Un ruban de velours pour emblème
Il n’est pas rare, un dimanche d’été en pays d’Arles, de rencontrer au détour d’une ruelle des silhouettes féminines d’un autre temps. D’abord, l’on remarque les longues jupes aux plis savamment élaborés, les fichus brodés ou de dentelle déposés sur les épaules, qui encadrent sur la poitrine des guimpes et devants d’estomac [1] raffinés ; et pour couronner cette délicate composition, la coiffe, si particulière, faite d’un ruban de velours enroulé au sommet de la tête rassemblant les abandons [2]. Loin d’être fidèles au célèbre adage qui les associe à l’invisibilité, les Arlésiennes se laissent admirer bien volontiers par la foule qui se presse le long des défilés folkloriques. Certaines ne portent ce costume qu’une fois par an, pour la fête de leur village, tandis que les plus passionnées peuvent le revêtir plusieurs fois par semaine en période estivale, s’attachant à façonner elles-mêmes certaines pièces. Et si tous les âges sont représentés dans les cortèges, de la petite fille à la mamé, ce n’est qu’à 15 ans qu’il est possible d’arborer le fameux ruban [3]. Celui-ci est réservé aux femmes adultes, et s’accorde à l’importance de l’événement [4] : le ruban bleu marine dans sa forme la plus courante, son fond satiné peut être coloré lorsqu’il est porté pour les grandes occasions, ou blanc pour les vierginen [5].
La coiffe apparaît comme un élément caractéristique de ce costume, appelé par les Arlésiennes « costume contemporain » ou « Léo Lelée » [6]. Celui-ci date du début du XXe siècle et le ruban en est la pièce maîtresse. Son importance témoigne aujourd’hui d’une vision du costume héritée des voyages romantiques, dans laquelle se déploie le « pouvoir suggestif du détail isolé », qui participe à l’exotisation des habits régionaux (Parsis-Barubé 2009 : 41). La coiffe est ainsi magnifiée dans les récits des grandes foires des siècles précédents, où elle permettait de repérer la localité d’origine de chacune avec une précision variant de la région à la commune selon le niveau de connaissance du lieu [7]. Élément incontournable dans les discours identitaires, la coiffe est également étroitement associée à sa propriétaire, indiquant par exemple l’âge ou le statut matrimonial (Joannis 2009) : une « carte d’identité » capable de renseigner sur les trajectoires de vie (Appéré 2009).
Travailler sur les costumes traditionnels féminins du pays d’Arles ne prédestine pas, de prime abord, à évoluer dans un milieu marqué par de multiples rivalités, plus ou moins franchement affirmées. Pourtant, en m’intéressant à la ritualisation croissante des traditions régionales, à la multiplication des normes qui régissent le costume et aux critères de beauté qui l’accompagnent, j’ai pu découvrir un univers structuré par des réseaux de savoirs parfois antagonistes, s’opposant pour pouvoir édicter la justesse patrimoniale du costume. Dans le cas présenté ici, tout se cristallise autour d’un seul et même objet, le mythique ruban nécessaire au costume d’Arlésienne : une bande de soie parachevant la coiffe, ornée de motifs de velours. Ces motifs se détachent d’un fond satiné, coloré, blanc ou bleu marine, et sont directement tissés dans la trame.
L’industrie textile ayant cessé la production de ces rubans au cours du XXe siècle, les Arlésiennes se sont tournées vers le marché de l’ancien. Mais, il a semblé nécessaire d’en relancer la fabrication, tâche à laquelle s’est d’abord attelée une association arlésienne [8] qui regroupait quelques passionnées du costume. Puis, en 2018 a émergé un autre collectif, cette fois dans les Alpilles, également dédié à la création et à la commercialisation de rubans. Ce collectif s’est, dès ses débuts, construit en opposition à l’association arlésienne, les deux groupes présentant leurs rubans comme authentiques et réalisés dans la plus pure tradition. Cependant, des critiques ont rapidement émergé de part et d’autre, mettant au jour des considérations bien différentes de ce que doit être le sabrage, une opération centrale dans la confection du ruban.
Dans le cadre de mes recherches de terrain menées depuis 2017 en pays d’Arles, j’ai pu assister à une démonstration des techniques de l’association arlésienne, qui valorise l’excellence et la rigueur de leurs pratiques. Sous la houlette de membres de cette association, je me suis exercée une première fois au sabrage, avant de suivre la naissance du collectif des Alpilles et d’y accomplir une formation plus longue. Dans les deux cas, nous retrouvons une même technique, et le même souci de s’inscrire dans une tradition décrite comme « authentique ». Pourtant, les modalités d’apprentissage et les discours qui accompagnent les techniques apparaissent comme radicalement différents : virtuosité, spécialisation, précision sont revendiquées par l’association arlésienne, tandis que le groupe des Alpilles prône une relation privilégiée au patrimoine et un apprentissage rapide grâce à la pratique. Le statut de la technique de sabrage semble alors complètement différent en fonction des valeurs qui lui sont associées et qui se transmettent par dispositifs d’apprentissage très contrastés. Et, finalement, c’est le rapport à l’objet produit qui s’en trouve modifié, oscillant entre œuvre d’art, patrimoine et marchandise.
Productions nouvelles
Paradoxalement, les rubans si emblématiques du costume d’Arles ne sont pas caractéristiques de la région. Les premiers rubans portés en pays d’Arles étaient produits à Krefeld, en Rhénanie du Nord et arrivaient dans la région par les foires et les marchés, Beaucaire en tête. S’ils étaient très prisés par les Arlésiennes dans la seconde moitié du XIXe siècle, la France possédait également une solide tradition dans l’industrie de la soie, et les rubans du bassin stéphanois ont fini par s’imposer [9]. D’abord vendus au poids, puis au mètre, ces rubans étaient caractérisés par des motifs variés de style Art déco, et leur forme s’est stabilisée au XXe siècle : sept centimètres de large pour un minimum de quatre-vingt-dix centimètres de long, se terminant le plus souvent par une lune [10]. Les motifs étaient en velours de soie, une texture obtenue après sabrage, une technique aussi appelée « velours au sabre ». Cette opération, très minutieuse, consiste à couper chaque fil composant le motif tissé dans la trame à l’aide d’un sabre spécialement dédié pour ensuite les frotter avec une brosse en poil de sanglier, formant ainsi le velours qui a donné un nom provençal du ruban : le velout.
Mais pour les Arlésiennes, l’affaire n’était pas gagnée : la production nationale de passementerie a fortement décliné, et on ne fabriquait plus les rubans nécessaires au costume à la fin du XXe siècle. C’est alors qu’un petit groupe de passionnées a émergé en Arles, porté par l’ambition de relancer la fabrication des rubans, et de donner ainsi un nouveau souffle au costume. Elles ont contacté un des derniers tisserands en activité dans le bassin du Forez et l’ont persuadé de relancer la production. L’artisan a accepté de les rejoindre dans l’aventure, mais il ne possédait pas alors la machinerie nécessaire. Le récit est connu, en pays d’Arles, et bien rodé : il a fallu trouver un métier à passementerie du siècle dernier et modifier la structure même de l’atelier pour pouvoir l’installer. Lorsque j’ai rencontré en 2018 les fondatrices de l’association arlésienne, instigatrices de cette résurrection, tous ces éléments ont été relatés avec émotion, et prouvent à leurs yeux l’implication du groupe pour recréer d’authentiques rubans. Mais l’épopée n’était pas finie : si le tisserand relançait la production en 1997, la solution n’était pas pérenne. En cause, l’opération de sabrage. Elle était jusque-là assurée par Jeanine Costes, artisane indépendante, décrite par les membres du groupe comme « une dame, meilleure ouvrière de France, de 70 ans, qui travaillait pour la haute couture et qui avait à ses ordres 45 ouvrières ». Jeanine Costes a été conviée à faire une démonstration de son travail : elle a tant plu que des Arlésiennes l’ont suppliée de venir transmettre sa science. Après de nombreuses palabres, et presque à contrecœur, elle a accepté. Si Jeanine Costes refusait d’encadrer ce stage, me raconte Sandrine, qui se souvient avec émotion de ces premiers moments, c’est qu’elle avait déjà tenté d’organiser à la fin de sa carrière des formations dans sa région natale, le Forez : ce fut un échec cuisant. Le manque de sérieux et de motivation de ses derniers élèves avait conduit Jeanine Costes à ne plus vouloir transmettre son savoir-faire, dont elle paraissait pourtant être l’ultime détentrice. Mais face à l’insistance des Arlésiennes qui ont finalement obtenu gain de cause, le premier stage a été lancé en 2010 et fut un franc succès.
Sandrine : On avait la pression, parce que si le stage se passait mal, elle a dit que nous n’en ferions plus d’autres. Nous étions six, et nous avons été des élèves appliquées.
L’ethnologue : La main n’a pas tremblé, alors ?
Sandrine : Ah si !
Laurence : Surtout, nous étions impressionnées, car jamais une Arlésienne n’aurait pu imaginer sabrer son ruban.
Les rubans de velours occupent une place singulière dans l’économie générale du costume : contrairement aux autres pièces qui le composent, il est le fruit d’une industrie aujourd’hui disparue, et requiert ainsi une machinerie et des savoir-faire spécifiques. Pour pouvoir continuer à porter leur costume, « emblème des emblèmes » du patrimoine local (Sagnes 2011 : 239), les Arlésiennes ont été contraintes de s’adapter aux mutations de leur époque. Et cela a impliqué de se former à des techniques complètement ignorées jusqu’alors : il a fallu retrouver des motifs anciens, relancer le tissage avec un professionnel pour créer des rubans neufs, et apprendre à sabrer. Mais cela a également concerné la production de sabres : les Arlésiennes sont parvenues à convaincre un coutelier d’accepter de travailler avec elles pour créer cet outil nécessaire à leur art. Ce travail, Jeanine Costes le considérait alors comme impossible lorsque les membres de l’association arlésienne l’ont contactée pour devenir ses élèves.
Car le sabrage exige une grande précision devant son ouvrage : l’esprit, d’après Laurence, doit guider le sabre. Et, pour ce faire, il faut être « habitée par la passion du patrimoine », « l’amour du ruban ». Ce qui, pour Laurence, explique l’échec cuisant des stages précédents animés par Jeanine Costes, près de Saint-Étienne : il n’y avait pas cette relation au costume, qui est le « moteur » des sabreuses d’aujourd’hui. Et, d’après Sandrine :
Ça demande aussi de l’humilité. Il faut accepter ce que les autres nous disent, toutes ces imperfections qu’elles voient et que nous ne remarquons même pas. C’est le groupe qui nous permet de progresser, de chercher toujours la perfection, sinon, sans cela, on se laisserait aller. Il faut accepter l’erreur, chercher le meilleur.
Laurence : Au moins pour honorer Mme Costes.
En huit ans, l’association a formé soixante et une personnes grâce à des stages de découverte puis de perfectionnement, espacés de deux ans. Chaque stage a réuni sept Arlésiennes maximum, afin de pouvoir assurer un suivi optimal, et permettre à la formatrice de « rectifier la tenue » de ses stagiaires. Entre-temps, elles se sont retrouvées une fois tous les deux mois, pour échanger entre adhérentes de l’association et cultiver cette humilité face à la technique, dont il sera régulièrement question durant l’entretien. Jeanine Costes a pu former et « valider » six sabreuses et un sabreur en 2014, avant de décéder en 2016, à l’âge de 82 ans. Sa mémoire est toujours vive au sein de l’association, et l’on se réfère régulièrement à son souvenir, à son expertise pour justifier tel geste ou tel autre.
Pour l’association arlésienne, la virtuosité de Jeanine Costes est au centre des discours. Elle s’apparente en effet à un maître de transmission, figure développée par Étienne Bourgeois (2018) qui, s’appuyant sur la caractérisation de Marcel Gauchet, en dégage quatre fonctions : la médiation avec le passé, l’interprétation d’un savoir-faire difficile d’accès, l’accompagnement personnel et l’inscription dans une lignée. Dernière détentrice d’un savoir-faire menacé dans lequel elle excellait, Jeanine Costes a pu transmettre un savoir d’une grande complexité, impossible à acquérir seule. Elle s’est engagée, jusqu’à sa mort, auprès de ses élèves – même lorsque celles-ci sont devenues enseignantes à leur tour, et donc légitimes –, elle a ainsi façonné un lignage de savoir, chacune pouvant aujourd’hui se positionner dans la chaîne de transmission dont elle était la source. S’étant d’abord refusée à l’exercice de transmission, elle a par la suite fait montre d’une exigence implacable, d’une grande précision et d’une grande rapidité à la tâche – ce qui lui a valu le qualificatif de « machine à sabrer » en Arles. Cette virtuosité, de plus, a fait de Jeanine Costes et de ses élèves des « femmes-patrimoine » (Adell 2011) : dernières détentrices d’une technique en perdition, elles étaient alors les seules à pouvoir affirmer la nature de ce savoir-faire, pouvant dès lors en définir les normes. L’on comprend mieux, de fait, l’accueil solennel réservé à l’ethnologue, ainsi que l’interdiction première de manipuler le sabre. De même, l’emphase sur les dangers liés à son utilisation, sur la méticulosité qu’exige son maniement, autant que sur les sons produits par son action sur la soie, témoigne d’une esthétisation de la pratique qui se nimbe de mystère. Difficile d’accès, l’art du sabrage renvoie à la maîtrise de soi et des gestes, faisant de sa pratique un exercice « méditatif » qui révèle l’habileté de ses initiées.
Naissance d’un second groupe
Nous sommes en 2018, et après plus de deux ans de travail et de recherches méticuleuses, les premiers rubans de coiffe imaginés par au sein du collectif des Alpilles, Claire-Cécile, Sabine, Laure et Florence, ont enfin vu le jour. J’ai reçu quelques semaines avant l’événement un mail d’invitation d’un de leurs fidèles soutiens, Sarah, m’enjoignant d’assister à la présentation du collectif en « observatrice », selon ses mots. Ses arguments, pour m’inciter à les rejoindre, étaient simples : ce nouveau groupe des Alpilles proposait des rubans « dans la plus pure tradition », « au cœur de la mode », « à petit prix », « sans liste d’attente » et surtout « sans copinage ». Et ce, à la différence du groupe arlésien, qui obligerait, d’après Sarah, à « presque montrer patte blanche, s’incliner » face à celles qui tenaient – et à l’entendre, verrouillaient – le marché des rubans. De son côté, le collectif des Alpilles revendiquait la grande accessibilité de sa collection, tant au niveau des prix (bien inférieurs à ceux jusqu’ici pratiqués) que des conditions de vente. Les références au groupe opposé se sont multipliées, parfois à peine voilées : le conflit était alors définitivement engagé.
Par ailleurs, le collectif a également mobilisé la figure tutélaire du sabrage pour légitimer son entrée en lice. En effet, le mail d’invitation du collectif des Alpilles précisait qu’elles avaient pu apprendre aux côtés « d’une sabreuse professionnelle » (elle n’a pas été nommée) formée directement par Jeanine Costes et extérieure au monde de la tradition provençale, s’inscrivant ainsi dans une lignée d’apprentissage plus large que leurs rivales arlésiennes. C’est ici la qualification du sabrage comme « métier d’art » qui est mise en avant, tandis que l’association arlésienne, de son côté, valorise une transmission rendue uniquement possible par « la passion du patrimoine ».
La présentation de la collection était animée par Pascale et Véronique, qui ont étroitement lié leur entreprise de production de rubans au désir de sabrer. Face à la salle comble, Véronique est revenue sur leur souhait initial d’apprendre la fameuse technique « que l’on disait très difficile, très compliquée, très spéciale ». Elles étaient six pour ce premier cours, qui leur a semblé bien plus simple que prévu. Certes, il a fallu « s’approprier » le fameux sabre, le « tenir », le « positionner », apprendre « comment attaquer les premiers dessins » selon le sens du tissage, bref, « de la technique », mais une de celles facilement accessibles et transmissibles. Les deux amies ont ensuite évoqué « une joie sans pareille » et une grande fierté qui les auraient poussées à se tourner à l’époque vers l’association arlésienne pour obtenir des rubans non sabrés afin de les réaliser elles-mêmes. Face à un refus catégorique, elles ont décidé de démarcher à leur tour un passementier capable de leur fournir des rubans : ce sera M. Costes, qui, ont-elles relevé en riant, porte par un curieux hasard le même nom que la sabreuse tutélaire. Après de multiples tentatives et un travail intensif, la collection a enfin été lancée, et la plupart des rubans exposés ce jour-là ont été proposés non sabrés. En effet, comme l’ont mentionné à nouveau les sabreuses des Alpilles au cours d’une de leur formation, il est essentiel pour les Arlésiennes d’apprendre à sabrer elles-mêmes. Il faut « se faire » le ruban, ne pas être « fainéante » et être fière de porter ses productions.
À travers les discours qui introduisent les savoir-faire et la question de la maîtrise technique se font jour des différences très marquées entre les deux groupes. Ce détour par la genèse de la redécouverte de la pratique du sabrage (décrite comme en perdition, exigeante et donc réservée aux spécialistes, ou au contraire d’accès plutôt aisé et qui doit être pratiquée par toutes) ne nous permet pas simplement d’en déduire deux relations particulières au patrimoine : c’est ici toute la question de la méthode de transmission d’une même technique et de ses effets sur celle-ci qui est en jeu. En effet, les récits relatifs à ces deux quêtes conditionnent le registre dans lequel s’inscrira le geste technique et sont déterminants pour appréhender le contexte de transmission et ses enjeux. Il s’agira ici d’explorer la façon dont les sabreuses sont parvenues à insuffler du sens à leurs pratiques, grâce à des stratégies discursives originales et des modalités singulières d’organisation de la situation d’apprentissage.
Gestes, techniques et transmission
Les sabreuses de l’association arlésienne s’accordent sur le caractère exceptionnel de leur entreprise, dont la réussite s’apparente à une succession de chances inespérées, dont la rencontre avec Jeanine Costes est l’élément principal. Celle-ci leur a transmis son savoir-faire tout en leur inculquant les exigences professionnelles qu’elle tenait de sa carrière d’excellence : une sabreuse, pour être bonne ouvrière, doit pratiquer quatre heures par jour. Si toutes ne s’y conforment pas, cet idéal ambitieux est connu et toujours transmis lors des nouveaux stages de formation. Une sabreuse peut, d’ailleurs, « se dérégler », c’est-à-dire perdre sa maîtrise : elle doit régulièrement se former à nouveau pour retrouver ses bases. Le travail est ici sans fin, l’apprentissage permanent pour garantir la qualité du résultat. Laurence racontait ainsi la genèse du sabrage, dont le récit conditionne le rapport des membres de l’association à la pratique :
Il [un tisserand de l’association arlésienne] a beaucoup travaillé, il a mis quatre ans à trouver la texture qui permettrait de sabrer. Qu’il y ait une bonne densité, pour pouvoir travailler au sabre. On en a pleuré, le jour où elle [Jeanine Costes] a donné le premier ruban, où elle l’a sabré.
Un coutelier est également indispensable à la chaîne, m’expliquait Sandrine, pour fabriquer et aiguiser les sabres. À l’origine, ce n’était pas l’activité de celui avec lequel elles travaillent : lui, créait des « couteaux uniques », mais à force d’aiguiser les sabres des Arlésiennes, « il s’est pris au jeu » :
Sandrine : Il a vu les gros couteaux qu’on avait, qui usaient nos petites mains.
Laurence : Non, mais ils ne sont pas si terribles que ça. Et puis, elle ne travaillait qu’avec ça, Jeanine Costes.
Sandrine : Moi, à chaque fois que je dois sabrer la lune, c’est vrai que je prends le sabre avec lequel j’ai appris. J’ai besoin de retrouver le toucher, et la sensation.
Laurence : C’est vrai qu’il [le coutelier] nous a fait des sabres très légers, avec des alliages, je ne le sens pas en main.
Les sabres, dont la fabrication fait l’objet d’une histoire se rapprochant de celle de la relance des rubans – un savoir perdu réinventé pour le costume – ont un statut ambivalent : les derniers créés ont été pensés comme des prolongements de la main, qui ne doivent pas se sentir. Les premiers, dont se servait Jeanine Costes, conservent en revanche le souvenir de cette dernière, et, à ce titre, sont mobilisés pour réaliser la partie la plus importante du ruban, mais aussi la plus complexe techniquement : la lune. Les happerceptions [11] des sabreuses se logent ici dans la sensation de l’outil dans la main plus que dans son rapport avec la matière travaillée : il peut tour à tour encombrer, peser, rassurer ou même être oublié. Le sabre, en plus d’être un compagnon indispensable pour finaliser le ruban, est caractérisé par sa dangerosité : les risques de blessure pour les néophytes sont bien réels. Louise me racontait ainsi un accident au cours d’une démonstration publique :
Un jour, il y en a une [du public], elle a envoyé la main par-dessus, et elle a attrapé le sabre. Elle s’est coupé la main, bien comme il faut !
Heureusement, m’a-t-elle précisé aussitôt, les rubans ont été épargnés. Le coutelier lui-même s’est ouvert la main en affutant un des sabres, sans même s’en rendre compte, soulignait Laurence.
La grande concentration exigée pour le sabrage et l’extrême dangerosité du sabre, rappelée à de multiples reprises pendant l’entrevue et confirmées par la première interdiction de toucher adressée à l’ethnologue (et levée en fin d’entretien), contraste avec les constatations de l’anthropologue Paola Tabet à propos de la division sexuelle du travail. En effet, elle relève que d’ordinaire, les armes, les outils-armes, ainsi que les instruments de production les plus complexes sont réservés aux hommes, renforçant par là même la domination masculine. Les outils destinés aux femmes, en revanche, sont le plus souvent de manufacture simple et réalisés par des hommes. Leur action sur la matière est également moins valorisée, car « le temps féminin ne compte pas » (Tabet 1979 : 43). Or, dans le cas de l’association arlésienne, il semblerait que les sabreuses puisent dans le registre du masculin pour caractériser leur activité. En effet, l’appellation « sabre » et la dangerosité plusieurs fois affirmée de l’objet pourraient laisser penser que les Arlésiennes, en redécouvrant une technique en voie de disparition décrite comme extrêmement précise et complexe et obligeant des artisans à se former pour les suivre dans leur entreprise, se saisissent d’un pouvoir qui leur était jusque-là inaccessible en tant que femmes. D’ailleurs, lorsqu’elles évoquent le sabrage et les méthodes d’apprentissage qui lui sont associées, les membres de l’association parlent d’une action déterminante et irréversible, qui pourrait saboter le ruban tout entier en cas d’échec : « Le geste est définitif ». Pourtant, elles restent dépendantes d’artisans traditionnellement masculins pour produire rubans et sabres, leurs matières premières et outils. De plus, le travail du tissu (une matière molle) et plus précisément le façonnage des ornements qui exige du temps et de la patience les renvoient dans les domaines identifiés par Paola Tabet comme relevant du féminin. Cependant, ces aspects sont absents du discours des membres de l’association arlésienne, qui insistent au contraire sur leur action d’expertise et leur rôle de commanditaire auprès du tisserand et du coutelier, qui semblent n’exister dans le milieu du costume que du fait de leur volonté. De même, l’accent sur leur maîtrise, leur force de concentration et la nécessité de connexion main-esprit tend à faire de leur pratique non pas un loisir d’art créatif, mais un artisanat d’art à part entière, placé sous le sceau de la virtuosité et de l’expertise.
L’apprentissage est décomposé en plusieurs étapes : elles s’exercent d’abord sur des carrés de soie, divisés en sections afin que chacune puisse se figurer sa progression durant le stage. Des ronds et des bandes sont leur principal terrain d’entraînement, puis la formatrice leur fournit des chutes de rubans. Et enfin, le dernier jour, le ruban véritable. Mais le carré d’entraînement, même la formation achevée, reste toujours d’actualité : Jeanine Costes a continué d’aider ses élèves, même lorsqu’elles sont devenues elles-mêmes formatrices. Le sabrage, me disaient-elles, se fait dans le silence dans leur atelier, pour laisser s’épanouir le son de la soie qui se coupe. Lorsque les membres de l’association ont appris que j’étais originaire de la région et que je confectionnais également mes costumes, elles ont accepté de m’initier au sabrage, sous bonne garde. Un échantillon m’a été confié, et toutes se sont placées derrière moi pour commenter mes gestes. Leur principal point d’attention est resté ma posture et ma tenue du sabre, qui ont été corrigées à de multiples reprises : elles conditionnent le mouvement du sabrage. Chacun de mes échecs a été souligné pour témoigner de la difficulté de l’opération : il est impossible de s’improviser sabreuse.
La formation du groupe des Alpilles s’est au contraire déroulée au rythme de joyeux bavardages. Nous étions une petite dizaine à nous réunir ce jour-là, dans la salle municipale du village. L’appréhension de certaines stagiaires
– comme Ghislaine, qui trouvait l’objectif « ambitieux » – fut balayée par un exemple édifiant : une Arlésienne qui en rentrant d’un stage précédent « s’est fait sa petite lune, tranquillement, tant qu’elle avait le mouvement dans les doigts ». Pour Véronique, c’est justement le manque de confiance qui pousse à ne jamais tenter de pratiquer : il faut « se mettre en selle », nous a-t-elle dit, sous peine de rapidement oublier ce que l’on a appris. Nous avons fait nos armes sur quatre carrés de satin duchesse, ornés chacun d’une bande, de deux ronds, et d’une fleur. Nous nous sommes entraînées ainsi une demi-heure, « histoire d’avoir le geste », avant de travailler sur des échantillons de rubans. Véronique et Pascale sont passées dans les rangs pour commenter les résultats et nous rassurer. Le geste a été montré à nouveau individuellement à celles qui se trouvaient en difficulté, la formatrice rectifiant la tenue. Après une vingtaine de minutes sur l’échantillon, nous avons pu sabrer nos propres rubans : le silence est alors devenu complet dans la salle, chacune s’appliquant de son mieux.
En rentrant de ce premier stage, je ne pouvais m’empêcher de me remémorer ma formation arlésienne : comment de si grandes différences pouvaient exister autour d’une seule et même pratique, qui venait tout juste d’être introduite dans la région ? Le même matériel était utilisé, avec la même prise du sabre, pour un même résultat annoncé. Cependant, l’accent sur la bonne tenue, la posture, la maîtrise, l’extrême lenteur du processus d’apprentissage de la première association contrastait avec l’emphase sur le mouvement à saisir par l’action chez les secondes, partant de l’idée que la sabreuse s’ajustait elle-même grâce à la pratique. Cette opposition radicale, qui se traduisait par un rejet mutuel franchement affirmé, repose au fond sur la définition du statut de la technique et de son rapport à la tradition mais surtout à « l’authenticité ». Car l’association arlésienne et le groupe des Alpilles ne s’accordent pas sur la définition à adopter : faut-il placer les rubans sous le signe de l’excellence, de l’exception et de la virtuosité, réservant sa production à quelques initiées ? Ou, au contraire, doit-elle être symbole de proximité, facilement appropriable par toutes et transmissible au plus grand nombre ? Ce qui est ici en jeu, plus qu’une ouverture ou une fermeture simple de l’accès à la pratique, c’est le statut qu’il faut donner à la technique. Dans le cadre d’une invention patrimoniale comme celle de la découverte du sabrage des rubans par les passionnées du pays d’Arles, il s’agit pour elles de se positionner dans un certain rapport à la modernité et aux évolutions qu’elle engendre (une production plus grande de rubans et l’accès généralisé à des formations grâce à de nouveaux moyens de communication). L’apprentissage apparaît comme un moment clé de ce positionnement, puisqu’il participe à normaliser la pratique, en définissant ce que doit être un sabrage réussi. La figure de Jeanine Costes, érigée en unique référente en la matière, est ainsi mobilisée dans chaque collectif afin de témoigner de la justesse technique.
La transmission des gestes spécifiques au sabrage est permise par la mise en place d’un dispositif singulier qui véhicule les valeurs morales qui lui sont propres. Sabrer son ruban d’une façon ou d’une autre, c’est faire montre d’une « interprétation », pour reprendre la métaphore musicale de Christian Jacob (2011). Cette interprétation s’applique ici à une technique et se trouve justifiée par l’élaboration d’un récit fondateur mythifié. Car le sabrage offre aux Arlésiennes une incroyable opportunité pour charger le costume de valeurs nouvelles et renforcer son « authenticité » : à la fois traditionnel, car renvoyant à un artisanat en perdition nécessaire au costume, il est également tout à fait nouveau dans la région et donc vierge de toute représentation. La lutte entre les deux collectifs s’enracine donc sur le terrain de la définition des normes du sabrage, mais, à l’instar de ce que décrit Baptiste Buob (2013) à propos des luthiers, ce n’est pas l’efficacité matérielle des gestes techniques qui est ici en jeu, mais leur sens. L’effet recherché du geste technique, lorsqu’il est montré dans le cadre de l’apprentissage, est avant tout une performance visant à exprimer une tradition singulière, une culture propre à un groupe donné. Ainsi, la néophyte ne verra guère de différences entre les gestes effectués par des sabreuses issues de chaque école : la fracture entre les deux ne s’explique que par des dispositifs d’apprentissages singuliers. Ici, ce sont les cadres discursifs déployés dans l’apprentissage, leur mise en scène et les modes de transmission choisis qui seront déterminants pour bâtir l’interprétation de cette technique.
Les savoirs mobilisés par les formatrices au cours des stages sont donc sensiblement les mêmes : sens d’attaque de la lame sur le ruban, position des doigts sur le sabre… Cependant, elles les façonnent et les interprètent en formalisant des points d’attention spécifiques : multiplication des avertissements, pointage des erreurs, renvoi continuel auprès de la formatrice ou au contraire valorisation et confiance dans les capacités d’apprentissage par la pratique et la répétition du geste. Finalement, comme le relève Christian Jacob, les situations d’apprentissage sont avant tout le siège de la matérialisation de valeurs par la mise en acte d’un rapport singulier aux savoirs. Lorsqu’ils sont déployés, ces derniers « produisent des artefacts, témoignant d’un savoir-faire, et donc investis d’une valeur, qui peut être marchande, symbolique, culturelle » (Jacob 2020). Ainsi, l’appropriation récente des techniques de sabrage par ces deux groupes a grandement bouleversé les représentations des rubans de coiffe en Arles, et porter désormais les rubans d’une école ou de l’autre peut s’apparenter à une prise de position publique dans le débat [12].
Autour de la valeur
La sortie sur le marché de nouveaux rubans est étroitement surveillée par les Arlésiennes, qui s’assurent collectivement de la bonne évolution de leur costume. Les pièces anciennes ne sont pas sujettes à débat : ayant été portées aux temps où le costume était un habit quotidien, leur « authenticité » ne peut être remise en cause. Héritées, vendues dans des boutiques spécialisées, vides-commodes [13] ou aux enchères, elles sont considérées comme exceptionnelles, justifiant des prix dépassant le millier d’euros pour les plus rares. Un ruban neuf, sabré par l’association arlésienne, demande une dizaine d’heures de travail. Impossible d’accéder à des rubans non sabrés pour les personnes extérieures à l’association : il faut donc compter au minimum 300 € pour un ruban neuf sabré, le prix pouvant varier selon les caractéristiques du ruban. Pour le groupe des Alpilles, les tarifs sont tout autres : 120 € le ruban non sabré, pour 210 € sabré. Le stage d’apprentissage coûte 30 €, et le sabre nécessaire 40 €. Aussi, l’arrivée sur le marché de ces nouveaux, rubans plus accessibles d’un point de vue économique, a été un argument de taille en faveur de l’apprentissage du sabrage, renforcé par la facilité annoncée de l’opération. Les accusations fusent de part et d’autre : les premières seraient trop élitistes, volontairement fermées et conservant jalousement leurs secrets en entretenant l’illusion d’une complexité pour justifier cet état de fait. Les autres, en revanche, seraient de piètres ouvrières, et leurs rubans impossibles à sabrer car de mauvaise qualité. Les cercles d’apprentissage, où se dévoilent les secrets de la technique, sont donc essentiels pour pouvoir justifier sa position en transmettant les valeurs de chaque groupe. Nicolette Makovicky (2020), qui a travaillé auprès de dentelières en Slovaquie, a exploré ces relations entre pratiques de production et production de valeur. Les notions de savoir, de compétence et de tradition apparaissent comme particulièrement plastiques dans les discours de ces artisanes, pour qui l’intention prime. Dans le cas des dentelières slovaques, ce sont des considérations éthiques qui, en s’enracinant dans la culture matérielle, en garantissent la qualité et in fine l’appréciation esthétique. La valeur de l’objet semble étroitement liée aux valeurs morales qui en déterminent la production, raisonnement qui pourrait s’appliquer au travail du ruban des Arlésiennes.
Car le plus grand danger, pour un objet considéré comme essentiel à la vie traditionnelle locale, serait de devenir une simple marchandise. L’authenticité s’oppose en effet, dans l’imaginaire occidental, à la modernité (Lenclud 1987), caractérisée par un accès massif à une multitude de biens qui perdent de fait leur valeur. Arjun Appadurai (2020) relève que les objets esthétiques et rituels ne peuvent pas occuper bien longtemps l’état de marchandise sous peine de voir leur statut dégradé : ainsi en pays d’Arles l’apparition de nouveaux rubans doit être strictement surveillée. L’association arlésienne, en contrôlant l’accès à la méthode de sabrage et en faisant de son apprentissage un long processus toujours étroitement associé au groupe, s’assure d’avoir la main sur la circulation des rubans. Ces derniers deviennent alors des objets d’artisanat d’art, placé sous le signe du travail minutieux, de l’effort, mais aussi de l’excellence et de la haute couture grâce à la figure tutélaire de Jeanine Costes. En revanche, la baisse des prix, la facilité d’accès et le caractère impersonnel des ventes prônés par le groupe des Alpilles représentent une réelle menace, qui est, là encore, maîtrisée grâce à l’étape de formation. Ici, ce n’est pas le statut de la technique qui vient garantir la valeur du ruban, mais le lien que la technique permet d’établir entre soi et la tradition. Car c’est l’implication personnelle, l’engagement de soi qui fait office de garde-fou : la technique est certes simple et facile d’accès, mais l’Arlésienne se consacre à son patrimoine en façonnant elle-même son ruban. On retrouve là les logiques identifiées par Nicolas Adell (2008) chez les Compagnons créant leurs chefs-d’œuvre : ce n’est pas la réalisation technique qui importe, mais plutôt l’investissement de l’individu pour sa communauté, manifesté par un don de temps conséquent.
Enfin, les tensions apparues à la suite de l’émergence du collectif des Alpilles nous éclairent sur le statut singulier de la ville d’Arles. Elle s’affiche en effet comme la « capitale » de la Provence (Pelen 1985) et le petit monde du costume n’échappe pas à cet imaginaire de luxe et de raffinement associé à la ville. Les boutiques spécialement dédiées, la quantité et la réputation des groupes, le faste affiché pour chacune des grandes fêtes de la ville en sont tout à la fois le signe et la source, tandis que les villages des Alpilles s’inscrivent pour leurs manifestations dans une esthétique plus volontiers bucolique et de simplicité. Dans pareil contexte, il n’est ainsi guère étonnant que le collectif des Alpilles ait favorisé un discours centré autour de la relation au patrimoine, permise par la démocratisation de la pratique, tandis que l’association arlésienne valorise son savoir-faire et le caractère exceptionnel de pièces produites en nombre limité. C’est ici la notion « d’authenticité » qui se déplace dans les considérations émiques et s’adapte aux imaginaires déjà établis : elle se loge tantôt dans la démarche – se consacrer à son patrimoine – ou dans l’objet – qui est alors lui-même patrimonial. Les jugements que se renvoie chaque groupe révèlent cette articulation singulière entre Arles et sa périphérie, et des logiques qui sous-tendent la pratique du costume et le rapport au patrimoine. En Arles, le réseau permet de capter plus facilement des biens pensés comme authentiques, afin de composer des costumes d’exceptions. En périphérie, en revanche, l’attention se porte sur la démarche de fabrication, le faire soi-même : le temps et le soin consacrés au costume en signifient la valeur.
Conclusion : un ruban aux multiples facettes
L’association arlésienne et le collectif des Alpilles proposent deux conceptions très différentes de l’art du sabrage de ruban. Pourtant, la technique enseignée est identique, ce qui n’empêche pas de vives critiques d’apparaître pour dévaloriser un groupe et légitimer l’autre. Porter attention aux dispositifs déployés au cours des formations et questionner les discours associés nous a permis d’éclairer le caractère relationnel de la technique : c’est en valorisant la technicité de l’opération ou en appuyant au contraire sur sa grande accessibilité qu’émergent des valeurs antagonistes. L’excellence et le risque s’opposent à la proximité et à l’émotion, tissant ainsi des représentations singulières du ruban de soie, et plus largement du patrimoine.
Emblématique, le ruban ne se laisse pas sabrer sans procurer de grandes émotions. La peur, la joie et la fierté se mêlent étroitement au cours des longues heures de travail au-dessus des motifs, et cette proximité inédite pour les Arlésiennes change leur rapport à cet objet. Le ruban neuf tire sa valeur du geste qui lui a donné naissance : un geste qui peut être expert, associé à une technique en perdition et soigneusement transmise à quelques virtuoses, ou bien un geste personnel qui témoigne d’une relation particulière avec son patrimoine, qui devient alors réellement « à soi » (Fabre 2013 : 17).
Ces frictions révèlent des processus plus larges de reconfiguration du patrimoine et des rapports des Arlésiennes avec celui-ci. L’émergence de communautés d’interprétations antagonistes dévoile une volonté de dépoussiérer l’image du costume : de nombreuses actions tendent à le séparer du « folklore », localement jugé comme réducteur et caricatural, pour produire une image plus esthétisée et travaillée. La réappropriation de la production des costumes et les tentatives de dessiner des motifs inédits destinés aux rubans participent par exemple à cette mutation : ils lient étroitement l’Arlésienne à des savoir-faire techniques perçus comme menacés par la modernité. Pourtant, introduits dans la région depuis peu, ils échappent pour l’instant à la norme patrimoniale, et représentent des interstices précieux afin de pouvoir offrir ainsi un nouveau souffle au costume.