Cet entretien avec Roger Chartier et Daniel Fabre a été réalisé par Thierry Wendling le 14 janvier 2015 à Paris. La prise de vue était assurée par Jean-Christophe Monferran. La rédaction de la revue ethnographiques.org remercie Julie Rothenbuhler pour sa participation à la transcription de l’entretien.
La fréquentation des textes
Thierry Wendling (T. W.) : Merci beaucoup Roger Chartier de nous accueillir au Collège de France pour mener avec Daniel Fabre une discussion sur le rapport que vous entretenez tous deux avec les textes et avec l’écriture. Les livres créent des rencontres et l’entretien croisé d’aujourd’hui poursuit d’innombrables discussions que vous avez déjà eues ensemble. Aussi, pourriez-vous tout d’abord nous raconter comment un ethnologue et un historien se sont mis à dialoguer ensemble sur la question de l’écriture ? Comment, tous les deux, en êtes-vous arrivés à considérer le texte non seulement comme une source d’information mais aussi comme un problème intellectuel ?
De l’Ecole des Annales à l’ethnologie de la lecture
Roger Chartier (R. C.) : Il y a un rapport immédiat avec la rencontre et la trajectoire, puisque me vient à l’esprit un colloque à Saint-Maximin qui a ensuite été publié sous le titre Pratiques de la lecture (Chartier, 1985). Daniel y avait donné un texte magnifique sur le livre de magie et la magie du livre (Fabre, 1985). Il suggérait que le livre de magie pouvait être perçu comme une allégorie de tous les livres car on y retrouve à la fois la puissance de l’écrit —c’est un instrument magnifique de pouvoir— et le danger que représente cette puissance.
Cette rencontre avait été organisée à un moment où, pour un historien venant de l’histoire culturelle des Annales, la conscience avait été prise qu’il était peut-être nécessaire de compter les livres mais que ce n’était pas suffisant pour comprendre ce que des individus, des communautés ou des sociétés faisaient avec eux. Cela s’inscrivait donc dans le contexte de l’histoire culturelle qui se déplaçait, depuis la tradition des Annales (fondamentalement sociale et quantitative) vers une analyse de pratiques plus individuelles et une saisie plus ethnographique de ces pratiques. Dans cette trajectoire, plusieurs itinéraires, le mien mais aussi d’autres, se sont attachés à l’invention du quotidien (De Certeau, 1980), à l’appropriation de formules ou d’objets communs par des pratiques singulières.
C’est dans cette perspective que je me suis interrogé sur le rapport du lecteur (ou de la lectrice) à ce qu’il (ou elle) lit. On se trouve alors confronté à l’idée que le lecteur est un individu singulier qui appartient également à une communauté d’interprétation ou de lecture. Le lecteur situe donc sa propre individualité à l’intérieur de normes, de règles, d’usages, d’intérêts pour le livre. On en arrive aussi, tout de suite, à considérer que la lecture s’approprie une œuvre, un texte, un discours à partir d’une forme, d’une matérialité.
Le questionnaire n’était pas fondamentalement différent de celui de l’ethnologie et faisait que chaque historien devait se doter de compétences en sociologie culturelle, en analyse des discours et aussi —de façon plus classique— en critique littéraire. Cette approche devait aussi faire de l’historien, d’une certaine manière, un bibliographe et un paléographe de façon à produire une analyse rigoureuse sur les matérialités dans lesquelles les discours sont inscrits. Cette rencontre pouvait avoir une dimension non seulement interdisciplinaire mais aussi internationale afin d’associer la tradition d’histoire socioculturelle à la française, l’accent mis dans le monde anglais, américain, australien, néo-zélandais sur la matérialité du livre — héritier de la « bibliographie matérielle » (McKenzie, 1991) — , les réflexions de la paléographie et de la codicologie italienne, notamment celles de notre grand ami Armando Petrucci (1984, 1993) sur des écrits qui ne sont pas imprimés, et enfin les différentes formes de critique littéraire, au moins celles qui considèrent qu’il y a une historicité dans la production du sens.
Cette démarche a tout de suite été en décalage, ou en opposition, avec des approches plus strictement sémiotiques ou structuralistes qui n’accordent pas une grande importance à cette historicité des conditions de composition et de production, d’inscription du texte ou de réception de la lecture et qui mettent plutôt l’accent sur la production du sens par le langage lui-même à l’intérieur de l’œuvre. En revanche, entraient dans l’horizon avec lequel il fallait travailler toutes les autres approches qui s’intéressent à la fonction auteur, à la propriété intellectuelle, au jeu de négociations entre les pratiques et les discours du monde social, aux genres littéraires et ce que les auteurs en font…
De l’écrit à l’oral, et réciproquement
Daniel Fabre (D. F.) : Roger Chartier a bien marqué comment son itinéraire était au fond un itinéraire d’indiscipliné. Il devait sortir d’un modèle de l’histoire culturelle pour en produire un autre. Ce dialogue entre disciplines et entre traditions intellectuelles est caractéristique de la capacité qu’a eu Roger à créer des carrefours où des grands noms, plus ou moins connus, ont alimenté de nouvelles problématiques.
Pour moi la rupture a été un peu différente parce que je venais des lettres classiques. Avant 1968, il y avait chez le jeune homme indiscipliné que j’étais une vive résistance à la rhétorique de l’enseignement littéraire. L’enfermement dans les textes et la célébration des classiques m’indisposaient énormément. J’ai alors découvert le livre de Robert Mandrou, De la culture populaire en France au XVIIe et XVIIIe siècle (1964), qui m’a absolument fasciné. Avec cette première exploration des textes de la Bibliothèque Bleue de Troyes, la littérature s’est éloignée et l’ethnologie m’a de plus en plus intéressé.
A l’époque, au tournant des années 1960-1970, la grande anthropologie affrontait des textes. Lévi-Strauss travaillait à sa grande œuvre des « Mythologiques » (1964-1971). On traduisait Propp (1970), que j’ai d’abord lu dans son édition anglaise (1958). On découvrait Bakhtin (1970) dans sa traduction américaine (1968). Le conte populaire apparaissait comme une clé d’approche de l’océan infini des récits humains, comme disait Roland Barthes [1]. Il y avait là toute une génération pour qui la question du récit, oral ou écrit, était une voie pour une anthropologie renouvelée. Si on reprenait les travaux de tous les anthropologues entre 1965 et 1975, on se rendrait compte que tous ont affronté, à un moment ou un autre et à leur façon, la question du récit.
Il se trouve que mon premier terrain portait sur la tradition orale et était situé sur la frontière entre la Catalogne et la France, dans les Pyrénées (Fabre, Lacroix, 1973-1974). Ce qui m’a surpris et qui avait jusqu’alors très peu frappé les ethnologues, c’est que cette tradition orale était pleine de réminiscences de l’écriture. De ces choses écrites dont Mandrou, de façon sans doute un peu cursive et superficielle, nous avait entrouvert les portes. Je retrouvais des morceaux de livrets de colportage, des complaintes du XVIIIe siècle, des contes qui dépendaient directement de la mode des contes de fées du XVIIe et du XVIIIe siècles. J’y ai été immédiatement très sensible.
S’y ajoutait — ce n’était pas, et ça le reste aujourd’hui, une mince affaire — la question du rapport des langues. Cette littérature circulait majoritairement dans les langues dominantes, par exemple en français, et elle était donc reprise, traduite, reformulée, dans les dialectes locaux qui résistaient remarquablement dans les zones montagnardes où je travaillais. Pour moi, la question du texte sortait de la définition canonique de l’objet texte. Un texte représentait une rencontre de traditions et de langues différentes et, en même temps, était le lieu d’un rapport de force.
Parce que cet atelier de l’oralité qui puise dans l’écriture, qui est composé de va-et-vient entre l’oral et l’écrit, avait été encadré, bridé et appauvri par la généralisation de l’école primaire. J’ai la plus grande admiration pour les instituteurs mais eux-mêmes se trouvaient dans une situation profondément contradictoire parce qu’ils étaient nommés à l’époque dans leur département. Ils partageaient ce que nous appelons la culture populaire et pratiquaient les langues locales. En même temps, ils avaient pour mission de forger le français national et y ont parfaitement réussi ; la télévision a aussi accéléré infiniment les choses. Eux-mêmes étaient souvent des érudits locaux très attentifs aux spécificités de la vie sociale et culturelle locale.
Sur ces thèmes qui ont constitué mon premier programme de travail, est venu se brancher un événement de grande portée qui a été la lecture des premiers textes de Jack Goody, d’abord ses travaux d’africaniste sur la récitation du bagré (1972 [2])(*), et ensuite son livre traduit à la fin des années 1970 sur la littératie (1979). Je retrouvais exactement les problèmes que je me posais sur le contact des sociétés de l’oral avec la lecture-écriture. Goody faisait des propositions tout à fait intéressantes. En même temps, je me rendais compte qu’il exagérait la coupure entre oral et écrit et surtout qu’il n’était pas très attentif au feedback qui fait que certaines pratiques de l’écrit, les listes par exemple, étaient tout de suite récupérées et informaient des productions orales. Mais l’œuvre de Goody a quand même été un moment très important dans la discussion.
D’autre part, la question des cultures populaires a été, bien au delà de Mandrou, une grande problématique pour les historiens de la génération de Roger Chartier. Aujourd’hui, on utilise ce terme avec beaucoup de précautions car il a été beaucoup travaillé entre 1975 et 1985. Je me souviens que Roger, tu étais venu à Toulouse lors d’un colloque sur les nouvelles voies de l’anthropologie de la France que j’avais organisé [3]. Tu avais fait une intervention devant une salle très fournie sur la manière dont la nouvelle génération d’historiens pensait les questions de culture populaire.
Si nous sautons de quelques décennies et nous reportons aux dix-quinze dernières années, au fond l’un des sujets qui me passionne le plus renoue avec mon point de départ académique : c’est la question des écrivains, de l’incarnation de la littérature, alors même que l’histoire textuelle de la littérature a tendu à faire du texte un produit plus abstrait. Ce sont des thèmes sur lesquels Roger Chartier nous a donné des textes importants (Chartier, 1987, 1990 et 2000). Dès la fin du XVIIIe siècle, on assiste à un processus d’incarnation, de présentification qui va au-delà de la matière même du livre. Ce qu’on appelle « littérature » déborde en tous sens du corpus textuel pour s’incarner dans les personnages qui nous servent à nommer les rues, dont on visite les maisons, dont on collectionne les manuscrits. Ce chantier actuel sur la sacralisation de la littérature est une manière de revenir, avec des lunettes totalement renouvelées, sur mon point de départ, à la fois sur mon premier terrain et sur ma première formation.
La singularité individuelle et la culture populaire
T. W. : Roger Chartier, est-ce que cette capacité à l’indiscipline que mentionnait Daniel Fabre est en lien avec un intérêt pour les personnes dans la mesure où l’écrit présente cette double facette, à la fois très individuelle et très collective ? Comment un historien peut-il finalement aborder ce rapport à l’individu et à la société par le texte ?
Une note de bas de page de discours
R. C. : Je vais essayer de répondre mais, en même temps que Daniel parlait, je pensais qu’il donnait raison à Jack Goody parce que son exposé très riche et très dense fait que j’aurais voulu prendre des notes mentales. Malheureusement, les capacités de la mémoire ne sont plus celles décrites par Mary Carruthers pour l’Âge médiéval (2002) ou par Frances A. Yates pour la Renaissance (1975). C’est presque une tâche impossible. Goody a peut-être exagéré la césure entre écrit et oralité mais il y a bien des opérations intellectuelles qui ne sont possibles qu’à condition — dans un contexte de civilisation donnée — que l’on puisse utiliser l’écrit. Donc, je n’ai pas mémorisé tous les points sur lesquels j’aurais voulu revenir.
Des conteurs szeklers à Montaigne, Prince des humanistes
R. C. : Une suggestion de Daniel peut peut-être amener une réponse à la question. Il a évoqué que, commençant avec une enquête ethnologique qui devait se focaliser sur l’oralité, il rencontrait, de façons multiples et diverses, du texte, de l’écrit. Cela a été l’expérience de beaucoup de travaux sur la littérature orale qui témoignaient d’une présence directe ou indirecte de lectures réappropriées. Je me souviens du très beau livre de Linda Dégh (1969) sur la manière de raconter les contes en Europe Centrale après la Seconde Guerre Mondiale, dans une communauté qui s’appelle les Szeklers, si je me souviens bien. C’est à la frontière de la Hongrie et de la Roumanie, non ?
D. F. : C’est ça, exactement !
R. C. : Cela se lie à ce que vous dites car Linda Dégh retrouvait, dans le répertoire des contes, des équivalents de la Bibliothèque Bleue, des brochures, des imprimés, mais elle détectait aussi que si chacun pouvait raconter des contes, tout le monde n’était pas forcément un conteur. L’art de la « performance » était propre à certains individus plus ou moins professionnalisés. Eux savaient jouer sur ce répertoire commun et sur les circonstances, c’est-à-dire qu’ils étaient capables d’intégrer le moment, les interlocuteurs, leur propre personne. Dans ce qui pouvait être le plus collectif, il y avait une singularité individuelle.
La réciproque a été que les historiens de l’écrit se sont intéressés à l’oralité. Une oralité évidemment toujours muette pour un historien ; on peut juste regarder les mots, écouter avec les yeux. L’oralité est aussi une des formes majeures de transmission des textes, du théâtre au serment, de la lecture à haute voix à la pédagogie. Un autre thème important a été : comment de la parole vive peut-elle être transcrite ? A partir de la fin du XVIe siècle en Angleterre, on utilise des méthodes d’écriture rapide, de sténographie. Ce jeu entre la transcription de l’oral et la transmission orale de l’écrit a été un des grands thèmes qui a transformé l’histoire de la culture écrite.
Quel est le genre qui a toujours dominé la production historiographique ? C’est la biographie où les individus sont omniprésents. Mais c’était traiter la singularité individuelle comme une ressource possible pour comprendre quelque chose qui la dépasse ou dans laquelle elle s’inscrit. Cela peut parfois amener à des conclusions surprenantes. Prenons l’exemple de Montaigne, le Prince des humanistes. Ses modes de lectures sont aux antipodes de tout ce qui définit la norme de la lecture humaniste. Il ne lit pas la nuit. Si un texte est difficile, il passe à un autre. Il utilise très peu, sauf dans les premiers essais, la technique des lieux communs, c’est-à-dire en distribuant entre les rubriques thématiques d’un cahier des citations ou extraits des textes lus. Il va directement dans sa bibliothèque et copie des passages entiers dans les Essais. Ses pratiques sont antinomiques avec ce que l’on définit comme le modèle de l’humanisme érudit, savant et philologique. Montaigne a laissé des traces de son écriture dans les livres qu’il a lus et qui sont conservés à Bordeaux, à la Bibliothèque Nationale et à Cambridge (Hoffmann, 1998). On voit qu’il ne lit pas du tout comme un humaniste, qu’il ne fait pas de notations marginales pour indiquer les topiques ou les thèmes à mémoriser, ou à transporter dans un cahier de lieux communs. Il écrit un commentaire d’ensemble à la fin du livre. Ce qui fait que, dans certains des « Essais », on retrouve ce qu’il avait écrit à la fin sur les pages blanches des livres.
Montaigne a aussi laissé dans un des exemplaires d’une édition imprimée de ses Essais les annotations marginales qui devaient entraîner une modification du texte pour une future réédition. Comme Daniel l’a rappelé, ce n’est que très tard que l’on va prendre de l’intérêt, y compris les auteurs eux-mêmes, pour les manuscrits d’auteurs. Auparavant, une fois le texte imprimé, on les détruisait (sauf raison particulière comme dans le cas de l’Espagne). Ce manuscrit littéraire, l’exemplaire de Bordeaux, est un cas exceptionnel, d’autant plus intéressant qu’il est écrit sur un livre imprimé ; si Montaigne avait écrit ses annotations sur des feuilles à part, il y a toutes chances qu’elles auraient disparu comme la quasi-totalité des manuscrits autographes pour les XVIe et XVIIe siècles.
Définir le « populaire »
R. C. : Le livre de Mandrou sur la Bibliothèque Bleue est effectivement un livre très important. La première édition date, je crois, de 1964. Aujourd’hui, on le critiquerait fortement de déplacer entre l’oral et l’écrit le rapport que Daniel a rappelé de l’écrit à l’écrit. En fait, les textes édités dans la Bibliothèque Bleue ont toujours, sauf cas exceptionnels, eu une existence préalable, parfois très longue. Ils ont été lus, vendus dans les circuits normaux de la librairie ; à un moment donné, dès la fin du XVIe siècle, y compris à Lyon, certains libraires-éditeurs ont pensé qu’en leur faisant supporter quelques modifications, pas toujours très fortes, on pouvait créer un nouveau public. Parfois le libraire-éditeur se trompait, le livre n’était alors jamais réédité, parfois il avait raison et, depuis la fin du XVIe ou le début du XVIIe jusqu’au milieu du XIXe, on retrouve répétés les textes classiques du corpus. Mandrou n’était pas un spécialiste d’histoire du livre au sens strict, il a vu dans ce corpus une mentalité, de là son idée d’une culture populaire, surtout paysanne, et le colportage lié à cette forme. Aujourd’hui, on pourrait dire que le colportage était fondamentalement urbain, que les textes n’avaient en eux-mêmes rien de populaire et que c’est à travers ce processus de transformation du texte et de l’offre éditoriale qu’ils devenaient (éventuellement) populaires.
Comme le disait Daniel, ce n’est pas pour accabler Mandrou : s’intéresser à ce corpus était une idée originale et fondamentale. Après, la césure entre populaire et non populaire est devenue beaucoup plus complexe. Qu’est-ce qu’on va qualifier de « populaire » ? Certainement pas le corpus des textes. Peut-être les formes d’édition, bon marché, imprimées rapidement, essentiellement vendues par colportage, même s’il est d’abord urbain. Va-t-on définir comme populaires les lecteurs ? On sait que des membres de l’élite s’y intéressaient ; était-ce alors au premier degré ou déjà comme collectionneurs du monde étrange et éloigné de ceux qui lisaient ces textes ? On ne sait pas mais, en tous les cas, il y avait sûrement des lecteurs qu’il serait difficile de qualifier de populaires.
La présence de l’individu devient sensible lorsque des traces ont été laissées. Je me souviens des analyses de Daniel disant qu’à partir du XVIIe ou du XVIIIe siècle, il y a deux milieux, dans lesquels on trouve des traces de lectures. Si on met à part les puritains qui écrivent leur vie sous le regard de Dieu (il y a plusieurs analyses pour le monde londonien (Seaver, 1985)), le milieu des bergers (Fabre, 1993b, 2007) et celui des typographes (Davis, 1979 ; Minard, 1989) ont produit, plus que d’autres, des autobiographies dans lesquelles il est question de lecture et qui, écrites, sont par définition des traces. Elles se liaient dans les deux cas à une pratique professionnelle. Ces corpus restent assez limités mais ils manifestent cette idée de rencontrer dans la singularité quelque chose qui est partagé.
T. W. : Est-ce que le dépassement de l’opposition culture populaire / culture savante est passé aussi par un élargissement des textes considérés, en s’intéressant par exemple aux listes ordinaires de courses, aux manuscrits qui n’étaient pas destinés à être publiés comme les journaux intimes, ou encore aux écritures urbaines ?
R. C. : Absolument, oui.
T. W. : Il y a eu aussi dans ce qu’aujourd’hui on appelle les œuvres d’art, une période de purification qui en a fait disparaître toute marque écrite. On est revenu, à partir des surréalistes et chez certains artistes contemporains, à un mélange d’écrits et d’images. Est-ce que ce processus artistique n’a pas participé aussi à dépasser cette opposition ?
R. C. : Je vais laisser répondre Daniel plus longuement. Mais, sur la difficile question du populaire, je me souviens d’une définition de Lawrence Levine, l’auteur de Highbrow/ Lowbrow (1990), un livre superbe sur la culture américaine populaire au XIXe siècle. « Populaire » peut s’entendre au sens social des pratiques (de production ou de réception) de milieux que l’histoire sociale définit comme populaires (les artisans, les petits boutiquiers, une partie du monde rural). C’est une définition sociologique, objective, même si elle peut varier. « Populaire » peut aussi caractériser ce qui a du succès, comme on dit qu’une chanson est populaire quand on en vend beaucoup de disques. Pour un historien, cela peut être mesuré avec la réédition des textes dans des formes qui visent le plus grand public, ou par le nombre de personnes allant au théâtre à Londres, ou dans les corrales en Espagne. « Populaire » peut aussi désigner quelque chose qui traverse toute une société. C’est généralement lié au succès, mais ça peut être une œuvre, une image ou une pratique qui est partagée parce que traversant tous les écarts sociaux. On peut jouer sur ces trois définitions.
Savoir dépasser les frontières de disciplines et de genres littéraires
R. C. : Ce que vous dites se trouve renforcé, pour les historiens mais aussi pour les ethnologues, par les travaux d’Armando Petrucci (sur la paléographie et la codicologie) qui ont contribué à faire tomber les frontières entre populaires et élites (1984, 1993). Même si Petrucci est connu, les traditions française ou anglo-américaine n’en ont pas tiré suffisamment la conséquence. Celle-ci va dans votre sens, en repérant des homologies ou des parentés entre des formes d’écritures qui apparaissent traditionnellement opposées. Un article magnifique de Petrucci (1984) porte sur la similitude, dans l’Italie du Quattrocento, entre la manière dont les notaires établissent leurs « minutes » et celle dont les poètes (qui sont souvent des notaires ou des fils de notaires, comme Pétrarque) construisent leurs brouillons. Cette homologie, c’est presque du Panofsky ! Que ce soit le manuscrit autographe poétique ou les minutes notariales, on retrouve les mêmes structures d’écriture : on barre avec de grands traits ce qui va être copié ailleurs, on note les moments successifs dans lesquels tel ou tel fragment a été écrit. On passe de la « minute » à la « grosse » comme du manuscrit autographe à la copie. Cette copie était normalement faite par un scribe mais, dans le cas de Pétrarque, elle était faite de sa main car il n’avait aucune confiance dans les scribes qui corrompaient ses textes. C’est un très bel exemple où la frontière de genre éclate au profit d’une analyse des homologies dans les manières de concevoir la production écrite. A cet effacement des différences entre les genres d’écrits correspond la possibilité d’établir un continuum dans les pratiques de l’écriture, d’où des thèmes comme la délégation d’écriture, comme les écritures populaires — au sens sociologique — des petits boutiquiers et des marchands à Rome, comme l’expertise sur l’écriture.
Ces objets ne sont plus traités selon une localisation a priori dans une catégorie sociale, même si certains traits peuvent en être retrouvés à travers les critères morphologiques de la paléographie. Vous évoquiez les « écritures exposées » qui ont été un des grands thèmes de Petrucci (1993). Les plus populaires — elles concernent la vie des quartiers ou les hostilités de voisinage — ont des caractéristiques graphiques propres, comme l’utilisation, dans un même mot, de majuscules et de minuscules. On retrouve donc du populaire, non pas immédiatement dans du sociologique, mais dans la manière d’écrire. Petrucci parle d’ « écritures déviantes » pour caractériser cette distance à la norme graphique. On voit bien ici comment l’aspect morphologique lié à l’érudition et l’aspect sociologique, lié à une analyse des hiérarchies ou des dominations, loin d’être contradictoires, sont intimement liées.
Savoir distinguer l’analphabétisme et la délégation d’écriture
D. F. : S’agissant de définir le populaire, il me semble qu’un biais s’est introduit à partir du moment où la tâche d’éduquer est devenue un devoir d’État. L’opposition n’a plus porté sur les pratiques, orales et écrites, mais sur les savoirs, lettrés et illettrés. Il y a là un biais dont nous avons dû, historiens et ethnologues, nous défaire. On voit ce biais à l’œuvre dans les premières enquêtes statistiques sur les compétences des individus qui se mesuraient à partir de la signature au bas des actes publics, en particulier de mariage.
Aux débuts de la Troisième République, le recteur Maggiolo a ordonné de faire pour l’ensemble français un comptage de ces savoirs qui lui a permis de classer les départements, les régions, les villes et les campagnes, les hommes et les femmes, en fonction de cette compétence (Furet, Ozouf, 1977). Il a ainsi opposé un monde pour qui l’écriture était suffisamment familière pour qu’on s’en empare dans des usages quotidiens, à un autre monde, à la fois géographique et social, où l’écriture semble exclue.
Il y a là une erreur de perspective qui me paraît assez grave. Quand on plonge dans l’époque des temps modernes, la société ne fonctionne pas sur cette opposition du savoir et du non-savoir. Dans un milieu donné, la familiarité à l’écriture est d’abord une familiarité d’ambiance. Il y a de l’écrit à l’église, chez les notaires, sur les murs. Daniel Roche (1981), qui partage ce bureau [4], a montré comment, à Paris au XVIIIe siècle, les gens illettrés ou peu lettrés étaient dans un bain d’écriture. Même dans le village le plus isolé, la familiarité avec l’écriture restait présente. Il en allait du savoir écrire comme de tous les savoir-faire. Tout le monde n’est pas cordonnier ou charpentier. On pouvait déléguer l’écriture aux quelques-uns qui écrivaient. Tu faisais allusion à cet acte très important qu’est la délégation d’écriture.
L’enquête collective que nous avons faite sur les écritures ordinaires (Fabre, 1993a et 1997) m’a vraiment éclairé, en particulier tout le travail sur l’écriture chez les Tsiganes (Williams, 1997). Quand on creuse l’extraordinaire résistance des enfants de ces communautés à la scolarisation, on découvre qu’ils disent « mais à quoi ça sert ? ». Il y a toujours quelqu’un pour s’occuper des actes administratifs ou pour rédiger une lettre ; il y a une gestion collective du savoir écrire.
C’est la modernité qui a fait du savoir lire et écrire une obligation, faute de quoi l’individu est défini comme handicapé. Ce handicap a véritablement existé ; il s’est manifesté à partir du moment où ce savoir minimum a été exigé à chacun d’entre nous par tous les actes et à tous les moments de la vie sociale. Mais il y a eu longtemps des sociétés où ce savoir pouvait se partager, fonctionner par délégation. Sur cet arrière-plan, on voit se manifester non plus des individus mais des sortes de corporations.
Bergers ès lettres
D. F. : Je me suis beaucoup intéressé, vous y avez fait allusion, à une corporation, celle des bergers, dont l’investissement dans le savoir lire et écrire peut paraître, a priori, paradoxal. En réalité, cette compétence commençait par la connaissance professionnelle des marques.
C’était impossible de gérer un grand troupeau sans avoir un répertoire — non pas simplement mémorisé — mais écrit. On a un énorme livre en catalan des transhumants qui passaient la frontière de l’Espagne au XVIIIe siècle [5]. Il contient des milliers de marques et permettait d’identifier le propriétaire des bêtes marquées par un signe.
La figure du berger s’est donc construit sur un savoir nécessaire pour les trois ou quatre bergers qui conduisaient les grands troupeaux transhumants provençaux, déjà à la fin du Moyen Âge aux XIIIe-XIVe siècles. L’un d’entre eux s’appelait « L’escrivan ». On connaît son matériel : un roseau avec ses plumes et de l’encre. Comme la profession était valorisée, ils avaient souvent des rôles rituels spécifiques à l’église. Les Noëls, qui sont des cantiques d’une forme particulière, parlent de ces personnages.
Cette figure du berger se décline de tout un tas de manière : le berger de métier, le berger de chanson, le berger de papier, les pastorales. Au XVIIIe siècle, on voit des bergers de métier qui s’emparent de cette représentation et produisent des textes où ils nourrissent l’image de leur propre corporation. Ils se présentent comme des gens qui savent quantités de choses. Pas seulement lire et écrire mais aussi déchiffrer les astres, jouer de la musique, manipuler les plantes, préparer des remèdes. Cela les conduit à avoir des réputations — parfois fondées — de magiciens ou de sorciers. On a donc, à l’intérieur d’espaces qui semblent très peu sensibles à l’écrit, des incarnations durables des personnalités littéraires que sont les bergers de papier, entre galanterie, dévotion et sorcellerie. Je crois que c’est dans ces mondes où l’écrit est rare qu’une théorie de la force de l’écrit — à la fois savoir et pouvoir — s’est mise en place.
Livres de magie et alphabets brodés
D. F. : C’est une théorie qui explicite les risques que fait courir le livre de magie. On peut les résumer en deux phrases : on prend de très grands risques à lire un livre de magie parce que la lecture est le moment passif de la relation ; pour s’approprier sans risque la force du livre de magie, il faut pouvoir le recopier. Le magicien est celui qui s’est emparé par la copie de la force du livre. Cette mythologie se retrouve incarnée dans les faits divers par un profane qui prend un livre, se plonge dedans et devient fou. Très souvent ce profane — je parle là de témoignages contemporains, dans les années 1970 — est une femme, en particulier une institutrice. Quand les institutrices sont arrivées dans les villages, elles avaient souvent la réputation d’être très perturbées parce qu’elles étaient dans les livres et que c’était pour elles un risque grave [6].
Ce qui nous laisse à penser bien sûr. Les historiens quantitativistes de l’alphabétisation nous ont quand même appris que lire et écrire étaient dissociés dans l’ancienne pratique. On apprenait à lire et on pouvait, sachant lire, apprendre à écrire. Pour nous, c’est impensable de dissocier les deux mais autrefois c’était séparé. Cette théorie de la magie du livre fait écho à une hiérarchie dans l’initiation au lire et écrire. Lire est une première étape, celle des faibles qui n’ont pas encore la capacité de maîtriser la force de l’écrit et ce n’est que quand on écrit qu’on peut se rendre maître de cette force. Ces mondes complexes ne peuvent donc pas être réduits à des mondes d’illettrés. On y rencontre des représentations, des modes d’actions, des parcours initiatiques, tout un tas de pratiques qui concernent l’écrit et l’écriture. Ce sont des mondes où l’on s’intéresse énormément à la question de l’écrit et de ses pouvoirs.
L’approche théorique que nous avons ainsi développée sur ces mondes était neuve par rapport à la représentation qui en a souvent été donnée à la suite du recteur Maggiolo et qu’on retrouve projetée sur des cartes où certaines zones de montagne ont des pourcentages de sachant signer ridiculement bas. En même temps, la République avait besoin, dans son projet d’alphabétisation généralisée, de transformer la définition de la personne. Le savoir lire et écrire est devenu une propriété et une valeur qui qualifie la personne. Dorénavant, lire et écrire relève de l’ensemble des capacités nécessaires pour vivre en société. La discussion actuelle sur l’analphabétisme et l’illettrisme ne peut se comprendre que sur cet arrière-fond d’une transformation ontologique, qui ne dépend pas de l’introduction de l’écriture au sens abstrait, mais de l’appropriation individuelle de ce savoir. Tu vois, ta question sur le collectif et l’individu me fait filer dans cette direction.
R. C. : On va prendre « filer » dans un sens premier parce que je trouve très intéressante l’idée qu’il y a des gestes gouvernés par des normes qui ne sont pas forcément explicites. Pour l’alphabétisation féminine il y a, comme le rappelle Daniel, un modèle qui fait que les femmes doivent savoir lire mais qu’il est dangereux qu’elles acquièrent la compétence de l’écriture. De plus, dans leur lecture passive, elles peuvent courir de terribles périls si ce qui est lu est porteur de dangers.
En revanche, si ce qui est lu est dans l’ordre social, il devient un instrument d’éducation. De là, l’importance, dans toutes les cultures catholiques notamment au Brésil, de l’iconographie de sainte Anne apprenant à lire à la Vierge.
D’un côté, l’écriture a créé la possibilité d’une autonomie, d’une indépendance, d’un secret, d’une distance, d’une insoumission à la domination qu’on peut dire masculine puisque c’était celle du mari, du père ou du clerc. De l’autre côté, il y a des activités qui sont propres aux filles comme la broderie, la tapisserie et qui, paradoxalement, peuvent être des lieux d’apprentissage de l’écriture. On brode l’alphabet dès le XVIIe siècle. Il y a un très beau livre de Peter Stallybrass et Ann Rosalind Jones sur ce sujet (Jones, Stallybrass, 2000) ; le support rend possible l’apprentissage d’un savoir qui était normalement interdit ou prohibé.
Il est difficile de faire des notes de "bas de discours" mais un autre commentaire concerne ces travaux statistiques qui, depuis le recteur Maggiolo, ont été une des grandes activités de l’histoire de l’écriture. On a repris des statistiques, on en a fait des nouvelles là où il n’y en avait pas, on a inventé des sources qui permettent d’avoir massivement des données.
D’un côté, comme a commencé à le dire Daniel, ce critère de la signature était le seul possible pour qu’il y ait une statistique à dimension universelle ou générale, mais il ne renvoie à aucune compétence particulière puisqu’il y a moins de gens qui peuvent écrire que signer et plus qui peuvent lire sans savoir signer. D’un autre côté, les distributions de ces statistiques ne sont pas extravagantes, elles forment des cohérences, notamment géographiques avec une Europe du Nord globalement plus lettrée que le Sud.
On est devant une curieuse situation où ces distributions statistiques qui font sens ne peuvent pour autant jamais nous donner avec certitude le pourcentage des lecteurs ou des "écrivants" dans une société. Mais pour entrer dans des descriptions plus fines des compétences, on a peut-être moins analysé, par exemple, le fait que savoir lire n’est pas savoir lire toutes les écritures. On voit dans les sociétés d’Ancien Régime des individus qui peuvent lire des textes imprimés mais qui sont totalement désarmés devant ce qu’on appelait « l’écriture », c’est-à-dire l’écriture manuscrite qu’ils n’ont jamais apprise. Cette césure à l’intérieur de la compétence de lecture ne sera jamais mesurable statistiquement mais il faut la garder en esprit pour comprendre certaines pratiques et certains textes.
De l’art des copistes à l’écriture numérique
T. W. : Daniel Fabre nous a présenté cette nouvelle définition de l’être humain complet comme quelqu’un sachant lire et écrire. Depuis quelques années un autre déplacement est lié à l’accès au numérique. Comment l’historien peut-il considérer ceci, notamment par rapport à ce que disait Daniel du phénomène de copie comme appropriation ? Sur Internet, il y a probablement plus de 90% de copies et moins de 10% d’originaux.
L’originalité numérique
R. C. : Pour répondre à cette question sur ce monde nouveau de l’écrit — un écrit contigu à d’autres formes d’expression, images, sons, musiques — il faut partir de deux ou trois considérations assez générales et macroscopiques.
La première considération doit insister sur la radicale nouveauté. Pour la première fois, il y a une séparation entre le discours et son support. Dans un livre imprimé ou avec une affiche contre un mur, le support et le discours sont indissociables : tous les objets des cultures écrites antérieures ont eu cette liaison intrinsèque. Avec le numérique, pour la première fois, il y a une distinction puisque l’écran d’un ordinateur n’est pas lié à un texte particulier.
Cela constitue la toile de fond des interrogations sur la légitimité d’employer un ancien vocabulaire pour désigner cette nouveauté. C’est sans doute pour rassurer certains usagers que l’on parle de « pages » et parfois même que l’on tente d’imiter les gestes liés à la culture imprimée. On voit aussi le basculement de générations, puisque les plus jeunes lecteurs essayent quant à eux d’imiter les gestes de la culture de l’écran lorsqu’ils sont confrontés à un livre imprimé. C’est une première grande différence, la séparation entre le texte et la matérialité.
On peut aussi rejoindre le thème de lire et écrire ; pour la première fois, la lecture et l’écriture s’effectuent sur une même surface. Bien sûr, on peut écrire dans un livre mais, sauf exception, il n’est pas construit pour recevoir de l’écriture manuscrite. On le voit bien avec Montaigne qui écrit dans les marges ; dans l’exemplaire de Bordeaux, elles sont un peu plus larges parce que c’est une belle édition in-quarto. Il faut insinuer l’écrit à l’intérieur des espaces laissés blancs et les exceptions sont ces objets imprimés en attente d’écriture d’une date, d’un nom, d’une somme d’argent : ainsi les indulgences, les billets de pèlerinage, les chartes de mariage ou les quittances.
La deuxième différence fondamentale, c’est le fait que se trouve transformé le rapport du fragment à la totalité. La matérialité des objets écrits, quels qu’ils soient, indique par l’objet même ce rapport. Personne n’est obligé de lire toutes les pages d’un livre imprimé mais tout lecteur est confronté à la longueur du texte par sa matérialité et donc à son identité, à sa cohérence. C’est une opération qui est mentalement possible face à un texte électronique mais qui ne l’est plus matériellement, physiquement, corporellement. Ceci expliquerait pourquoi la culture du fragment devient dominante et que des fragments peuvent être utilisés dans leur autonomie, sans désir de les relier avec la totalité dont ils sont un fragment.
Parler de fragment suppose qu’à un moment donné il a existé ou existe encore une totalité. Cette totalité s’éloigne et beaucoup d’usagers ou de lecteurs ne s’en préoccupent pas. Partout, on voit l’usage de fragments qui sont cités, copiés, transportés, mais qui se sont éloignés totalement de l’entité textuelle à laquelle ils appartenaient.
La troisième grande différence rejoint plus directement votre question. Nos réflexions, en tant que lecteurs ou universitaires, sont liées à une frange minimale de ce monde numérique.
On a commencé par de grandes interrogations sur la numérisation : faut-il numériser ce qui existe déjà sous une autre forme ? Est-ce qu’une édition numérique est équivalente à une édition imprimée ? Ou est-ce qu’une édition numérique qui prend profit des possibilités d’articulation entre images, sons et textes crée des formes symboliques qu’on peut appeler « livres » (mais qui n’auraient plus rien à voir avec un livre dans sa définition classique) et qui seraient comme de nouvelles formes de narration, de démonstration ou d’argumentation ? Mais tout ceci n’est qu’un secteur particulier à l’intérieur d’un monde infiniment plus vaste qui est celui de la numérisation des rapports sociaux, des relations humaines ou même de l’individu.
Les livres de Milad Doueihi (2011a, 2011b) me paraissent très intéressants à ce sujet, parce qu’il y est question de l’existence numérique de catégories fondamentales. L’identité par exemple peut être démultipliée, occultée, exhibée. Ou bien la catégorie d’amitié… Est-ce la même chose d’avoir 10 000 amis ou d’en avoir trois ? Sans parler de tous les gestes de la vie quotidienne qui sont maintenant dans l’ordre du numérique avec injonction qu’ils le soient. Il n’y avait peut-être pas d’illettrés dans la culture ancienne ; se découvrent illettrés ceux qui, dans le monde numérique, n’ont pas, pour différentes raisons, accès à la numérisation, de la commande de billets de train jusqu’aux formulaires administratifs.
Je pense que ces trois raisons (une séparation radicale entre les discours et leur matérialité, une transformation profonde de la notion même de fragment et une numérisation de l’écrit qui est une part d’une numérisation infiniment plus vaste, celle du monde social en son entier) rendent difficiles les diagnostics ou les appréciations. Répondre dans ce cadre à des questions plus précises est souvent assez délicat.
Vous évoquiez la question de la propriété littéraire ou intellectuelle, de l’esthétique de l’originalité, et de ce qui irait à leur encontre, c’est-à-dire le téléchargement, la copie, le non-respect du copyright. On est face à une histoire dont Daniel a signalé le point de départ. Si c’est à partir du XVIIIe siècle que l’on commence à garder des manuscrits d’auteurs, que l’on constitue des archives littéraires, que l’on a un premier marché des autographes, c’est parce ce qu’il y a eu un basculement dans le paradigme de ce que doit être l’écriture de fiction. L’individu, avec ses émotions, ses sentiments, ses expériences, devient le garant de l’écriture.
Parler de « littérature » auparavant est problématique. On peut le faire mais à condition de savoir que personne ne l’aurait jamais fait au XVIe et au XVIIe siècle. Si vous ouvrez le Dictionnaire de Furetière (1690), « littérature » renvoie aux idées d’érudition, de philologie. Le sens moderne est lié à ce nouveau paradigme, il l’accompagne ou en est la conséquence, je ne sais, mais en tous cas il apparaît à ce moment où l’écriture d’invention, de fiction, renvoie à la singularité de l’individu, à ce moment où domine une esthétique de l’originalité et qu’une suffisante cohérence de l’œuvre permet qu’elle soit l’objet d’une propriété ; la forme peut varier d’une édition à une autre, mais reste quelque chose dans l’œuvre qui est suffisamment stable pour qu’elle soit l’objet de la propriété littéraire.
D’où toutes les discussions sur la propriété littéraire, le copyright, le rapport entre les éditeurs et les auteurs. Il y a réellement un basculement au XVIIIe siècle et on le voit à la création d’une notion comme celle de plagiat. Auparavant, ce qui est volé c’est surtout les noms des auteurs pour publier sous des signatures prestigieuses des œuvres qui ne sont pas d’eux. Ensuite ce qui va être volé, c’est l’œuvre, pour la publier sous un nom moins prestigieux que celui de l’auteur plagié. A la limite, cela n’a pas de sens de parler de plagiat pour le XVIe-XVIIe siècle : les textes sont ouverts à tous, il y a des possibilités de continuation. L’auteur peut être fâché, comme Cervantès dans la continuation d’Avellaneda (1614) mais la pratique ne fait pas l’objet du moindre procès. Ce que Cervantès peut alors faire, c’est écrire sa propre suite (1615) et se moquer de l’apocryphe antérieur.
C’est cet univers, constitué assez récemment pour un historien — au XVIIIe siècle —, qui est mis en question actuellement puisque les possibilités techniques peuvent aller dans le sens de textes à plusieurs mains, de textes ouverts, malléables et mobiles. Beaucoup des questions d’aujourd’hui sont liées à la tyrannie de la page et à la tyrannie du copyright, car les nouvelles possibilités se heurtent directement aux critères hérités que je viens de décrire et que l’édition électronique essaye de préserver dans une nouvelle matérialité avec toutes les difficultés que cela pose.
De là, les nombreuses lois contre le téléchargement ou les protestations qu’elles génèrent, puisqu’il y a aussi l’idée — liée à une différence de générations — que cette possibilité de communication immédiate et gratuite doit s’appliquer à l’ensemble des productions symboliques. Certains éditeurs électroniques essayent de stabiliser ces questions de malléabilité et de mobilité en introduisant des securities qui font que le texte ne peut être ni copié, ni même imprimé. Mais c’est introduire des dispositifs qui conservent des catégories anciennes dans des techniques qui les transforment ou les effacent.
Il y a aussi l’idée — mais elle reste très marginale — d’inventer, avec ces nouvelles techniques, des nouvelles formes de production symbolique, de construction des connaissances, à distance des critères d’originalité, de propriété et d’individualité.
Mœurs et coutumes des copistes à l’âge des téléchargements
R. C. : Les historiens sont les pires prophètes, donc je ne veux pas m’avancer, mais ces données de la question expliquent en arrière-fond beaucoup de conflits ponctuels ou conjoncturels autour de telle ou telle loi contre le téléchargement ou autour de telle ou telle idée. Du temps des XVe-XVIe siècles, les imprimeurs se considéraient du côté des arts libéraux : l’imprimerie était une nouvelle technique d’écriture, ils devaient donc bénéficier des privilèges et immunités, comme auparavant les copistes.
Certains pensent que nous sommes aujourd’hui en présence d’une troisième forme de l’écrit qui ne modifie pas les catégories, les critères, les pratiques. Je ne le pense pas pour la raison profonde qu’il y a une ambivalence permanente.
D’un côté, c’est une ouverture vers un accès plus démocratique à l’écrit et à la lecture. Tout le monde ne peut pas avoir une imprimerie, presque tout le monde peut avoir un ordinateur. Tout le monde ne pouvait pas communiquer à la terre entière ses opinions, ses poèmes ou ses haines. Tout le monde, presque tout le monde, peut le faire aujourd’hui très facilement et très directement.
D’un autre côté, dans ce monde numérique, à part peut-être aux États-Unis, on achète à 95% des livres imprimés. Le marché du livre n’a pas été profondément modifié puisque dans tous les pays européens les livres électroniques n’occupent que 4 ou 5% de la part du marché. En même temps, on a la perception d’un univers déjà numérisé. Il y a donc beaucoup d’éléments qui sont extrêmement difficiles à juxtaposer.
Je pense profondément deux choses pour terminer. D’un côté il y a des discours comme celui que je suis en train de tenir, que vous m’avez incité à tenir, et qui essaye de produire des diagnostics, parfois de prophétiser un avenir souhaitable (« Le livre ne va pas mourir », ou bien, « le livre est déjà mort, construisons une grande bibliothèque où il n’y aurait pas un seul livre mais seulement des ordinateurs »). Ces discours tentent d’avoir une prise sur le réel pour le modeler ou pour le comprendre. D’un autre côté, et c’est là où se situera la résolution des incertitudes, il y a les pratiques du plus grand nombre, c’est-à-dire ce que les individus font avec ces techniques.
Il y a là une césure qu’il faudrait étudier de plus près entre des individus comme nous qui sont arrivés au monde numérique à partir de la culture manuscrite et imprimée et ces générations qui — éventuellement — peuvent arriver à la culture imprimée, voire — encore plus éventuellement — à la culture manuscrite (dans certains États américains, on n’apprend plus à écrire, sinon face à un ordinateur et à un clavier dans l’école primaire) à partir de la culture numérique. Si on admet mon point de départ selon lequel le numérique transforme profondément des catégories, des attentes, des désirs, des manières de faire, des relations avec les œuvres, on voit bien que cette césure de génération devient l’élément clé où se situe une réponse. Mais c’est un avenir indiscernable à l’heure actuelle, par manque de durée et aussi par manque d’analyse. Je ne sais pas ce que l’ethnologue pense de cela…
Le corps, le corpus et le disque dur de l’écrivain
D. F. : Je concorde absolument avec ton analyse et en même temps je pense à l’urgence de se porter sur ce terrain. Comme tu le suggères, il faudrait faire une analyse des pratiques réelles et notamment, pour ce qui est de la création — c’est quelque chose qui me fascine —, pour étudier la manière dont les écrivains gèrent ce moment. Ce que tu définissais très précisément à la fin du XVIIIe siècle, le surgissement de la vertu de singularité et de la propriété coïncide avec une transformation de la condition d’écrivain. « Condition » non tant au sens des conditions sociales de l’écrivain, mais au sens des conditions de production du texte écrit. Il me semble qu’il y a là une expérience assez homogène avec des nuances évidemment, mais que l’on perçoit d’autant mieux aujourd’hui que l’on s’en éloigne.
Il y a une figure, occidentale, de l’écrivain qui s’est mondialisée dans les derniers trois-quarts de siècle. L’Asie est passée du modèle du lettré à celui de l’écrivain à l’occidentale. Je me rappelle comment dans un annuaire des écrivains vietnamiens des années 1980, deux univers de référence apparaissaient avec d’un côté les écrivains en costume cravate et de l’autre les lettrés, drapés dans leur robe traditionnelle. Je me demande comment les écrivains vivent la disparition des traces immédiatement matérielles et palpables de leur écriture. Ecriture dont les deux derniers siècles avaient fait pour l’écrivain lui-même une espèce de miroir, de double. J’ai souvent utilisé la métaphore des deux corps du roi : c’était les deux corps de l’écrivain.
R. C. : Le corps et le corpus…
D. F. : Oui, le corps et le corpus, et je pense toujours à Victor Hugo trimbalant dans une armoire, jusqu’à la fin de sa vie, la totalité de ce qui était sorti de sa plume.
R. C. : Pour le léguer à la Bibliothèque Nationale de France, qui devait devenir la Bibliothèque de l’Humanité.
D. F. : Et voilà !
Cette figure exigeait la matérialité du manuscrit ou des éditions de luxe. Il y a toute une série d’opérations, de mises en corps du travail de l’écrivain. Aujourd’hui comment cela se passe-t-il ? On sait que Paul Auster dépose ses disques durs à la Public Library de New York avec laquelle il a signé un contrat. Ce phénomène qui a un nom, la conservation préventive, est de plus en plus présent. La « conservation préventive » est une expression inventée par les archéologues qui ne fouillent pas tout ce qui est découvert de manière à laisser aux générations futures des sites à explorer. La notion de conservation préventive est en train de se généraliser. Les gens de théâtre ou de la danse sont littéralement obsédés par l’idée de fabriquer des traces de leur travail. Il en est de même pour les écrivains d’autant que ce monde de la numérisation pose des problèmes spécifiques de pérennisation. C’est un monde immatériel mais il se matérialise sous la forme de mémoires qui sont elles-mêmes des objets fragiles, menacés. Cela pose donc la question de leur conservation ou de leur transformation à la suite des futures révolutions techniques.
Pour revenir à l’écrivain, nous sommes donc dans un univers où la production du double, du corpus qui naît du corps et est conservé, légué, éventuellement immortalisé, ne peut plus se réaliser dans les mêmes formes. C’est devenu un souci absolument général. La numérisation du monde va avec une sorte d’angoisse intériorisée de la perte. Ces événements à lire, à voir, etc., détachés de la matérialité de leur support, nous donnent un extraordinaire sens de la fragilité et perturbent très fortement notre rapport à la temporalité.
C’est une dimension qui, chez les producteurs de culture, devient tout à fait centrale. On en arrive à une figure de l’artiste comme Andy Warhol qui fabrique des capsules de temps ; son activité consiste à remplir des boîtes avec ses papiers, ses lettres, ses agendas, mais aussi ses vêtements, puis à les sceller quand elles sont pleines en disant : « Voilà ce que je transmets au futur ». L’œuvre n’est plus dans l’immédiate présence mais est un legs improbable dont on ne sait ce qu’il va devenir. Il est stocké dans les caves d’un musée, je crois à Pittsburg [7], et on commence à les ouvrir et à les exposer. De quoi naît ce type de comportement ? De l’impression du caractère ontologiquement périssable de toute production. Le matériau-support ne porte plus le message. Nous sommes dans un monde très déstabilisant pour des écrivains ou des artistes qui avaient fait un pari sur une temporalité dépassant la durée d’une vie humaine, de leur propre vie. C’est un univers incertain où toute idée de pérennité est mise en question.
De l’angoisse de la disparition à la pulsion de l’archivage
T. W. : Et est en même temps omniprésente…
D. F. : Mais bien sûr !
T. W. : On réclame par exemple le droit à l’oubli sur internet…
R. C. : Oui, vous avez raison parce que ces deux craintes ont toujours été liées, même à l’époque médiévale. D’un côté, il y a ce que décrivait Daniel, l’angoisse de la perte, du manque, de la disparition et donc la construction des bibliothèques, l’impression des manuscrits, la conservation d’archives. D’un autre côté, il y a une angoisse de l’excès, c’est-à-dire d’une culture écrite, proliférante, indomptable, inquiétante. Notre collègue américaine Ann Blair a écrit un très beau livre qui s’intitule Too much to know (2010), trop à savoir, et qui vaut pour le XVIe siècle. Evidemment, elle a pensé en l’écrivant à ce monde qui nous déborde de toutes parts sous sa forme numérique. Ce n’est pas la même chose à l’époque médiévale et aujourd’hui, mais il reste que ces deux grandes angoisses se sont toujours liées, répondues, articulées. Le cas des manuscrits d’auteurs préoccupe nos collègues qui travaillent en génétique textuelle. Dans le monde numérique, rien ne se perd car on n’efface pas vraiment les mots ou les fichiers ; on peut les retrouver dans les disques durs. Mais, évidemment, cela n’a plus l’immédiateté des premiers brouillons de Flaubert préparant Salammbô. C’est un monde de l’illusion de l’effacement. On croit effacer, et cela suscite une angoisse de la conservation de ce qui ne devrait pas être conservé. La relation de l’écrivain au processus de composition change complètement. Ce n’est plus du tout comme le processus qui consistait en une succession, parfois immense et très longue, de différents supports de ce qui allait devenir, à un moment donné, une œuvre.
Mais ces manuscrits ne sont pas non plus accessibles pour un historien avant le XVIIIe ou le XIXe siècle. Non seulement, on n’a pas les brouillons de Shakespeare mais on n’a même aucun manuscrit autographe, sauf peut-être quelques lignes dans une pièce collective qui s’appelle Sir Thomas More (1911.]). Cette situation, qui n’est donc pas complètement inédite, est liée à la désagrégation ou à la mise en question du paradigme qui expliquait pourquoi on gardait ces textes. Daniel citait Victor Hugo, Goethe a écrit une lettre dans laquelle il est très inquiet sur la conservation de ses papiers, ses collections, ses œuvres. Rousseau, qui avait été copiste, avait une relation obsessive avec les manuscrits de La Nouvelle Héloïse, il en avait conservé plusieurs copies autographes, plusieurs éditions annotées. Ils étaient des critiques génétiques avant la lettre, ils étaient leur propre constructeur d’archives littéraires.
Après, à partir de l’exemple allemand de Marbach [8], ont proliféré des archives littéraires dans toute l’Europe : l’IMEC [9] en France, une fondation qui s’appelle APICE [10] à Milan, l’université de Reading en Angleterre qui a à la fois des archives d’imprimeurs, d’éditeurs et d’auteurs — c’est là le fond le plus important, si je me souviens bien, de Beckett. C’est au moment où ce type de documents disparaît, au moins sous cette forme, que l’on prolonge le geste de ces premiers archivistes d’eux-mêmes. Les auteurs sont passés de copistes d’eux-mêmes, comme Pétrarque, à archivistes d’eux-mêmes ; ce serait une autre manière d’illustrer cette césure, grossièrement située dans le cours du XVIIIe siècle et qui prend vraiment forme à la fin du siècle avec les discussions plus aiguës sur le copyright et avec « le sacre de l’écrivain » comme écrivit Paul Bénichou (1973).
D. F. : Archives qui englobent au-delà de l’écriture… Robbe-Grillet s’est archivé dans son petit château normand, mais il a aussi archivé ses petites cuillères : c’est la totalité qui a été achetée par la Région…
R. C. : Tu n’avais pas mentionné ce point : il y a l’angoisse de la vie mais il y a aussi maintenant un marché immense, dont certains auteurs ou ayant droits sont les praticiens les plus experts. L’achat des archives Foucault est la forme un peu paroxystique de la valeur marchande de cette écriture archivée et conservée. Tu as raison, certains ne se considèrent auteurs qu’à partir du moment où leurs œuvres, leurs traces sont archivées. J’ai su qu’à la Bibliothèque Nationale de France, des auteurs viennent proposer leurs archives de leur vivant comme tu le disais pour Warhol. Plusieurs auteurs ont fait ce geste d’être archivés de leur vivant. Je ne sais pas si certains veulent entrer au Panthéon mais c’est un peu radical comme démarche.
D. F. : Oui, mais là, ils donnent. Alors que la vente des archives Foucault introduit dans le marché de ces biens (hors marché de l’autographe qui restait privé) une dimension tout à fait particulière. On donnait beaucoup aux bibliothèques, Hugo et ses héritiers n’ont pas touché un centime sur l’énorme archive que la Bibliothèque Nationale a mis 10 ou 15 ans à inventorier. Avec la vente Foucault, le marché devient public et l’État entérine cela avec la loi récente sur les trésors nationaux qui incite les mécènes à soutenir ces opérations. Cette loi vise à soustraire du marché les manuscrits et bien sûr les œuvres d’art. Elles rentrent dans des institutions publiques où elles deviennent inaliénables, mais en même temps la loi enregistre la toute puissance du marché qui fixe les prix. La souscription vient de finir pour un livre de gravures, les Douze Césars [11], que la Bibliothèque Nationale voulait acheter, mais à un prix fixé par le marché privé qui fait que l’État, les mécènes, les souscripteurs courent après. On est entré dans un univers nouveau. Ceci dit Roger a raison : les écrivains vont plutôt à l’IMEC !
R. C. : Oui, à l’IMEC, c’est différent puisque c’est un dépôt. Les ayants droits ou les auteurs donnent un droit de consultation alors qu’à la Bibliothèque Nationale de France, la cession devient définitive. Cela avait fait le succès de l’IMEC qui, maintenant, est un peu débordé par toutes ses collections ; ils n’ont pas assez de personnel pour les traiter et certains dépôts sont retirés. Il y a eu l’exemple fameux de Barthes mais aussi les fonds du Collège de France qui ont été rapatriés sur la bibliothèque du Collège ce qui n’a pas fait plaisir à M. Corpet ou à M. Lang qui était encore responsable de l’autorité tutélaire. Ils ont été rapatriés, non pour des questions de marché, mais simplement parce qu’on pensait qu’ils pouvaient être mieux traités, mieux inventoriés, mieux mis à disposition des lecteurs. Pour l’IMEC, cette situation un peu difficile provient peut-être de la surabondance qui a succédé à la rareté.
Le goût du texte
T. W. : Puisque la littérature s’est invitée dans votre discussion, peut-être pourriez-vous conclure autour de la question du goût, goût qui s’étend de l’attrait pour une belle reliure pleine peau jusqu’au plaisir du texte. Quel rôle joue le plaisir dans notre rapport aux textes ? Quelles émotions saisissent le lecteur d’un livre ou le collectionneur d’autographes ?
« La forme affecte le sens »
R. C. : Le plaisir du texte… Tout de suite on tombe dans une difficulté ou une tension : est-ce que le plaisir du texte est du même ordre que le plaisir du livre ou de la matérialité qui porte le texte ? Lire un texte, c’est toujours s’approprier une œuvre dans une forme matérielle particulière ; les textes ne circulent pas comme des anges dans l’éther, ils sont toujours inscrits, matérialisés. Cette matérialité peut conduire à un goût pour la bibliophilie, ou à une nostalgie par rapport à certains objets.
Je cite toujours un texte de Borges qui, voulant écrire une histoire du livre, avait annoncé : « l’histoire des livres comme objets matériels ne m’intéresse pas du tout, ce qui m’intéresse, c’est le concept de livre par rapport à la parole » [12] puis quand il dicte, en anglais, un fragment d’autobiographie, le même Borges déclare : « pour moi, le vrai Don Quichotte a toujours été celui de l’édition Garnier avec ses errata, ses illustrations, sa couverture ». Dans la mémoire de ce Don Quichotte, un lien indissociable existe entre la forme tout à fait spécifique d’inscription du texte et l’œuvre. Le lecteur peut ainsi être mené vers le goût de l’objet comme support de la mémoire du discours.
Et puis on peut être ramené à quelque chose de plus austère qui est d’analyser dans quelle mesure, ou par quel dispositif, la matérialité de l’inscription contribue à la production de la signification du discours pour le lecteur.
Les données apparemment non textuelles (le choix d’un caractère ou d’une mise en page, la présence d’une illustration, le découpage de l’œuvre, le format même du livre) jouent un rôle dans la manière dont sont appropriées, pensées, classées certaines formes de discours et notamment celles qu’on va appeler « littéraires » à partir du XVIIIe siècle. Cette analyse a été une manière de déplacer ce qui était le cœur de la « bibliographie matérielle » en repérant dans les livres les traces de leur processus de production. Cela permet de se faire une idée des manuscrits qui ont servi à l’édition et qui n’existent plus.
Toute la critique bibliographique shakespearienne a été fondée sur cette idée. C’est l’obsession pour le manuscrit absent ; on va le reconstituer, ou s’en approcher, en détectant ce qui dans le texte doit être attribué au processus de publication dans l’atelier typographique. Pour cela, on repère les habitudes graphiques des compositeurs, on repère les distorsions imposées à un genre par le fait qu’il a été publié sous une forme donnée. Il y a un essai magnifique de Francisco Rico (1970) sur La vie de Lazarillo de Tormes (Anonyme, 1554). C’est une lettre dans laquelle le narrateur, Lazaro, écrit à son protecteur le récit de sa vie. On peut supposer que, dans la pensée de son auteur, on était dans le mouvement d’une lettre, or l’édition imprimée a introduit des chapitres et des bois gravés qui sont clairement l’imposition d’une logique typographique sur un texte qui a été écrit dans un autre genre. Cette analyse de la matérialité n’implique ni le goût, ni la nostalgie. Elle implique un effort de compréhension de ces formes qui affectent le sens. C’est le moment de rappeler que, parmi les grands auteurs que l’on n’a pas encore cités, Donald McKenzie avait, dans un petit livre intitulé La Bibliographie et la sociologie des textes (1991), formulé cette expression de « la forme [qui] affecte le sens ».
Elle affecte le sens parce qu’elle affecte le lecteur dans sa relation à l’œuvre. Ceci implique qu’une œuvre et un livre sont deux choses différentes. D’abord parce que beaucoup de livres pouvaient rassembler plusieurs œuvres et qu’il y a aussi dans un livre beaucoup de textes qui ne relèvent pas de l’œuvre et qui pourtant l’accompagnent (les adresses au lecteur, les permissions, les privilèges,…). Ensuite parce que c’est souvent le livre qui fait l’œuvre. Shakespeare n’a jamais pensé à publier aucun livre, mais des poèmes et des pièces dans des publications qu’on appelait, dans le vocabulaire de la corporation des libraires-imprimeurs de Londres, des pamphlets, c’est-à-dire des brochures non reliées. Qu’est-ce qui a fait Shakespeare ? C’est le folio de 1623 qui réunit 37 comédies, pièces historiques et tragédies, sept ans après sa propre mort.
La matérialité des textes
R. C. : Cet accent sur la matérialité des textes déborde la tradition de la bibliographie matérielle qui était comme obsédée par la volonté de retrouver l’ideal copy text que l’auteur avait voulu, imaginé, écrit, et qu’il faudrait pouvoir approcher au plus près dans une édition. C’est pour cela que j’ai bataillé contre la critique structuraliste ou sémiotique, ou contre la tradition d’une histoire académique de la littérature pour qui les textes sont figés, soit dans leur fonctionnement langagier, soit dans la tradition qui fait que Don Quichotte est Don Quichotte et Britannicus est Britannicus.
Jamais on ne posait la question des effets produits par les formes d’inscription des textes sur les lecteurs, les auditeurs ou les spectateurs. Un collègue du Collège de France, qui depuis a pris une académique retraite, m’avait dit : « vous vous intéressez à ce qu’il y a autour du texte, moi au texte lui-même », mais on peut lui démontrer, je crois, que c’est le texte lui-même qui dépend de la forme d’inscription. L’idée qu’un lecteur lit ce qu’un auteur a écrit est variable historiquement. Peut-être qu’aujourd’hui on s’en rapprocherait lorsqu’on a affaire à de l’édition électronique faite par un individu qui envoie au monde sa propre production. Mais ni dans le cas de la culture manuscrite, ni dans celui de la culture imprimée, il n’y a cet immédiat dialogue entre l’un et l’autre. Il y a une multitude d’interventions, de machines, de rôles, de compréhension ou d’incompréhension, par des agents ou des acteurs qui, dans la plupart des cas, sont anonymes. Ce sont ces acteurs qui transforment un texte, dicté ou écrit par l’auteur, en une page imprimée d’un ouvrage. Au-delà de l’histoire du livre ou de l’imprimerie, l’analyse de la culture écrite, de ses agents et de ses opérations est un élément absolument central pour une bonne compréhension de la littérature.
Certains écrivains, et parmi les plus grands, sont extrêmement sensibles à cette dimension-là, je pense à un écrivain argentin, Ricardo Piglia, qui a accompagné son œuvre romanesque de réflexions sur les conditions de production (y compris les plus matérielles) des textes. Je me rappelle d’un de ses essais sur la machine à écrire (Piglia, 2001), ce qu’elle transformait dans la composition d’un texte. Il y a aussi l’idée d’utiliser une machine à écrire avec des rouleaux de papier qui ont des dimensions immenses de façon à ne pas interrompre le processus de création. C’est un auteur américain de la beat generation, Jack Kerouak (1957), qui avait eu cette idée afin de briser la tyrannie de la feuille qui provoquait une suspension dans le processus de création. Ce n’est pas simplement un élément d’érudition philologique, cela souligne l’incorporation par les lecteurs, inconsciemment, ou par certains auteurs, très consciemment, de cet effet matériel de l’inscription sur le processus de composition ou sur l’œuvre elle-même.
Joyce jouait énormément avec des indications numériques à l’intérieur des pages qui correspondaient à leur situation dans l’édition imprimée. Quand on a changé l’édition, tout était perdu. C’était des jeux avec ceux qui pouvaient les déchiffrer. Joyce est aussi un très bon exemple puisqu’il invente de faux manuscrits autographes. Il écrit l’œuvre sur différents supports et il la présente ensuite à des acheteurs. La commercialisation a commencé assez tôt, en 1922. Il vend un manuscrit qui a de la valeur parce que c’est le manuscrit autographe, original, de Ulysses (1922) ; en fait non ! Il avait copié de sa main, sous forme d’un manuscrit autographe — conservé actuellement dans la Bibliothèque Rosenbach de Philadelphie — des fragments qu’il avait écrits sur différents supports.
Variations typographiques
R. C. : Une preuve de la prise en compte de la matérialité des textes est qu’on n’édite plus dans la Pléiade des œuvres classiques françaises comme il y a trente ou quarante ans.
L’attention sur la ponctuation est par exemple devenue tout à fait fondamentale même si on ne sait pas toujours à qui l’attribuer : volonté d’auteur, décision du copy editor, choix ou inconscient des compositeurs, c’est-à-dire des ouvriers typographes… Cette ponctuation, certains auteurs savaient la manier pour produire des effets esthétiques, et, d’autre part elle produit des effets même s’ils ne sont pas recherchés. L’on voit maintenant apparaître une réflexion sur les lettres CAPITALES que toutes les éditions classiques — celles qu’abhorrait le jeune Daniel Fabre — du théâtre classique supprimaient dans le corps des phrases. Or c’était un signe de ponctuation. Les capitales signifient qu’on doit mettre de l’emphase sur le mot. Il est détaché pour l’œil et si on lit à haute voix — pratique très fréquente — on doit hausser la voix, on doit le détacher avec un blanc ou avec un ton. Il suffit d’ouvrir un manuel typographique du XVIIe siècle pour voir que la capitale est un des dispositifs pour inventer une ponctuation qui ne soit pas simplement celle des pauses (déjà stabilisée au XVIe siècle : virgule, point-virgule, deux-points, point final), mais aussi une ponctuation des tons et des intensités ; à la différence de la musique, la ponctuation n’a jamais définitivement résolu ce problème. Aujourd’hui, des éditions modernes retournent à ces lettres capitales qui ne gênent pas particulièrement la lecture. C’est un exemple de l’attention donnée à la matérialité des textes dans la compréhension à la fois de leurs modes de composition et des techniques de leur interprétation.
Un exemple, La Bruyère. Dans les dernières éditions des Caractères sur lesquelles il a veillé, La Bruyère n’utilise jamais le point final dans beaucoup de ses portraits. Il n’y a qu’un seul point à la fin du texte. De même, beaucoup d’éditions modernes ont introduit des guillemets ; chez La Bruyère, il n’y a jamais de guillemets. Il y a simplement un jeu musical, c’est-à-dire des séries de virgules qui donnent un rythme un peu staccato et puis, au milieu, des fragments sans aucune ponctuation comme un largo. La Bruyère avait en tête une composition musicale, il jouait avec la ponctuation la plus minimale comme on faisait pour une aria. Cette littérature morale se destinait à la voix tout autant qu’à l’œil. C’est très récemment, avec l’édition de Louis Van Delft pour l’Imprimerie nationale (La Bruyère, 1998) qu’ont été récupérés ces dispositifs qu’on avait totalement déformés sous prétexte qu’il fallait moderniser la ponctuation. On croyait que cela n’avait pas beaucoup d’importance puisqu’on respectait les règles de la grammaire mais on brisait à la fois l’esthétique de la composition et un des modes de réception (d’ailleurs même pour des lectures qui n’étaient pas pour d’autres, le lecteur pouvait lire à haute voix pour lui-même).
Je vais arrêter là car c’est un plaidoyer pour des convaincus, mais, en fait, il me semble que tout le monde n’est pas convaincu encore de cette réalité, en particulier dans le monde de la littérature française.
Reconstituer sa bibliothèque d’enfance
D. F. : Je vais faire un peu l’exercice qu’a fait Roger tout à l’heure en ajoutant quelques notes de bas de page à ce discours très convaincant qui donne une idée de l’effort qu’il a fallu faire pour introduire ce type de regard dans un monde où les modèles académiques étaient dominants. Sur le premier point, en suivant ta suggestion d’un rapport émotionnel au livre, il y a le fait que l’on a contact avec une œuvre à travers un objet tout à fait particulier.
Je suis très frappé qu’une modification importante — le commerce des livres sur internet — a généré, me semble-t-il, cette activité qui consiste à reconstituer sa bibliothèque d’enfance.
Je me souviens qu’il y avait à Paris, près de la fontaine des Innocents, une librairie qui, au début des années 1970, s’est mise à offrir des collections et des revues comme « Bibi Fricotin » ou la « Semaine de Suzette » ainsi que les vieilles éditions de livres de prix. Nous sommes, avec Roger, d’une génération qui a connu les distributions de prix à l’école. Pour cette librairie, le succès n’était pas suffisant puisque elle a vite fermé, mais on peut à peu près tout retrouver sur Internet. Je trouve absolument ridicule de faire ça mais de temps en temps j’utilise cette ressource. Pas plus tard que la semaine dernière, je me suis amusé à fabriquer la liste des livres qui m’ont bouleversé.
On a tous une liste de livres dont la lecture n’était pas programmée. C’est la condition sine qua non : aucune injonction scolaire, aucune recommandation de lecture ; tomber sur un livre, le lire en général d’un trait, d’une lecture qui se poursuit du jour à la nuit et avoir un éblouissement, qui d’ailleurs ne se traduit pas nécessairement par la fixation dans la mémoire. Au fond, on retient plus l’impression de lecture que le détail du livre.
Internet permet de reconstituer assez facilement sa bibliothèque d’enfance. Cette activité — qui se répand — vérifie totalement ce que proposait Roger tout à l’heure, à savoir que l’émotion, dans ce cas précis l’émotion retrouvée, ne peut naître que si l’on retrouve l’objet précis qui a été le premier déchiffré et qui a été mémorisé comme première lecture.
Il y a trois semaines, j’ai trouvé tout à fait par hasard le roman d’André Dhôtel Le pays où l’on n’arrive jamais (1955) dans l’édition où je l’avais lue à dix ans. Là, pour le coup, je l’ai relu. Souvent on est en droit de résister, parce que la peur de la déception est plus forte que l’attrait. Je dois dire que je n’ai pas été déçu, mais je l’ai lu comme un livre que je découvrirais aujourd’hui. Je n’avais gardé que cette impression de lecture éblouissante ; je n’en suis pas sorti du tout ébloui, je vois les ficelles de l’écrivain, je vois comment c’est fabriqué pour plaire à des enfants. Mais il y a quand même une émotion retrouvée qui s’appuie sur les retrouvailles avec un objet perdu ou très éloigné dans le temps.
Livres à relier, à relire ou à recopier
D. F. : La deuxième note que je me permettrai d’ajouter au bas du discours de Roger, c’est qu’il faut dissocier possession du livre et lecture.
Pierre Bayard s’est amusé avec Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2006). Je lisais récemment une statistique très intéressante sur le pourcentage de pages lues dans les livres achetés aux États-Unis. Selon un sondage, les lecteurs américains n’ont lu du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (2013), que 6,7%. Cela permet de mesurer le prestige de l’auteur : au fond, moins un auteur est lu, plus son livre est acheté. Je dis 6,7… mais j’hésite entre 6,7 et 8,4%. Bon, on peut lui accorder 8,4 mais ça signifie très peu. Les gens ont acheté parce que c’est le livre qu’il fallait avoir.
Ceci nous fait dériver vers les bibliothèques décoratives que les spécialistes du décor domestique ont parfaitement identifiées. Ce type de production est soumis en ce moment à un renouvellement des modes. On trouve de plus en plus chez les bouquinistes de bas étage ces collections reliées qui essayaient d’imiter les reliures prestigieuses et que les milieux populaires avaient associées à la pièce dans laquelle on vivait. Il fallait avoir quelques livres avec des dorures. Il semble que ce soit complètement démonétisé et que les héritiers de ces intérieurs s’en débarrassent de façon massive. Je suis tombé récemment sur une collection d’Alexandre Dumas et de Victor Hugo avec des titres au fer à dorer qui visiblement apparaissent comme carrément ringard pour les jeunes générations. Mais ces pratiques mériteraient aussi une exploration qui ne soit pas condescendante parce que c’était là un geste d’hommage — modeste — à une culture écrite que l’on ne possédait pas, puisque ces livres n’étaient souvent pas lus.
Sur la question de la production comme inscrite dans toute une série d’opérations prédéfinies, en particulier pour les écrivains, tu citais Kerouac et son grand rouleau (1957). Juan Benet, un romancier espagnol que j’aime bien avait fait la même chose. Il tapait à la machine, et pour Une méditation (1967) il avait fabriqué un très grand rouleau de papier ; son exigence était de ne pas revenir en arrière, de ne pas interrompre le flux continu en changeant la page. Il faut avoir tapé à la machine pour savoir que c’est une opération qui brise l’élan créateur. Cela obligeait Benet à ne pas se relire, à ne pas se corriger. Ce que s’impose d’ailleurs paradoxalement notre collègue Jacques Roubaud pour ces récits de mémoire qu’il ne veut pas qu’on appelle des autobiographies. Roubaud a composé La Boucle (1993), qui est sa grande "autobiographie" [13] — je mets autobiographie entre guillemets —, en écrivant tous les matins un certain nombre de pages qu’il se forçait à ne pas corriger et à ne pas relire. C’est la contrainte qu’il s’était fixée. Les contraintes que s’imposent les membres de l’Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle, sont, pour certaines, des contraintes linguistiques mais, pour beaucoup, des contraintes qu’on pourrait appeler opérationnelles. Elles entrent dans cette conscience de la relation entre le message et son support, sa scansion, sa forme, sa matérialité au final.
Il y aurait à fouiller dans la littérature et on s’apercevrait que ces jeux sur l’identité du matériau textuel commencent plus tôt qu’on ne l’imagine. L’exemple de Joyce est excellent puisqu’il fabrique, dans les années 1920, des manuscrits autographes, faits pour apparaître comme tels, mais qui ne sont pas le résultat normal de sa production. Les surréalistes vivaient de ce genre de production volontaire. Plusieurs manuscrits des Champs magnétiques (Breton, Soupault, 1920) ont été revendus à des collectionneurs parisiens, Jacques Doucet étant évidemment le plus prestigieux. Donc, les surréalistes les moins fortunés "trafiquaient" leur propre écriture de la même manière qu’ils commerçaient les œuvres d’art. Dans ce cas précis, la liberté de l’écrivain était fondée sur une appréciation juste et un maniement subtil du nouveau marché de l’autographe et de l’œuvre d’art qui s’ouvrait à ce moment-là.
La lecture inachevée
D. F. : J’ai évoqué les livres qu’on n’ose pas relire par crainte d’être déçu, j’ai résisté par exemple à relire La Chartreuse de Parme. Il y a un autre phénomène connu, c’est les livres que l’on n’achève pas. Cela vaut surtout pour les romans : on les lit avec passion et pourtant on résiste au dénouement. Pourquoi ? C’est assez mystérieux. Il y a bien sûr la peur de quitter le livre. Le dénouement va résoudre un imbroglio dans lequel on a été saisi et qui nous a complètement habité. Pour moi, ce fut le cas avec Le rouge et le noir (Stendhal, 1831), qu’ensuite j’ai achevé puisque je l’ai lu plusieurs fois, je l’ai même enseigné à des élèves de première. Mais la première fois où je l’ai lu, je me suis arrêté après le coup de revolver sur Madame de Rênal, dans l’église de Verrières, avant l’exécution de Julien Sorel. Pourtant tout ce qui se passe après est essentiel pour une analyse de l’œuvre. Mais je ne pouvais pas le finir. Il m’est arrivé de m’entretenir avec des amis sur ce que je croyais être un vice personnel. En réalité ce n’est pas le cas.
R. C. : La fin du Quichotte a déjà thématisé cela. Lorsque le héros revient à la raison et qu’il dit « je ne suis pas Don Quichotte mais Alonso Quijano el bueno », les autres personnages ne l’acceptent pas et continuent à l’appeler Don Quichotte, comme s’ils ne pouvaient pas accepter la fin de la fiction. Ils imaginent même la retenir avec une deuxième histoire, celle de Don Quijotiz, le pasteur éloigné de ses folies chevaleresques. Comme si retrouver la vie ordinaire était une souffrance, une frustration. Il faut pourtant interrompre la fable. Tout comme, aujourd’hui, cette conversation.