Sophie Archambault de Beaune est professeure à l’université Jean Moulin Lyon 3. Elle étudie les comportements techniques et les aptitudes cognitives des hommes et femmes préhistoriques, suivant le projet d’ethnologie et d’ethnographie de la préhistoire inspiré par André Leroi-Gourhan. D’une manière générale, ce programme implique d’envisager le champ de fouille sur un plan horizontal et synchronique plutôt que vertical et diachronique, à partir d’échelles d’observation qui peuvent être de l’ordre de la journée, voire de l’instant (p. 66) : « c’est de ce temps dont il sera question ici », précise l’autrice, « on n’y parlera pas de groupes ou de populations, mais d’individus ayant exécuté telle ou telle tâche, ayant fait tel ou tel geste, ayant adopté telle ou telle posture. » Cette proposition, qui attise déjà beaucoup la curiosité [1], dessine une ligne de partage épistémique qui s’étire bien au-delà de la préhistoire, en anthropologie du contemporain par exemple, selon notamment que le regard porte plutôt sur « la culture » ou « le social », le groupe ou l’individu, les substances ou les processus. C’est d’ailleurs l’un des intérêts de cet ouvrage que d’interpeler souvent l’ethnologue, pour s’en inspirer mais aussi pour questionner, parfois explicitement, les suffisances de sa discipline.
Le titre du livre est assez évocateur pour que l’on en conçoive aisément le propos et que l’on pressente, quelque peu, le souffle aventureux et le goût du risque qui l’animent (le risque n’est-il d’ailleurs pas le propre de toute aventure ?). Il annonce aussi l’abîme existentiel dans lequel le lecteur sera bientôt plongé lorsque, suivant l’autrice, il voudra bien admettre qu’il partage, avec les Homo sapiens qui peuplaient l’Europe [2] il y a 40 000 à 10 000 ans av. J.-C., une « commune humanité ». « Les impressions de mains sur parois rocheuses », qui figurent sur la couverture de l’ouvrage et qui semblent nous faire signe du fond des temps (bien entendu ce n’est pas ce qu’elles font, mais cela n’empêche pas qu’elles « font signe », qu’elles signifient (p. 272-278)), suggèrent aussi ce rapprochement. Elles invitent au moins à le considérer sérieusement.
Du reste, et comme Sophie A. de Beaune le rappelle très justement, l’idée d’une « commune humanité » est implicitement partagée par toutes les sciences humaines et sociales. Ainsi c’est une prémisse que les anthropologues ont eux aussi en héritage, quoiqu’ils aient choisi de la tenir prudemment à distance. Peut-être que, comme le souligne l’autrice, l’ethnologie est trop occupée avec la description des variations culturelles observables (p. 28). Mais peut-être aussi qu’elle a tendance à en exagérer l’importance (ibid.), comme pour faire ainsi barrage à son ennemi intime : le réductionnisme. En cela, le travail précis de Sophie A. de Beaune est salutaire. Il montre un rapport apaisé, réaliste, toujours réflexif et productif avec cette « commune humanité ». Pour la préhistorienne, confrontée à des sources infiniment plus ténues que les ethnologues, il est de toute façon impossible de raisonner sans référentiel ; de décrire la diversité des indices et des observations sans la rapporter à une idée un tant soit peu consensuelle [3] et néanmoins toujours plastique de « ce qu’est un être humain » (p. 15). Ici, « la commune humanité » est assumée car elle relève de l’exigence épistémique. Pour autant, elle ne sert aucun réductionnisme, contribuant plutôt à relier des faits entre eux, à les confronter et à les interpréter. Au fond, nulle altérité ne nous est jamais complètement accessible et celle des premiers humains modernes ne l’est fondamentalement pas moins que celle de nos contemporains. Si nous pouvons nous faire une idée de cette dernière (Bensa 2006) [4], et même avoir parfois l’impression de la partager, nous pouvons au moins tenter d’imaginer la première. C’est ce que propose l’autrice dans cet ouvrage, comme un « pied de nez » à celles et ceux « qui prétendent qu’on ne sait rien et qu’on ne saura jamais rien ni de la vie quotidienne ni de l’intimité de nos ancêtres européens. » (p. 11).
« Comme nous et comme n’importe quel vertébré d’ailleurs [5], les anciens Homo sapiens possédaient l’appareil physiologique leur permettant d’une part d’interagir avec leur milieu comme nous le ferions dans la même situation qu’eux avec les moyens techniques dont ils disposaient, d’autre part de répondre aux stimuli de leur environnement, stimuli qu’ils traduisaient en sensations et perceptions. » (p. 29) C’est donc le type d’idée qui permet ici de faire le lien entre « les traces infimes » sur lesquelles la préhistorienne peut s’appuyer et l’ambition qu’elle se donne : approcher, par touches, les usages et les conceptions du corps au paléolithique supérieur, esquisser les contours émotionnels, affectifs et sensoriels des humains de la préhistoire.
Le livre atteint cet objectif d’une façon très convaincante, suivant un développement prudent, pondéré et largement référencé. La progression logique du plan, qui traite d’abord des apparences corporelles puis du mouvement avant d’aborder des domaines plus évanescents comme celui des sensibilités permet une familiarisation graduelle avec les humains du paléolithique. Elle établit et elle renforce l’image impressionniste que l’autrice en donne. Le texte est organisé en sept chapitres écrits dans un style direct et vif. Il est accompagné d’une importante bibliographie (p. 289-346) et d’un index des sites archéologiques.
Les trois premiers chapitres abordent successivement la question de l’apparence physique et des capacités cognitives des Homo sapiens, les usages du corps (gestes techniques, postures, mouvements sont abordés dans une perspective maussienne) et la répartition des tâches entre hommes et femmes. Ils sont enrichis d’une considération pour le rôle et la place des enfants qui parcourt par ailleurs tout l’ouvrage. Il faut souligner le patient travail de reconstitution et de discussion réalisé dans ces pages et celles qui suivent, où l’on verra par exemple comment des gestes et des postures peuvent être déduites des qualités d’un objet ou d’une empreinte (de pas, de glissade ou de pataugement) ; comment l’habillement peut être interprété grâce au truchement d’une population de poux. Mais le portrait-robot que l’on voit ainsi se dessiner en creux n’est pas seulement celui d’un individu. Sophie A. de Beaune s’attache aussi à discuter des rapports sociaux, notamment de la division sexuelle des tâches. Le propos se fait alors plus critique, tout en restant prudent. S’il tend à remettre en cause la lecture traditionnelle et dominante qui cantonne les femmes à l’intimité du foyer et à la cueillette, et dont on sait à quel point cette lecture est influencée par le regard moderne, il se garde des contre-propositions tapageuses, préférant la nuance ou invitant à reconsidérer les sources lorsqu’elles peuvent l’être.
Les deux chapitres qui suivent s’intitulent « Voir, entendre, sentir, toucher » et « Aimer, entourer, protéger ». Ce sont probablement ceux qui portent le plus loin l’ambition de l’ouvrage, et ceux où le principe d’une « commune humanité » est le plus déterminant. Il permet en effet à l’autrice de distinguer la perception (des odeurs, des émotions) de la représentation, ce que les anthropologues du contemporain ne font que rarement [6]. Qu’il s’agisse d’évaluer les textures d’une roche au toucher, la force d’un éclairage à l’œil, c’est sa propre humanité qui sert par conséquent parfois de point de discussion et de comparaison, à travers la pratique de l’archéologie expérimentale. Cela n’empêche pas les réflexions d’être menées ici encore avec beaucoup de précision et de prudence. Finalement, les éléments liés au toucher et à la vue sont de loin les plus développés, parce qu’ils peuvent être associés à des éléments matériels plus palpables. Ils ne sont pas seuls toutefois, et le spécialiste des odeurs aura par exemple très largement de quoi penser, d’autant qu’il aura appris à se familiariser avec un univers qui, à ce point de l’ouvrage, ne lui sera plus tellement étranger. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce type d’approche en tous cas que de faire se croiser archéologues, ethnologues et historiens (p. 191), d’inviter au dialogue et à l’interdisciplinarité.
Le sixième chapitre aborde la question du traitement des corps morts, notamment à travers les controverses sur l’origine des pratiques funéraires. Du soin variable dont certains cadavres ont fait l’objet, l’autrice déduit l’existence de différents systèmes de valeurs partagées entre membres d’une même communauté et l’hypothèse que seules certaines familles et/ou lignages avaient probablement le droit à un traitement post mortem (p. 251-252).
Le dernier chapitre s’intéresse au sujet passionnant de la représentation statuaire et pariétale des corps. Le propos y revient sur la sous-représentation des figures masculines et enfantines en la matière. Et l’autrice de conclure que si « les figurations humaines les plus reconnaissables et les plus nombreuses sont [effectivement] celles des femmes, dont les attributs sexuels sont clairement mis en avant » (p. 280), cela ne permet pas d’affirmer, comme on l’a souvent fait, que « les hommes chassaient et les femmes se cantonnaient à leur rôle de mère » (ibid.).
« L’empathie et la compassion », les sens ou « l’amour maternel » ne sont pas des choses faciles à analyser, même pour qui les envisage au présent. Ce n’est donc pas la moindre des réussites de cet ouvrage que de nous les faire considérer d’un œil nouveau, alors qu’il les aborde depuis un passé lointain, à partir d’indices qui sembleront dérisoires à l’anthropologue du contemporain. Mais peut-être est-ce justement là, dans l’ascèse de la préhistorienne et dans ses outils précis et réflexif qu’il aurait le plus à apprendre ». C’est bien l’ouvrage d’un historien, Alain Corbin, qui avait en son temps réanimé les sciences sociales des odeurs. Celui de Sophie Archambault de Beaune devrait aussi à n’en pas douter stimuler les ethnologues et les anthropologues qui s’intéressent au corps et, au-delà, à l’évolution biologique et culturelle de l’humanité.