Introduction. Le renouveau de la sociologie francophone de la psychiatrie
C’est sur la base de ses observations dans un hôpital psychiatrique qu’Erving Goffman a formalisé le concept d’« institution totale », défini comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman 1968 : 41). Les descriptions fines de Goffman fonctionnent comme une critique de ce que ce type d’institutions produit, soit une « série d’humiliations, de dégradations, de mortifications et de profanations de [la] personnalité » des reclus (Goffman 1968 : 56), qui commence dès leur admission. Les reclus sont coupés du monde extérieur, dépouillés, doivent subir la proximité physique avec leurs semblables et sont privés d’autonomie. Le système de punitions et de privilèges marque leurs relations avec les gardiens. Cet ouvrage a eu une influence importante sur les professionnel·les de la psychiatrie ainsi que sur les mouvements d’usagers et usagères, devenant l’« une des bibles du mouvement contestataire en psychiatrie » (Majerus 2013 : 262). Le concept d’institution totale est également incontournable pour tout·e sociologue s’intéressant à la psychiatrie et à la santé mentale.
Récemment, toutefois, la sociologie francophone de la psychiatrie a connu un renouveau, qui est allé de pair avec une mise à distance de ce concept. Alors qu’au début des années 2000 les travaux en sciences sociales sur la psychiatrie sont rares (Velpry 2004 ; Sicot 2006), la situation change à l’aube des années 2010. Une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses soutient des thèses de doctorat en sciences sociales sur la santé mentale et la psychiatrie [1], ce qui engendre une multiplication des travaux sur ces thématiques. Ce renouveau se fait en tenant à distance les descriptions de la psychiatrie à travers « sa dimension de pouvoir, de contrôle, de contrôle social voire de violence » (Moreau 2015 : 26), considérant que les recherches avaient été jusque-là « surdéterminées par les analyses goffmanienne et foucaldienne » (Moreau 2015 : 27). Quelques années auparavant, Alain Ehrenberg et Anne Lovell critiquent « la sociologie et l’anthropologie françaises de la psychiatrie » qui « à l’exception de quelques auteurs […], se sont limitées […] aux critiques des fonctions de contrôle social de la psychiatrie et, trop souvent, sans chercher à comprendre ce qu’elle fait et ce qu’elle est » (2001 : 12).
Les recherches qui se multiplient à partir des années 2010 investissent ainsi une approche davantage microsociologique et compréhensive de la psychiatrie, qui fait la part belle aux méthodes ethnographiques et prend en compte le point de vue des soignantes et soignants. On sort de l’approche hégémonique de la psychiatrie pour voir ce qui s’y passe et ce qui s’y négocie parmi la diversité d’acteurs et d’actrices, de professions, de règles et de dispositifs qui la composent et la transforment. Ce regain d’intérêt des sciences sociales pour le monde « psy » est alors
axé sur l’étude des pratiques professionnelles, du quotidien du travail, de l’expérience des acteurs. Sans remettre en cause les apports des auteurs canoniques, sans sous-estimer la dimension « totale » de l’institution, il s’agit d’insister davantage sur les marges de jeu, les contradictions, les difficultés de l’institution (Coutant 2012 : 28).
Ce changement de posture n’est pas sans lien avec les transformations qu’a connues la psychiatrie elle-même. Alors que Goffman a mené ses observations dans un hôpital qui comptait plus de sept mille malades, l’antipsychiatrie, la désinstitutionnalisation, la psychothérapie institutionnelle, les courants de la réhabilitation psychosociale et du rétablissement, mais aussi « la lecture critique de l’institution psychiatrique par les sciences sociales » (Rechtman 2018 : 404) sont depuis passés par là. Les pratiques psychiatriques ont changé, invitant ce faisant à
envisager un partenariat plus pacifié, sans doute moins critique, au sens d’une dénonciation qui tout en restant parfois nécessaire ne saurait réduire l’apport des sciences sociales. Il s’agit d’enquêter au plus près des pratiques, au plus près des hommes et des femmes qui aujourd’hui font l’exercice de la santé mentale, et sans doute moins, parce que nous les connaissons déjà, sur les effets politiques des théories psychiatriques et sur leurs contributions à la régulation sociale (Rechtman 2018 : 404).
Toutefois, ce double mouvement de « détotalisation » de la psychiatrie (Rostaing 2009) et de prise de distance des chercheurs et chercheuses en sciences sociales avec le concept d’institution totale ne risque-t-il pas de retourner la situation par rapport au constat fait par Ehrenberg et Lovell (2001), et de produire une posture (trop) compréhensive au détriment d’une posture plus critique face à la psychiatrie ?
Dans le présent article, je propose une réflexion méthodologique autour des enjeux d’une ethnographie de la psychiatrie contemporaine, en particulier de la psychiatrie sociale et communautaire, afin d’en rendre compte en prenant au sérieux les discours autour de la figure du « patient contemporain » (Bureau-Point et Hermann-Mesfen 2014) et de la symétrisation des relations entre personnel soignant et personnes soignées, tout en tenant compte du cadre contraignant, voire « total », de l’institution psychiatrique. Pour ce faire, je m’appuie sur mon travail de thèse, qui porte sur les savoirs, pratiques et expériences du rétablissement en santé mentale (Linder 2023), pour lequel j’ai effectué une observation participante de deux ans dans une unité de réhabilitation en psychiatrie sociale et communautaire en tant que sociologue membre de l’équipe soignante. J’ai toutefois moins à cœur de présenter en détail mon terrain et les résultats de mon enquête que de m’appuyer ponctuellement sur ceux-ci pour mener une réflexion sur les enjeux, choix et difficultés auxquels j’ai dû faire face et les solutions méthodologiques que j’ai déployées.
« Whose side are we on ? » La position sur le terrain et son influence sur les données produites
J’ai été engagée en tant que sociologue au sein de l’unité de réhabilitation de mai 2013 à avril 2015 à raison de deux jours par semaine. C’est Yvan [2], l’infirmier-chef de l’unité, qui m’a contactée à la suite de mon travail de Master en sciences sociales pour lequel j’avais fait trois semaines d’observation dans son unité. Il avait apprécié bénéficier du regard d’une sociologue sur ses pratiques et celles de son équipe et, par un concours de circonstances, avait la possibilité de créer un poste à 40% sur deux ans pour moi au sein de l’équipe soignante. C’est l’obtention de cet emploi qui m’a décidée à commencer une thèse de doctorat. Il me semblait en effet impossible de ne pas en faire un terrain de thèse, tant cela m’offrait un accès privilégié au quotidien d’une structure psychiatrique.
L’unité de réhabilitation se situe dans une villa de trois étages au centre d’une petite ville de Suisse romande. En moyenne, elle accueille une trentaine de personnes sorties de la phase aiguë de la maladie, dont quinze dorment sur place et les autres y viennent en hôpital de jour à un rythme hebdomadaire variable. Les personnes prises en charge au sein de l’unité de réhabilitation ont tous types de diagnostics, qui se répartissent principalement entre les troubles de la personnalité, les troubles de l’humeur et la schizophrénie. La présence au sein de l’unité de réhabilitation est pensée de manière dégressive : la première phase du traitement se fait en résidentiel (les patient·es dorment sur place) et dure entre un mois et une année. Les patient·es passent ensuite en hôpital de jour et y viennent à un rythme dégressif jusqu’à la fin du traitement. Le suivi en hôpital de jour peut durer de quelques mois à plusieurs années. Globalement, le traitement s’articule autour des questions de logement (en retrouver un, réapprendre à y vivre de manière autonome) et de retour à une activité professionnelle, occupationnelle ou de formation. L’organisation de l’unité est de type communautaire. Les patients et patientes comme les membres de l’équipe infirmière effectuent chaque jour les tâches nécessaires au bon fonctionnement de l’unité, en particulier celles liées aux repas pris en commun (achat des denrées alimentaires, préparation du repas, mise en place de la salle à manger, vaisselle, etc.).
L’équipe soignante est composée de six infirmiers et infirmières, ainsi que d’un psychiatre et d’une psychologue-psychothérapeute. Le personnel infirmier joue un rôle central puisqu’il gère l’unité et partage le quotidien des patient·es tout au long de la semaine. Le psychiatre et la psychothérapeute ne sont présent·es que le mardi, ou sur rendez-vous pour des entretiens thérapeutiques. Le mardi, il et elle animent le « grand colloque » qui rassemble les patient·es et l’équipe soignante afin de discuter de la vie en communauté et des problèmes que celle-ci soulève. Le reste de l’après-midi est consacré aux réunions d’équipe, durant lesquelles le psychiatre et la psychothérapeute jouent le rôle de superviseurs. Alors que les infirmiers et infirmières se tutoient, le vouvoiement est de mise entre les membres de l’équipe infirmière et le psychiatre et la psychologue. En tant que sociologue engagée au sein de l’équipe soignante, j’avais des relations (quasi) amicales avec les infirmiers et infirmières, et des relations plus formelles avec le psychiatre et la psychologue. Mon engagement s’est fait principalement par la volonté d’Yvan, j’ai toutefois été bien accueillie par l’ensemble des soignants et soignantes.
Mes rôles au sein de l’unité étaient divers et ont évolué en cours d’engagement. Nous avons organisé des « après-midi réflexives », tous les trois mois environ, pour lesquelles nous choisissions un thème. Je faisais une présentation sur la base d’une revue de la littérature en lien avec le thème, puis un ou une infirmière discutait de ces éléments théoriques en regard d’une ou plusieurs situations cliniques. J’ai mis sur pied et mené une recherche-action avec Yvan et l’un des responsables du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap) [3] en effectuant des entretiens avec des patientes et patients qui avaient vécu une transition de l’unité de réhabilitation vers le Graap, afin de réfléchir à l’amélioration de la collaboration entre ces deux institutions. J’ai participé au groupe de travail institutionnel sur l’intégration des pairs praticiens et praticiennes en santé mentale au sein de l’institution [4]. J’ai participé à diverses réflexions cliniques ainsi qu’à des réflexions sur le rétablissement, qui ont donné lieu à la coécriture et la publication d’articles dans une revue professionnelle. Toutefois, Yvan souhaitait que mon engagement amène également quelque chose de concret pour les patients et patientes. En accord avec l’équipe infirmière, j’ai mis sur pied et coanimé un « groupe écriture » hebdomadaire avec une collègue infirmière. Par ailleurs, je m’acquittais de certaines tâches quotidiennes, tel que faire les courses et préparer le repas avec les patient·es, organiser des sorties, participer aux réunions d’équipe, remplir le logiciel de documentation des activités cliniques permettant la facturation des prestations, etc. J’ai été globalement bien accueillie par les patients et patientes – dont certain·es me connaissaient depuis mon travail de master – à qui j’étais présentée comme sociologue membre de l’équipe soignante, qui réalise une thèse de doctorat.
Si l’on reprend les quatre rôles possibles sur le terrain pour le ou la sociologue selon Raymond Gold (2003), qui sont chacun à la fois contraignant et possibilisant et se répartissent sur un continuum entre l’observation et la participation – le pur-observateur, l’observateur-comme-participant, le participant-comme-observateur et le pur-participant –, mon rôle correspond plutôt à celui de participante-comme-observatrice. En effet, comme les autres membres de l’équipe soignante, j’avais mon propre rôle à remplir et du travail à fournir au sein de l’unité de réhabilitation, je n’étais pas seulement, ni principalement, là pour observer. J’étais donc avant tout une participante, et j’observais à partir de cette participation. Ce rôle ne me permettait toutefois pas de suivre mes collègues dans tous les aspects de leur travail, et une partie de celui-ci – comme les entretiens individuels avec les patient·es ou l’accompagnement de patient·es à l’extérieur, par exemple pour visiter un appartement – ne m’était accessible que par ce qu’ils et elles en racontaient au cours des réunions d’équipe et de discussions informelles. De la même manière, je ne pouvais pas suivre les patients et patientes dans les aspects de leur thérapie qui se déroulaient en dehors de l’unité, comme leurs rendez-vous chez le psychiatre, avec l’ergothérapeute, dans l’unité ambulatoire de traitement des toxico-dépendances, ou encore leurs rendez-vous pour des recherches d’appartement ou d’emploi.
« Tu es une comme eux ou une comme nous ? » Implications de l’appartenance à l’équipe soignante sur le travail de recherche
Peu après mon arrivée dans l’unité, alors que je discute avec un petit groupe de patient·es dans le jardin, une patiente, arrivée récemment elle aussi, m’interpelle en ces termes : « Mais toi en fait, tu es une comme eux ou une comme nous ? » Cette interpellation n’est pas sans rappeler l’interrogation méthodologique d’Howard Becker (1967) : Whose side are we on ?, De quel côté nous situons-nous ? Dans l’article ainsi intitulé, il développe le concept de « hiérarchie des crédibilités » selon lequel les personnes en position haute dans l’institution – en l’occurrence les soignant·es par rapport aux patient·es – sont celles qui ont le pouvoir de « définir la manière dont sont réellement les choses » (Becker 1967 : 241 [ma traduction]). Pour Becker, il y a toujours deux camps (« sides »), qui n’ont pas les mêmes points de vue sur « la réalité », sur l’institution et ce qui s’y passe. Si je suis une « comme eux », alors je ne peux pas saisir le point de vue des « comme nous », et vice-versa. Dans les termes de Frédéric Mougeot :
Le nombre de rôles disponibles à l’hôpital psychiatrique est restreint et j’ai eu, dès mon entrée, à choisir entre le rôle de patient et celui de soignant. Mon choix d’intégrer le groupe des soignants m’a conduit à me convertir non seulement au rôle de soignant, mais aussi aux valeurs qui soudent le groupe infirmier et qui fondent l’expérience du travail en psychiatrie de ses membres (2019 : 16).
En conséquence, il m’était impossible de tenir ensemble une réflexion sur les soignants et une autre, parallèle et de même importance, sur les patients (2019 : 18).
En d’autres termes, la position sur le terrain a nécessairement des conséquences sur la manière dont on appréhende « la réalité », même si l’aspect communautaire de l’unité offre de nombreuses occasions d’échanger avec les patients et patientes. Adopter le « rôle de soignant », et d’autant plus sur une durée de deux ans, c’est nécessairement « se convertir à leurs valeurs », vivre des expériences communes, « être affecté » (Favret-Saada 2009) en même temps et avec la même intensité qu’elles et eux, et force est de constater que la psychiatrie offre de nombreuses occasions de l’être.
Comme le décrit Jeanne Favret-Saada, être « également affectés » ouvre à une communication qui est « involontaire et dépourvue d’intentionnalité » (2009 : 157), dans le sens où les personnes enquêtées ne nous parlent pas parce que l’on est ethnographe, mais parce que l’on partage une même situation, un même vécu (2009 : 152). Très vite, ces expériences et émotions vécues en commun, cette adoption du « point de vue soignant », se traduisent dans mes notes de terrain par l’apparition d’un « nous » qui renvoie à « l’équipe soignante », laissant penser que nous serions toutes et tous affectés de la même manière. Or, occuper une place « ne me renseigne en rien sur les affects de l’autre : occuper telle place m’affecte moi, c’est-à-dire mobilise ou modifie mon propre stock d’images, sans pour autant m’instruire sur celui de mes partenaires » (Favret-Saada 2009 : 156). Cette présence du « nous » pose donc deux problèmes méthodologiques : d’une part, il efface les différences de positionnement qui ont pu émerger au sein de l’équipe ; d’autre part, il introduit une difficulté supplémentaire à me distancier de ce « point de vue soignant » au cours de la rédaction. De fait, si adopter « le point de vue soignant » n’est pas un problème en soi – au contraire, il fait pleinement partie des opérations de connaissance – il est toutefois nécessaire de s’en distancier ensuite, pour pouvoir aborder les données produites dans une posture de sociologue de la santé.
D’une sociologie dans la médecine à une sociologie de la médecine : les temps de l’enquête, entre prise et déprise
L’une des spécificités de la sociologie de la santé, initialement sociologie de la médecine ou sociologie médicale, est qu’elle se développe dans le cadre d’une grande « proximité avec le monde médical au sein des universités » (Coutant et Wang 2018 : 9) et, dans les années 1950, un nombre important de sociologues travaillent au sein d’établissements médicaux (Carricaburu et Ménoret 2004). Ainsi, plus qu’une autre, la sociologie de la médecine a été traversée par les tensions entre recherches fondamentale et appliquée, amenant Robert Straus à évoquer « la division logique de la sociologie médicale en deux catégories, la sociologie de la médecine et la sociologie dans la médecine » (1957 : 203) :
Nous avons suggéré que la sociologie de la médecine s’intéresse à l’étude de facteurs tels que la structure organisationnelle, le rôle, les relations, les systèmes de valeurs, les rituels et les fonctions de la médecine en tant que système de comportement, et que ce type d’activité peut être mené au mieux par des personnes occupant des postes indépendants en dehors du cadre médical officiel. La sociologie dans la médecine consiste en une recherche ou un enseignement collaboratif, impliquant souvent l’intégration de concepts, de techniques et de personnel provenant de nombreuses disciplines (Straus 1957 : 203 [ma traduction]).
Pour Straus, ces deux types de sociologie sont incompatibles, dans la mesure où le ou la sociologue qui essaierait de faire les deux risquerait soit de perdre son objectivité en s’identifiant trop étroitement à la recherche clinique, soit de perdre ses bonnes relations de travail en tentant d’étudier ses collègues ou en se montrant trop critique. Pourtant, aujourd’hui encore, ces deux types d’approches coexistent et il n’est pas rare de voir des sociologues publier à la fois seul·es, en s’inscrivant dans une perspective de sociologie de la médecine, et en collaboration avec d’autres professionnel·les, dans une perspective de sociologie dans la médecine. Ces deux postures ont toutefois des implications différentes quant aux apports souhaités (pour la sociologie ou pour la médecine ; théoriques ou pratiques) et quant à la manière de produire les savoirs (avec et pour des sociologues ou avec et pour des professionnel·les de santé).
La particularité de ma thèse est d’être issue d’une expérience de sociologie dans la santé, qui a ensuite été ressaisie au travers d’une posture de sociologue de la santé en vue de la rédaction. Pour ce faire, la temporalité de l’enquête joue un rôle important : il y a un temps pour participer et « être affectée » – ce que Favret-Saada appelle la « prise » – et un temps pour le retour réflexif et l’opération de production de connaissances scientifiques – la « déprise ». Ces opérations de connaissance « sont étalées dans le temps et disjointes les unes des autres : dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience ; dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard » (Favret-Saada 2009 : 160). Au cours de l’observation participante, la prise de notes régulière est donc nécessaire pour pouvoir revenir, de manière dépassionnée, sur les événements qui nous ont affectés et sur le sens que l’on peut leur donner.
Le travail de déprise est un travail au long cours, qui commence au moment où l’on quitte le terrain, mais qui se poursuit bien au-delà. Quitter le monde du soin pour réintégrer celui de la recherche, poursuivre mon enquête, m’atteler à la rédaction sont autant d’étapes qui ont accompagné la « déprise ». Deux éléments en particulier ont facilité cette dernière : le dialogue avec d’autres textes de sciences sociales sur des terrains similaires et la relecture de mes écrits par des collègues. En effet, les relecteurs et relectrices de ma thèse [5] ont pointé tour à tour des analyses trop ou insuffisamment critiques, m’aidant à identifier mes propres taches aveugles. Outre le travail de déprise, le travail d’écriture à proprement parler nécessite de rester vigilante « envers les risques de privilégier le “point de vue des privilégiés” », afin de s’efforcer à faire apparaître « autant que possible les points de vue comme points de vue et non comme “le monde lui-même” » (Moreau 2015 : 85‑86).
Même si c’est un choix méthodologique valable, me contenter de me positionner du côté du personnel soignant et de restituer leur seul point de vue me paraissait insuffisant dans le cadre de mon enquête, en particulier pour un objet de recherche comme le rétablissement qui est intrinsèquement lié à la valorisation des « savoirs expérientiels » [6] et, plus largement, du point de vue des personnes directement concernées. C’est pourquoi, après mon ethnographie, j’ai fait le choix d’élargir mon enquête et de compléter mes observations par des entretiens avec d’anciens patients et patientes de l’unité, me permettant ainsi d’accéder plus directement à « leur réalité ». Cela a permis de rééquilibrer au moins en partie les places accordées aux points de vue soignants et aux points de vue patients.
La mise à distance du concept d’institution totale, au risque de l’invisibilisation des rapports de pouvoir
La psychiatrie est traversée par différents courants, mais aussi par différents « segments professionnels » (Bucher et Strauss 1992), si bien qu’il serait plus juste de parler des psychiatries. Dès lors, s’il existe des lieux où les distinctions entre soignant·es et patient·es sont nettement marquées et où l’institution totale est encore bien visible (Mougeot 2019), il en va autrement dans la psychiatrie sociale et communautaire qui s’inscrit dans les courants de la réhabilitation psychosociale et du rétablissement. Dans ce second chapitre, je commence par décrire l’unité de réhabilitation dans laquelle j’ai fait mes observations, avant d’évoquer l’invisibilisation des rapports de pouvoir qui accompagne les transformations de la psychiatrie et la mise à distance du concept d’institution totale, par les soignant·es comme par les sociologues.
Une unité de réhabilitation basée sur le rétablissement
Dans l’unité que j’ai observée, tout le monde est habillé en civil et le personnel soignant ne porte pas de badge, de sorte qu’une personne extérieure ne saurait différencier les un·es des autres. Par ailleurs, si le personnel infirmier et les patient·es se voient régulièrement en entretien, ils et elles partagent également un certain nombre d’activités dans lesquelles l’aspect statutaire de la relation est moins (rendu) visible : faire les courses, la cuisine, manger ensemble, jouer au ping-pong ou discuter librement. Enfin, leurs relations s’inscrivent dans un temps long, favorisant le développement de liens affectifs. En effet, contrairement aux unités psychiatriques hospitalières, où le turnover des patient·es comme des soignant·es est important, au sein de l’unité de réhabilitation le suivi se fait pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, sur des journées entières, plusieurs fois par semaine. L’équipe infirmière n’est composée que de six personnes, qui travaillent dans l’unité depuis plusieurs années ; l’ensemble de l’équipe infirmière entretient donc des relations avec l’ensemble des patientes et patients dans la durée.
Dès lors, si l’on reprend la définition des institutions totales de Goffman, l’unité que j’ai observée ne répond qu’à peu de leurs caractéristiques : elle n’est un lieu de résidence que pour une minorité de patientes et patients, dans une temporalité limitée ; elle n’est composée que d’un petit nombre d’individus ; ces individus ne sont pas coupés du monde extérieur, au contraire, ils sont accompagnés pour le réinvestir (retrouver un logement, retrouver un emploi ou une formation) ; la vie n’est pas recluse et, s’il y a effectivement des horaires spécifiques (heures d’arrivée et de départ de l’unité, heures des repas), les personnes soignées ont plusieurs périodes de temps libres dans la journée, durant lesquelles elles peuvent se rendre à leurs rendez-vous (médicaux, professionnels, personnels, visites d’appartement). Qui plus est, l’admission dans l’unité se fait de manière volontaire, et les patients et patientes sont libres de la quitter en tout temps, en théorie du moins (cf. infra).
L’unité que j’ai observée s’inspire du « rétablissement ». Il s’agit d’un concept qui met l’accent sur le devenir des personnes et la qualité de leur vie quotidienne plutôt que sur l’évolution de la maladie. Il postule la possibilité d’une vie riche et porteuse de sens, indépendamment de l’évolution de la symptomatologie. Le fait de retrouver de l’espoir, de favoriser l’autodétermination ou de ne pas se définir par sa maladie sont quelques-uns des éléments au cœur du rétablissement. Les soins « orientés rétablissement » mettent l’accent sur l’autodétermination, l’empowerment, l’espoir et la symétrisation des relations entre patient·es et soignant·es. Dans une logique de valorisation de l’autodétermination et des savoirs expérientiels, la posture soignante consiste avant tout à accompagner la personne dans ses projets, puisqu’elle est considérée comme celle qui sait le mieux ce qui participe de son mieux-être.
Symétrisation des relations et invisibilisation des rapports de pouvoir
Pour Nicolas Marquis et Baptiste Moutaud, la valorisation de « la prise de décision partagée avec les individus afin d’en faire un acteur du processus de prise en charge et de faciliter le recouvrement d’une forme d’autonomie, fait [...] émerger bien des tensions lorsqu’il s’agit de l’appliquer dans la pratique » et il n’est pas question « de prétendre que la contrainte disparaît, pas plus que les éventuels rapports de domination entre acteurs aux statuts différents » (2020). De fait, si la désinstitutionnalisation a permis aux patients et patientes de se « soustrai[re] à la “surveillance constante” des soignants », de « restaure[r] un espace privé » et de « circuler entre plusieurs espaces sociaux – ce précisément à quoi Goffman opposait l’institution totale » (Moreau 2022 : 69), la psychiatrie a néanmoins conservé « le mandat total de l’accompagnement des personnes vivant avec les troubles psychiques, intervenant du dépistage des troubles jusqu’à la réhabilitation et la réinsertion » (Moreau 2022 : 69). Plus encore, les logiques de l’intervention dans le milieu et du rétablissement ont contribué à étendre les lieux dans lesquels la psychiatrie intervient. Puisque le rétablissement invite à développer des interventions qui visent l’insertion sociale et le bien-être de la personne, alors l’intervenant·e en psychiatrie entre « dans le milieu de vie de la personne et s’insère dans la gestion de son emploi, son éducation, son logement, ses consommations, ses relations sociales et familiales, voire parfois même amoureuses » (Linder 2022 : 52).
Ainsi, l’une des conséquences de la valorisation de l’autodétermination et de la symétrisation des relations est que, alors que les enjeux liés aux différences structurales institutionnelles étaient clairs dans les asiles des années 1950, ils sont actuellement plus difficiles à saisir, tant pour les soignant·es que les patient·es. C’est ce que Nicolas Chambon et ses collègues appellent « l’invisibilisation paradoxale des rapports de pouvoir » :
Les moyens mis en œuvre pour rendre plus symétrique la relation professionnel-usager, au cœur des principes portés par [le rétablissement et l’empowerment], tendent à faire oublier les éléments –structurels et sociaux notamment – à l’origine d’inégalités encore présentes entre ces deux parties (Chambon, Gilliot et Sorba 2020 : 112).
Le personnel soignant peine parfois à voir ces rapports de pouvoir, comme cet exemple le montre :
Dans la nuit de lundi à mardi, Sébastien se blesse grièvement en tentant de fuguer par une fenêtre située au premier étage de l’unité [7]. Le lendemain, au « grand colloque », plusieurs patients évoquent le fait que Sébastien leur avait confié des secrets qui pourraient expliquer son acte, mais affirment qu’ils ne peuvent pas en parler car cela fait partie de sa vie privée et qu’ils lui ont promis de ne rien dire. Plusieurs membres de l’équipe soignante réagissent en disant qu’ils ne comprennent pas que des patients confient des secrets à d’autres patients et pas aux soignants, en particulier lorsqu’il s’agit de secrets lourds à porter, et lorsque cela peut faire partie de la thérapie du patient. L’un des patients explique que la différence consiste dans le fait que les soignants attendent d’eux qu’ils leur confient tout de leur vie, y compris les choses les plus intimes, alors qu’eux se retrouvent face à des gens dont ils ne connaissent quasiment rien. La psychothérapeute rappelle que la relation entre les soignants et les patients est non seulement une relation de confiance, mais aussi une relation thérapeutique, où le but est de soigner et ce n’est donc pas logique de garder des choses secrètes. Peu auparavant, j’avais eu une conversation avec une de mes collègues infirmière, alors qu’une situation similaire de secrets avait émergé. Elle me disait ne pas comprendre que les patients dont elle est la référente lui cachent des choses, alors qu’ils sont dans une relation de confiance. (extrait notes de terrain)
Cet extrait met en lumière les limites de la « détotalisation » de l’institution (Rostaing 2009) et l’invisibilisation des rapports de pouvoir. Avant toute chose, la porte fermée à clé – qui oblige le patient à fuguer par la fenêtre – contraste avec l’idée d’une admission volontaire et d’un traitement tourné vers la réintégration du milieu social ordinaire. Qui plus est, le partage de secrets uniquement entre patient·es ainsi que les lectures divergentes faites de la situation par les soignant·es et les patient·es donnent à voir le « fossé infranchissable » (Goffman 1968 : 49) entre ces deux groupes. La mise en avant, par le personnel soignant, des aspects interpersonnel et affectif de leurs relations avec les patient·es, des liens de confiance qui les unissent, tend à invisibiliser ce fossé ainsi que les inégalités de pouvoir et d’autorité qui existent entre ces deux catégories d’acteurs et d’actrices. Pourtant, tout comme l’asymétrie de pouvoir n’empêche pas l’établissement de relations de confiance, ces dernières n’effacent pas l’asymétrie. La lecture de la situation faite par le personnel soignant tend également à imposer un cadre normatif à ces relations, où il est attendu que les patients et patientes « disent tout » au personnel soignant, mais également qu’ils et elles acceptent ce cadre, sans participer à sa formulation. À l’invisibilisation des relations de pouvoir par les soignant·es s’oppose la réaction de l’un des patients qui (re)visibilise et actualise l’aspect institutionnel de ces relations. « On ne réalise l’existence d’un système de places que si on se cogne à ses limites, si on se fait “remettre en place” », affirme J. Favret-Saada (2004), et c’est bien à une remise en place que procède ce patient.
De l’invisibilisation au regard critique
Mon intégration au sein de l’équipe soignante a conduit à une forte identification aux infirmiers et infirmières de l’unité. J’ai observé le respect et l’attention qu’ils et elles portaient aux patients et patientes et la bonne volonté qu’ils et elles mettaient à symétriser, autant que possible, les relations. J’ai observé également leur créativité dans l’adaptation du cadre institutionnel afin de suivre autant que possible les volontés des patients et patientes. Ce n’est qu’avec une certaine distance temporelle d’avec le terrain, l’étonnement de mes collègues sociologues face à certaines de mes données et la confrontation à d’autres textes sociologiques que j’ai pu aborder mon terrain d’un œil plus critique.
Revenons ainsi sur ma description ci-dessus, dans laquelle j’affirme que « l’admission dans l’unité de réhabilitation se fait uniquement de manière volontaire, et les patients et patientes sont libres de la quitter en tout temps, en théorie du moins ». L’aspect volontaire de l’admission, répété dans les textes de présentation de l’unité rédigés par les soignants et soignantes, est déjà mis à mal dans l’exemple ci-dessus, avec la fermeture à clé de la porte d’entrée entre 23h30 et 7h. Il apparaît de manière encore moins évidente dès lors que l’on interroge les patients et patientes. En effet, si l’on ne peut pas faire admettre quelqu’un dans l’unité contre son gré, les entretiens montrent que certain·es se sont contentés d’accepter la proposition de l’équipe de l’hôpital sans poser de questions. Il en est ainsi de Cristina, qui me dit en entretien ne jamais avoir vraiment compris pourquoi elle était allée à l’unité de réhabilitation. D’autres ont intégré l’unité à contrecœur et par manque d’options considérées comme valables. L’unité de réhabilitation était l’unique choix possible, soit parce qu’ils et elles se sentaient incapables de retourner vivre chez eux, soit parce qu’ils et elles ne pouvaient pas retourner dans le logement qui était jusque-là partagé avec leur époux ou épouse ou avec leurs parents, avec qui les relations étaient devenues conflictuelles, voire avaient déclenché l’hospitalisation. C’est le cas notamment de Sally et Mylène, qui sont toutes deux arrivées à l’unité de réhabilitation dans un contexte où le fait de retourner vivre seule chez soi était inimaginable :
Je me suis retrouvée de nouveau à l’hôpital et j’ai atterri à l’unité de réhabilitation parce que je n’avais jamais vraiment vécu seule et que je n’arrivais pas à réintégrer mon appartement. [...] Depuis l’hôpital, ils ont vu que je faisais des crises de panique constamment et ils m’ont proposé l’unité de réhabilitation. Et là, la question ne se posait même pas parce que de toute façon je n’arrivais pas à rentrer chez moi (entretien Sally).
Après [les soignant·es de l’hôpital] m’ont proposé l’unité de réhabilitation. Et j’étais là « non, non, comment est-ce que-, c’est une maison avec tous ces gens ». Et pour finir on ne m’a pas vraiment donné le choix. On m’a dit au bout de dix jours [d’hospitalisation] « maintenant, vous rentrez chez vous ou alors demain vous allez à l’unité de réhabilitation ». Et je savais que je ne pouvais pas rentrer chez moi. Je n’étais vraiment pas dans l’état, j’avais rien à quoi me raccrocher, je serais complètement perdue chez moi. Et donc j’ai accepté et c’est comme ça que je suis atterrie à l’unité de réhabilitation (entretien Mylène).
Il est intéressant de noter que toutes les deux utilisent le verbe « atterrir » pour décrire leur arrivée à l’unité de réhabilitation, qui traduit à la fois une part peu active dans cette prise de décision, mais qui renvoie aussi aux mondes étranges et inconnus dans lesquels on atterrit, que l’on n’a pas choisis et auxquels il nous faut nous adapter.
J’ai également mis en évidence que la symétrisation tant revendiquée est pensée, dans l’unité de réhabilitation que j’ai observée, uniquement en termes de posture professionnelle. Rien n’est mis en œuvre pour permettre une transformation de l’organisation institutionnelle qui rééquilibrerait le pouvoir entre l’équipe soignante et les patient·es. Si beaucoup de règles peuvent être négociées, et renvoient à la possibilité d’adapter l’institution aux projets et envies des patients et patientes, il existe également certaines règles dites « fondamentales », qui non seulement ne sont pas négociables, mais dont le bienfondé n’est jamais remis en question ou mis en discussion avec les patients et patientes, qui n’ont d’autre choix que de s’y plier ou de quitter l’unité. Ces règles marquent dès lors la frontière, au sein de l’unité, entre ce qui se négocie et ce qui échappe à la négociation. Or, en psychiatrie, ce sont souvent les soignantes et soignants qui ont le dernier mot dans les négociations (Linder et Marion-Veyron 2020 ; Marquis 2022).
Toutefois, cette asymétrie – voire cette contrainte – qui transparaît dans la psychiatrie communautaire n’est pas comparable à ce qui se pratiquait dans les asiles décrits par Goffman. La psychiatrie a changé, et il serait caricatural de l’analyser uniquement à l’aune du concept d’institution totale. Dans le même mouvement, cesser de porter un regard critique sur ce que les institutions psychiatriques font à leurs usagers et usagères, sur les marges de manœuvre limitées de ceux-ci et celles-ci, considérer que la contrainte et l’asymétrie de la relation entre le personnel soignant et les personnes soignées ont disparu serait tout aussi caricatural. Il s’agit dès lors de marcher sur un fil, trouver le juste milieu, en s’appuyant sur des descriptions fines à la fois de ce qui se négocie dans la relation, mais aussi de la manière dont l’institution s’y actualise.
Conclusion. Ethnographier la psychiatrie contemporaine
La psychiatrie contemporaine a connu de nombreuses évolutions depuis les observations de Goffman, et elle est composée d’une multiplicité de dispositifs. Alors que les unités d’hospitalisation aiguës, telles qu’elles ont été ethnographiées par Mougeot (2019) par exemple, comportent encore de nombreuses similarités avec les institutions totales – à l’exception du fait que les temps d’hospitalisation ont largement diminué – les dispositifs de psychiatrie communautaire (hôpitaux de jour, équipes mobiles) et les philosophies de soins qui les sous-tendent (rétablissement, empowerment) s’en éloignent davantage. L’ethnographie de tels dispositifs pose alors un certain nombre de défis et de questions.
Les modalités d’entrée et d’enquête dans une institution psychiatrique ainsi que la position occupée sur le terrain ont des conséquences sur les données produites et soulèvent des questionnements tant scientifiques qu’éthiques. En effet, faire partie de l’équipe soignante, être affectée avec et par les soignant·es, c’est nécessairement adopter en partie leur point de vue. Or, rendre compte de ce point de vue avec une approche compréhensive fait certes partie de la connaissance scientifique, mais c’est également risquer, pour le ou la sociologue, de (re)produire voire de contribuer à justifier certains rapports de domination.
Se pose ainsi la question de la manière dont le ou la sociologue peut décrire et analyser à la fois ce qui se joue et se négocie dans les relations entre les soignant·es et les patient·es tout en tenant compte des contraintes institutionnelles et des rapports de pouvoir qui continuent d’exister. De fait, la critique des « asiles » par Goffman a joué un rôle important dans les transformations de la psychiatrie. Comment poursuivre ce geste critique de la sociologie envers la psychiatrie, être à la hauteur de cet héritage, tout en tenant compte des multiples évolutions qu’a connu cette institution depuis et à la suite du livre de Goffman ? J’ai montré que, dans la psychiatrie sociale et communautaire telle que je l’ai étudiée, un certain nombre de critères des institutions totales ne s’appliquent plus, comme le fait d’être reclus, de rassembler un grand nombre de patient·es dans une grande proximité ou encore de régler entièrement leur temps sur le rythme institutionnel. Il reste toutefois l’asymétrie statutaire et institutionnelle des relations, quand bien même le personnel soignant travaille à leur symétrisation sur le plan interactionnel. Les rapports de pouvoir continuent de se manifester, mais de manière moins directe, moins visible. Ils sont d’ailleurs parfois invisibilisés par le personnel soignant lui-même, probablement davantage par conviction (quant aux valeurs du rétablissement et de l’empowerment) que par mauvaise foi.
La distanciation d’avec le concept d’institution totale – que ce soit par les soignant·es ou par les sociologues – nécessite de s’armer méthodologiquement et théoriquement afin de pouvoir restituer ce qui reste de contrainte et de contrôle dans des dispositifs qui s’entourent d’un discours de symétrie des relations et d’empowerment des patients et patientes. Il s’agit en effet de ne pas oublier que la relation de soin est par définition asymétrique et que l’aspect statutaire de la relation ne peut pas être suspendu. Il me semble que certaines conceptions théoriques sont plus utiles que d’autres pour rendre justice au travail de symétrisation des relations effectué par les équipes soignantes tout en visibilisant les différences statutaires qui continuent d’exister. Il s’agit d’une part des approches qui portent une égale attention aux (inter)actions et au contexte structurel dans lesquelles elles se déroulent, tel que le proposent l’interactionnisme symbolique et la sociologie pragmatique (Barthe et al. 2013 ; Boltanski 1990 ; Strauss 1992 ; Strauss et al. 1992) ; d’autre part, des approches qui prennent en compte la « nature feuilletée des relations » (Kaufmann et Rivoal 2018) – à savoir que toute relation comporte à la fois une dimension statutaire/institutionnelle et une dimension affective/interpersonnelle – avec une attention particulière portée aux situations dans lesquelles les soignant·es ou les patient·es actualisent, ou au contraire invisibilisent, la dimension institutionnelle et statutaire de leurs relations (Dubois 2015 ; Goffman 2002 ; Kaufmann et Rivoal 2018).
Un tel armement méthodologique et théorique est d’autant plus important pour l’ethnographe qui mène ses observations participantes « du point de vue des soignant·es » et qui doit ainsi, dans un deuxième temps, pouvoir s’en défaire pour réinvestir sa posture de sociologue de la santé. Ce sont certains de ces outils que j’ai modestement essayé de proposer dans cet article.