Enquête de terrain et recherche collective font-elles bon ménage ? Alors que la nouvelle reconnaissance dont bénéficie la méthode ethnographique depuis le début des années 1990 [1], en particulier en sociologie, réaffirme fortement le caractère individuel de l’enquête ethnographique – dans le respect du principe de la « révolution malinowskienne » impliquant l’unicité entre enquêteur de terrain et théoricien –, de plus en plus de chercheurs contemporains en sciences sociales s’essaient à l’enquête collective. Qu’il s’agisse d’enquêter à plusieurs sur un même terrain, de diviser le travail de recueil de données ou bien encore de conduire une enquête en différents lieux comparatifs au sein d’un même programme, les expériences se multiplient. C’est à ces pratiques d’enquête, à leur histoire et à leur renouveau que ce dossier entend contribuer. Si, nous le verrons, l’enquête collective a connu de nombreux précédents en Europe tout au long du XXe siècle, notons d’emblée que ce moment contemporain n’a pas pour seule cause le crédit accordé à l’ethnographie. L’évolution des systèmes de financement de la recherche, qui promeuvent depuis une quinzaine d’années la recherche « sur projet », incite à former des collectifs ad hoc, y compris pour les sciences sociales de terrain. Le développement de ces pratiques nous invite donc à questionner leur pertinence, à évaluer leurs potentiels et à identifier les difficultés auxquelles elles se confrontent ou qu’elles génèrent. La science collective actuelle se différencie-t-elle de celle du passé, et si oui, comment ? En quoi l’union des forces de plusieurs chercheurs améliore-t-elle la connaissance scientifique ? Quels sont les atouts et les faiblesses de ce type de démarche, quant à la conduite d’une enquête et à l’analyse des données ? À quelles attentes et prédispositions correspond la demande institutionnelle de recherche sur projets pour que les enquêteurs de terrain y répondent massivement ? La méthode ethnographique est-elle préférentiellement individuelle ?
À la recherche de modèle(s) d’enquêtes collectives
Deux des coordinateurs de ce numéro (Gilles Laferté et Nicolas Renahy) ont été, à divers titres, confrontés aux enjeux tant pratiques que théoriques que pose le renouvellement des enquêtes collectives. Impliqués, avec une quinzaine de collègues, dans un projet « jeunes chercheurs » financé par l’ANR [2] entre 2006 et 2010 (enquête poursuivie depuis grâce à des financements régionaux [3]), nous [4] avons pris la mesure de l’absence de modèle explicite auquel se référer ou adhérer. Dans le cas français, l’histoire des sciences sociales ne proposait pas d’exemple d’enquêtes collectives auxquelles nous pouvions nous identifier. Alors même que nous enquêtions sur une zone rurale investie quarante ans plus tôt par une RCP (recherche coopérative sur programme) du CNRS, ni les objets alors étudiés par nos prédécesseurs, ni l’organisation du travail très hiérarchisée qui étaient les leurs ne constituèrent de modèle positif. Il fut difficile pour la majorité des chercheurs impliqués dans notre programme ANR, qui consistait en une revisite d’un terrain d’enquête, de saisir tels quels des objets d’étude qui portaient logiquement l’empreinte des intérêts propres aux sciences sociales dans les années 1960-1970. Nous avions été formés aux sciences sociales constructivistes dans les années 1990 (voire 2000 pour les plus jeunes en thèse ou en post-doc) ; reprendre les enquêtes effectuées par des collègues, anthropologues structuraux de la parenté ou folkloristes en quête des « cultures populaires » passées, ne correspondait ni à nos aspirations thématiques personnelles ni à nos préoccupations scientifiques. Quarante ans après la fin du « grand partage » entre anthropologie des lointains et anthropologie du proche, l’analyse des processus que nous observions au présent, dont nous avions appris à retracer la genèse, était antithétique à la lecture qui avait longtemps opposé « tradition » et « modernité ». Et puis – et, peut-être, surtout – aucun d’entre nous ne souhaitait instituer une hiérarchie au sein de l’équipe qui menait l’enquête. Le modèle mandarinal constituait alors un contre-modèle : sur le terrain comme lors de nos réunions collectives, notre intention en matière de direction scientifique était de coordonner les recherches de chacun, non de piloter en déléguant l’enquête de terrain à des exécutants. Mais, comme pour beaucoup d’équipes des programmes dits « Jeunes chercheurs », notre volonté d’évoluer collectivement dans la carrière à travers la participation à des recherches sur projets heurtait les injonctions institutionnelles témoignant d’une « religion de l’individualisme académique » (Eriksonn & Stull, 1998). Ainsi, lors d’un colloque où chaque collectif financé par l’ANR devait exposer l’état d’avancement de ses travaux, le responsable formel du projet, Gilles Laferté, alors en séjour de longue durée aux États-Unis, ne put représenter notre équipe. Une de ses membres s’en chargea et nous en adressa ce compte rendu :
« M. C.T. (un mec de l’ANR haut placé qui vient des sciences de l’ingénieur) a balancé qu’il n’avait vu aucune équipe depuis le matin... Grosse indignation dans la salle (j’en suis évidemment). Il nous a donc expliqué sa conception de l’ANR jeune chercheur : détecter dans la jeune génération des leaders de leur discipline qui doivent, à partir des financements, bâtir une équipe, c’est-à-dire prendre le pouvoir dans leur laboratoire. J’ai expliqué (et je n’étais pas la seule) qu’au contraire ce type de financement permettait un fonctionnement moins hiérarchique, horizontal, de jeunes chercheurs entre eux... qu’il n’y avait pas de chef dans notre équipe. Il m’a rétorqué sur un ton très désagréable que j’étais mal placée pour intervenir sur ce point puisque le responsable de mon équipe s’était barré aux Etats-Unis en "sabbatique" !... […] Salut [capitaine] Laferté, et lieutenants Renahy et Mischi, j’ai effectué ma mission de simple soldat comme j’ai pu... » (courriel de Céline Bessière du 20 mai 2008).
Contre cette représentation autoritaire du fonctionnement des collectifs de recherche, nous revendiquions une forme alternative qui fasse place à davantage de collégialité et promeuve une implication égale de tous les membres de l’équipe, sans tenir compte des attributs statutaires des uns ou des autres. De façon révélatrice, cette question traverse nombre des articles ici présentés, particulièrement pour les groupes de jeunes chercheurs. Enquêter à plusieurs pose un double défi aux collectifs : d’une part, quelle méthodologie appliquer à ce type de démarche ? D’autre part, quels modes d’organisation des équipes de recherche peuvent-ils convenir à cette méthodologie ?
Les écrits réflexifs sur les pratiques contemporaines de la recherche collective sont à ce jour quasi inexistants. Les divers guides parus récemment n’en font pas mention. L’étude rétrospective des enquêtes collectives françaises du XXe siècle constitue pourtant à présent un terrain d’histoire des sciences sociales (Cahiers du CRH, 2005 ; Chenu, 2011 ; Paillard et al., 2010). La sociologie des collectifs de sciences dites « dures » est également balisée depuis les travaux liminaux de Latour et Woolgar (1979, cf. également Granjou & Ashveen, 2011). Nous avons bien rencontré quelques aînés nous faisant part de leur expérience passée. Mais l’insatisfaction demeurait, et ce pour plusieurs raisons : soit le collectif n’avait pas mené l’enquête à terme, soit celle-ci avait été appropriée par un seul, soit très peu de choses avaient été écrites sur la méthodologie. Les rares textes disponibles développent tel ou tel angle particulier [5], mais les seuls textes qui questionnent spécifiquement l’enquête collective datent au mieux des années 2000 et renvoient à d’autres contextes nationaux (pour une synthèse, cf. Clerke & Hopwood, 2014) sans interroger le rôle crucial des institutions nationales de recherche et des modes de financement.
Penser l’enquête collective, c’est en effet confronter le savoir savant aux logiques pratiques qui produisent une connaissance donnée, à différentes échelles : logiques de financement (monter un programme collectif durable), institutionnelles (rattachement à des laboratoires, aléas des recrutements, des financements de thèse, etc.), du terrain (qui redéfinit à chaque fois les thématiques de recherche pertinentes et met à l’épreuve le collectif). De la conduite d’observations et d’entretiens à la mutualisation et l’archivage des données, des relations entre enquêteurs et enquêtés aux rapports de pouvoir qui se posent inévitablement dans un collectif de chercheurs, du savoir-faire (parfois acquis dans l’improvisation) déployé avec les commanditaires au hiatus entre vie de laboratoire et organisation d’un « collectif par projet », les questions auxquelles nous nous trouvions confrontés étaient considérables. Nous nous rendîmes vite compte qu’elles étaient partagées par plusieurs collègues embarqués, comme nous, dans une recherche collective et dont le nombre enflait en raison des changements institutionnels favorisant, depuis les années 2000, les financements par projet – sans doute aussi du fait d’un certain renouvellement des formes d’engagement dans la recherche, nous y reviendrons. Sans disposer d’un modèle idéal-typique fort, la pratique de la recherche collective se multipliait, laissant à la plupart d’entre nous une grande liberté d’initiative, mais nous plaçant aussi dans une relative incertitude sur ce que nous engagions. À Bordeaux, Lille, Marseille, Paris, Porto, Toulouse ou ailleurs, chaque rencontre avec des anthropologues, sociologues ou politistes était l’occasion de discussions informelles sur la question. Chacun était porté par son enthousiasme sans cacher dans le même temps ses difficultés. Tous avaient ce sentiment d’avancer sans repère pour définir un mode d’organisation collective efficace et adapter une méthodologie aux besoins de l’enquête.
Afin de définir et partager ce désir de retours d’expériences, nous avons organisé un colloque sur le sujet, en juin 2014 à Dijon [6]. La diversité des témoignages présentés et la qualité des échanges nous conduisirent à proposer un an plus tard un appel à communications à la revue ethnographiques.org. Les réponses à l’appel à communications ont élargi le panel original, en s’intéressant autant à l’histoire qu’au présent des enquêtes collectives. A contrario, preuve de la difficulté à faire fonctionner un collectif et à concrétiser une enquête menée à plusieurs de part en part, tous les intervenants du colloque n’ont pas proposé d’article ou ne sont pas parvenus au bout de la démarche. Il est important d’évoquer ce point : par un effet de construction déformant, un tel numéro thématique ne rend pas compte des échecs, qui font partie intégrante des aléas de la recherche, même si les écueils rencontrés par ces collectifs sont plusieurs fois mentionnés. Sont donc ici exposées des histoires d’enquêtes collectives plutôt réussies au sens où les collectifs sont restés en place jusqu’à la publication de résultats ou perduraient encore au moment de la rédaction de ce numéro [7].
Renouveau des enquêtes collectives contemporaines et retours réflexifs
L’un des enjeux de ce numéro collectif était d’atteindre une certaine masse critique de retours d’expériences qui puissent s’éclairer les uns les autres, dans un jeu de correspondances ou de contraires et démontrer qu’elles s’inscrivaient bien dans un temps de la recherche spécifique, qui ressemble peu à ceux d’hier. Avec quinze articles retenus, ce numéro propose un éventail d’expériences sur une période allant des années 1930 à nos jours, montées à l’aide de financements variés (ANR, régionaux, ministériels ou européens) ou sans financement dédié, en France, majoritairement, mais aussi en Colombie, Grande-Bretagne, Portugal, Roumanie, Sénégal, etc. Cet éventail n’épuise pas le répertoire des possibles et ne prétend nullement à l’exhaustivité. De nombreuses formes d’enquêtes collectives ne sont pas évoquées, telles les recherches-actions, partenariales ou sur commande ou bien encore les recherches collectives institutionnelles comme les grandes enquêtes statistiques. Pour ce qui concerne la période présente et l’évolution des modes de financement de la recherche publique, les ressorts des financements français de type ANR sont évoqués à plusieurs reprises, mais ceux européens le sont beaucoup moins, et uniquement via le Programme-Cadre de recherche et développement (PCRD) alors que les incitations de l’European Research Council (ERC) – notamment à l’interdisciplinarité – réaffirment aujourd’hui les attentes politiques vis-à-vis des sciences sociales. Ce numéro réalise donc un « coup de sonde », mettant en évidence certaines tendances, documentant certaines pratiques, sans prétendre brosser un panorama complet de ce qui existe et de ce qui a pu être réalisé.
L’intérêt des auteurs pour un tel numéro provenait en partie de l’opportunité qui leur était offerte de pouvoir analyser rétrospectivement la genèse et le développement de leurs entreprises collectives. Les particularités de l’organisation du travail, propres à chaque collectif, sont en effet rarement au centre de l’écriture. Elles s’effacent au profit d’un format argumentatif privilégiant état de la recherche, présentation de la méthodologie d’enquête, description et analyse des résultats. Les « règles » établies au sein d’un collectif de recherche – répartition des tâches, hiérarchisation des rôles, partage des données et des idées, tractations diverses avec les informateurs et les institutions… – constituent autant d’éléments d’une boîte noire qu’un tel numéro donnait l’occasion d’ouvrir. Les auteurs étaient encouragés à formaliser ce qu’ils avaient vécu, à mettre des mots sur leurs difficultés. Ainsi, au-delà de la grande diversité des objets d’étude et des aires géographiques d’enquête, les textes qui constituent ce numéro ont en commun de prendre la forme de récits contextualisants. Au risque parfois de se faire les idéologues de leur propre démarche (Bourdieu, 1986) et de se limiter à une ego-histoire, les contributeurs ont cherché à rendre compte d’un cheminement, le plus souvent tâtonnant, au cours duquel ils ont dû improviser pour établir « sur le tas » les règles d’un jeu collectif. Les auteurs des articles privilégient donc la forme de la narration, en évoquant leurs premières victoires, l’irruption de problèmes concrets et de conflits interpersonnels, les arbitrages provisoires et la recherche de compromis, l’épreuve de la durée qui érode l’enthousiasme originel… et les gratifications qui peuvent parfois émerger. Soucieux d’écrire l’histoire de leur entreprise collective, ils ont su, incités par les coordinateurs du numéro, rendre compte des spécificités de leurs recherches (type de financement, division interne du travail, etc.) et réfléchir (dans certains cas) à l’influence des statuts inégaux des chercheurs impliqués dans l’entreprise. Restituant dans le détail les différents protocoles ou accords informels mis en place tout au long de leurs enquêtes, ils nous livrent des informations précieuses sur les diverses manières de faire collectif. Enquête collective oblige, plusieurs articles sont écrits à plusieurs mains (jusqu’à 17 pour le collectif Candela), ce qui a nécessairement eu une influence sur la longueur des contributions [8]. Ce sont aussi parfois des textes signés par un auteur générique, tant la raison d’être du collectif et son aspiration à durer priment sur l’affichage individuel des porteurs de plumes (collectif Onze, collectif Candela).
L’effort de réflexivité sur les pratiques scientifiques constitue une autre dimension centrale de ce numéro. Les auteurs font pénétrer le lecteur dans l’atelier de la recherche, ils montrent leurs outils, dévoilent leurs processus de fabrication du savoir, assument l’aspect parfois bricolé de leurs recettes pour faire œuvre à plusieurs. À l’enchantement procuré par le fait de constituer – devant les enquêtés et dans l’entre-soi rassurant des chercheurs – un « individu collectif » (Combessie, 2001), et de diversifier les points de vue sur une réalité sociale donnée, répond un nécessaire contrôle socio-analytique : cet individu collectif est le fruit d’une construction sociale. Si les auteurs se sont livrés à l’exercice du récit, celui-ci s’accompagne également, dans de nombreux cas, d’une exigence réflexive sur les conditions de félicité d’une enquête. Que les auteurs évoquent leur propre démarche (Borges Pereira, Bosa, Candela, Chabrol et al., collectif Onze, Fournier et al., Laferté, Moricot et al., Gubert et al., Sommier) ou qu’ils tentent d’analyser celle de ceux qui les ont précédés (Chandivert, Gaghi, Gasnault & Le Gonidec, Mak, Vallet & Dubief), ils ont voulu restituer les traces de ce qui fut entrepris, pour témoigner de ce qui fut expérimenté, pour resituer dans leur contexte intellectuel et politique les enquêtes collectives d’hier (Chandivert, Gaghi, Mak, Vallet & Dubief), pour contribuer à (ré)écrire l’histoire d’un champ de recherche (Gasnault & Le Gonidec), pour tenter de saisir les expériences collectives qui les ont, eux et d’autres, fondamentalement marqués dans leur parcours de jeune chercheur (Laferté). Effort de revisite d’un terrain du passé (Borges Pereira), de retour sur la genèse d’une aventure collective (Candela, collectif Onze, Sommier), d’analyse rétrospective d’une enquête collective (Bosa, Chabrol et al.) ou de description détaillée de l’organisation du travail mis en œuvre (Fournier et al., Moricot et al.), les articles de ce numéro constituent des documents pour une histoire des enquêtes collectives. En cela, ils représentent une contribution à la sociologie des sciences sociales et à l’anthropologie des savoirs.
Que les enquêtes collectives présentées ici se situent dans un passé encore relativement proche (comme les travaux du Mass Observation décrits par Ariane Mak) ou se soient déployées récemment, des questions communes les habitent. L’efficacité de l’organisation collective du travail est un enjeu crucial qu’aucun article n’élude. Contrairement à d’autres disciplines où la mise en place d’un protocole d’enquête commun constitue en principe la condition essentielle de la fiabilité des données récoltées (enquêtes statistiques, protocoles de recherche en psychologie…), l’ethnologie a très largement mis en évidence la portée heuristique de la singularité des regards, du relativisme des positions et du caractère déterminant des situations. Le projet collectif semble donc bien poser des problèmes spécifiques aux ethnographes, tant l’importance de la dynamique enquêteur/enquêté est au centre de leur démarche. Aussi, celles et ceux qui choisissent de tenter l’aventure collective, ou qui s’y retrouvent plongés par les aléas de leur parcours, découvrent à quel point l’idéal scientifique d’une communauté de partage peut s’avérer complexe quand la qualité d’un auteur se mesure à l’originalité singulière de son regard sur le monde. Pour autant, tous, sociologues, historiens, politistes – et ethnologues – s’emparent de l’ethnographie et de sa démarche qualitative de façon déterminée et « décomplexée », loin des chapelles disciplinaires et des diktats méthodologiques. Cette aspiration partagée à se confronter au terrain tient de l’évidence pour de très nombreux membres de ces collectifs. Concepteur, avec Thomas Bierschenk, d’un modèle générique d’enquêtes collectives qui a fait florès depuis vingt ans, le fameux « canevas d’enquête collective ECRIS [9] », Jean-Pierre Olivier de Sardan ne dit pas autre chose en recommandant que « le terrain ethnographique gagne à être banalisé » (2011 : 32). Dans un article au titre revigorant, « L’anthropologie peut-elle être un sport collectif ? » (Olivier de Sardan, 2011), se défiant de la posture romantique du chercheur seul sur son terrain, il rappelle sobrement que « ce n’est jamais qu’une forme particulière de production des données en sciences sociales, assez spécifique, certes, puisque passant pour l’essentiel par les interactions prolongées entre le chercheur et les sujets de son enquête, mais qui n’a rien ni de sorcier, ni de grandiose, ni de tragique. C’est un type d’investigation empirique parmi d’autres » (2011 : 32).
Ce numéro offre un ensemble de documents pour l’histoire des sciences sociales, l’histoire de ses méthodologies et de ses institutions. Mais il se pense aussi et surtout comme un effort aujourd’hui rare de confrontation d’expériences collectives dans une perspective cumulative. C’est une invitation à la réflexion pour tous ceux qui, un jour, se lanceront dans une enquête collective. Ils pourront trouver dans ces pages un corpus pratique d’embûches à éviter, de questions récurrentes, de modèles d’organisations possibles. Cet ensemble ne correspond ni à un guide d’enquête collective ni à une réflexion épistémologique générale, mais plutôt à une somme d’interrogations, de mises en garde et d’expériences du travail d’enquête. Ce serait plutôt, pour reprendre l’heureuse expression de Pascal Vallet et Jessie Dubief (dans ce numéro), une « épistémologie en acte ». À tous ceux qui ont tenté de construire des enquêtes collectives, avec leurs ratés et leurs réussites, la lecture de ces articles sera autant stimulante pour l’avenir que réconfortante à l’égard du passé : toutes nos difficultés sont typiques de cette formule aux contours incertains, à définir à chaque fois en situation, de l’enquête collective. Si ce numéro peut aider tous ceux qui s’y engagent à s’y préparer en connaissance de cause, notre travail – collectif, lui aussi – n’aura pas été vain.
Histoire des enquêtes collectives
L’enquête collective en sciences sociales a bien sûr une longue histoire, du XIXe siècle à aujourd’hui, des sociétés savantes à l’INSEE, des enquêtes par correspondance aux questionnaires fermés en passant par les enquêtes directes. À la fin du XIXe siècle, les grandes expéditions collectives conduites par Alfred Haddon au détroit de Torres, par Franz Boas au détroit de Behring, sur le modèle des expéditions naturalistes, sont des repères importants dans la construction de la discipline anthropologique et pour son institutionnalisation. En France, les enquêtes collectives ont leur histoire propre, avec, notamment, deux temps forts. Le premier est celui de l’entre-deux-guerres, avec les enquêtes de la Commission des recherches collectives des Annales (cf. Müller & Weber, 2003), les nombreuses missions ethnographiques collectives parrainées par l’Institut d’Ethnologie et le musée d’ethnographie du Trocadéro comme les missions Griaule en Afrique noire, Paul-Émile Victor au Groenland, La Korrigane en Océanie, etc. Le second est celui des années 1960-1970, avec les recherches coopératives sur programme du CNRS, qui financent aussi bien des enquêtes à l’étranger (Iran, Himalaya, boucle du Niger, Sud-Est asiatique, etc.) que dans l’Hexagone [10] (cf. Paillard et al., 2010). Pour la France, ce dernier moment dénote une forme très aboutie de rationalisation des sciences sociales, que l’on pourrait qualifier de modèle usinier des sciences sociales (Burguière, 2005). Plusieurs articles de ce numéro montrent combien les enquêtes collectives sont imbriquées dans des histoires transnationales de circulation des savoirs avec, par exemple, l’influence des travaux de Michael Burawoy et Pierre Bourdieu dans le cas portugais (Borges Pereira), celle, contestée, de Le Play pour l’école de sociologie roumaine (Gaghi), ou encore le retour de l’anthropologie malinowskienne dans la sociologie de la métropole, dans le cadre de l’empire britannique (Mak). Bien sûr il faudra prolonger ce premier effort pour dresser un tableau plus ample des circulations internationales des modèles d’enquêtes et mieux discerner des traditions nationales dans ce qui s’affirme progressivement comme une histoire mondiale des sciences sociales (Heilbron, 2008 ; Heilbron et al., 2008). À n’en pas douter, le renouveau contemporain de l’enquête collective dépasse les histoires nationales.
Au regard de l’histoire longue des enquêtes collectives, les questions que pose ce numéro d’ethnographiques.org ne sont donc pas nouvelles en soi. Ainsi Paul-André Rosental se demandait-il en introduction au numéro des Cahiers du CRH (2005) consacré à la recherche collective : « Nos disciplines sont-elles plus fécondes par un travail individuel ou collectif ? Quelles sont les façons de travailler à plusieurs ? » De même, Jean-Pierre Olivier de Sardan rappelait que « la recherche collective de terrain n’est en effet, pas plus que la recherche individuelle de terrain, un gage en soi d’excellence ou de qualité » (Olivier de Sardan, 2011 : 32). La démarche qui est la nôtre se situe bien dans une perspective globale d’histoire sociale des sciences sociales, très dynamique aujourd’hui. À une différence près cependant. Si un tiers des textes publiés viennent enrichir directement la connaissance historienne, avec notamment des expériences à l’étranger (Gaghi, Mak) mais aussi un retour sur les formes canoniques des enquêtes collectives en France – RCP et organisation mandarinale (Chandivert, Laurière, Gasnault & Le Gonidec, Vallet & Dubief) –, la majorité des articles qui suivent se penchent sur des enquêtes actuelles – certaines n’étant d’ailleurs pas encore achevées. Il s’agit alors de prendre le pouls des modes d’enquêtes collectives contemporaines. Les auteurs qui analysent leurs propres pratiques ne disposent pas de la distance des sociologues des sciences observant des pairs d’autres disciplines. C’est donc avec les outils de la réflexivité que sont présentées ces « autobiographies d’enquêtes » : il s’agit là d’une forme de récit quelque peu inédite.
Un numéro de revue centré sur l’histoire concrète des enquêtes collectives, sur leurs dispositifs pratiques de recherche, permet de focaliser l’attention sur une sociologie empiriste des sciences, à rebours d’une épistémologie désincarnée, d’une philosophie décontextualisée des sciences ou d’une histoire intellectuelle des sciences sociales, qui survalorisent le geste individuel et une définition théorique supérieure de la science. En adoptant cette démarche, on mesure combien toute pratique scientifique est collective ‒ et les sciences sociales ne dérogent certainement pas à cette règle malgré la place privilégiée qu’elles accordent à la notion d’auteur. Chaque recherche prend place dans un courant scientifique. Tout chercheur est formé dans un espace et un temps académique donné et entretient, en face-à-face ou à distance, par ses lectures, une conversation avec des pairs toujours situés dans une histoire et une géographie de la recherche (Topalov, 2015). Les formes de savoir instituées que sont le laboratoire, le séminaire, le colloque ou encore l’évaluation par des lecteurs référés anonymes pour les publications, ne sont que l’aboutissement d’un processus historique de construction formalisée de la conversation scientifique. Les cadres matériels de la recherche, les institutions, financements ou statuts, représentent autant d’histoires collectives plus ou moins cristallisées de la division du travail scientifique. En faire l’histoire nous rend sensible à l’existence des petites mains derrière les grands noms (Pasquali, 2012). Les questions mêmes auxquelles les chercheurs s’attellent émanent de l’esprit d’une époque, de préoccupations d’un public, d’une co-construction avec des enquêtés. En ce sens, les sciences sociales ne se conforment pas à l’idéal philosophique d’un universel valable en tout lieu et tout temps. Elles sont situées et constituent donc le produit d’un contexte historique, géographique, social : en un mot, elles sont toujours collectives.
Si la science est bien collective, même pour le plus individualiste des chercheurs, les enquêtes en sciences sociales le sont rarement, particulièrement si on s’intéresse aux enquêtes de terrain, dont la méthodologie individuelle est aujourd’hui bien ancrée. Le passage entre la science comme pratique collective et l’enquête comme pratique majoritairement individuelle reste difficile à déterminer, cette dernière s’affranchissant en quelque sorte de son temps situé. Il n’est pas toujours simple de savoir quand s’arrête une enquête, voire même parfois quand elle commence. D’où la difficulté à identifier les individus mobilisés derrière les enquêtes collectives, y compris pour ceux engagés dans ce numéro. Ainsi, selon les configurations, le narrateur peut être un « nous » pris dans ses propres rapports de force afin d’harmoniser les points de vue (Candela, Chabrol et al., collectif Onze), un sous-groupe du collectif, généralement les coordinateurs du programme (Fournier et al., Gubert et al., Moricot et al.). Mais il peut aussi être un protagoniste de l’enquête, témoin à la position privilégiée, certes, mais témoin en partie aveuglé par les limites de son point de vue, le plus souvent celui du coordinateur, difficilement conscient de l’étendue des liens qui façonnent implicitement la recherche (Borges Pereira, Bosa, Laferté, Sommier). Le directeur de recherche rendra compte du travail des petites mains de manière déformée ou tendra à lisser les hiérarchies, l’apprenti chercheur mesurera mal le travail institutionnel et administratif ingrat nécessaire à l’animation du collectif. Celui-ci mobilise le plus souvent un groupe au périmètre variable selon les questions posées. Dans l’effort réflexif imposé pour ce numéro, il n’est pas aisé de savoir jusqu’où chacun doit remonter pour rendre compte de sa pratique. L’enquête collective se comprend ici comme un collectif de chercheurs sur le terrain. Néanmoins, il y a une pluralité de compréhensions des frontières qui sous-tendent le travail d’enquête à plusieurs. Ce numéro – et le cas des revisites (Borges Pereira, Laferté) est sur ce point très explicite, tissant des liens avec des collectifs passés et s’inscrivant dans des histoires longues – montre combien ces recherches reposent toujours sur des dynamiques de groupe préexistantes, qui s’agencent le plus souvent dans un temps qui dépasse celui de l’enquête elle-même : groupe affinitaire issu d’un séminaire thématique, membres d’un même laboratoire, groupe amical de chercheurs issus des mêmes formations ou de laboratoires proches, binôme enseignant-doctorant qui trouve à se prolonger au-delà de la thèse par une codirection d’enquête, couple de chercheurs à la ville et dans le travail, etc. L’une des difficultés est alors de repérer les formes sociales des collectifs de recherche pour identifier leurs normes de régulation. Un groupe d’amis ou de militants n’enquêtera pas comme un groupe d’étudiants avec son professeur, ou comme un couple, quelle que soit l’épistémologie de l’enquête que partagent ou non ces groupes différenciés. Chaque collectif semble donc élaborer son propre équilibre ad hoc, en bricolant des règles morales de gestion de l’organisation du travail, fondées sur les caractéristiques sociales des enquêteurs qui le constituent.
L’ensemble du numéro donne à voir de nombreuses filiations disciplinaires, intellectuelles : anthropologie post-coloniale, constructivisme, ethnologie de la France, sociologies urbaine et rurale, sociologie du travail ou des migrations, sociologie politique… Il serait vain de chercher à discerner une genèse homogène. Un moment des sciences sociales apparaît cependant en contrepoint, celui des décennies 1960-1980 qui furent celles de nos aînés. Faire des sciences sociales, c’est « penser avec, penser contre » comme l’a explicité pour son itinéraire propre l’historien Gérard Noiriel (2003). Si des continuités peuvent exister (Christine Laurière revient sur le cas relativement exceptionnel et fondateur de la RCP 323 et des enquêtes ethnologiques en pays de Sault qui donnera naissance au Centre d’anthropologie des sociétés rurales à Toulouse), les ruptures observables ici sont moins théoriques qu’elles ne relèvent de conceptions politiques des pratiques scientifiques. Il est frappant de mesurer combien l’idée d’équité travaille constamment les auto-histoires des collectifs de ce numéro. Il faut donner un sens à l’effort individuel produit pour les autres. On a là une morale du travail scientifique plus attentive aux impératifs de réciprocité et d’égalité qu’à celles de déférence qui ont sans doute pu prévaloir par le passé : quand il y a un chef, un ou plusieurs « patrons » [11], l’enquête collective contemporaine implique d’emblée de devoir légitimer le pouvoir et les formes hiérarchisées de captation des bénéfices. D’autant que nous ne sommes plus aujourd’hui dans le cas de collectifs dominés au sein de leurs laboratoires, telles les « dames de Minot » pour lesquelles l’enquête collective put constituer une manière de s’émanciper d’une tutelle scientifique imposante, et masculine (Zonabend, 2017). Lorsque le collectif d’enquête se donne un nom commun (Candela, collectif Onze, Pharma, REV), les hiérarchies statutaires sont néanmoins susceptibles de rejaillir. L’honnêteté intellectuelle avec laquelle les auteurs abordent cette question témoigne cependant de quelque chose d’émergent, de significatif, dans les sciences sociales.
Faire groupe ou comment travailler avec les autres
En parcourant ces articles, on devine combien la mise en œuvre d’une enquête collective correspond à la formalisation d’un projet, le plus souvent à un moment où une équipe se rassemble et s’organise dans le but d’accroître sa masse critique tout comme sa capacité à enquêter, analyser et publier. Collectif d’enquête à l’intérieur d’un laboratoire par exemple, l’équipe ainsi constituée fonctionne comme un sous-groupe s’autorisant l’invention de nouvelles règles internes et s’autonomisant ainsi partiellement du réseau académique qui constituait le collectif de départ. Son histoire s’écrit d’abord comme un acte de naissance, d’où également la tendance à considérer cette dynamique de groupe comme la préhistoire d’un nouvel axe de recherche qui pourrait à terme s’institutionnaliser dans le champ académique (Sommier). Si le collectif de l’enquête a une genèse, il a aussi parfois un prolongement au-delà de l’enquête. Cette dernière se pense souvent comme une tentative pour déplacer les frontières, bousculer les collectifs institutionnalisés existants, remettre en cause les hiérarchies en place. Ainsi, dans sa dynamique, l’enquête collective s’affronte à des groupes plus larges qui la dépassent. L’équipe d’enquêteurs, comme forme en cours de cristallisation, négocie sa place, son existence à la fois intellectuelle, auprès de ses pairs, et institutionnelle avec ses tutelles et ses financeurs. Vu de l’extérieur, le collectif d’une enquête fait groupe, fait corps, et peut fonctionner comme un identifiant qui signe une démarche intellectuelle dans le champ académique qui lui est propre.
Cette pratique, privilégiant le rassemblement de compétences diverses et complémentaires dans le but d’accroître les capacités d’analyse, est donc un espace de rencontre et de collaboration avec les autres, « autres » entendu dans toutes ses significations. Ce peut être l’autre académique, dans un jeu institutionnel ; l’autre « chercheur », bien entendu, mais aussi les autres « indigènes », parfois collaborateurs d’enquête, celles et ceux qui vivent parmi ou travaillent au contact des populations étudiées et qui peuvent apporter un regard nouveau grâce à leur expérience pratique et leur immersion longue et durable au sein d’un territoire. Ces rencontres et ces collaborations avec ces informateurs-collaborateurs constituent parfois des solutions sur lesquelles on s’appuie pour répondre, par exemple, en temps et en heure aux engagements d’un contrat court : Chabrol et al. se basent ainsi sur le militantisme associatif de plusieurs membres de l’équipe pour lancer certains terrains, et utilisent les vertus de la photographie pour mieux impliquer les enquêtés dans l’enquête. Mais ces collaborations constituent bien souvent de véritables défis, soit parce que des asymétries se font jour (Bosa ; Gubert et al.), soit parce que les intentions que chacun met dans le projet s’avèrent incompatibles ou difficilement conciliables (Fournier et al. ; Moricot et al.). Divergences disciplinaires, hiérarchies préexistantes, inégalités de statuts, asymétries Nord/Sud…, autant de points d’achoppement qui fragilisent le collectif et nécessitent que des accords soient trouvés et des protocoles définis pour permettre à l’équipe de poursuivre l’enquête sans risquer l’éclatement. Qu’il s’agisse d’enquêtes menées au sein de programmes nationaux (RCP, PCRD), de protocoles ad hoc permettant de renouveler l’analyse des migrations internationales (Gubert et al.), d’un moyen d’accéder à des univers professionnels rétifs à l’ethnographie (Fournier et al.), d’anciens réseaux de réflexion devenus champ de recherche (Sommier) ou de dynamiques plus ou moins informelles espérant un jour s’institutionnaliser (Candela), le projet d’enquête collective repose systématiquement sur le même espoir de gain qualitatif. Il s’agit probablement, en partie, d’un artéfact rhétorique favorisé par la logique du financement concurrentiel qui impose à chacun de montrer ses innovations pour se faire financer. Mais c’est aussi un temps singulier de l’histoire des enquêtes collectives en pleine réinvention. Approche pluridisciplinaire ou multi-située, croisement asymétrique des regards…, l’enquête collective, tant elle déroge aux pratiques aujourd’hui dominantes de l’enquête individuelle, a pour raison d’être le renouvellement des approches, la rupture avec les perspectives classiques, l’innovation intellectuelle par le recours à de nouvelles manières d’appréhender la réalité ethnographique.
Mais cet idéal de renouvellement par le collectif ne va pas sans poser aux porteurs de projet de nombreux défis. Derrière l’impératif du partage et l’idéal de la collaboration et de la transparence, la réalité du monde académique refait régulièrement surface. Dans bien des situations, la collaboration trouve ses limites. Aujourd’hui comme hier, chacun est tenté de protéger « son » terrain de la prédation potentielle de l’autre en le tenant à l’écart (Gasnault & Le Gonidec). Dans leur immersion au cœur du secteur pharmaceutique, Fournier et al. mettent d’ailleurs en évidence toutes les contraintes et résistances auxquelles leur équipe s’est trouvée confrontée pour parvenir à enquêter dans un « univers hostile ». La mutualisation des données reste souvent limitée tant beaucoup souhaitent garder pour eux-mêmes leurs données ethnographiques, par peur d’un regard extérieur sur leur manière propre de les récolter ou crainte d’un partage non contrôlé (Laferté). Au cœur même d’un groupe de chercheurs développant des relations horizontales, des dissymétries apparaissent et les impératifs de carrière sont susceptibles de menacer l’équilibre (Gubert et al., collectif Candela). Last but not least, l’expérience du collectif Onze montre que les réticences pratiques à reconnaître un collectif d’enquête peuvent être pugnaces dans un monde académique soucieux de valoriser les membres les plus établis au sein du sérail.
Mutualiser les données
L’impératif de collaboration s’impose en général à travers l’étape cruciale de la mutualisation des données. Il ne s’agit pas seulement de mettre en commun un ensemble d’informations collectées par les uns et les autres. La plupart des articles de ce numéro montrent que l’enquête collective poursuit le plus souvent un objectif plus ambitieux : la constitution commune d’une base de données partagée et l’analyse croisée des données enrichie par la diversité des regards posés par les uns et les autres. De plus en plus, cette mise en commun doit dépasser le travail interne à l’enquête – comme on a pu le voir dans le passé pour des collectifs restreints (Rot & Vatin, 2008 ; Zonabend, 2011). Elle est progressivement imposée par les financeurs eux-mêmes. Ces derniers incitent à la réalisation de telles bases ou à l’archivage des enquêtes ethnographiques, ce qui suppose des institutions pérennes d’archivage et une réflexion sur la nature même de ces matériaux, notamment en ce qui concerne leur anonymisation. C’est un formidable défi scientifique pour nos disciplines. Mais ses aspects juridiques et éthiques risquent forts de « vider » les données, ou encore de priver le collectif de la richesse des éléments contextuels de leur recueil. Leur mise en commun présuppose donc une certaine uniformisation des outils d’enquête (calendrier de travail, canevas d’entretien, format des prises de notes, structure des rapports…) et nécessite un travail en soi, parfois jugé trop lourd ou coûteux en temps (réunions de travail, rédaction de synthèses, uniformisation des documents, archivage…). Sans effacer l’identité des auteurs qui produisent les données ethnographiques (et les marques de leur empreinte), plusieurs enquêtes collectives présentées ici reposent sur l’idéal d’une ethnographie partagée, mais suffisamment contextualisée et formatée pour que les observations produites par les uns puissent être exploitées par les autres et ainsi enrichir une analyse commune. Un ensemble de techniques est alors testé, de la fiche standardisée de terrain (collectif Onze) à la création d’outils partagés comme des tableaux de l’enquête et des listes d’enquêtés (Borges Pereira) en passant par la mise en archives des données (Laferté)… Chaque collectif développe ainsi des outils propres pour formaliser et réguler ce partage.
Si l’objectif est ambitieux, sa réalisation fait apparaître bien des questions. La volonté de sortir du caractère individuel de l’enquête de terrain se heurte d’abord à des considérations éthiques (l’exploitation par les dominants des petites mains), mais aussi à des normes bien établies : maîtrise par le chercheur de l’ensemble des étapes de la recherche, non-délégation de l’analyse des matériaux à une autre personne que celle qui les a construites par la singularité de son regard. Elle contrarie en effet la dimension empathique des relations nouées sur le terrain, base de la démarche inductive (Schwartz, 1993). Est-il possible d’« être affecté » (Favret-Saada, 1990) collectivement ? Très concrètement, la dimension inductive de l’analyse ethnographique ne permet pas aisément de différencier des étapes de la recherche indissociables en pratique. L’élaboration du cadre d’analyse et la récolte de données se construisent dans un va-et-vient constant qui rend difficile la formalisation préalable d’un calendrier collectif et d’un cadre d’écriture pour la restitution des données. Une tension permanente habite donc ces entreprises collectives : l’accroissement de la variété des données ainsi récoltées se heurte au souci permanent d’un approfondissement souvent non transmissible de leur analyse. L’enquête collective nécessite donc le maintien constant d’échanges au sein du groupe afin que les outils de partage puissent être réadaptés, les hypothèses de travail rediscutées collectivement à l’aune des nouveaux matériaux partagés. La diversité des acteurs impliqués – par leur appartenance disciplinaire et leur statut… – rend alors l’exercice complexe, risqué et particulièrement chronophage. Dans leur enquête, les anthropologues Caroline Moricot et Marie-Christine Pouchelle travaillent de concert avec le roboticien Guillaume Morel. Ce trio constitue une très belle illustration du travail de traduction constamment nécessaire au sein de l’équipe pour que chacun puisse se réapproprier les objectifs de l’enquête, comprendre la démarche de l’autre, influer sur l’orientation des regards et reconstituer un lien entre sa propre discipline et les objectifs définis collectivement. Cette recherche de compromis et cet effort de traduction se retrouvent dans d’autres textes, par exemple celui de Gubert et al. où les chercheurs français et sénégalais élaborent un cadre de travail collectif régulièrement menacé par l’asymétrie post-coloniale qui s’y distille. De même, Bastien Bosa évoque cette difficulté à réaliser ce partage égalitaire des regards quand des hiérarchies sous-jacentes s’immiscent constamment dans les relations entre les acteurs de la recherche.
Cet effort constant d’uniformisation (des outils, des rythmes, des rapports…) se heurte donc à l’hétérogénéité inévitable des regards. Sans rompre avec l’investigation individuelle, qui reste au cœur de la démarche ethnographique, les enquêtes collectives entendent donc développer et affiner des protocoles de mutualisation des regards ethnographiques singuliers. Formalisation et autonomie de l’enquêteur sont donc de mise, avec toutes les tensions et résistances que présuppose ce couple antagoniste.
Évitements et illusions égalitaires
Forts de l’expérience qui fut la nôtre ces dernières années, nous avons souhaité que ce numéro permette aux chercheurs d’en savoir plus sur les dessous des enquêtes collectives. Mais le travail éditorial sur les différents articles nous a permis de prendre progressivement conscience que l’exigence de réflexivité et de transparence pouvait s’accompagner d’une certaine forme de violence symbolique. Non seulement parce que les acteurs d’une enquête collective sont pluriels et qu’il y a probablement autant d’histoires d’enquêtes collectives que de membres de l’enquête en question. Mais plus encore, en imposant aux auteurs une réflexivité collective, nous les avons engagés dans un travail potentiellement périlleux voire douloureux. Si toutes les équipes ont joué le jeu de l’introspection, il existe une limite à la mise à nu des personnes et des collectifs impliqués dans les gestes scientifiques, limites variables selon les statuts (il est plus risqué pour un jeune chercheur de s’exposer et de dévoiler son background social que pour un chercheur reconnu) et l’avancement du projet (projet en cours vs résultats publiés). Tout ne peut être dit, archivé, transmis. Les limites ou les niveaux d’autocensure varient alors en fonction de la situation des acteurs, de la « réussite » du projet, du caractère plus ou moins contraignant de la structure de financement. Ainsi, les textes présentés ici comportent certainement leurs parts de silence, leur lot d’évitements de sujets sensibles, psychologiquement, affectivement, socialement, scientifiquement.
Autre résultat, il est frappant de constater que les enquêtes contemporaines sont marquées par une dimension politique, voire militante de la recherche. Plusieurs équipes se sont montrées allergiques à toute forme de hiérarchie, même si bien sûr, celle-ci a dû réapparaître sous d’autres formes. Cela n’est pas radicalement nouveau tant l’histoire des enquêtes montre que d’autres ont pu, par le passé, se bercer d’une « utopie égalitaire du collectif » (Rosental, 2005). Faut-il comprendre ces réaffirmations présentes dans nombre d’articles comme une naïveté scientifique de la part de jeunes chercheurs ou faut-il prendre la mesure d’une nouvelle politisation de la pratique scientifique ? Nous plaidons plutôt pour la seconde hypothèse tant les formes matérielles des enquêtes contemporaines semblent remettre en cause ce qui faisait autrefois le cœur, mais aussi la force des enquêtes collectives : la division des tâches, la hiérarchisation entre le collecteur et le penseur, les objectifs d’exhaustivité. Le numéro témoigne des multiples manières de contrôler – et limiter – les effets de la hiérarchie professionnelle. Même lorsque le pilotage est explicitement assumé par des aînés, il n’est plus le fait d’un mandarin. Instituer des collectifs de chercheurs égaux sur le terrain, même fragiles et temporaires, paraît bien constituer une étape importante de la socialisation scientifique et professionnelle.
Enfin, force est de constater que l’intensité de la collaboration enquêteur/enquêté, qui caractérise la relation ethnographique, est largement remise en question par le projet collectif. Pour des raisons de disponibilité (l’empathie prend du temps), d’affinités personnelles, l’être collectif peine à se stabiliser. Mais si l’enquête collective constitue probablement un défi pour la forme canonique du travail ethnographique, elle représente également une plus-value considérable qu’il importe de documenter. Travailler à plusieurs impose la mise en place de normes et de cadres qui, s’ils sont contraignants, peuvent se révéler particulièrement efficaces. Un certain pragmatisme ressort de ces expériences, notamment en ce qui concerne la maîtrise des calendriers de travail et la restitution des résultats auprès des organismes financeurs. Par ailleurs, leurs ambitions scientifiques privilégient une analyse fine des données remontant du terrain aux constructions théoriques. L’engagement dans le collectif incite les chercheurs à trouver des solutions sans tarder, à tester ensemble la pertinence des outils élaborés. En d’autres termes, dans les enquêtes collectives, les témoignages des chercheurs rassemblés ici montrent qu’il faut faire preuve d’esprit d’ouverture, trouver des terrains d’entente, proposer des solutions aux dysfonctionnements constatés sans les laisser s’installer. L’univers des enquêtes collectives en sciences sociales est un laboratoire permanent où s’expérimentent protocoles, astuces, compromis et hiérarchies négociées. Quelles qu’en soient les limites, l’enquête collective ouvre indiscutablement de nouveaux horizons en pariant sur la multiplication coordonnée des sites, des disciplines, des acteurs, des regards et des questionnements.