la partie [du cerveau] pour gérer nos relations avec les autres ». Angela n’a pas sa tête car elle est atteinte d’une démence frontotemporale et cela explique qu’elle profère des insultes racistes. Selon la polarité soulignée par Tom Kitwood (1997), cité dans l’introduction de ce texte, Angela serait donc considérée comme un « cerveau » par le médecin et non comme une « personne ». Cependant, quelques instants après, le neuropsychiatre tempère en précisant : « je pense que même sans être malade, y’a un fond : elle est raciste ». Une deuxième aide-soignante s’exclame : « c’est une vieille rombière, tu comprends pourquoi son mari s’est barré avec la secrétaire ! » Tout le monde rit. Angela est maintenant considérée comme une « personne » foncièrement raciste, hautaine et prétentieuse, sans que ce caractère soit nécessairement vu comme pathologique [« c’est une rombière »]. C’est son caractère qui justifie l’un des éléments de sa biographie : que son mari l’ait quittée pour la secrétaire il y a 40 ans. Le psychologue du Petit Château intervient dans la discussion et propose « qu’on raisonne Angela ». La directrice émet des doutes : « avec cette femme je sais pas comment on est le plus efficace, si on doit être dans la relation ou si on est très répressif ». Après avoir réfléchi, elle choisit de conclure un « contrat moral » avec Angela pour lui faire changer son discours et décide en même temps « d’expliquer la spécificité de sa pathologie aux équipes ». Le psychologue ajoute qu’il faudrait « la sortir de son lit et l’emmener avec les autres » mais une des aides-soignantes n’y croit pas : « elle aime pas les vieux et les vieilles, elle aime pas être avec les autres ». À l’issue de la réunion, la directrice et le psychologue iront expliquer au personnel soignant que la maladie d’Angela la rend « désinhibée », c’est-à-dire que lorsqu’elle lance ses insultes racistes c’est sa maladie qui parle et non elle-même. Et d’autre part, avec ce contrat moral, il va s’agir de mettre Angela sur la voie de l’humanité en lui demandant de prendre conscience de ce qu’elle dit. L’équipe la considère donc comme un « cerveau » afin d’expliquer au personnel les particularités de sa pathologie pour qu’on ne réagisse pas mal à ses insultes (au point de rendre la violence), et la considère aussi comme une « personne » en lui attribuant des idées et un discours qu’elle va devoir changer.

La sale bête

Deux jours après cette réunion, je suis avec Angela dans sa chambre. Elle est couchée dans son lit en chemise de nuit avec son gros pull en laine. Ses cheveux longs, non brossés, sont éparpillés sur son oreiller. Je lui demande comment elle va. Elle prend un air un peu hésitant : « Je sais pas… ils avaient une réunion [celle à laquelle j’ai assisté]. Vous savez, dit-elle en pinçant les lèvres, quand j’étais jeune j’étais la méchante tout le temps. Quand il fallait jouer aux gendarmes et au voleur, j’étais toujours le voleur, et quand on accusait les élèves en classe « Qui parle ? », on m’accusait. Moi : — Vous aviez le mauvais rôle. Angela : — J’étais la sale bête, c’est comme ça que je me défendais ! Moi : — C’est étrange. Angela : — Ah ben, c’est pas étrange ! On peut pas [on n’a pas le droit d’] avoir mauvais caractère ! Vous savez, on peut dire ce qu’on voudra, au niveau du caractère je suis insupportable mais on tripote mon corps et je peux dire ce qui est bien et ce qui n’est pas bien. Être à la merci des autres sur son lit c’est l’horreur, ça rend très sensible à la moindre chose. Là, regardez [elle pointe les spots au plafond qui éclairent son visage], j’ai ça dans la figure ! Comme je ne peux pas marcher, je ne peux ni allumer ni éteindre [l’interrupteur est placé trop loin du lit], il faut que je téléphone à la réception [pour demander d’envoyer quelqu’un]. Il peut faire grand jour, il faut qu’elles mettent la lumière ! Ça, les modernes, il leur faut l’électricité ! Il leur faut les grandes lumières [elle fouette l’air devant elle] ! Et puis, on vous cogne, on vous bouscule, on vous fait mal et il ne faut rien dire. On n’a pas le droit de parler. Ici on ne supporte que les malades Alzheimer qui ne se souviennent pas de ce qu’on leur fait, tandis que moi j’ai beaucoup de mémoire », conclut-elle avec un sourire.

Au mois de décembre, sur le parking avec un kiné et un aide-soignant, on boit un café en fumant des cigarettes. Il fait froid. « Angela, dit le kiné, c’est une personne vraiment dangereuse parce qu’elle est labile émotionnellement et relationnellement. — C’est une sociopathe ! s’exclame l’aide-soignant. — T’as raison, répond le kiné, on n’est pas dans le même rapport humain. — C’est un monstre ! » lance l’aide-soignant. Dans les escaliers qui nous ramènent aux chambres, le kiné me raconte qu’il a arrêté de prendre soin de l’Espagnole, « parce qu’elle est très manipulatrice ». — C’est-à-dire ? je demande. — Par exemple, elle te dira que t’es adorable et tout mais derrière : coup de couteau ! Elle est très dangereuse ». Le kiné a renoncé à la prendre en charge même si, m’explique-t-il aussi, « elle va pas bien, son cœur ça va pas, elle est essoufflée, elle a besoin de marcher », mais il se méfie (« elle est manipulatrice », « dangereuse » et « derrière : coup de couteau ! ») probablement à cause des accusations de maltraitance qui ont provoqué le renvoi des deux aides-soignantes. Il maintient donc la distance afin de se protéger.

Quelques mois ont passé. Les efforts des soignants pour rentrer en relation avec l’Espagnole n’ont pas vraiment été couronnés de succès. Les insultes d’Angela ont continué (« petite conne ! »), elle a menacé une aide-soignante avec des ciseaux et elle a mordu le bras d’une autre, « parce qu’elle m’avait donné un coup dans le ventre ». Le psychologue a insisté pour qu’elle participe aux animations mais elle a éclaté de rire : « On m’a parlé d’art-thérapie, maintenant ils mettent un pianiste et c’est de la musicothérapie ! » Les relations se sont envenimées avec le personnel, « elle est fichée partout » dit l’infirmier responsable d’étage, « elle est maline et elle est malsaine » dit une aide-soignante, « elle est manipulatrice » redit le kiné. Le neuropsychiatre a voulu essayer des doses de neuroleptiques. « Ma maman est tellement infernale qu’ils se sont dits “on va la calmer” », me dit l’aînée d’Angela, qui est médecin et s’est opposée à ce traitement. Alors, au printemps, la directrice, en accord avec le psychologue, a convoqué les deux filles dans son bureau. Elle leur a dit qu’il était temps de trouver un autre établissement pour leur mère. « Ils voulaient mettre maman dehors ». Sa pathologie, la DFT, était devenue trop compliquée à gérer pour le personnel. La directrice a utilisé la spécificité de cette pathologie neurologique pour argumenter que la malade est devenue ingérable. Mais Angela n’a pas voulu partir : « J’y suis, j’y reste » a-t-elle dit, dans son lit, les bras croisés, prenant un air buté. Dans l’impasse, ses filles ont déposé une réclamation à l’ARS. Au début de l’été, les inspecteurs de l’ARS sont intervenus au Petit Château. Deux infirmiers psychiatriques et un psychiatre ont interrogé le personnel, Angela, ses deux filles et ont arbitré la situation : ils ont conclu qu’Angela n’avait pas de pathologie, ni psychiatrique ni neurologique ; on ne pouvait donc pas l’exclure du Petit Château pour ce motif. Angela était ravie – « je ne suis pas démente ! » – et ses filles aussi – « ah, vous ! la sociologue ! Vous avez bien vu que maman n’a pas de troubles cognitifs ! » Et Angela est restée au Petit château jusqu’à sa mort en janvier 2019.

Réussir à s’imposer

Étonnamment, le discours du personnel va se trouver modifié suite aux conclusions des inspecteurs de l’ARS. Angela, pour le psychologue, malgré sa « personnalité narcissique », devient une femme « attachante », « elle est comme elle est » ajoute une infirmière en haussant les épaules. L’aide-soignant parle d’elle comme de quelqu’un avec un « fort caractère et une forte personnalité » et non plus comme d’un « monstre ». Le kiné ne comprend plus son attitude par sa personnalité sociopathique mais par sa biographie, estimant qu’« elle a dû être une femme terrible » puis conclut avec un sourire : « on la regrettera quand elle disparaîtra ». Cet infléchissement inattendu pourrait être ainsi compris : la tentative de réduction d’Angela à son cerveau a échoué, on ne la « reconnaît » plus – ainsi que le dit l’amie à la dame dans l’incipit – comme DFT. Elle recouvre son statut de sujet avec son psychisme (« fort caractère », « vieille rombière »), son histoire individuelle (avoir été « une femme terrible », son mari qui « s’est barré »), son expérience singulière (une « sale bête » depuis l’école, « la méchante tout le temps »). Elle est « narcissique », « insupportable » et « infernale », mais c’est un sujet ; c’est-à-dire quelqu’un avec qui il devient possible de rentrer en relation, relation qui engage nécessairement des êtres semblables, ce qui n’était pas le cas lorsqu’elle était vue comme un « monstre » et quand on pensait ne pas « être dans le même rapport humain ».

Face aux questions, aux doutes et à l’incertitude qu’a suscités Angela–démente ou non ? comment réagir, comment faire avec elle ? –, l’intervention de l’ARS a apporté la preuve : elle n’est pas démente. Cela aura produit un effet sur le personnel soignant qui la considérera ensuite comme un sujet. Mais, au-delà de ce possible constat, ce qu’il est important de remarquer c’est que tout au long de ce récit, Angela a créé du conflit. C’est le conflit ici qui produit l’altérité et fait naître l’épreuve qui consiste à la questionner : qui est cet « autre » ? (et même, qui est ce pathologiquement autre ?), est-il encore une « personne » dans cette maladie ? Pouvoir créer du conflit au Petit Château signifie qu’il est possible pour des résidents, jugés déments, d’y dire « quelque chose qui interpelle », comme le formule Madame F. et donc de pouvoir « s’imposer ». Ce processus, qui peut réussir ou échouer (« on n’y arrive pas toujours » dit aussi Madame F.) crée quelque chose de vital. Il produit de la subjectivité et rend alors éventuellement possible la reconnaissance d’un sujet. Si ce récit montre néanmoins qu’Angela, avec l’aide de ses filles, a dû longuement lutter contre l’institution pour être finalement acceptée telle qu’elle est, on remarquera pour conclure que, puisque la reconnaissance de cette subjectivité prend place au sein d’une institution dite « totale » c’est donc que celle-ci en réunit aujourd’hui les conditions de possibilité.

Le Hameau

Le Hameau est un Foyer d’aide médicalisé (FAM) installé dans un quartier pavillonnaire d’une ville moyenne située à proximité d’un grand pôle urbain. Il est géré par un groupe associatif à but non lucratif. Entièrement dédié à l’accueil de personnes atteintes de maladies neurodégénératives ou cérébrolésées, il est réputé pour être à la pointe du soin à l’égard de ces personnes. Il accueille ainsi une quarantaine de femmes et d’hommes atteints de la maladie d’Alzheimer et d’autres pathologies apparentées. Le résident, le respect de ses capacités cognitives, motrices et interactionnelles sont placés au centre du projet thérapeutique [5] avec pour éthique de diminuer les traitements médicamenteux pour améliorer le bien-être des résidents et limiter leurs pertes intellectuelles et motrices. Aides-soignants, infirmières, médecins, psychiatres, neuropsychologues, éducateurs et art-thérapeutes ont pour objectif de travailler à ralentir l’altération des capacités des résidents afin de préserver leur autonomie (Winance 2007).

Le diagnostic concernant la maladie neurodégénérative ouvre alors l’accès à un soin qui évalue les déficiences du cerveau sans pour autant disqualifier le sujet, et à une aide financière couvrant une partie des frais de séjour au Hameau. Les résidents sont libres de déambuler et pour les plus autonomes de sortir de l’établissement. Tous les jours, ils sont incités à prendre en charge leur toilette, leur habillement, à participer à l’organisation quotidienne des repas et à aider à la préparation des activités et du service. Dans ce cadre, ils doivent pouvoir agir librement tout en étant guidés et surveillés par leurs aidants. Il s’agit d’éviter les risques physiques qu’engendrent l’oubli de l’hygiène, l’absence de protection de soi et l’exacerbation de leurs émotions. Ils sont également incités à participer aux activités organisées : séances de relaxation, jeux de société, sports, musique, balades, etc. Plus ponctuellement, ils sont accompagnés en dehors du Hameau pour des courses personnelles, animations culturelles et religieuses, et visites médicales. Il est alors fréquent de voir les résidents pénétrer dans les bureaux du personnel ou sortir dans le jardin.

Dans cette vie institutionnelle qui dote les individus de repères routiniers pour compenser leurs pertes cognitives et leurs défaillances physiques, des difficultés quotidiennes marquent les relations entre le personnel et les malades. Il est rare, en effet, que les activités de soin, et les temps éducatifs et récréatifs, se déroulent sans troubles. Des résidents refusent leur toilette, se lèvent précipitamment, crient, pleurent, se tapent contre les murs ou deviennent agressifs de manière impromptue, exprimant leurs émotions et leur puissance d’action. C’est dans ces gestes que les soignants décodent aussi ce qu’ils attribuent à leur personnalité et à leurs états. Lorsque je réalise les premières observations en octobre 2020 [6], parmi la quarantaine de résidents se trouve Pierre, un homme de 53 ans, atteint d’une démence frontotemporale (DFT). Cette maladie provoque un déclin progressif des capacités cognitives et langagières, mais n’affecte pas au départ les capacités motrices de la personne. Elle entraîne néanmoins de potentielles errances, désinhibitions sexuelles et comportements obsessionnels. Lorsqu’elle me fait visiter le lieu pour la première fois, Élena [7], l’infirmière cadre, me prévient rapidement : avec ces malades, les fonctions émotives sont atteintes : « On n’a même pas le regard pour les accrocher ! ». Les résidents souffrant d’une DFT sont reconnus au Hameau pour être plus difficiles à prendre en charge que des malades qui ne subissent pas une altération aussi importante de leurs fonctions neurologiques reliées à leurs émotions et capacités d’interaction. Une telle situation explique en partie le parcours chaotique que ces malades connaissent parfois avant d’être institutionnalisés.

Avant d’arriver au Hameau, Pierre a été renvoyé de son travail pour faute professionnelle et accusé de comportements sexuels abusifs sans être condamné. Ce n’est que cinq ans après son licenciement que les troubles du comportement sont diagnostiqués et mis en lien avec la maladie. Bien que sa mère soit décédée d’une DFT [8], le diagnostic a été tardif, ce qui est fréquent pour ces personnes dont la démence peine à être diagnostiquée en raison de leur jeune âge. Pierre parvient malgré tout à se maintenir à son domicile durant plusieurs années avec l’aide de ses proches et de plusieurs intervenants. Chaque jour, il rejoint son frère à son travail afin de réaliser de menus services. Mais ses rituels de vie sont brusquement interrompus lors du premier confinement obligatoire institué pendant l’épidémie de Covid-19. Ses proches racontent qu’il perd à ce moment-là la notion du temps et oublie progressivement certains gestes élémentaires d’hygiène. À la demande de sa sœur, sa curatrice, il est placé en urgence au Hameau pour un premier séjour de répit, mais à son retour au domicile, il se perd et se rend par erreur chez des voisins. La police intervient et Pierre est accueilli au Hameau de manière permanente.

Comme me le souligne Élena, l’infirmière cadre, Pierre souffre d’une affection qui est jugée plus difficile que d’autres pour continuer d’entrer relation avec la personne. Mais au Hameau, les soins, les activités et l’organisation des unités de vie sont supposés lui permettre de demeurer un sujet avec qui il est possible d’échanger dans un cadre médicoéducatif, comme pour l’ensemble des autres résidents. Pierre n’est pas non plus la seule personne atteinte d’une démence frontotemporale. Néanmoins, son cas va provoquer de nombreux débats et conflits. Trois mois après son intégration, la direction considère Pierre comme un résident « inadapté » et souhaite le transférer dans un établissement « sécurisé ». À l’inverse, pour sa sœur et curatrice, Sofia, il est « assommé » de médicaments au détriment de sa liberté de conscience et de mouvement. Dans cette situation, une tension se cristallise entre le fait d’encourager Pierre à rester autonome ou lui appliquer des contraintes physiques et médicamenteuses pour contenir ses initiatives. Le cas de Pierre perturbe non seulement le soin et le projet thérapeutique du Hameau, mais il conduit également à un signalement auprès du département et de l’ARS de la part de sa famille, ainsi qu’à sa castration chimique. D’un côté, il s’agit de protéger la subjectivité de Pierre et son autonomie. De l’autre, il faut contenir sa puissance d’action, lorsqu’il sort de la résidence, s’introduit chez des voisins ou adopte un comportement sexuel déviant. À partir de ce cas, on peut donc questionner ce qui rend ou non possible le maintien d’une exigence éthique tournée vers la personne dans une situation de conflit et de questionnements professionnels.

Pierre exprime « ses choix » en « fuguant compulsivement »

Le 11 août, un mois après l’arrivée de Pierre, les soignants de son unité de vie relèvent pour la première fois qu’il commence « à faire sa valise » pour, jugent-ils, quitter l’établissement. Quelques heures plus tard, ils se rendent compte que Pierre a réussi à escalader le grillage de deux mètres de haut qui délimite le jardin et à sortir du Hameau. Ils réalisent à ce moment-là que Pierre prend des initiatives auxquelles l’équipe n’est que rarement confrontée. Si d’autres résidents, comme Jean-Christophe, atteint d’un syndrome de Korsakoff [9] ou Nadine, atteinte d’une DFT, marchent sans arrêt toute la journée, aucun ne sort de l’établissement. Seules les visites extérieures donnent lieu parfois à des récits sur la « fuite » de résidents qui seraient rentrés chez eux ou seraient partis en échappant à la vigilance de leurs aidants. À ce moment-là, les équipes de soin sont épuisées et en sous-effectif. Elles viennent de subir un confinement exceptionnel lié à l’épidémie de COVID-19 durant lequel il aura fallu s’occuper des résidents individuellement, en nombre plus réduit et en leur imposant parfois des formes d’enfermement. La vie au Hameau s’est refermée, les soignants sont devenus les principaux interlocuteurs des malades, en même temps qu’ils ont à gérer de nouvelles tâches liées à la mise en œuvre de mesures sanitaires. Le temps dont disposent les thérapeutes, les aides-soignants et les aides médico-psychologiques pour surveiller Pierre individuellement se fait donc plus rare à un moment où la crise sanitaire réduit les temps de présence d’intervenants extérieurs et des familles. Le comportement de Pierre rappelle, lui, l’effacement des frontières entre l’intérieur et l’extérieur du Hameau. Dans son dossier, il est signalé que le traitement neuroleptique de Pierre est légèrement augmenté par le médecin généraliste afin de le protéger de blessures plus graves s’il tentait à nouveau de passer le grillage. L’action médicamenteuse est privilégiée, mais une surveillance plus accrue se met aussi en place à l’égard de Pierre de la part des soignants de son unité et de l’équipe de coordination.

Une semaine plus tard, les aides-soignants de nuit notent que Pierre « a de nouveau déambulé pour partir avec sa valise en faisant le tour du jardin ». La psychologue fait savoir qu’il exprime le souhait de retourner à son domicile. Mais ce n’est que quelques jours plus tard qu’il escalade à nouveau la clôture, se blesse, et sort avant d’être retrouvé par la Police. Bien qu’on le surveille davantage, et qu’il reçoive une dose plus élevée de neuroleptiques, une énième tentative de sortie entraîne cette fois-ci pour Pierre des blessures graves. Il est transféré aux urgences de l’hôpital le plus proche où il subit une intervention chirurgicale avant de partir et d’être retrouvé à l’extérieur par les pompiers. Une chance, me dit, Élena, l’infirmière cadre, pour qui Pierre exprimait « son choix » de partir bien qu’il ait été retrouvé en train d’« errer compulsivement ». Pour Natacha, la coordinatrice de son unité, c’est à ce moment-là que les problèmes ont commencé avec la sœur et le frère de Pierre. Selon elle, ils se seraient plaints du manque de surveillance : « ça, ils ne nous l’ont pas pardonné ! ».

Dans la lettre qu’elle adresse à l’Agence régionale de santé pour rendre compte de l’incident, l’équipe de direction estime qu’il était impossible ce jour-là de dépêcher un soignant pour accompagner Pierre durant l’ensemble de son séjour à l’hôpital. Elle justifie de l’avoir confié à l’équipe médicale des urgences qui en aurait eu alors la responsabilité physique et morale. À la suite de cela, le frère et la sœur de Pierre contactent un membre du Conseil des représentants des usagers et signalent aux juges des tutelles « des faits de négligence ». Dans sa réponse au juge, l’équipe de direction du Hameau indique qu’il n’était pas possible de garantir sa sécurité et d’éviter ses « fugues » en raison de la hauteur du grillage qui n’a pas été pensée pour enfermer les résidents, mais pour sécuriser leurs sorties. Le frère et la sœur de Pierre jugeront cette réponse irresponsable. Cependant, la direction du Hameau considère, elle, qu’en raison même de son projet de soin, elle « ne saurait pour autant empêcher Pierre de partir et de se blesser […] s’il le décide », et propose à la famille de reprendre Pierre à leur charge ou de chercher pour lui un établissement plus sécurisé. À la contrainte médicamenteuse s’oppose donc l’individualisation du comportement de Pierre, qui conduit à le responsabiliser en tant que personne, ou sa plus grande privation de liberté, dans un établissement plus fermé. La sœur de Pierre refuse son retour à domicile ou son transfert et fait valoir qu’elle a déjà signé un contrat d’accueil permanent. À la suite de cela, Pierre reste au Hameau, tandis que, dans le conflit qui s’installe, les participants se confrontent à une ambiguïté : Pierre exprime-t-il une intention et un mal-être à travers ses départs répétés ou est-il agit par sa démence lorsqu’il « fugue » [10] compulsivement ?

Pierre peut-il « passer à l’acte » ?

Dans le mois qui suit, en octobre 2020, c’est la désinhibition sexuelle de Pierre qui pose un problème. Les soignants de son unité l’ont noté dès son arrivée, tandis que ses proches avaient également abordé le problème au moment de son entretien d’accueil. Pierre aurait déjà envoyé un message à caractère sexuel à l’un de ses enfants. Pour la psychologue qui le suit, Pierre confond souvent les destinataires de ses messages et les envoie sans les choisir. Elle me souligne : « ce n’est pas sûr qu’il était dans une maîtrise cognitive de à qui il envoyait ce genre de trucs, et en plus, il envoie des messages vides à tout le monde ». Une fois intégré au Hameau, les aides-soignants de son unité se plaignent du fait qu’il prend des photos de certaines femmes du personnel, regarde des films pornographiques dans le salon collectif en présence d’autres résidents, et cherche à emmener « de force » des résidentes dans sa chambre. Sa désinhibition bien que considérée comme le fait de sa démence frontotemporale est jugée menaçante et dangereuse, même si Pierre participe aux activités et fait preuve d’auto-contrôle à d’autres moments de la journée. Le médecin de la structure met en place une castration chimique, acceptée par sa sœur et curatrice. Il me précise que face à ces « comportements […] socialement tout à fait inacceptables », le traitement est néanmoins « réversible et temporaire ». Quelque chose peut donc changer, et une chance est laissée à Pierre de se contrôler à l’avenir, en même temps que la contrainte se renforce.

Cette solution, qui individualise la puissance d’action de Pierre tout en appliquant sur son corps un contrôle médicamenteux en raison de sa démence, ne calme pas l’inquiétude des soignants. Le fait de ne pas savoir si Pierre pourrait avoir des gestes plus dangereux les inquiète. Selon leur interprétation, Pierre ferait « des fixettes » sur certaines résidentes. Sofiane, par exemple, une aide-soignante, dénonce un risque important de mise en danger d’autrui lors d’une réunion de concertation :

On a quand même une résidente qui a subi des violences sexuelles quand elle était plus jeune et si elle est confrontée à Pierre…Nous, on n’a pas envie de rouvrir des traumatismes si l’on s’en prend à elle. Encore un truc sur lequel on n’est pas écouté !

Sofiane n’est pas la seule à craindre que Pierre « passe à l’acte » en dépit des thérapies médicamenteuses qu’il reçoit. Noémie, une autre aide-soignante, considère que Pierre n’est pas « adapté » au Hameau pour cette raison :

Au début, il ne faisait que regarder ses films pornos en mettant le son à fond dans le salon devant tout le monde. Mais après il a commencé à baisser son pantalon et a commencé à se toucher devant d’autres résidents. Et là, malgré sa castration chimique, le fait qu’il ait déjà été dans une tentative de passage à l’acte, en plus de ses fugues, moi je pense que ce Monsieur il lui faut un lieu qui soit plus adapté.

À d’autres moments, le comportement de Pierre est jugé plus positivement pour le dynamisme et l’autonomie dont il fait preuve lors des séances de sport et des activités, mais aussi, lorsqu’il voit ses enfants et se montrent capable de jouer avec eux. Par ailleurs, la sexualité des résidents est souvent le lieu de la cristallisation de tensions pour savoir s’il faut ou non les laisser libres de décider de leur sexualité en tant qu’adultes autonomes, ou s’il faut appliquer une surveillance considérant qu’ils ne seraient pas en mesure de contrôler ou de consentir à ces actes en tant que malades. Selon les soignants de son unité, Pierre ne demanderait pas la permission du fait de sa démence ou de sa volonté, la question n’est pas tranchée. En dépit du fait qu’à de nombreux moments il est jugé capable de participer aux activités, de voir ses proches en étant accompagné d’une thérapeute, il reste donc pour certains « inquiétant », à la fois sujet de la maladie et acteur de sa déviance.

Quelques semaines plus tard, une dispute éclate lors de l’assemblée générale de l’équipe médicoéducative au cours de laquelle Béatrice, la directrice, annonce que Pierre va être transféré dans une unité plus petite où il peut être davantage surveillé. Ce jour-là, plusieurs aides-soignantes et la psychomotricienne soulignent qu’il est peu tolérable de le laisser en présence de certaines résidentes qui vivent dans cet espace. La solution suggérée par sa sœur – accompagner Pierre individuellement et en permanence – est jugée impossible à mettre en œuvre par l’infirmière cadre au regard des effectifs disponibles pour accompagner les résidents du Hameau et dans un contexte sanitaire déjà difficile. L’équipe s’accorde pour le maintenir dans son unité dans laquelle il a ses repères quotidiens. Néanmoins, Élena, souligne qu’« il va falloir montrer à ses proches que le personnel fait plus d’efforts pour le surveiller » et éviter « ses fugues », car elle se confronte à leurs reproches. La directrice rappelle également que le Hameau est régulièrement évalué et soumis à des objectifs de remplissage pour recevoir des subventions régionales :

On est un établissement de pointe, ils comptent sur nous pour prendre en charge ce type de personnes, et puis il faut que l’on soit rempli en permanence, donc on ne peut pas se permettre de refuser les cas difficiles !

Les initiatives des proches comme les contraintes financières qui pèsent sur le Hameau sont donc mobilisées dans la gestion de la dispute dans le but de trouver un compromis entre laisser Pierre agir et contrôler ses actes. La décision de le transférer ailleurs est provisoirement abandonnée.

Aller au conflit, travailler l’ambiguïté

La prise en charge de Pierre prend un nouveau tournant lorsque son frère et sa sœur dénoncent dans une lettre au juge des tutelles qu’il aurait été « assommé » de médicaments lors d’un week-end où ils sont venus lui rendre visite durant l’été. Si la plainte survient en octobre, les faits remontent au mois d’août. Sofia, sa curatrice, accuse le médecin de la structure de lui avoir administré des neuroleptiques afin d’« assommer » Pierre un jour où les aides-soignants auraient été dans l’impossibilité de le surveiller. Pour sa sœur et son frère, des photos témoignent de son état apathique, et des prescriptions de neuroleptiques indiquant la mention « en si besoin » laissent penser que des doses conséquentes auraient pu lui être administrées. Pour l’infirmière cadre, il n’y a pas eu d’erreur dans les doses administrées et la traçabilité des actes le prouve. La mention « en si besoin » apparaît aussi toujours dans le logiciel de transmissions. Le silence de Pierre aurait donc pour elle une tout autre origine : « Pierre était en colère d’être placé en institution par sa famille », ce qui expliquerait son état d’apathie. Mais cela, me dit-elle, « ils ne l’entendront jamais ». À l’inverse, la sœur de Pierre alerte le département, l’ARS et le juge car elle craint un mésusage récurrent des médicaments. À l’intérieur du Hameau, et en réponse à ses accusations, il est demandé aux aides-soignantes de consigner avec davantage de régularité l’ensemble des médicaments délivrés et activités réalisées avec Pierre, ainsi que les incidents rencontrés. Les discussions à propos de ses proches envahissent régulièrement les réunions d’équipes et les échanges informels, car l’équipe de direction craint qu’ils n’amènent la structure « au procès ». Pour certains soignants également, Pierre n’est décidément pas un résident « adapté » au Hameau, d’autant que sa sœur et son frère émettent aussi de sérieux soupçons quant au fait qu’on le laisse libre de l’usage de son téléphone, quand pour l’éducateur et plusieurs soignants de son unité Pierre le bloque régulièrement en oubliant son code PIN.

L’agitation qui surgit au Hameau autour du cas de Pierre génère de fortes tensions. Dans sa réponse à l’ARS, la direction du Hameau se plaint du fait que son mandat est constamment mis en cause et se dit « insécurisée » dans la mise en œuvre de sa mission de soins auprès des autres résidents. Elle pointe ce qu’elle considère comme un manque important de réalisme de la part de ses proches. Pourtant, dans la même lettre, elle souligne que Pierre conserve aussi une partie de son autonomie : il serait en mesure de mettre le couvert, de participer à sa prise en charge thérapeutique « comme lors des séances de sport ou de danse thérapie », et de « fuguer » régulièrement de l’établissement. L’équipe de direction rappelle à l’ARS son projet qui consiste à se passer de traitements médicamenteux dans un premier temps, mais dans certaines limites, et se dit dans l’obligation de faire appel à plusieurs soignants pour assurer la surveillance constante de Pierre au détriment de la prise en charge d’autres malades.

L’ambiguïté qui émerge entre les deux statuts (Hughes 1945) accordés à Pierre en tant que malade dément et sujet doté d’une intentionnalité, est de plus en plus visible ; tandis que la façon dont la subjectivité et la démence de Pierre doivent être prises en compte est désormais mise en débat. Élena, l’infirmière cadre, le souligne en évoquant les derniers évènements et la famille de Pierre :

En fait, ils sont très ambivalents, ils veulent qu’il n’ait pas de médicaments et qu’il soit totalement libre de ses mouvements, mais pas vraiment libre de ses mouvements, parce que sinon il va fuguer.

Pour le frère de Pierre, c’est plutôt l’équipe direction qui peine à trouver une voie de résolution de cette ambiguïté : « Vous pouvez nous le dire  ? Je sais que vous voulez avoir la paix  ! ». Les demandes et stratégies de soins apparaissent désormais paradoxales aux participants (Fainzang 1997), tandis que l’ambiguïté tend à sortir de l’informalité. En janvier, Pierre est retrouvé dans le jardin de voisins de la résidence, qui appellent pour se plaindre et disent craindre pour leurs enfants face à son comportement qu’ils jugent suspect. Certains menacent au téléphone de « lâcher leurs chiens ». Après enquête, on suppose que Pierre est passé par une issue de secours qui ne peut être condamnée avant d’escalader à nouveau la clôture. Le risque que Pierre soit de nouveau mis en danger s’il reste au Hameau est signalé à l’ARS par l’équipe de direction.

Enfermer Pierre ou transformer l’institution

La suite de la prise en charge de Pierre tient alors dans une série d’allers-retours au cours desquels l’équipe de soins envisage d’abord d’évaluer la charge « pathologique » de travail qu’entraîne le comportement de Pierre, et justifie, pour la direction, son transfert dans une résidence plus sécurisée, et le fait de chercher à l’éduquer à ne pas « fuguer » ou à réviser leur point de vue sur ce dernier. Camille, la neuropsychologue, est chargée de réévaluer ses « troubles du comportement » et leurs effets sur le travail des équipes pour jauger la charge de travail qu’ils entraînent et évaluer les capacités de l’équipe à la soutenir [11]. Or, plus les soignants enquêtent sur la difficulté à accompagner les « troubles » du comportement de Pierre, plus ils discutent du fait de savoir s’il est trop difficile ou non à prendre en charge et si ces troubles relèvent de la maladie ou de son intentionnalité. Face à la difficulté, Natacha, la coordinatrice d’unité, me dit qu’il vaudrait mieux que Pierre soit transféré pour voir ses mouvements plus limités, alors que pour Élena, l’infirmière cadre, ce pourrait être la dégradation plus massive de l’état de Pierre qui qui résoudrait la situation. Moins mobile et davantage agit par la démence, il ne serait plus en capacité de franchir le grillage extérieur et serait dès lors obligé de profiter du bienfait des activités thérapeutiques. D’autres soignants hésitent davantage, car la complexité du cas de Pierre fait pour eux partie de la difficulté de leur travail. C’est le cas de Mehdi, l’éducateur, ou de Marina, une aide-soignante de son unité. Tous les deux soulignent que l’équipe juge parfois trop rapidement le comportement de Pierre, qui serait enfermé au Hameau, et aurait trop tendance à être étiqueté comme « fugueur ». Lors d’une discussion avec Camille la neuropsychologue, Mehdi raconte par exemple avoir cru que Pierre allait s’enfuir lors d’une balade en forêt, avant qu’il ne se rende compte de son erreur : « j’ai l’impression que c’est nous qui rajoutons du stress, parce que l’on veut bien faire, parce qu’on l’a fiché comme fugueur  ». Pour Camille, la neuropsychologue, l’origine principale de l’hésitation de Medhi résulte néanmoins du niveau de troubles que présente le comportement de Pierre, alors que les traitements neuroleptiques ont été levés à la demande de ses proches. L’incertitude quant à la meilleure façon de gérer l’ambiguïté s’accroît, tandis que l’épreuve conduit l’équipe a explicité les difficultés qu’elles rencontrent, et de ce pour quoi il est important ou non d’en débattre.

En février, le groupe opérationnel mis en place par l’ARS réunit l’équipe médicale, la direction du Hameau, la sœur et le frère de Pierre et les tutelles (les inspecteurs du département et l’ARS) pour remédier au litige. L’ouverture d’une discussion va conduire les différentes parties à rejouer les différentes étapes qui ont ponctué la prise en charge de Pierre depuis plusieurs mois. Les débats explicitent d’abord la tension entre l’exigence de sécuriser les déplacements de Pierre et respecter son autonomie. Sa sœur demande si : « c’est une chose ou un être humain » aux yeux des aidants qui l’accompagnent au moment où elle revient sur ses accusations. Elle désire poursuivre la levée de certains neuroleptiques à l’appui de l’avis rendu par le médecin spécialiste de la DFT qui suit Pierre en dehors du Hameau. Elle demande aussi que le grillage de la résidence soit changé afin qu’il ne puisse plus l’escalader, tandis que la directrice de l’établissement propose son transfert dans un autre établissement de soins. Le frère et la sœur de Pierre menacent rapidement de quitter la réunion, et de placer Pierre en EHPAD, en psychiatrie ou en Belgique, si aucune solution ne leur est proposée et interpellent à ce titre la représentante des usagers présente dans la salle. Élena, l’infirmière cadre, souligne qu’« ils ne trouveront pas mieux ailleurs, même s’ils savent qu’ici au Hameau, ils ne sont pas assez adaptés ». Pour calmer les débats, l’inspectrice de l’ARS avance qu’il n’y pas « d’institution idéale », mais au fur et à mesure des discussions, ce n’est plus seulement de Pierre dont on parle. Les participants discutent également de l’organisation du soin, du budget alloué à la structure et de l’accord qu’il serait possible d’obtenir du propriétaire pour changer le grillage. Plutôt que de chercher à échapper à l’ambiguïté, il s’agit désormais de soutenir les demandes de la famille et les capacités de l’équipe à l’affronter en « contenant » le comportement de Pierre sans pour autant contraindre sa liberté de mouvement voire sa subjectivité qui serait éteinte par les neuroleptiques. Un accord est trouvé quant au fait de réviser le projet personnalisé de Pierre.

En mars, au moment où je termine les observations, je réalise un long entretien avec la directrice du Hameau. Elle m’affirme que malgré la « pression juridique énorme », elle est désormais d’accord avec la sœur de Pierre : « On est un établissement de pointe, et on n’a même pas de quoi le sécuriser ! » Pierre est toujours au Hameau, on envisage de le doter d’une montre anti-fugue et l’équipe doit retravailler son projet personnalisé avec sa sœur, en présence d’un médiateur. Plus le cas de Pierre est mis au centre des discussions, plus les efforts qu’il faut déployer pour respecter son autonomie sans pour autant le responsabiliser ou contraindre son corps sont envisagés. En somme, il s’agit de respecter tout à la fois sa dignité corporelle, sa puissance d’action et de mouvement et de prendre en charge sa démence. Alors que la crise est l’occasion de rouvrir les possibles du soin (Béliard et al. 2015), l’épreuve qui éclate oblige à travailler plus durablement les tensions qui ont émergé et à dénaturaliser celles-ci. Mais plusieurs particularités marquent l’histoire de Pierre. S’il est atteint d’une maladie neuro-dégénérative, ses capacités physiques sont encore intactes. Ensuite, ses proches sont experts de sa maladie et se trouvent en mesure d’enrôler d’autres médecins dans leur combat, dont un médecin spécialiste de la démence frontotemporale. Sa sœur peut aussi s’appuyer sur la renommée de l’établissement pour critiquer le soin. Enfin, dans la durabilité avec laquelle se maintient le conflit, le personnel en vient à enquêter sur le bien-fondé de ses décisions et la place qu’il devrait ou non laisser à la puissance d’action de Pierre, sans la rabattre sur sa démence ou son intentionnalité. De ce fait, les différents acteurs impliqués ont davantage de chance de se confronter à l’ambiguïté et de voir ce pour quoi le « contrat thérapeutique » peut échouer. S’ouvre alors un espace de débat qui instruit sur les tensions qui traversent habituellement le soin et sont souvent moins explicitées (Paillet 2007 : 107).

De l’ambiguïté à l’épreuve

Dans les institutions où se déroulent les deux histoires que nous venons de présenter, le personnel est encouragé à considérer les résidents en tant que personnes en dépit de leurs dégradations physique et cognitive. Cependant, certaines prises en charge, comme celles d’Angela et de Pierre, génèrent d’importants conflits. Ces deux histoires donnent à voir l’ambiguïté profonde qui traverse le soin : entre l’interprétation du comportement des résidents comme relevant de la maladie et l’exigence de protéger leur subjectivité et puissance d’action. Si une place est faite au débat, ces deux cas mettent en tension la façon de préserver « la personne ». L’ambiguïté est d’autant plus visible que les initiatives d’Angela et de Pierre sont jugées volontairement racistes ou menaçantes. À ce moment-là, la difficulté à ne pas rabattre leurs actions et leurs paroles sur leurs intentions ou sur leur démence est d’autant plus difficile à surmonter et contrôler.

Dans les deux cas présentés, il devient alors central de comprendre comment la gestion de cette tension a pu faire éclater un litige public et une épreuve professionnelle. Celle-ci désigne le moment où des porte-parole sont mis en cause pour mal interpréter le discours et les actions d’êtres ou de personnes et les représenter. La délégation est contestée, tandis qu’un rapport de force s’engage (Latour 1987 ; Lemieux 2018 : 38) et enrôle l’interpellation de tiers extérieurs sous contraintes de justification et de montée en généralité (Boltanski et Thevenot 1991). Dans les deux cas étudiés : l’épreuve reste néanmoins professionnelle (Ravon et Vidal-Naquet 2016) : car l’ambiguïté, les actes et les interprétations engagés sont discutés au sein des équipes de soins et d’agences de contrôle, sans pour autant être déconfinés de ces arènes. Dans le cas d’Angela, deux aides-soignantes sont licenciées, tandis que dans le cas de Pierre, des discussions ont lieu pour savoir comment interpréter son comportement, préserver sa liberté de mouvement et protéger d’autres personnes, mais le juge des tutelles est aussi interpellé. L’épreuve menace de basculer dans l’arène juridique.

Que la situation passe de la dispute informelle, dans laquelle existe un risque réel de voir réémerger la violence ou la sanction punitive, au litige public, dans lequel on débat de ce qui est vrai et de ce qui est juste de faire, a un coût particulièrement élevé : non seulement Pierre et Angela doivent pouvoir exprimer une puissance d’action et de paroles, mais soignants, médecins, personnels administratifs, familles, cadres hiérarchiques et contrôleurs externes doivent aussi enquêter sur la gestion de la tension et l’extraire de l’informalité en réponse à l’épreuve. Les cas d’Angela et de Pierre provoquent donc un effet « loupe » sur la gestion de la dépersonnalisation de la puissance d’action des résidents (lorsqu’elle est rabattue sur leur maladie) et sa personnalisation (lorsqu’elle est attribuée à leur capacité autonome à agir, sentir et penser).

Pour les deux cas présentés, plusieurs éléments apparaissent centraux pour saisir en quoi la manifestation de l’ambiguïté a pu faire surgir une épreuve. Au Petit Château, comme au Hameau, le fait de protéger la subjectivité des résidents a été institué dans des dispositifs matériels et humains (des caméras de surveillance et des espaces ouverts), des pratiques (l’introduction d’activités tournées vers leur subjectivité) et des règles (encourageant la présence de leurs proches, l’élaboration de projets de soins personnalisés, et la traçabilité des actes et des décisions engagés). Par ailleurs, Angela et Pierre sont tous deux dotés de ressources pour exprimer leur personnalité et résister aux formes d’interprétation neurologiques et responsabilisantes dont ils font l’objet. Ces capacités de résistances ne sont pas étrangères à leur socialisation. Ils sont tous les deux issus de milieux sociaux favorisés et bénéficient dans leur entourage de médecins, engagés dans la contestation des expertises qui fondent l’interprétation de leur comportement. Leurs proches sont présents et tentent d’apporter des preuves des mauvais traitements reçus. Toujours en raison de leurs origines sociales, l’entourage bénéficie de ressources pour formuler une plainte, alerter des tiers et produire une contre-enquête sur les risques de violences ou de mesures punitives. Enfin, des tiers et des exigences de surveillance et de mise en débats des actes et des décisions engagés obligent le personnel à enquêter sur ses pratiques et à les justifier, tout en lui donnant la possibilité de porter à son tour des accusations.

Mais ces éléments ne sauraient constituer à eux seuls une explication. Car ils restent insuffisants pour s’assurer que l’ambiguïté se manifeste avec un tel degré et savoir en quel sens l’épreuve sera gérée. Dans l’EHPAD d’Angela, l’ensemble des résidents proviennent de milieux sociaux extrêmement favorisés, de même que Pierre n’est pas le seul résident à agir en dépit de sa démence, à être entouré et à bénéficier de proches-experts de sa maladie. Par ailleurs, il est atteint d’une DFT qui ne semble a priori pas favorable à la remise en cause de sa situation. Ce qui compte c’est la perception de l’ambiguïté et les efforts menés pour la dénaturaliser et justifier de sa prise en charge. Il y a donc un ensemble d’efforts et de ressources à déployer pour que le conflit puisse éclater et se transformer en une épreuve, et obliger chacun à débattre de sa gestion en amont comme en aval du contentieux. Et à ce niveau encore, l’épreuve peut être refermée et échouer à modifier les pratiques professionnelles, à dénaturaliser la tension et à éviter de la rabattre sur l’un ou l’autre de ses pôles (l’interprétation neuronale du comportement des personnes ou leur condamnation en tant que sujets responsables).

Si les seuls cas d’Angela et de Pierre restent insuffisants pour statuer sur le fonctionnement actuel des institutions de soins tournées vers « la personne », ils invitent à poursuivre les enquêtes et à rester attentif à la gestion pratique de cette ambiguïté : comment les institutions dites « ouvertes » gèrent-elles la manifestation des malades, y compris celles jugées les plus négativement, et les réactions que ces dernières peuvent déclencher ? Comment ces réactions sont-elles traitées et intégrées à la prise en compte de leur dépendance et conditions d’institutionnalisation ? Dire que les EHPAD ou les FAM n’atteignent pas aujourd’hui leur idéal d’égalisation des positions, d’effacement des frontières entre l’intérieur et l’extérieur, et de capacité de transfert de responsabilités aux résidents dans le but de préserver leur autonomie et leur subjectivité (Mazé et Nocérino 2017) est donc non seulement nécessaire, mais aussi, insuffisant. Comme Goffman le soulignait déjà dans Asiles, il faut aussi interroger « l’ambiguïté fondamentale des conduites » (1968 : 19) qui peut continuer de s’installer et peiner à trouver des voies de prise en charge et de résolution et freiner la formation de conflits et d’enquête. Les deux cas étudiés ici nous obligent ainsi à considérer les efforts à fournir pour nourrir de telles disputes, provoquer un changement et confronter un ensemble toujours plus important de participants à la gestion de la tension sujet/malade. Car, même lorsque les moyens d’expression de la personne sont pris en compte et examinés par des tiers attentifs, la mise en débat reste très souvent couteuse, quand l’ambiguïté peine à être mise au centre des discussions. C’est le cas y compris lorsque la dispute devient publique. Ainsi, en dépit du fait que certaines institutions tendent à se détotaliser pour devenir des institutions plus ouvertes – ce qui passe par des évolutions objectives sur le plan matériel, humain, juridique et idéel –, prendre au sérieux cette ambiguïté est essentiel pour continuer de soutenir la démocratisation des institutions d’aide et de soins face aux exigences nouvelles que suscite désormais leur détotalisation.

add_to_photos Notes

[1Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. La Convention des Nations Unies relatives aux droits des personnes handicapées, ratifiées par la France en 2010 et le code de l’action sociale et des familles, article L. 311-3, précisant les droits et libertés des personnes accueillies dans des établissements et services sociaux et médico-sociaux en droit français. Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.

[2Extrait d’un terrain de Laurence Tessier, à l’occasion d’une des nombreuses formations dispensées au Québec et en France par cet établissement de soin.

[3Goffman montre dans Asiles que certaines institutions totales revendiquent, dès son époque, des principes d’humanité qui font partie de la « responsabilité » du personnel. C’est là, l’une des garanties en échange de la liberté des résidents (1968 : 123). De même, les familles suscitent déjà des troubles, comme la gestion de la compassion envers le malade, l’interprétation de ses motifs d’action et sa résistance aux soins. Néanmoins, les conflits ne sont la « source de changement que dans les limites très étroites de jeu entre les structures rigides de l’institution » (1968 : 15).

[4Enfermées dans un univers qui sécrète « ses propres signes de réussite, ses symboles de prestige, ses voies de promotion interne, et même, la marge de déviance autorisée par rapport à des normes immuables », les personnes n’ont d’autres choix que d’intérioriser les contraintes et les jugements qui s’appliquent sur elles. Ainsi, « l’échec de la révolte » n’est que « l’envers de l’échec inscrit au cœur de la réussite de l’adaptation » (1968 : 15).

[5Marc Breviglieri (2008) a montré comment les institutions d’aide social ont construit des projets autour de cet objectif en s’appuyant sur l’élaboration de projets de soins individualisés. Aude Béliard et ses collègues (2015) ont souligné que ces projets n’auraient pu voir le jour sans que la légitimité à décider ne soit redistribuée en faveur de l’usager, bien que dans certaines limites.

[6L’enquête portait sur les difficultés rencontraient par l’équipe médico-éducative pour permettre aux malades de conserver leur autonomie et leur condition de personne.

[7Les noms des lieux et des personnes ont été anonymisés ou pseudonymisés conformément aux règles éthiques de la recherche en sciences sociales.

[8Une autre de ses sœurs est atteinte de cette maladie.

[9Lorsqu’il n’a pas été traité à temps un syndrome de Wernicke – Korsakoff entraîne une dégénérescence du cerveau qui se traduit par des troubles de la mémoire, du sommeil et de la mobilité (perte d’équilibre, instabilité de la marche, notamment).

[10Comme le soulignent Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet (2015 : 74) utiliser le mot « fugue », c’est déjà effacer l’ambiguïté puisque l’acte de Pierre est tout autant désigné comme un « trouble » du comportement induit par la maladie qu’un choix volontaire. Il efface également le fait que cela peut être une difficulté d’organisation pour mettre en œuvre sa surveillance. De ce fait, parler de « fugue » c’est mettre l’accent sur les capacités du sujet.

[11Chamak et Moutaud (2014) ont montré que la montée du registre médical neurologique pour qualifier ces troubles est le fait d’une redistribution des pouvoirs entre psychiatres et neurologues ces dernières années.

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Pour citer cet article :

Marine Boisson, Laurence Tessier, 2023. « Que reste-t-il du sujet dans la démence ? Enquêtes dans deux institutions de soins tournées vers « la personne »  ». ethnographiques.org, Numéro 46 - décembre 2023
Ethnographier les institutions totales [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2023/Boisson_Tessier - consulté le 06.12.2024)