Regarder le soin, soigner le regard. Pour une anthropologie réflexive du care

Appel à propositions de la revue Ethnographiques.org

Date limite de soumission : 25 avril 2024

Coordination : Baptiste Aubert, Ellen Hertz, Olivia Killias

Le concept de care occupe une place centrale dans les débats actuels en sciences sociales sur l’évolution et la viabilité des mondes contemporains. Né dans le sillon des réflexions féministes états-uniennes sur le développement moral et cognitif des enfants (Gilligan 1982), il a été élargi et reformulé, par la sociologue Arlie Hochschild notamment, pour analyser le rôle du « travail émotionnel » (1979) dans la division sexuelle du travail sous le capitalisme. Depuis, le concept a connu une carrière internationale active et diversifiée. Traduit en français (de manière peu satisfaisante, voir Paperman et Laugier 2011) par « soin » ou « sollicitude », il est mobilisé dans la philosophie morale (Laugier, Molinier et Paperman 2009 ; Laugier 2011 ; Puig de la Bellacasa 2017), dans la sociologie politique (Tronto 1993 ; Multitudes 2009) ainsi que dans la sociologie du travail pour cerner des pratiques, gestes et attitudes de soin/sollicitude auprès d’autrui caractérisés le plus souvent comme « invisibles » (Benelli et Modak 2010). Plus récemment, des courants renouvelés de l’écoféminisme ont étendu son application à l’environnement et aux rapports au monde « plus qu’humain », pour mettre en évidence le travail et l’attention accordés à « ce à quoi nous tenons » (Hache 2019).

Le présent Appel à contribution propose une entrée ciblée dans ce champ de recherche foisonnant : la question du regard. Il s’inspire des travaux du « Care and Images Collective », fondé par les anthropologues Barbara Pieta et Paolo Favero (voir Pieta et Favero 2023 ; ainsi que les articles dans le numéro spécial de Pieta et Sokolovsky 2021a), qui mettent en lumière « le lien entre regarder, être regardé·e et le soin, en tant qu’entreprise émique et pratique ethnographique encastrée dans des expériences multisensorielles », autrement dit « l’intersection entre le soin, les images, la vision et la visualité » (Pieta et Sokolovsky 2021b : 1 ; voir aussi Aulino 2020). Ainsi, la question de recherche générale qui guide ce numéro est la suivante : comment soigner le regard pour regarder le soin, autrement dit pour voir, documenter, puis représenter les actes et gestes du care, banals, voire invisibles, et pourtant lourdement chargés de sens, d’histoires, de relations et d’affects ?

Comme l’explique Éric Gagnon (2016), le care tel qu’il a été conceptualisé par les théoriciennes de l’éthique, entre en écho avec la démarche anthropologique de trois manières. Il récuse tout d’abord l’acception kantienne du sujet – monade individuelle prise isolément de ses rapports au monde et aux autres – pour y substituer une compréhension relationnelle de la personne, mue par des attachements, des émotions et des dépendances envers autrui, qu’il soit humain ou non-humain. Dans la suite de cette conception, il présuppose une moralité relationnelle, située et réflexive, prônée aujourd’hui aussi bien par le tournant moral en anthropologie (Fassin 2012 ; Fassin et Lézé 2014) que par l’état de la réflexion sur la déontologie et les rapports avec autrui sur nos terrains (Perrin et al. 2020 ; voir aussi Yates-Doerr 2020). Enfin, puisque le care implique une charge (Noddings 1984), c’est-à-dire un travail qui va bien au-delà d’une simple attitude de sollicitude (Paperman et Laugier 2011), il soulève des enjeux d’équité au regard de la division et de la distribution de ce travail, entrant en résonance avec l’analyse anthropologique des systèmes de classification sociale à la base d’oppressions et de discriminations catégorielles, notamment le genre et la race (Schulze, Bühler et Hertz 2022).

Si différents champs de l’anthropologie ont exploré des pratiques qui peuvent être qualifiées de care, notamment l’anthropologie médicale et l’anthropologie de la parenté, les réflexions théoriques autour de la notion de care sont plus récentes (Thelen 2015 ; Amrith 2019). Conçu d’abord dans un sens restreint – « le care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes » (Gagnon 2016 : 1) – le concept a informé en premier lieu les études ethnographiques portant sur les rapports de parenté et entre générations (Saillant et Gagnon 1999 ; Weber, Godard et Gramain 2003 ; Weber 2013 ; Alber et Drotbohm 2015). Sous une variété d’acceptions, il s’est ensuite rapidement étendu à d’autres thèmes : le don (Chanial 2014), le patrimoine (Tornatore 2019), les objets (Denis et Pontille 2022), l’humanitarisme (Ticktin 2011 ; Stevenson 2014) ou encore les activités de bricolage et d’invention quotidiennes (Mol, Moser et Pols 2010). Ces études enquêtent sur des dispositifs (institutionnalisés) et dispositions (intimes), qu’elles abordent le plus souvent à travers des ethnographies fines de l’ordinaire, de l’humble, de l’ignoré ou du méprisé.

Partant de la potentielle résonnance entre le concept de care et le travail anthropologique, ce numéro interroge les postures, concepts, méthodes et épistémologies qui caractérisent une anthropologie réflexive du care. Il prend à bras-le-corps la définition large du concept proposée par Berenice Fischer et Joan Tronto : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. » (1991 : 40). Les coordinateurs et coordinatrices de ce numéro accueilleront avec enthousiasme des propositions portant notamment sur la production et sur l’usage de l’image en anthropologie du care : film mais aussi photographie, dessin, ainsi que des bandes dessinées ou « ethnographies graphiques », un champ émergent de la restitution des résultats anthropologiques (Theodossopoulos 2022). Ils sont ouverts à des propositions touchant tant aux thématiques traditionnellement liées à la notion de care – vieillissement, handicap, travail domestique, proches aidants, travail social – qu’à ses nouveaux objets, ainsi qu’aux réflexions critiques portant sur les enjeux soulevés par cette notion. Il encourage des contributions qui interrogent les conventions audiovisuelles et/ou descriptives qui marquent ce domaine de recherche. Filmer ou photographier le care en acte suppose-t-il des précautions esthétiques, éthiques, épistémologiques ou méthodologiques particulières ? Quelles « plus-values » les démarches (audio-)visuelles ou « multimodales » –impliquant, par exemple, « le dessin numérique ou les possibilités offertes par les smartphones en tant qu’objet et outil d’étude » (Walton et Haapio-Kirk 2021) –, fournissent-elles pour la description et l’analyse du care ? Enfin, voir le care nous permet-il de réfléchir plus généralement sur les enjeux du regard anthropologique, revenant d’une nouvelle manière sur d’anciens débats liés aux politiques de la représentation dans la discipline et au-delà.

À noter qu’Ethnographiques.org encourage vivement le recours aux matériaux audio-visuels comme éléments constitutifs des articles, et dispose de la technologie nécessaire à l’inclusion d’extraits de films, d’enregistrements et d’images directement dans le corps des textes en ligne.

Calendrier

Les propositions d’articles (2 pages maximum), accompagnées d’un bref curriculum vitae, devront être envoyées aux quatre adresses mail suivantes :

redaction@ethnographiques.org

baptiste.aubert@unine.ch

ellen.hertz@unine.ch

olivia.killias@uzh.ch

avant le 25 avril 2024 avec la mention « Regarder le soin, soigner le regard » en objet du message. (Les propositions seront envoyées à la fois dans le corps du message et en fichier joint au format .docx ou .odt).

Les propositions retenues seront signifiées à la fin mai 2024 et les articles devront être livrés pour le 15 août 2024. Les auteur·es prendront en compte des critiques et suggestions formulées dans les expertises externes et soumettront leurs versions définitives pour le 10 mars 2025. Le numéro paraîtra au mois de juillet 2025.

Bibliographie

ALBER Erdmute et DROTBOHM Heike, 2015. Anthropological Perspectives on Care. Work, Kinship, and Life-Course. London, Palgrave Macmillan.

AMRITH Mega, 2019. « Care ». EASA Network of Ethnographic Theory website : https://networkofethnographictheory.wordpress.com/care/

AULINO Felicity, 2020. « Spectres of Obligation : Care Across Realms in Northern Thailand » The Jugaad Project, 14 Jun. 2020, thejugaadproject.pub/spectres-of-obligation-care-across-realms-in-northern-thailand.

BENELLI Nathalie et MODAK Marianne, 2010. « Analyser un objet invisible : le travail de care », Revue française de sociologie, 1 (51), p. 39-60.

CHANIAL Philippe, 2014. « Don et care  : une perspective anthropologique », Recherche et formation 76, p. 51-60.

DENIS Jérôme et PONTILLE David, 2022. Le soin des choses. Politiques de la maintenance. Paris, La Découverte.

FASSIN Didier, 2012. Moral Anthropology. A Companion. Malden, Wiley-Blackwell.

FASSIN Didier et LÉZÉ Samuel (eds.), 2014. Moral Anthropology. A Critical Reader. London, Routledge.

FISCHER Berenice et TRONTO, Joan. C., 1991. « Toward a feminist theory of care », in ABEL Emily et NELSON Margaret (ed.), Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives. Albany, State University of New York Press, p. 35-62.

GAGNON Éric, 2016. « Care », Anthropen.org. Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain, (en ligne), https://doi.org/10.17184/eac.anthropen.031.

GILLIGAN Carol, 1982. In a Different Voice. Cambridge, MA, Harvard University Press.

HACHE Émilie, 2019. Ce à quoi nous tenons. Proposition pour une écologie pragmatique. Paris, La Découverte (Poche).

HOCHSCHILD Arlie, 1979. « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal of Sociology, 85 (3), p. 551-575.

LAUGIER Sandra, 2011. « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, 26 (2), p. 183-188.

LAUGIER Sandra, MOLINIER Pascale et PAPERMAN Patricia (dir.), 2009. Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris, Payot.

MOL Annemarie, MOSER Ingunn et POLS Jeannette, 2010. Care in Practice : On Tinkering in Clinics, Homes and Farms. Bielefeld, Transcript Verlag.

Multitudes, 2009. « Abécédaire de la Crise : Politiques du care, » 2-3 (37-38).

NODDINGS Nel, 1984. Caring : A Feminine Approach to Ethics and Moral Education. Berkeley, University of California Press.

PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra (dir.), 2011. Le souci des autres. Éthique et politique du care. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2e édition.

PERRIN Julie, BÜHLER Nolwenn, BERTHOD Marc-Antoine, FORNEY Jérémie, KRADOLFER MORALES Sabine et OSSIPOW-WUEST Laurence, 2020. « Searching for Ethics : Legal Requirements and Empirical Issues for Anthropology ». Swiss Journal of Sociocultural Anthropology 25, p. 225-67.

PIETA Barbara et FAVERO Paolo, 2023. « Care and Images : Speculative Futures of Care as Visual Practice », panel organisé pour le Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland Film Festival Conference, Bristol, March 6-10, 2023. (l’enregistrement du panel est disponible à https://nomadit.co.uk/conference/raiff2023/p/12174).

PIETA Barbara et SOKOLOVSKY Jay (dir.), 2021a. « Towards Visual Anthropology of Care, Aging and the Life Course ». AnthroVision Journal, 9 (2) (en ligne), https://doi.org/10.4000/anthrovision.9079.

PIETA Barbara et SOKOLOVSKY Jay, 2021b. « Editorial : Towards Visual Anthropology of Care, Aging and the Life Course ». AnthroVision Journal 9 (2) (en ligne), https://doi.org/10.4000/anthrovision.9598.

PUIG DELLA BELLACASA Maria, 2017. Matters of Care : Speculative Ethics in More Than Human Worlds. Minneapolis, University of Minnesota Press.

SAILLANT Francine et GAGNON Éric, 1999. « Vers une anthropologie de soins ? », Anthropologie et sociétés, 23 (2), p. 5-14. (en ligne), https://doi.org/10.7202/015597ar.

SCHULZE Marion, BÜHLER Nolwenn et HERTZ Ellen, 2022. « Ethnographier en féministe : l’art des conséquences », Ethnographiques.org, 44, p. 1-25 (en ligne), https://www.ethnographiques.org/2022/Schulze_Bulher_Hertz.

STEVENSON Lisa, 2014. Life Beside Itself : Imagining Care in the Canadian Arctic. Berkeley, University of California Press.

THELEN Tatjana, 2015. « Care as social organization : Creating, maintaining and dissolving significant relations », Anthropological Theory, 15 (4), p. 497-515.

THEODOSSOPOULOS Dimitrios, 2022. « Introduction : Graphic Ethnography on the Rise ». Theorizing the Contemporary, Fieldsights, July 28 (en ligne), https://culanth.org/fieldsights/series/graphic-ethnography-on-the-rise.

TICKTIN Miriam, 2011. Casualties of Care : Immigration and the Politics of Humanitarianism in France. Berkeley, University of California Press.

TORNATORE Jean-Louis (dir.), 2019. Le Patrimoine comme expérience. Implications anthropologiques. Paris, Éditions Maison des sciences de l’homme.

TRONTO Joan C., 1993. Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care. New York, Routledge.

WALTON Shireen et HAAPIO-KIRK Laura, 2021. “Doing Multimodal Anthropology of Ageing with Smartphones”, Anthrovision, 9 (2) (en ligne), http://journals.openedition.org/anthrovision/9270.

WEBER Florence, GOJARD Séverine et GRAMAIN Agnès, 2003. Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine. Paris. La Découverte.

WEBER Florence, 2013. Penser la parenté aujourd’hui. La force du quotidien. Paris, Éditions Rue d’Ulm.

YATES-DOERR Emily, 2020. « Antihero care : On fieldwork and anthropology », Anthropology and Humanism, 45 (2), p. 233-244.