Introduction
Le monde militaire est considéré comme un terrain de recherche difficile d’accès et délicat à conduire. Les armées et leurs administrations sont réputées closes, secrètes et taiseuses, et surtout peu enclines à se laisser scruter par des observateur·rices extérieur·es. Pour autant, le tournant ethnographique des études de sécurité et des politiques de défense (Salter 2012 ; Lie 2013 ; Louis, Maertens et Saiget 2016), et en France du sous-champ de la sociologie des militaires, s’est accompagné d’une multiplication de manuels et handbooks, de numéros de revues, d’articles ponctuels et de chapitres d’ouvrage ou de thèses dédiés aux enjeux méthodologiques et aux “ficelles” de l’enquête qualitative dans les armées. Sociologues, anthropologues et politistes ont passé en revue les obstacles et résistances se dressant contre les tentatives d’investigation et les stratégies d’accès aux enclaves militaires, les configurations institutionnelles facilitant l’accueil et permettant l’embarquement – voire l’enrégimentement – d’observateur·rices parmi les unités [1]. Marquées d’une forme « d’héroïsme méthodologique » (Pomarède 2020), ces réflexions se sont plus particulièrement concentrées sur la conquête de la place sur les terrains militaires, par le biais des récits des bricolages et des stratégies d’entrée, des cheminements des négociations pour l’accès aux unités, des tentatives de réduction de la distance avec les personnels militaires, d’intégration – réussie ou non – au sein d’organismes confidentiels, ou encore d’introduction aux secrets partagés parmi de petits groupes d’initiés.
Dans cette littérature, les places occupées sur le terrain sont fréquemment rapportées à la paire outsider et insider [2]. Ces deux pôles structurent les façons dont les ethnographes [3] décrivent et conçoivent leur présence dans l’institution militaire. D’un côté, celles et ceux relatant leur distance et leur extériorité au monde militaire retracent le chemin parcouru pour s’y insérer ; de l’autre, celles et ceux se situant en tant que membres de l’institution, à part entière ou quasiment, insistent plutôt sur ce que leur posture offre comme avantages et contraintes. À travers ces récits, il s’agit souvent de déterminer si l’observateur·rice a réussi ou non à en être, dans quelle mesure, et comment. Deux aspects sont alors mobilisés pour rendre compte de ces tentatives. Le premier est la position statutaire occupée dans l’institution et les identifications qui en découlent : le fait d’être civil extérieur au ministère des Armées, civil recruté par l’institution (de manière temporaire ou permanente), réserviste [4], ou militaire. Le second est le genre de l’ethnographe et ses effets sur la relation d’enquête, notamment le fait d’être une enquêtrice dans le bastion masculin des armées. Critères qui sont rarement articulés aux caractéristiques pourtant susceptibles d’éclairer les conditions et les relations d’enquête, tels que l’âge, les origines sociales, le rapport à l’institution scolaire ou encore les trajectoires migratoires familiales [5].
L’adoption de l’opposition entre outsider et insider s’explique probablement par une conversion du regard des ethnographes aux catégories de l’entendement de l’institution militaire. Tout d’abord, elle épouse la séparation entre le dedans et le dehors chère aux institutions totales. Elle en dit aussi long sur le caractère soit fragile et volatile, soit immersif et accaparant, du vécu des ethnographes dans l’univers des casernements et de la haute administration militaire : ils et elles y entrent difficilement, s’y sentent en sursis, parfois à peine toléré·es, redoublent d’efforts pour négocier leur place et se faire accepter par la communauté militaire, jusqu’à se laisser happer par leur terrain et constater un investissement « outre mesure » dans l’enquête (Coton 2016). De plus, l’importance accordée par les armées aux liens de solidarité et de camaraderie, à « la cohésion » du groupe, incline peut-être les ethnographes à se focaliser sur leurs tentatives d’intégration et à leurs efforts d’insiderisation.
Cet article propose d’examiner en quoi ce dualisme entre outsider et insider peut s’avérer être un faux ami pour penser les relations d’enquête dans les forces armées (et par extension, dans les institutions dites totales). D’abord parce que l’histoire de la présence des ethnographes au sein des forces armées révèle que les configurations institutionnelles et sociales qui rendent possible l’observation sont variables et qu’elles ne s’organisent pas sur un axe unique entre outsider et insider. Ensuite, parce que les positionnements expérimentés sur le terrain combinent une multitude de caractéristiques à travers lesquelles s’expriment des proximités et des distances sociales qui méritent d’être analysées au-delà de la seule conquête d’une place d’observateur·rice. L’insertion au plus proche des soldats ne garantit en rien le déploiement du regard ethnographique, même lorsque les meilleures conditions sont rassemblées (soutiens institutionnels, ouverture de terrain, autonomie suffisante pour conduire des observations, insertion au sein de la communauté militaire). Les postures d’observateur ratifié ou d’observateur participant, voire de participant observateur (Gold 1958 ; Soulé 2007), ou encore de quasi-membre, demeurent elles aussi frappées d’une extériorité irréductible, qu’il s’agit d’analyser. Loin de constituer un obstacle qu’une insiderisation plus complète ou qu’un investissement plus total permettrait de résorber, cette extériorité constitue même une ressource pour l’enquête. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de pleinement “en être” pour étudier l’univers militaire avec des lunettes ethnographiques. Au contraire, on souhaite plaider ici pour la recherche de postures résolument à « juste distance », qui exploitent même l’irrémédiable distance, et qui invitent à cultiver un certain recul vis-à-vis du terrain en train de se faire (Bensa 1995 ; Beaud et Weber 2003 ; Bosa 2013) [6].
Dans une première partie, je propose de considérer la multiplicité des places et des positions que des ethnographes ont pu occuper dans les forces armées au cours de l’histoire. Au-delà de la singularité des récits d’enquêtes et des différences manifestes d’insertion sur le terrain (subie ou non, sous l’uniforme ou non, à couvert ou non), la comparaison de ces expériences passées permet de documenter et de mettre en perspective quelques enjeux transversaux et relativement communs à la conduite d’observations directes dans l’institution militaire. Je présenterai ensuite une configuration institutionnelle qui a rendu possible l’investigation au sein d’une unité de combat sans avoir à endosser l’uniforme (Thura 2014), en tant qu’observateur ratifié, permettant d’y être sans en être. Il s’agira ici d’intégrer dans l’analyse des aspects historiques et institutionnels peu pris en compte, tels que les effets de labélisation du ou de la chercheuse et les configurations administratives dans lesquelles la recherche s’insère. La troisième partie se concentrera sur les places assignées et les jeux d’identification durant l’enquête. Ils seront interprétés comme le révélateur du caractère ambivalent de la présence d’un observateur dans les rangs. J’y évoquerai aussi les multiples formes de proximité et de distance sous-jacentes aux relations avec les enquêtés rencontrés sur les différentes scènes sociales arpentées pendant le terrain. Enfin, la dernière partie insistera sur l’exploitation d’une juste distance au terrain, afin d’esquisser en quoi assumer et cultiver une certaine extériorité (ou étrangeté), loin de constituer un obstacle, favorise au contraire la conduite d’observations variées et la collecte des témoignages.
Des ethnologues chez les militaires
Au cours du XXe siècle, anthropologues, sociologues, historiens et politistes se sont confrontés aux armées dans différentes circonstances et sous une multitude de postures. Citoyens mobilisés, experts mis au service des administrations coloniales et du renseignement, savant·es désirant contribuer à l’effort de guerre dans le cadre de l’in-service research, conscrits, enseignant·es-chercheur·ses embauché·es ou détaché·es en écoles d’officiers, enquêteur·rices ratifié·es embarquant lors de missions maritimes, recruté·es par l’administration militaire pour produire des recherches en interne, ou encore financé·es par des contrats dans le cadre de commandites, de doctorats ou de postdoctorats, et plus rarement chercheur·euses autorisé·es par le commandement local à conduire des investigations ponctuelles : à travers l’histoire des formes prises par la pratique des sciences sociales au sein des armées, se rencontre et se raconte la diversité des modalités d’accès aux terrains militaires, de positions occupées, et de degrés de participation et d’engagement. Diversité à laquelle il faut ajouter les officiers formés aux sciences sociales au cours de leur carrière, les sociologues, ethnographes ou historien·nes recruté·es comme officiers, et les scientifiques ayant par ailleurs un engagement en tant que « réservistes ».
Au-delà du catalogage, ce recensement souligne la variété des configurations d’insertion et de statuts possibles en terrain militaire, que le dualisme entre outsider et insider restitue mal. Cette polarisation des manières d’appréhender l’insertion des ethnographes dans l’institution véhicule au contraire l’idée que se tenir au plus proche serait la condition optimale d’observation du monde (secret) des militaires et d’accès aux éléments constitutifs de leurs cultures et de leurs identités. En somme, il faudrait un peu « en être » pour les connaître. Elle fait aussi obstacle à l’appréhension de certains enjeux génériques touchant aux conditions de possibilité des démarches d’observation directe au sein des armées.
Un premier aspect tient dans l’existence de conditions institutionnelles et d’un habitus disciplinaire propices à la démarche d’observation. Les cas de Marcel Mauss et de Robert Hertz sont exemplaires sur ce point. Anthropologues de bureau et de bibliothèque immergés dans la troupe, ils ne saisissent pas l’occasion qui leur est offerte de documenter de l’intérieur la condition de soldat. Il faut pour cela une tradition disciplinaire qui la légitime et des méthodes de travail valorisées et valorisables dans le champ scientifique. Il n’est pas surprenant que les premiers observateurs directs (à couvert) de la vie en casernement en France aient été de jeunes conscrits étudiants, déjà initiés aux sciences sociales après l’institutionnalisation de la discipline [7]. La conduite d’observations à découvert dans des unités tient à l’heure actuelle à la reconnaissance par les armées d’une certaine légitimité accordée à la méthode ethnographique. Cette reconnaissance récente résulte d’un véritable travail de conquête porté par des promoteurs en interne, susceptibles d’être remis en cause (Thiéblemont 2015 ; Jankowski et Vennesson 2005 ; Weber 2023).
Les conditions matérielles et temporelles de l’enquête constituent un second aspect souvent laissé de côté au profit de l’analyse de la conquête de la position sur le terrain. Se tenir au plus près ne garantit en rien des conditions propices à l’observation. Encore faut-il pour cela disposer des « moyens de penser » : table, papier, encre, calme, disponibilité d’esprit. Ce dont manquent les sociologues présents au front lors de la première guerre mondiale (Mariot 2013 : 226), mais aussi lors d’expériences plus contemporaines, notamment lors d’embarquements opérationnels (Trotoux 2021). Le temps est lui aussi au cœur des tractations entre ethnographes et armées, et ce de diverses manières selon les situations. Les ethnographes extérieur·es à l’institution témoignent qu’il leur faut non seulement négocier l’entrée sur le terrain, mais surtout leur installation durable sur ce dernier. Du côté des officiers formés aux sciences sociales, l’enjeu est celui du temps libéré pour mener leurs observations, mais aussi pour lire et pour écrire (Kirke 2013 : 23 et suiv. ; Trotoux 2021). Pour celles et ceux qui répondent à la demande militaire d’expertise en sciences sociales, ou pour les experts internes à l’institution, ce sont les délais alloués pour conduire les travaux commandités qui s’avèrent souvent peu compatibles avec la réalisation d’une ethnographie au long cours, le façonnage progressif des résultats, et les allers-retours avec le terrain. Seuls les ethnographes réservistes semblent réussir à tirer profit de leur double statut pour s’assurer de séjours d’observation relativement longs et récurrents, tout en pouvant s’extraire des contraintes militaires le reste de leur temps.
Un troisième aspect remarquable dans les témoignages d’ethnographes confrontés aux armées est l’expérience du décalage, du sentiment d’ambiguïté, voire du trouble dans la place, durant l’enquête. La rencontre entre l’institution militaire – monde déjà là, qui s’impose aux individus qui le fréquentent et dans lequel un haut niveau de conformité est attendu – et un regard armé par les sciences sociales, à la fois compréhensif, critique et réflexif, engendre bien souvent un choc de distanciation. Que ce soit pour les jeunes intellectuels subissant une immixtion soudaine dans le monde militaire – par la conscription ou par la guerre (Pinto 1975 ; Pudal 2011 ; Perez 2022) – ou, à l’inverse, pour les militaires initiés à l’anthropologie et à la sociologie et devenant observateurs « de leur propre tribu » (Kirke 2013 ; Thiéblemont 2015), tous témoignent de façon criante et sous différentes modalités d’une défamiliarisation avec laquelle il leur faut composer et qui se convertit parfois en moteur pour l’enquête (Weber 2023). Jamais membre à part entière ou plus tout à fait membre ordinaire, les ethnographes immergés dans les forces armées, expriment assez unanimement le sentiment d’inconfort qui caractérise l’enquête ethnographique (La Soudière 1988). Qu’importe ici qu’ils soient outsiders tentant de réduire la distance avec leurs enquêtes (ou à la maintenir pour signifier leur rejet de l’ordre institutionnel) ou qu’ils soient insiders cherchant la distanciation avec leur expérience de membre et découvrant le creusement d’un fossé identitaire avec leurs collègues, on retrouve là un même trait général derrière chaque récit d’enquête : celui de l’expérimentation d’une place tierce dans l’univers militaire.
À l’arrière-plan de ces remarques se jouent des questions finalement assez communes, celles des ressources et des contraintes qui déterminent la faisabilité de l’enquête et le degré d’autonomie de l’observateur·rice sur son terrain : l’étendue des autorisations d’accès et la capacité de circulation (entre les lieux, entre les groupes), les marges de temps allouées, les financements disponibles (salaire, défraiement, autofinancement), la place occupée dans l’ordre du monde des enquêtés (ici l’ordre hiérarchique), les sources de la légitimité de l’enquête (identifiée comme strictement scientifique, commanditée par l’administration, ou comme une demande des unités), la possibilité de résister ou non à l’imposition d’une problématique, le champ des questions susceptibles d’être posées, etc. Autant de dimensions qui ne sont pas entièrement déterminées par le seul « statut » de l’ethnographe dans l’institution. Dans la littérature spécialisée, le recours à des idéaux-types posturaux pensés le long de l’axe outsider et insider tend pourtant à réduire l’analyse de ces différents enjeux à une question de « degré » d’insertion de l’ethnographe. Le statut institutionnel devient alors, avec le genre, la principale variable de l’analyse réflexive, au détriment des effets de l’âge, de la position sociale relative de l’ethnographe dans différents champs sociaux, de la perception de la discipline dans l’administration militaire, etc. Dans le même temps, les caractéristiques des enquêtés retenues pour éclairer la relation d’enquête sont généralement réduites au grade et à l’arme d’appartenance (ou la position occupée dans la division du travail militaire), comme si la condition militaire oblitérait toutes autres caractéristiques. Tout se passe comme si l’analyse réflexive de l’insertion sur le terrain et des relations d’enquêtes qui s’y nouent se retrouvait presque entièrement conduite dans des catégories avant tout pertinentes pour l’institution.
Y être sans en être : les conditions institutionnelles d’une enquête
La recension dressée plus haut invite à considérer les conditions historiques, politiques, sociales et organisationnelles qui déterminent l’insertion des ethnographes en terrain militaire. Les opportunités qui en découlent sont rarement mises en lien avec les conditions d’observabilité du monde militaire. Pourtant, les premières configurent en partie les secondes. Je propose donc de remonter le fil de l’analyse des conditions d’enquête rencontrées au cours d’un terrain réalisé dans un régiment d’infanterie, entre 2009 et 2014 (Thura 2014). Investiguant la fabrique des soldats, j’ai réalisé une série de cinq séjours de plusieurs semaines et intégré une section de combat en tant que « personnel civil ». J’ai embarqué sans endosser l’uniforme, j’ai pu y être sans en être, avec l’autonomie nécessaire pour observer leur travail quotidien. Pour restituer et comprendre cette insertion singulière sur ce terrain, il importe de considérer ce qui se joue en amont, du côté des configurations institutionnelles porteuses de l’enquête.
Une tradition de sociologie militaire et une conjoncture institutionnelle propices
L’enquête à découvert dans les armées est possible parce que ces dernières ne sont pas hostiles à l’idée de se soumettre à un regard extérieur. Elles y trouvent même leur intérêt.
Depuis plusieurs décennies, les armées françaises entretiennent une tradition de sociologie militaire, qui se manifeste par l’existence d’organismes de recherche en sciences humaines et sociales (SHS) intégrés à l’administration militaire et par la formulation d’une demande militaire de sociologie émise sur le marché de l’expertise scientifique (Thomas 1994 ; Jankowski et Vennesson 2005 ; Jankowski, Muxel et Thura 2021). Cet intérêt s’est traduit par la création en 1987 des allocations doctorales cofinancées par la Direction générale de l’armement (DGA) et par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elles ont constitué un moyen d’accès aux forces armées françaises pour toute une génération de chercheurs et chercheuses en SHS à partir du milieu des années 1990 (Thura 2015 ; Jeangène Vilmer 2018 ; Weber 2023) [8]. Des organismes de recherche internes à l’administration militaire vont alors investir sur la présence des doctorant·es financé·es par la DGA pour asseoir leur position, grâce à la revendication d’un monopole d’encadrement de la production de savoirs en SHS au sein des armées [9].
Cette enquête tient donc avant toute chose à la rencontre de quatre institutions : deux appartenant au monde militaire, la DGA et l’Institut de recherche stratégique d’École militaire (IRSEM) [10], et deux au monde scientifique, le CNRS et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où j’étais inscrit en doctorat. Ce quadruple rattachement m’inséra de façon particulière dans l’institution militaire, in fine sur mon terrain de recherche.
Le rattachement à la DGA eut un effet de labellisation positif : organisme d’ingénieurs militaires et civils chargés du pilotage des programmes d’armement, le financement de la thèse par la DGA faisait apparaître cette dernière comme étant “de la maison”. Le versant CNRS apportait un supplément de crédit scientifique : établissement reconnu par les officiers comme le siège d’une recherche sérieuse, non militante et non antimilitariste, contrairement à la réputation attachée au monde universitaire. Surtout, je pouvais me présenter à mes enquêtés en tant que personnel CNRS, donc indépendant de la chaîne hiérarchique.
Le suivi concret de la recherche et la validation des choix scientifiques étaient entièrement laissés à la formation doctorale et à mon directeur de thèse. Dans le cadre de ces contrats doctoraux, la propriété intellectuelle des résultats scientifiques revenait au CNRS : la DGA tenta une seule et unique fois de contrôler le contenu d’une de mes communications avant un congrès international, demande à laquelle s’opposa fermement l’IRSEM, rappelant ses prérogatives d’encadrement de la recherche doctorale en SHS dans les armées [11].
L’IRSEM m’offrait quant à lui un cadre socialisateur au cœur de l’administration centrale des armées, tout en œuvrant à ouvrir les accès au terrain. La combinaison des capitaux spécifiques de chacune de ces instances dota l’aspirant chercheur néophyte et ignorant de la chose militaire que j’étais, des ressources matérielles et symboliques nécessaires à mon insertion sur le terrain : revenus m’autorisant à me dédier à la tâche (donc du temps), labels rassurants (DGA, IRSEM et CNRS), demandes rédigées de “chef à chef” et adressées sur papier à en-tête du ministère, conseils et éléments de langage facilitant la formulation de requêtes recevables et rendues « inoffensives » (Monay 2021).
Cependant, ces différentes ressources n’épuisent pas les raisons qui firent qu’une enquête à caractère ethnographique fut positivement accueillie à la DGA et à l’IRSEM. Elle fut très probablement portée par un contexte historique favorable. Si depuis 1995, l’institution militaire s’est familiarisée à la présence ponctuelle de sociologues et d’anthropologues réalisant des enquêtes à découvert dans ses murs, elle les a par contre orienté·es vers des problématiques liées aux politiques de ressources humaines (professionnalisation, féminisation, civilianisation [12]), et ainsi tenu éloignés des questions touchant au combat et au travail de soldat (Thura 2019). Début des années 2010, la réorientation des priorités de recherche du ministère des Armées en direction des relations internationales et des études stratégiques eut pour effet d’ouvrir l’horizon de la recherche en sociologie dans les armées. Dans ce contexte, la sélection d’un projet de thèse portant sur la préparation au combat ne se heurta pas aux réticences qui avaient pu jusqu’ici prévaloir du côté de la DGA (Thiéblemont 2015 : 75). De plus, l’épisode d’Uzbeen survenu en 2008 avait rappelé à l’opinion publique que les troupes françaises étaient engagées dans des combats en Afghanistan. Le tollé médiatique et politique provoqué par l’évènement entraîna la révision du processus de préparation des troupes. La DGA et l’État-major des armées trouvèrent peut-être un intérêt conjoncturel à la conduite d’une thèse portant sur l’entraînement militaire.
Saisir l’opportunité de s’ancrer sur le terrain
L’accumulation de marqueurs de légitimité, de ressources efficaces, et de bonne volonté institutionnelle, ne garantit pas de pouvoir accéder à une place propice à l’observation. Un certain nombre de contingences locales ont noué les conditions de réussite de ce terrain.
Tout d’abord, sans que ce fût planifié de mon côté, l’un des régiments contactés entrait dans la phase de préparation de ses personnels avant leur déploiement, quelques mois plus tard, en Afghanistan : l’enquête tombait au bon moment et au bon endroit. Je pus demander à suivre les différentes phases de la « mise en condition du personnel » (la MCP) et à assister aux entraînements routiniers au quartier ainsi qu’aux entraînements spécifiques lors du passage du régiment par trois camps de manœuvres. Par ailleurs, le chef de corps du régiment quittait bientôt son commandement : il lui coûtait peu d’accepter ma requête, et la poursuite de l’enquête ne fut jamais remise en question par son successeur.
Arrivant au régiment en parfait néophyte, je n’avais pas strictement formulé de demande allant dans le sens d’une présence intensive au sein d’une section. Ma première semaine au régiment prit plutôt l’allure d’une visite guidée. « Cornaqué » par deux officiers qui m’avaient préparé un programme, je fus conduit de compagnie en compagnie et de service en service. J’assistais à différentes instructions, à une manœuvre, à une présentation de l’armement à des lycéens venus pour leur Journée de défense citoyenne, etc. Un temps d’échange collectif avec les hommes d’une section fut organisé. Le soir suivant fut dédié à un tir nocturne sur pas de tir. Tout au long de la semaine, j’apercevais par touches impressionnistes successives des aspects de la vie au casernement, sans que je puisse leur donner la moindre cohérence d’ensemble. Loin d’être renfermées et totalement muettes, les armées aiment à se donner à voir. Ouvertes aux visiteurs extérieurs ponctuels, elles cherchent à répondre aux mieux à leurs attentes et à les recevoir dans de bonnes conditions. Mais qu’il s’agisse de journaliste, de lycéens, de personnalités politiques ou médiatiques, de familles de militaires ou bien de la population locale se rendant aux journées portes ouvertes d’une caserne, seule la façade de l’univers régimentaire est montrée dans ces circonstances.
La semaine suivante permit mon ancrage dans une compagnie de combat : mes deux cornacs devant retourner à leurs dossiers, on me proposa de suivre les activités de la quatrième compagnie. Celle-ci réalisait l’évaluation de l’ensemble de ses soldats, et, souhaitant répondre au plus près de ce qu’ils imaginaient être mes attentes, mes interlocuteurs estimaient que cela « devrait [m’]intéresser pour [mon] étude ». Je passais toute la semaine avec les hommes de « la 4 », et plus particulièrement ceux de la 3e section (30 militaires sous les ordres d’un lieutenant), à suivre leurs va-et-vient depuis le couloir et les bureaux, les salles de cours, etc. À la fin de la semaine, je montais dans le bus qui conduisait cette compagnie au camp du Larzac, où il était prévu que je passe les deux semaines suivantes avec le régiment. Sur place, les officiers constatèrent qu’aucune chambre n’avait été réservée pour moi. Il me fut alors proposé de loger en chambrée avec la 3e section. Je devins alors « le civil de la section », que je suivrai tout au long de l’enquête. Le fait d’être un homme rendit la chose pensable pour l’encadrement. Peut-être en aurait-il été très différemment si j’avais été une femme ou si j’avais été plus âgé [13].
Cette situation souligne le caractère ambivalent de ma présence sur place : visiteur extérieur, ratifié par « Paris » et par le commandement du régiment, autorisé à rester plus longtemps que d’ordinaire ; un étranger qui s’installe dans le collectif de travail et finit par dormir dans les chambrées, faire les footings et les séances de sport, assister aux instructions, embarquer dans les véhicules lors des manœuvres, être initié au tir et devenir participant dans une certaine mesure tout en demeurant irrémédiablement extérieur. Au-delà des circonstances un peu forcées par lesquelles j’ai intégré une section, pour eux comme pour moi, l’épisode illustre la capacité des armées à absorber un individu surnuméraire y compris étranger [14].
Encore faut-il que cette opportunité rencontre un habitus disciplinaire propice à le saisir et à le transformer en opération de recherche, ici un aspirant sociologue prenant très au sérieux l’impératif de “bien” faire un “bon” terrain, en répondant aux critères disciplinaires du moment au sein des instances où il est formé, le poussant à s’investir dans une démarche quasi participante [15].
Ni insider, ni outsider : l’ambivalence dans la place
L’histoire des relations d’enquête sur le terrain est rarement linéaire et ne se limite pas à la conquête d’une place. L’enquête se déroule sur une multitude de scènes sur lesquelles l’observateur·rice négocie et se voit attribuer des identités différentes, en fonction de ses caractéristiques sociales et statutaires, et relativement à celles de ses interlocuteur·rices, et de ce que ces derniers et dernières en perçoivent (Beaud et Weber 2003 ; Darmon 2005 ; Fournier 2006).
Identités et identifications de l’ethnographe : la différence perdure
Parachuté sur le terrain, me voici embarqué dans une section de combat. Ne portant pas l’uniforme, et n’étant pas soumis à l’étiquette qui règle ordinairement les interactions entre militaires, il fallut bien m’identifier et m’attribuer une place, m’affubler d’identités pour au moins me faire occuper une position en adéquation avec l’univers du combattant et entrant dans les cordonnées et les catégories disponibles au sein de l’institution.
Dans un premier temps, je me suis présenté avec mes étiquettes institutionnelles : doctorant de l’EHESS, employé par le CNRS, financé par la DGA, rattaché à l’IRSEM. Je suis appelé selon les normes militaires d’usage à destination d’un visiteur extérieur : « Monsieur Thura ». Seuls les soldats et sous-officiers de la section finiront par m’appeler par mon prénom. Dans de nombreuses circonstances, je suis « le civil ». Cela ne fait pas que rappeler mon extériorité, la formule peut aussi être employée pour souligner une forme d’intégration : un matin, je suis décompté sous cette appellation dans les effectifs annoncés lors d’un rassemblement.
Je suis associé à différentes figures du monde militaire. « Journaliste » parce que j’ai la tenue, les outils et les mêmes manies (vêtements de randonnée, calepin, dictaphone, prise de notes, etc.). Je suis parfois « l’espion », voire « l’espion de Paris », renvoyant aux lointaines instances ayant ratifié ma présence et à ce que les soldats perçoivent de mon travail : la scrutation, la prise en note de détails de leur quotidien, de leurs discussions, mais aussi de leurs méthodes de combat. Dans un premier temps, les soldats s’alertent entre eux lorsque j’écris dans mon carnet : « attention les gars, il prend des notes ». Ils se rappellent à l’ordre en cas de relâchement (pensant que je relève des écarts de conduite), ou détournent la situation en imaginant à voix haute ce que j’écris, afin de se vanner entre eux. Durant les manœuvres, je deviens « l’interprète » ou le « traducteur ». Un jeune caporal qui a déjà été déployé en Afghanistan m’explique : « tu prends une place dans le vab [véhicule de l’avant blindé, transportant les groupes de combat], ça nous permet de voir la place que prendra l’interprète lorsqu’il sera avec nous et de mieux nous organiser ». Je deviens le « contractor » ou le « delta-force » lorsque je suis affublé d’une veste de treillis et d’une frag [gilet pare-balles et pare-éclats]. Lancés à la cantonade, ces deux termes soulignent le décalage manifeste entre moi et les soldats et non l’aboutissement de mon insiderisation. Je n’en ai que vaguement l’allure : coupe courte, barbe de quelques centimètres, tenue peu conforme. Mais à l’instar de l’ambiguïté de la figure des contractors sur les théâtres d’opérations – ex-militaires passés soldats du privé, privés du statut de militaire tout en continuant de porter les armes et d’en faire usage –, ma présence au régiment et dans les manœuvres d’entraînement reste peut-être marquée de la même ambivalence : j’y suis sans en être [16].
De mon côté, je tente d’adopter une conduite que je crois conforme à leur univers : je me soumets aux horaires de la section, je montre mon investissement en participant aux activités sportives, je me fonds dans le collectif, je rends de menus services, j’entre autant que possible dans le jeu des échanges virils et des vannes pour être bon camarade, etc. En cours d’enquête, il sera d’ailleurs plusieurs fois fait allusion à mon engagement : « il ne reste plus qu’à vous engager maintenant Monsieur Thura ! », « c’est un peu un service militaire pour vous », « Vous allez voir, ça va finir par tellement lui plaire qu’il va passer au CIRFA [centre de recrutement] avant de rentrer chez lui ! » Non que l’ethnographe soit en cours de conversion (ou d’indigénisation), mais bien qu’il lui manque encore quelque chose pour enfin « en être ». Les identités qui ont pu m’être attribuées ne sont finalement ni transposables dans l’alternative civil/militaire ou out-/insider ni interprétables dans les termes d’un processus d’insiderisation. Elles relèvent d’une ambivalence irrémédiable : on me renvoie à des positions et figures tierces, compatibles avec le monde régimentaire tout en lui étant étrangères. À travers ces appellations, les soldats me font une place dans leurs imaginaires et dans les catégories à leur disposition pour me situer : ils me trouvent des identifications tout contre leur monde, sans que la frontière ne soit jamais franchie.
L’installation sur ce terrain et le processus d’identification évoqué ici auraient été probablement très différents si j’avais été une femme. Aurait-elle été mise à l’épreuve de façon plus rude ou exposée à des formes de contrôle plus étroit ? Le bien-fondé de l’enquête aurait-il été plus directement questionné ? Les désagréments engendrés par sa présence se seraient-ils traduits par des reproches adossés à une incompatibilité due à une différence de sexe ? Les observations conduites par des femmes au sein des armées laissent à penser que la différence de sexe n’entrave pas radicalement l’enquête ethnographique en milieu militaire (Prévot 2006 ; Resteigne 2012 ; Coton 2017 ; Teboul 2017 ; Trotoux 2021). Et si cette différence façonne de manière criante les expériences d’enquête, elle n’en constitue pas le seul critère à mériter examen.
Proximités et distances sociales à l’œuvre
Les dispositions sociales incorporées déterminent l’insertion de l’ethnographe parmi ses enquêtés et leurs relations par lesquelles les matériaux sont constitués. Elles peuvent être ajustées à celles attendues et valorisées dans le milieu que l’ethnographe investigue ou au contraire s’en écarter. Dans les deux cas, adéquation ou désajustement produisent des effets dont il importe de tenir compte.
J’identifie un ensemble de prédispositions ayant certainement contribué positivement à mon intégration dans de la section : des caractéristiques et dispositions genrées (masculinité hétérosexuée, camaraderie virile) et sportives (pratique intensive de l’escrime en club durant l’adolescence, goût du trekking en moyenne et haute montagne, pratique du bivouac), une socialisation à la vie en collectivité (encadrement pendant plusieurs années de colonies de vacances). Bien qu’issu d’une famille éloignée des armées et n’ayant personnellement jamais trouvé d’intérêt au monde militaire, je suis relativement ajusté aux compétences sociales attendues des jeunes hommes de la section : goût de l’effort, abnégation, discipline (sportive et scolaire), sens du collectif, de la débrouillardise, relative « rusticité ». Je me joins aux footings quotidiens, bien qu’à la traîne, aux séances de renforcement musculaire, mais sans jamais atteindre les objectifs auxquels les soldats sont astreints. Je ne rechigne pas lors des nuits passées à dormir à la belle étoile, je me coule dans les rythmes de la section : levers matinaux, respect des horaires et des consignes de vie quotidienne. Je ne me plains pas des conditions d’hébergement et des désagréments de la vie en chambrée, ce qui me vaut d’être vu comme quelqu’un qui ne « chichite » pas. Je participe aux échanges de moqueries sans prendre la mouche, aux jeux d’insultes ritualisées entre soldats et aux pratiques de « vannage » qui constituent la sociabilité ordinaire des jeunes hommes de la section. Je m’associe aux pratiques de convivialité et de commensalité par lesquelles se réaffirment la cohésion et les liens de camaraderie au sein du collectif de travail. Si le monde militaire m’est étranger, il m’est dans le même temps somme toute familier. Une familiarité adossée à une proximité d’âge et de situation biographique avec mes enquêtés : ce sont de jeunes hommes, âgés de 18 à 30 ans (j’en ai alors 24), entrant dans la vie adulte, entretenant des relations amoureuses pas toujours stabilisées ou seulement récemment, sauf pour les plus âgés d’entre eux, plus souvent installés en ménage, parfois avec un ou deux enfants.
La proximité s’arrête là. Eux sont tendanciellement issus des classes populaires et des fractions basses des classes moyennes, ayant soit grandi en milieu rural ou dans de grands ensembles. Moi, issu des fractions supérieures des classes moyennes, originaire d’une commune aisée située en première couronne d’une métropole régionale. J’ai fréquenté un lycée de centre-ville et suis finalement le produit d’un milieu petit-bourgeois. Maladroit, mauvais au foot – sport dont la pratique est centrale dans la sociabilité masculine du casernement –, je ne me rends pas à « la salle » pour « pousser de la fonte ». Source de quelques moqueries et remarques dénigrantes, ma silhouette enrobée tranche avec celle athlétique de la grande majorité d’entre eux. En cela, je ne peux même pas faire illusion : delta force est bien une farce. Je n’ai pas le physique de l’emploi. Je n’apporte pas l’attention à l’esthétique corporelle, aux tatouages, aux muscles bien dessinés, et aux pratiques d’entretien et du corps telles que l’épilation du pubis, auxquelles se prêtent ouvertement certains des soldats, et qui font écho aux pratiques d’esthétisation corporelle observées parmi des jeunes des quartiers populaires (Oualhaci 2017). Les soldats qui présentent les mêmes désajustements corporels que moi subissent, eux, des remarques bien plus virulentes (Thura 2020) : ma position extérieure me protège des aspects les plus rugueux et violents des rapports entre soldats. Je demeure aussi en dehors des pratiques d’étalement de la puissance virile et des luttes d’affirmation de la domination au sein du groupe. J’écoute les récits de conquêtes et de prouesses sexuelles débridées du week-end, de conduites en état d’ivresse et de bagarres en sortie de boîte de nuit tout en étant distant et sans pouvoir contribuer aux échanges ni y être invité d’ailleurs. J’y assiste en témoin complice, là où une observatrice aurait probablement généré plus de retenue et d’autocensure.
Apprenant qu’un doctorat est l’équivalent d’un bac+8, eux se disent « bac-12 », s’être « arrêté[s] à la première fable de La Fontaine » et se décrivent volontiers fâchés avec l’école. L’institution universitaire leur est grandement étrangère, connue par l’intermédiaire d’une petite amie qui « fait des études de psycho » ou d’un « copain qui fait la fac ». Elle ne leur inspire pour autant pas de jugements négatifs, et ils manifestent une certaine déférence envers le capital culturel et les savoirs universitaires dont ils me pensent porteur : mon avis est sollicité sur des sujets de discussion touchant à des choix de politiques militaires, des missions qu’ils auront à effectuer en Afghanistan ou de la situation sur place. Je suis alors bien en peine de leur répondre et leur fais part de mon sentiment d’illégitimité sur ces sujets, ce qui les laisse incrédules : « tu ne veux pas nous répondre pour pas nous dire ce que tu penses en vrai ». Je demeure l’intello, « le mec [qui] doit tout savoir », le produit conforme de l’institution scolaire, qui n’aurait ordinairement pas sa place parmi eux.
Les proximités et les écarts entre les officiers et moi sont très différents. Les jeunes officiers rencontrés en régiment sont saint-cyriens, essentiellement issus de la grande bourgeoisie, le plus souvent passés par des cursus scolaires d’excellence (lycées privés de centre-ville, classes préparatoires, concours d’entrée à Saint-Cyr, cursus universitaires et diplomation à bac+5). Bien qu’une partie de leur formation se fasse en opposition aux matières académiques (Weber 2012), leur attachement aux humanités et leur légitimisme culturel (et scolaire) ont joué en ma faveur : ils ont vaguement entendu parler de l’EHESS, qu’ils savent occuper une position relativement dominante dans les hiérarchies académiques. Par contre, l’écart se creuse sur d’autres rapports : provenant de grandes familles bourgeoises parisiennes (voire aristocratiques), avec des pratiques de sociabilité allant de pair (fréquentation des club-houses de golf, rencontres de compagnes dans le cadre de rallyes), catholiques et plutôt conservateurs (Alber 2007 ; Weber 2012 ; Coton 2017), ils forment localement un cercle auquel je n’accéderai pas.
En fonction des caractéristiques portées par l’ethnographe et celles portées par ses enquêtés, certains groupes demeurent plus difficilement accessibles. Plus âgés, établis en couple avec des enfants (ou séparés), ne résidant pas au casernement, entretenant leurs propres sociabilités à distance des « jeunots », les sous-officiers supérieurs (adjudants et adjudants-chefs) resteront en marge de l’enquête. Idem pour les « gars des îles » et les soldats ultramarins racisés, qui entretiennent un entre-soi en dedans et en dehors du régiment, dont je ne verrai rien. À l’inverse, je me lie en fait avec les soldats qui me sont les plus semblables : blancs, plutôt issus des fractions supérieures et stabilisées des classes populaires, des métiers du petit commerce ou de l’artisanat, bacheliers, avec au moins une expérience professionnelle. Plutôt bien intégrés au régiment, ils ont pris quelques galons, ont apporté les preuves de leur bonne volonté et de leur docilité, et ne posent pas de problèmes de discipline à leurs supérieurs. De “bons petits soldats” en somme, assez proche de la figure du “bon élève” que j’incarne à leurs côtés. Décortiquer les relations d’enquête ne révèle pas seulement l’existence de « sous-cultures » au sein de l’institution (Thiéblemont 1999 ; Monay 2021), la démarche rend aussi saillantes les différenciations sociales à l’œuvre sous l’uniforme, même au sein d’un même régiment ou d’une même strate de grades (Settoul 2015 ; Coton 2017). L’appartenance à un même segment professionnel (ici l’infanterie) ne s’accompagne pas d’une homogénéité sociale dans le régiment : en fonction de leurs origines sociales, de leurs trajectoires migratoires, de leurs parcours scolaires et professionnels antérieurs, officiers, sous-officiers et militaires du rang présentent de fortes disparités, et ce malgré les proximités en grade et le partage d’une même culture professionnelle. Et s’en tenir à la paire outsider/insider pour penser les relations d’enquête tend justement à indifférencier socialement les militaires. Ce qui rend d’autant moins visibles certains des angles morts de l’enquête.
S’en tenir à la « juste distance »
Face aux difficultés et obstacles qui se dressent lors de la négociation de l’accès au terrain et lors de l’entrée sur ce dernier, il peut être tentant pour l’ethnographe de chercher à compenser son extériorité, d’en minimiser les effets, de préférer la mise en récit d’une intégration réussie, d’insister sur la reconnaissance de son appartenance au groupe des enquêtés, afin de combler la crainte de ne pas avoir rempli les critères disciplinaires d’une “bonne” ethnographie. Pourtant, cette extériorité peut aussi être appréhendée comme une ressource dans l’enquête.
Contrairement à un ethnographe intégré comme membre à part entière (engagé en tant que militaire), l’observateur extérieur ratifié jouit d’une relative liberté de circulation entre des groupes ordinairement cloisonnés : il peut fréquenter différentes catégories de personnels, être invité dans les espaces réservés de chacun de ces groupes, voire suivre des activités se déroulant dans des espaces ségrégués (autre caractéristique notable des conditions de vie et de travail au sein des institutions totales). Dans mon cas, lors des manœuvres, j’occupe successivement des places différentes dans les dispositifs tactiques : avec le chef de section et son radio, avec l’adjoint, aux côtés d’un chef de groupe, aux basques d’un trinôme de combat, ou bien je reste à l’arrière d’un vab à discuter avec le pilote et le radio-tireur. J’accède ainsi aux différentes perspectives à travers lesquelles les militaires perçoivent et se représentent le champ de bataille, en fonction de la position qu’ils occupent dans la division du travail combattant. De multiples variations qui auraient été impossibles si j’avais été conscrit ou en m’engageant comme soldat, sous-officier ou officier de réserve.
Être hors-jeu permet d’accéder aux « coulisses » et aux détournements (ou adaptations) des règles de l’institution (Goffman 1961, 1973). On me laisse apercevoir les moments de relâchement dans les chambrées, lorsque la pantomime du bon petit soldat ou l’obligation de déférence envers les chefs cessent. Je suis le témoin des temps de convivialité clandestins, des pratiques de contournement du règlement, des petits arrangements pour rendre le quotidien vivable (comme les plaques de cuisson cachées dans les chambres), des pratiques de freinage (pauses et siestes à la barbe du chef de section, délégation du sale boulot aux moins gradés, etc.). Je découvre l’entre-soi des jeunes officiers en déjeunant avec eux et en les suivant durant leurs réunions. J’aperçois leur mépris, leur agacement, et surtout le fossé qui les sépare de leurs subordonnés, leur isolement relatif malgré leurs envolées sur la proximité et l’amour du chef pour ses hommes. Pris entre le marteau et l’enclume, j’observe les sous-officiers déployer des tactiques pour ménager leurs hommes tout en répondant aux injonctions d’intensification de l’entraînement qu’imposent les officiers. J’assiste à leurs tentatives de négociation du rythme de travail et d’aménagement des plannings, se faisant à la fois reprocher d’être « les putes du lieutenant » d’une part, et de « trop materner vos petits pioupious » de l’autre. Bien que probablement tenu à distance des secrets les mieux gardés et des scènes les plus confidentielles, j’accède aux discours officieux, à la pluralité et aux divergences des points de vue sur la condition militaire, sur l’autorité, la discipline et l’obéissance. Ce que la détention d’un grade aurait rendu nettement plus délicat.
L’ethnographe doit se montrer prudent et attentif aux limites de ce droit de transgression qui lui est accordé. Parce qu’il met à l’épreuve l’étanchéité entre les groupes, il suscite des situations de tension et de conflits propices aux explicitations de ce qui est ordinairement tu. Serge Dufoulon, Jean Saglio et Pascale Trompette en font l’expérience durant leur séjour à bord d’un navire de la Marine nationale. Certains de leurs enquêtés leur adressent des reproches appuyés, parce qu’ils mettent à mal les cloisonnements physiques et sociaux (1999) et qu’ils abordent des sujets ordinairement évités, évoqués moins frontalement ou avec des interlocuteurs choisis (Dufoulon 1998 ; Dufoulon, Saglio et Trompette 1999). Dans le même temps, l’ethnographe attise la curiosité des soldats, qui tentent de lui soutirer des informations sur le programme décidé par les officiers pour la journée du lendemain, ainsi que celle des chefs, qui tentent de découvrir par son intermédiaire ce que pensent leurs subordonnés. S’il est toléré qu’il ou elle circule, c’est au prix du respect de la confidentialité de ce qui lui est confié. Pouvoir revendiquer mon extériorité à la chaîne hiérarchique et rappeler n’avoir aucun compte à rendre « aux chefs » – et par ailleurs ne pas le faire – aura sans doute contribué à l’établissement de relations de confiance avec les soldats.
L’ethnographe peut se faire le réceptacle des récits et des témoignages des soldats, d’autant plus qu’ils aiment parler de leur métier. Au départ, les soldats m’apostrophent pour me faire relever des dysfonctionnements et me faire part de réclamations liées à la nourriture, aux conditions d’hébergement ou à la tyrannie des officiers. Ils m’enjoignent de faire figurer ceci ou cela « dans le rapport » (je demeure un peu l’œil de Moscou), de bien l’écrire « dans la thèse » ou « le livre » qu’ils s’attendent que j’écrive. Au fil du temps, je deviens aussi le témoin accessible et à l’écoute, l’oreille de confidences plus intimes, de défaillances, de doutes, de colères. La culture professionnelle de l’écoute empathique, bienveillante, en dehors du jugement, et la confusion avec la figure du psychologue, joue probablement sur cette capacité des ethnographes à susciter les confidences (Haas et Masson 2006). L’absence de grade semble aussi rendre possible des discussions évitées entre collègues, ou avec ses supérieurs ou ses subordonnés.
Moi ce que j’aime avec les aumôniers, c’est que tu peux bien parler avec eux. Tu peux leur demander leur avis, ils ne te jugent pas, ils ne te disent pas comment tu dois être, ce que tu dois faire, si tes rangers sont bien cirées (il rit brièvement). Et puis… ils ont ton grade tu sais, enfin, ils ont le grade de celui avec qui ils parlent. C’est marrant, avec toi c’est un peu pareil en fait. Tu n’as pas de grade, c’est pratique. (Pujol [17], 33 ans, caporal, discussion au retour du petit déjeuner, Camp de Mailly)
Dans un univers où le grade conditionne fortement les interactions, la distribution de la parole et ce qu’il est admis ou non de dire, le fait d’être hors grille hiérarchique évite bien des retenues. Mais de la même façon, partager (ou avoir partagé) un même grade, un même uniforme, aide aussi, bien que dans d’autres registres, à délier les langues. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de composer avec les caractéristiques de la relation d’enquête, d’en avoir conscience pour en tirer son profit. Alors que les rumeurs circulent vite dans les institutions closes, et que « tout se sait au régiment », un des avantages de l’ethnographe passager tient enfin au fait que ce qui lui est confié s’envolera à son départ. Il est alors possible de tomber le masque de la parade virile jouée devant les collègues.
Ces différents aspects éclairent plusieurs échanges que j’ai eus avec mes interlocuteurs, comme lorsque le soldat de première classe Laborde, début de vingtaine, me fait part de son désarroi après une bagarre entre soldats de sa compagnie lors d’une virée en ville, et me confie, entre deux sanglots, son inquiétude à la quasi-veille de son départ pour la Surobi : « Si les mecs se battent comme ça, maintenant, là, ça sera quoi là-bas ? Avec le stress et tout ? Putain, ça me dégoûte, c’est des connards ». Ou encore lorsque le sergent-chef Chazeau, figure haute en couleur de la compagnie, excellent dans sa spécialité de tireur mortier, « ancien » parmi les sous-officiers, de grande stature, approchant de la quarantaine et me dépassant de plus d’une tête, bravache et toujours plein d’aplomb lorsqu’il s’agit de me vanner, s’ouvre à moi de façon tout à fait inattendue un matin, lorsque je le croise à l’entrée du bâtiment : visiblement peiné et affecté, il m’explique ses déboires de promotion et la déception de se voir retirer le commandement d’une section après en avoir été le chef par intérim plusieurs mois. En l’absence de tout témoin, et alors que nos interactions s’étaient jusqu’ici limitées à des échanges à la cantonade, il me raconte sa situation, avec amertume et colère retenue.
À plusieurs reprises, lors des entretiens ou lors d’échanges informels, des soldats m’indiqueront qu’ils me racontent ce qu’ordinairement ils taisent à leurs proches, à leur famille, aux amis : les détails du travail routinier en casernement et en manœuvre, des conditions de vie lors des déploiements, des missions réalisées et de l’exposition aux dangers.
On ne raconte pas tout ça. Pas aux parents. Moi à mes parents je ne raconte pas ce que je fais. Je ne veux pas qu’ils s’inquiètent. Je ne veux pas qu’ils se fassent des nœuds. (discussion avec Mullard, caporal, 23 ans)
Moi tu sais, quand je suis rentré, les potes ce qu’ils voulaient savoir c’était si j’avais tiré sur des talebs’, tu vois. « Ouais ! T’en as zigouillé combien ? » Pff, c’est tellement pas ça ce qu’on a fait… Comment tu veux leur dire après ? (entretien au casernement avec Maillard, soldat de première classe, 22 ans)
Toi t’as vu. T’étais avec nous sur les camps. Tu vois ce qu’on fait tous les jours. Tu poses les bonnes questions. (entretien au casernement avec Gaillard, caporal, 26 ans)
L’ethnographe initié au quotidien de la vie militaire, sans prétendre l’avoir vécu, devient un interlocuteur pour ce qui reste ordinairement de l’ordre de l’indicible, voire du dissimulé aux familles. Il partage un langage commun : il possède les mots de la tactique, le jargon qui facilite les explications, les mêmes références disponibles pour dire le travail, pour le mettre en intrigue. Ayant vécu l’entraînement avec eux, les soldats me relatent les décalages et les écarts. Ils partagent leurs déceptions, leurs attentes trompées, et me font ainsi accéder à une part de leur réel, à rebours de la satisfaction affichée par les officiers. Avoir été proche sans pour autant en être, avoir été proche mais à distance, permet de faire raconter, et de finalement poser « les bonnes questions » à leurs oreilles, invitant à formuler des réponses.
Rétrospectivement, ces témoignages me semblent avoir été facilités par cette ambivalente proximité et distance liées à ma position : à la fois une familiarité suffisante, une relation de confiance déjà mise à l’épreuve par le partage temporaire du quotidien, un même langage (tactique) ; mais aussi un éloignement nécessaire pour faire parler, pour faire expliquer ce qui demeure autrement de l’ordre de l’évidence, de ce qui va de soi entre collègues, camarades ou membres de l’institution. C’est dans cet écart que l’ethnographe ou le sociologue peut interroger, questionner, et arriver à faire mettre en récit : parce qu’il reste irrémédiablement du côté des profanes, des « civils », du dehors, et de ceux à qui il faut expliciter ce que l’on ne raconte pas ou plus aux collègues.
Conclusion : négocier des engagements ethnographiques « sur-mesure »
Le travail ethnographique est plutôt solitaire. En dehors des récits individuels d’enquête, qui invitent à entrer dans les cuisines de la recherche et permettent de présenter les conditions singulières dans lesquelles les données sont produites, les occasions de mettre nos terrains autrement en perspective et de réfléchir collectivement aux contextes et aux conditions d’investigation demeurent rares.
En revenant sur l’opposition entre posture d’outsider et d’insider dans les manières de concevoir le rapport au terrain dans l’institution militaire, cet article livre moins un récit réflexif dans les règles de l’art qu’une critique méthodologique et une tentative de réintégrer des éléments d’analyse souvent tenus à l’écart, du moins peu valorisés, dans la littérature.
On a d’une part voulu montrer que, s’il est important de tenir compte de ce que les positions statutaires occupées dans l’institution font à la relation d’enquête, il est possible d’en élargir l’analyse en remontant à leurs conditions historiques, tant disciplinaire qu’institutionnelle et organisationnelle. Entrer dans les armées en ethnographe tient, dans une certaine mesure, à l’existence préalable d’une tradition scientifique au sein de l’institution et à ses éventuelles variations dans le temps. La retenue, voire la suspicion, que peut ressentir l’ethnographe de la part de ses enquêtés militaires tient aussi à leurs représentations des disciplines des SHS, à la légitimité qu’ils leur accordent ou à ce qu’ils imaginent en être leurs usages.
On a aussi voulu montrer l’intérêt de prendre pleinement en compte ce que l’ethnographe importe avec lui de ses multiples appartenances dans sa rencontre avec l’institution militaire, dans ses différents sous-espaces, et sur les multiples scènes sociales parcourues durant l’enquête, depuis les états-majors centraux jusqu’aux popotes clandestines. Ici encore, il s’agit de penser cette relation de façon plus nuancée, plus différenciée, en tenant compte dans le même temps des multiples appartenances des militaires : leurs origines et trajectoires sociales, leurs parcours scolaires et professionnels, et tout ce qu’ils importent de leurs socialisations antérieures dans la relation d’enquête.
Les aspects présentés ici ne sont finalement pas si spécifiques aux armées. Mais l’une des particularités des institutions totales ou closes tient peut-être au fait qu’elles rendent ces aspects particulièrement saillants, voire plus cruciaux pour l’ethnographe : depuis la négociation de l’accès à la pérennisation de sa présence sur place, jusqu’à son positionnement vis-à-vis des personnes qu’il ou elle rencontre et qui sont, elles, objectivement positionnées les unes par rapport aux autres, son autonomie sur place et sa capacité à circuler ou non, sa capacité à garantir la confidentialité des témoignages et propos qu’il ou elle recueille, etc.,
La sociologie des militaires s’est enrichie ces dernières années d’une réelle attention pour l’analyse des conditions d’enquête, et il nous semble primordial de poursuivre dans ce sens et de capitaliser collectivement les expériences d’enquête. Au-delà du caractère singulier de chacune d’elles, le cadre des institutions closes rend envisageable leur cumulativité, non seulement pour approfondir notre maîtrise de ce type de terrain, mais aussi pour permettre à d’autres de s’y engager avec les outils nécessaires pour y négocier des places d’observateur.rices conçues “sur-mesure” pour leurs objets.