L’impossible définition du sport
Toute tentative de définition du "sport", ou d’exploration de ses "frontières", constitue un projet hasardeux car ce mot constitue peut-être moins un concept anthropologique qu’une focalisation d’enjeux divers. On sait que, pour le sens commun, les acceptions du mot « sport » sont multiples ; elles se déploient des simples activités physiques jusqu’aux compétitions organisées. Les milieux académiques en Europe continentale prônent plutôt une conception étendue de ce terme alors que la tradition anglo-saxonne restreint le phénomène à la compétition institutionnalisée. Dans la sociologie francophone, certains chercheurs (Guay, 1993 ; Pociello, 1995 ; Duret, 2001 ; Mignon, Truchot, 2002) en défendent une vision élargie aux pratiques informelles, ludiques et récréatives. Cependant d’autres historiens et sociologues du sport (Parlebas, 1986 ; Brohm, 1993) tendent en revanche à ne retenir qu’un de ces deux pôles, en constatant que le sport (sous-entendu moderne, opposé alors aux jeux dits traditionnels) se distingue par une organisation sociale originale où des fédérations organisent des compétitions qui sont régies par des règles universalistes, et donnent lieu à des spectacles dont le caractère narratif est renforcé par la logique des records.
Sens commun et sens savant se retrouvent cependant l’un et l’autre comme « gênés aux entournures » dès lors qu’on les considère avec un recul suffisant. D’un côté, on constatera que seules certaines activités physiques se trouvent retenues. Le jogging, le yoga ou le tai chi, peu compétitifs, pourront ainsi être considérés comme sports par le sens commun, alors que ni les concours de gros mangeurs, ni les actes sexuels ne le seront. Le mot sport manifeste en cela des théories indigènes de l’action qui sont sous-tendues par des logiques intellectuelles et par des motivations institutionnelles, parfois plus ou moins conscientes. L’Ecole apparaît, à cet égard, comme le premier lieu d’apprentissage. Plus généralement, il faut reconnaître la vocation des sports à être transmis, notamment au sein des structures associatives, dans un double mouvement de prosélytisme et de création d’un marché d’élèves pour des passionnés en quête de professionnalisation.
Privilégiant des paramètres sociologiques (le contrôle de l’activité par des fédérations, la part prise par l’écriture, etc.), qui pourraient paraître plus objectifs, la définition du « sport moderne » bute quant à elle sur le présupposé de l’action corporelle. Des activités "non physiques" comme le poker, les échecs ou les jeux vidéo fonctionnent sur un modèle institutionnel et compétitif strictement équivalent aux sports "officiels", tant dans leur forme que dans leurs conséquences, mais se trouvent généralement exclus non seulement des politiques dites sportives mais aussi du champ de réflexion comparatif sous le prétexte que ce ne serait, in fine, justement pas des sports [1].
Enjeux
C’est que les enjeux liés à la définition du sport sont nombreux et nous pouvons en dégager trois formes intimement corrélées. Une première forme d’enjeux concerne la composante idéologique des sports. On répète qu’ils assurent le bien-être physique, qu’ils ravivent les sentiments identitaires tout en revendiquant un nouvel humanisme, qu’ils mettent en scène l’idéal démocratique, qu’ils entraînent à la libre-concurrence économique ou qu’ils expriment, tout simplement, des valeurs constructives. Dans cette perspective, à chaque sport de se positionner au mieux dans le peloton sportif ! A travers le renforcement de l’argumentation "éthique" (sur la question du dopage par exemple), le positionnement dans les structures sportives (notamment au Comité international olympique), le lobbying des pouvoirs politiques, être reconnu comme un "vrai" puis comme un "bon" sport est un enjeu idéologique qui ne manque pas d’avoir certaines répercussions très concrètes. A cet égard, nous ne pouvons que rappeler ici qu’une réflexion globale sur les "frontières" du sport devraient intégrer la façon dont ces frontières (dans l’esprit d’un Barth 1999) sont construites par les institutions et les acteurs dans des jeux d’interaction complexes.
Une deuxième forme d’enjeux est directement liée aux aspects économiques de la pratique et du spectacle sportif. L’importance culturelle des sports dans les sociétés contemporaines se mesure en effet très concrètement par les subventions municipales, les sponsorings, les retombées financières des rencontres sportives et de leur diffusion télévisée, les produits dérivés et la prospérité des magasins et marques de produits dits sportifs. En terme de "frontières", ceci demanderait à considérer comment les logiques du jeu, du corps ou de la compétition s’articulent aux logiques socio-économiques. Cette dimension a déjà été largement explorée ailleurs (Chappelet, 1996 ; Tribou, Ohl, 2004 ; Andreff, 2010) et n’a guère été traitée dans ce numéro.
Enfin, un troisième type d’enjeux concerne le positionnement dans la sphère du spectacle : les Jeux olympiques ou les Mondiaux de football en donnent des formes particulièrement institutionnalisées, mais il faut se rappeler que n’importe quel parcours urbain en skate, ou n’importe quelle passe de balle dans une partie de basket de rue, ont vocation à attirer l’œil (ou l’oreille) : le geste sportif ne peut se comprendre sans la geste héroïque. L’imaginaire sportif des champions et des grandes rencontres internationales nourrit en effet la motivation des pratiques insignifiantes et répétitives (les entraînements) qui constituent cependant l’ordinaire de toute pratique locale. Aussi toute approche sociologique ou ethnologique des phénomènes sportifs se déploie, idéalement, sur plusieurs plans : l’analyse du spectacle lui-même se doit d’être complétée par une ethnographie de la production du spectacle tandis que l’observation approfondie des moments plus "intimes" et moins médiatisés reste la base de l’étude de tout groupe ou de toute catégorie sociale, jusque et y compris celle des champions. On ne peut, par ailleurs, réduire le spectacle sportif à son expression héroïque car il existe parallèlement d’innombrables sports parodiques : concours de cracheurs de noyaux ou de gros mangeurs, lancer de chaussures militaires, courses diverses (la classique Course de l’Escalade à Genève s’accompagne ainsi d’une parodie où les participants s’élancent sur 3,4 km dans toutes sortes de déguisements).
S’il fallait donc résumer le débat en une formule, on pourrait dire que le mot « sport » est une catégorie indigène complexe (incluant notamment les perspectives savantes et politiques) qui rend imparfaitement compte de la diversité des pratiques. Sur cette base incertaine, mais intellectuellement passionnante, on constate l’émergence de nouvelles pratiques, l’élargissement des anciennes significations. Le sport est sorti des stades, des gymnases, des équipements spécialisés pour s’emparer de la ville et de la nature, du sol comme des airs, dans une quête sans limite de liberté. Qu’elles soient figées ou déambulatoires, les pratiques sportives informelles ou autonomes intègrent les paysages urbains ou ruraux. Elles sont observables dans les interstices de la ville, de la campagne ou de la montagne. Les trottoirs, les sentiers et les routes sont conquis par les joggers, les VTTistes, les rollers ou les skaters. Des espaces ouverts - des parcs, des parkings, des terrains vagues, des falaises - sont le théâtre de parties de football ou de basket, de skate ou de jogging, de représentations de tai chi ou d’envol de parapentistes.
Photographie : Annick Brunelle. Pilote : Marc Nossin [2].
Le regard extérieur non averti associe volontiers ces nouvelles modalités de pratiques à un imaginaire renouvelé des bandes juvéniles souvent en dissidence au regard des normes institutionnelles et des codes sociétaux (Fize, 1993 ; Mauger, 2006). Dans cette optique, une certaine littérature scientifique a considéré ces regroupements de sportifs informels comme des formes de néo-tribalisme (Maffesoli, 1988), ou comme de nouvelles communautés bâties sur une proximité spatiale et affective dans les quartiers populaires (Travert, 1997). Le fonctionnement réticulaire est également évoqué pour comprendre comment des sociabilités ouvertes, masculines et juvéniles, s’organisent autour de pratiques sportives (Chantelat, Fodimbi, Camy, 1996 ; Vieille Marchiset, Cretin, 2007). On peut utiliser également l’idée de groupes de circonstance ou latents, au sens d’Olson (1971), c’est-à-dire organisés autour d’un objectif commun (Vieille Marchiset, 2003).
Le regard sociologique ou anthropologique sur les pratiques corporelles dites autonomes, situées aux frontières du sport, les a longtemps intégrées dans une dynamique contre-culturelle née dans les années 1950 aux États-Unis, et diffusée dans les années 1960 en Europe. Ces activités urbaines étaient perçues comme une nouvelle contestation de la société de consommation. Par une imprégnation progressive, elles auraient marqué différentes jeunesses sportives en résistance sociale contre un modèle capitaliste, sportif et urbanistique dominant (Beal, 1995 ; Borden, 2001). Elles se seraient développées en opposition aux institutions en place, politiques, familiales, religieuses et sportives. Cette dimension sous-culturelle, caractérisée par son versant minoritaire et dissident, permettrait un regroupement dans une hypothétique culture fun des pratiques de glisse dans la nature et dans la ville (Loret, 1995 ; Loret, Waser, 2001).
Cette interprétation a été remise en question, par la suite, pour plusieurs raisons. D’abord, l’opposition sociale et sportive est tout à fait relative, voire absente dans certaines pratiques. Certes, les pionniers ont revendiqué un esprit contestataire, mais ont bien vite été rattrapés par une logique de consommation, de médiatisation et de marchandisation qu’ils paraissaient dénigrer au départ. Ensuite, la généralisation est aujourd’hui contestée (Laurent, 2008). Quels rapports entre les pratiques de glisse sur l’eau (surf, funboard, kitesurf) et sur la neige (snowboard) et celles de roule (roller, skate) ? Comment relier les pratiques dites nouvelles, souvent issues d’une hybridation d’anciens matériels (skate notamment), et la réinterprétation de pratiques sportives traditionnelles (football, basket-ball, courses à pied) ? Les techniques requises sont-elles aisément transférables ? Les valeurs transmises sont-elles réellement similaires ? Les réponses à ces questions sont plus complexes que la logique de l’amalgame contre-culturel le laisse supposer. Les recherches effectuées sur les activités prises de manière isolée insistent sur la spécificité des cultures développées et sur les modes d’appropriation singuliers par les acteurs en fonction de leurs caractéristiques sociales (Segalen, 1994 ; Calogirou, Touché, 1995 ; Travert, 1997 ; Laurent, 2008). S’érige ainsi une kyrielle de microcultures dont les fonctionnements ne sont pas (ou plus) dissidents, mais parallèles. Les sports auto-organisés sont alors, non pas en marge des institutions (au sens classique), mais à distance du système social et sportif.
Cependant, il s’agit tout de même d’interroger les raisons d’une persistance de la représentation de cette déviance, de cette marginalité, de cette inorganisation ; autant de termes associés, dans le sens commun, à ces pratiques. Deux aspects méritent d’être soulignés.
Tout d’abord, toute activité s’appropriant des espaces autres que les gymnases, stades ou autres équipements spécifiques à des fins récréatives et sportives dans la durée, risque d’être stigmatisée à la fois par les habitants et par les pouvoirs publics (Vieille Marchiset, 2003) dès lors qu’elle entre en concurrence avec d’autres usages du même espace : si l’amateur d’escalade sur les grès de la forêt de Fontainebleau coexiste sans problème avec le promeneur du dimanche, le skateur au milieu du trottoir gêne parfois les passants et les commerçants. À partir de là, toute activité sportive hors du cadre organisé traditionnel risque alors d’être perçue comme dissidente, d’autant plus si elle se déroule dans les interstices "dangereux" de la ville.
Ensuite, les acteurs publics et associatifs sont dépendants de leurs dispositions intériorisées, marquées par des effets d’institution : le propre de celle-ci est de classer, de hiérarchiser, de catégoriser, voire d’étiqueter. Comme le rappelle Mary Douglas , à la suite d’Émile Durkheim (1903), « les institutions ont la mégalomanie pathétique de cet ordinateur qui verrait le monde à travers son seul programme » (2004 : 135). Ainsi, le sport fédéral, reconnu comme légitime, impose une norme instituée de la représentation reconnue du sport. Il impose ses catégorisations aux différents protagonistes, que ce soient les dirigeants associatifs, les sportifs compétiteurs, les responsables politiques et… les scientifiques eux-mêmes. Dès lors, les sports autonomes ne sont qu’une « sous-catégorie » de la réelle pratique sportive qui se déroule en club dans le giron fédéral.
Ces représentations imprègnent toute recherche sur les frontières du sport. Elles constituent un filtre interprétatif qu’il faut dépasser pour accéder à la réalité des pratiques informelles, ou moins formalisées, qui existent en marge du système fédéral.
Quelques frontières
Ce dossier entend ainsi explorer quelques « frontières » d’un concept hypothétique et polysémique, « le sport », en considérant comment de nouvelles pratiques (le skate, le surf, etc.) manifestent de nouvelles organisations sociales ou comment des sports reconnus (la boxe, la natation) connaissent, au-delà des discours officiels et des lumières du spectacle, des logiques internes que seule l’approche ethnographique peut appréhender. En une dizaine d’articles, il était impossible de donner une vue générale, ou même un simple échantillon représentatif, d’un phénomène social aussi large et divers. Les quelques exemples rassemblés ici permettent néanmoins déjà de réfléchir à quelques lignes de force propres à ces phénomènes sportifs.
Parapentiste se préparant à un décollage au treuil.
Dans le dos du parapentiste se trouve la sellette dans laquelle il s’asseoit et qui contient notamment une mousse de protection et un parachute de secours. Devant lui, est positionné un cockpit avec divers instruments dont un altimètre variomètre, un GPS et une radio. Il est relié à un cable actionné par un treuilleur placé à un kilomètre de là. L’homme en chemisette blanche, le starter, communique avec le treuilleur par radio pour synchroniser les actions du treuilleur et du pilote au moment du décollage.
Photographie : Annick Brunelle. Pilote : Marc Nossin.
On peut tout d’abord rappeler que la plupart des nouvelles pratiques sportives contemporaines sont apparues en lien avec de nouveaux objets : aux exemples anciens du ballon (qui rebondit grâce au caoutchouc du Nouveau-Monde), du vélo et des skis, s’ajoutent maintenant le surf, le skate ou le parapente. L’importance du matériel dans les cultures sportives est un élément central, car il permet notamment de comprendre comment s’articulent les logiques de la production industrielle et de la publicité de masse à des pratiques qui affirment souvent leur individualisme. On ne pourra ainsi lire les articles de Julien Glauser sur le skate, d’Anne-Sophie Sayeux sur le surf sans se rappeler cette primauté du matériel sur la pratique [3], mais on retrouvera dans tous les articles le fait que ces techniques du corps (Mauss) mettent quasiment toujours en œuvre des objets spécifiques. Les sports s’exercent également dans la matérialité de l’espace : que les aires de pratique soient conquises dans les ruelles de Caracas (Pedrazzini) ou instituées avec les piscines municipales, elles n’en portent pas moins un sens culturel fort dès lors que l’on pose sur elles un regard anthropologique. C’est notamment ce que réalise Jean-Marie Privat qui décèle (dans le prolongement des réflexions de Jack Goody, cf. Chevalier, Mayor 2008 *) comment la pensée graphique, et notamment le quadrillage, s’impose dans « l’O du bain ».
Il faut également considérer les organisations sociales que manifestent ou que réalisent les activités sportives. En ouverture de ce dossier, on trouvera, dans l’entretien que Marc Augé a accordé à la revue, une pensée à la fois synthétique et riche en anecdotes sur des histoires et des dispositifs sociaux qui vont du football-spectacle au vélo comme moyen de transport ouvert aux rêveries des promenades à bicyclette et des échappées du Tour de France. Dans l’esprit de ce numéro sur les frontières du sport, Yves Pedrazzini renverse l’ethnocentrisme habituel qui pose les fédérations sportives au cœur du phénomène sportif : son article enlevé sur les gangs vénézuéliens et leur engouement pour le basket de rue souligne comment l’impulsion sportive surgit constamment dans les barrios populaires. Cependant, dans ces milieux englués dans la pauvreté et la violence, et malgré toutes les incitations délictueuses, les gangs de jeunes hommes sont moins des associations de malfaiteurs que des regroupements sportifs. Traitant également de basket de rue, et le comparant à une autre pratique de rue, le skate, Gilles Vieille Marchiset nous ramène sur des terrains français pour montrer que les regroupements informels de sportifs ne sont en rien inorganisés : l’espace et le temps y sont rigoureusement structurés, voire hiérarchisés, dans des sociabilités de groupe nourries de micro-rituels. On découvre aussi, dans ses analyses, comment l’accès à l’espace public fait l’objet de négociations fluctuantes entre les pouvoirs publics et des mouvements auto-organisés qui se développent en dehors des fédérations et des associations (selon la loi de 1901 en France). L’hypothèse d’une légitimation par l’intérieur et par l’extérieur est présentée, le renouvellement du processus d’institutionnalisation est alors discuté à partir d’une exploration de ces pratiques sportives des marges urbaines.
Il apparaît ensuite que les pratiques sportives contemporaines ont comme caractéristique essentielle de constituer des micro-mondes, des cultures au sens ethnologique. Chacune connaît ses héros et ses légendes, ses règles et ses rituels, ses spécialités et ses mots techniques ; plusieurs articles comprennent ainsi un glossaire abrégé. Il est bien connu que la traditionnelle diversité géographique ou culturelle (à chaque village ou à chaque ethnie, ses règles et ses sports) se voit aujourd’hui [4] remodelée dans les termes d’une diversité cosmopolite (on pratique le skate au Japon comme en Suisse, mais un Suisse non pratiquant ne comprend probablement rien à la pratique de son voisin, voire de son propre enfant). Il y a là ce que Thierry Wendling appelle un « cosmopolitisme de pratique » qui fait qu’un joueur d’échecs de compétition trouve toujours langue commune avec des adversaires de Moscou, de New York ou de Delhi (2002). Monica Aceti éclaire ainsi comment un tel cosmopolitisme de pratique se constitue actuellement autour de la capoeira brésilienne. Ses différents terrains, de Damas à Berlin, soulignent de plus la diversité des motivations : les maîtres brésiliens n’ont ni les mêmes attentes, ni les mêmes parcours sociaux que leurs élèves européens, mais les uns comme les autres se retrouvent dans une sorte de co-construction d’une Afrique (ou d’un Brésil) originelle et imaginaire.
Il convient ici d’insister sur la prégnance de l’image dans beaucoup de ces sports. L’essor des appareils numériques et des réseaux de diffusion sur internet explique en partie pourquoi ces nouvelles pratiques sportives trouvent un écho privilégié dans ces nouveaux médias. De même que pour les réseaux sociaux où circulent librement des "informations" très intimes, les sites internet offrent un passage, direct et immédiat, du local au global. On notera cependant qu’il faut être pratiquant, journaliste ou ethnologue (ou simplement curieux), pour les découvrir car ils restent par définition dans cette clôture culturelle mentionnée plus haut. A l’occasion, certaines photographies ou vidéos spectaculaires connaissent cependant des emballements mondiaux éphémères au hasard des journaux télévisés et du « buzz » d’internet. Aussi est-il intéressant de voir comment ces images sont construites par les cultures sportives elles-mêmes. Julien Glauser donne ici une stimulante ethnographie de la production des photographies et des vidéos de skate au Japon. Les répétitions propres à l’entraînement sportif se multiplient alors avec les répétitions des prises de vue en quête d’instants spectaculaires. On appréciera, par ailleurs, le dispositif graphique choisi par Jérôme Beauchez qui associe dans son article des vignettes en noir et blanc représentant l’ordinaire des entraînements de boxe et des reproductions en couleurs de scènes de boxe par des artistes contemporains. En ne se limitant pas au rôle de consommateurs d’objets sportifs, en se faisant aussi producteurs d’images, les pratiquants renforcent dès lors leur culture sportive et lui donnent, au-delà du geste fugace, une "matérialité".
Beaucoup de ces images et de ces vidéos, associées à des textes et à des discussions "indigènes", se retrouvent librement accessibles sur les sites et les forums d’internet. Les chercheurs en sciences humaines et sociales disposent ainsi d’un matériel considérable pour nourrir leurs analyses. Il devient possible d’explorer, "à la maison" mais en même temps avec une certaine profondeur, des univers culturels spécifiques et d’en tirer, notamment, de très larges éléments comparatifs. L’apport remarquable d’internet et la découverte par son biais de ces univers sportifs spécifiques constituent des incitations très fortes à mener à partir de là de solides ethnographies de terrain. Car, comme l’écrivait déjà Lévi-Strauss en 1949, les ethnologues ont vocation dans leurs analyses à dépasser « ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre ou le papier » (1958 : 33), ou encore, aujourd’hui, sur internet. Tous les textes ici rassemblés sont basés sur de solides ethnographies classiques. On notera particulièrement comment Anne-Sophie Sayeux contraste dans son article les images publicitaires et sensuelles du surf à la réalité conflictuelle de l’attente, par un banc de surfeurs, d’une belle vague qu’un seul d’entre eux réussira à chevaucher.
De même si Jérôme Beauchez réussit à nous faire revivre l’ambiance si particulière d’une salle d’entraînement de boxe, c’est parce qu’il a assidûment fréquenté ce lieu, frappé les sacs de sable et su ne céder ni aux coups reçus sur le ring, ni à « la pitié » que pouvait inspirer la faiblesse d’un partenaire d’entraînement. On comprend dès lors mieux comment chaque boxeur développe dans un même mouvement techniques pugilistiques, valeurs morales et gestion des émotions.