Agir en intrus dans les musées.
Inclusions, controverses, exclusions et patrimoines

Appel à propositions de la revue Ethnographiques.org
Date limite de soumission : 23 avril 2023

Coordination :
Christian Hottin, Dominique Schoeni et Thierry Wendling

Le 14 octobre 2022, à la National Gallery de Londres, un jet de soupe à la tomate sur un bouquet de tournesols – opportunément protégé par une vitre – fait plus parler pour la sauvegarde de la planète que bien des rapports d’experts. L’acte déchaîne aussitôt toutes sortes de commentaires, traduisant l’incompréhension souvent, motivant de nouvelles réflexions parfois. Ce geste s’oppose en tout à un vol : ses protagonistes prennent soin de se coller la main gauche sur la paroi en dessous de leur cible avant d’énoncer leurs revendications. La polémique peut commencer, le procès s’ensuivre, la controverse s’alimenter.

Septembre 2005, un groupe clandestin de sauvegarde du patrimoine s’installe pour un an au dernier étage du Panthéon à Paris et, à l’insu de tous, travaille à la restauration de son horloge Wagner du XIXe siècle. Ayant ultérieurement rendu publique leur action, dans l’espoir que l’horloge serait remise en marche, les Untergunther seront poursuivis en justice avant d’être finalement relaxés.

En 1996, un visiteur du musée national des Arts et Traditions populaires déclare qu’une poupée votive, collectée dans le bocage normand et dont le cartel mentionne dûment les pouvoirs surnaturels, est « redevenue active ». Devant l’émoi provoqué par cette annonce, l’équipe et la direction du musée s’empressent de rechercher une solution pour en neutraliser les effets. Après plusieurs tentatives infructueuses de recours à des spécialistes, la poupée et d’autres objets susceptibles de manifester une emprise sur les personnes sont disposés dans une armoire blindée réputée retenir les ondes, dans un local isolé des réserves du musée.

À travers cet appel à contribution, la revue Ethnographiques.org désire susciter une réflexion sur ces formes d’actions qui, aussi diverses qu’inattendues dans les musées, se démarquent de ce que l’on considère habituellement aller de soi dans ces institutions. Nous faisons le pari que ces intrusions et leurs effets ont beaucoup à nous apprendre sur les transformations profondes qui affectent actuellement les musées et leurs modes de fonctionnement.

Qu’est-ce qu’agir en intrus dans les musées ? Qu’est-ce que cela est susceptible de produire sur les pratiques ordinaires de ceux qui y travaillent, de tous ceux auxquels est déléguée une responsabilité au sein de ces institutions ? Qu’est-ce que ces intrusions nous disent des potentialités et des limites des musées, de leur succès actuel et de leur rôle prépondérant dans les processus de définition des patrimoines ?

En première approximation et sans prétention à l’exhaustivité, nous avons repéré quelques domaines et aspects de la vie des musées dans lesquels la notion d’intrusion, ou plus précisément la question des manières d’y agir en intrus et de leurs effets, manifeste une forte potentialité heuristique.

1) Les modes de fonctionnement internes des musées : le traitement et la sélection des objets des collections ; les systèmes de classification et de documentation adoptés ; les options muséographiques choisies ; les modalités de présentation et de rédaction des textes, discours et annonces ; les horaires d’ouverture, les accès aux locaux, les formes d’adresse aux publics et les initiatives tournées vers l’extérieur ; la composition des équipes, l’intégration d’intervenants extérieurs, les liens tissés avec des acteurs de la recherche scientifique, des réseaux associatifs, du monde politique et de l’administration. Tout un ensemble d’activités réalisées par les différents professionnels et acteurs des musées, qu’elles fassent l’objet de définitions explicites ou qu’elles relèvent de ce qui va soi, de mesures routinières ne faisant pas l’objet de débats. Comment, dans ces écosystèmes muséaux, la survenue ou la révélation d’un élément insoupçonné (externe aussi bien qu’interne) est-elle susceptible d’interroger ces pratiques, de les placer sous le signe de la controverse, de motiver leur explicitation ou de provoquer leur transformation ?

2) Les formes et les niveaux d’intégration des musées dans les économies, qui présentent une très grande diversité et manifestent de multiples effets sur leurs conditions de fonctionnement. On peut entendre dans l’action des militantes écologistes aspergeant le tableau de Van Gogh une dénonciation des liens entre accumulation capitaliste, constitution des collections et développement des institutions muséales. Très prégnants dans une économie globalisée, ces liens sont cependant anciens dans l’histoire des musées et des patrimoines, et déterminants pour le statut et la prééminence dont les institutions muséales peuvent se prévaloir. Pour partie, les musées participent aujourd’hui pleinement de la mondialisation culturelle des échanges, aussi bien à travers leurs déclinaisons ou franchises, établies en divers points du globe, que grâce à la vaste économie de circulation des expositions et des investissements privés massifs dont celle-ci fait l’objet. Plus localement, et en fonction des modalités de financement des musées, la question de leur rentabilité ou de leur capacité à justifier leurs activités en termes d’utilité publique conditionne leur fonctionnement et leurs orientations, voire leur survie. Dans ce contexte, tant par la circulation internationale des œuvres, des images et des discours associés que du fait de la répartition inégale des ressources, des statuts et de la reconnaissance, les musées peuvent se révéler tout à la fois lieux et cibles de contestations, ou encore tribunes inopinées de nouvelles revendications.

3) Les dimensions épistémiques et éthiques du travail muséal : la notion proposée d’intrusion peut être comprise comme l’indice d’une “part manquante”, d’un impensé a priori inassimilable, laissé pour compte dans le fonctionnement “normal” des musées, ou encore dans les efforts d’inclusion, les injonctions à la participation, les initiatives de démocratisation culturelle aujourd’hui couramment évoquées dans l’univers muséal. Il ne s’agit toutefois pas de considérer que toute exclusion serait inacceptable. Les musées ne peuvent ni tout garder, ni tout montrer, ni tout étudier et communiquer. La patrimonialisation procède toujours d’une sélection, ou autrement dit de multiples exclusions. Les mutations sociales, politiques, culturelles, économiques, impriment leurs marques sur ces choix, qu’ils soient explicites et conscients, ou non.

4) Les imaginaires du musée : si la littérature, le cinéma, la bande dessinée ou les représentations ordinaires font souvent apparaître les musées comme des lieux dédiés à la conservation, imposants et austères, disciplinés, strictement surveillés et sélectivement perméables aux mondes qui les entourent, c’est peut-être pour faire la part belle, par contraste, à d’autres imaginaires à la fois parallèles et connexes : ceux de la transgression, de la subversion, de la convoitise et de l’effraction, de l’érotisme, de la contestation, de la vengeance ou de la réparation de l’injustice, du canular ou du renversement de l’ordre des choses. Les gens des musées peuvent ne pas se reconnaître dans ces œuvres de fiction, et la réalité de telles intrusions paraître improbable. Cependant ces histoires nous parlent, et peut-être nous disent-elles quelque chose du travail muséal réel et concret qui se déroule dans l’entre-deux, dans la médiation entre l’inévitable clôture propre à toute institution et l’intrusion inattendue d’autres imaginaires.

La revue Ethnographiques.org accueille des contributions de chercheurs et chercheuses en sciences sociales et humaines, qu’il s’agisse de réflexions en cours ou de travaux plus aboutis. Elle privilégie des recherches présentant des données de première main et des réflexions confrontant des perspectives, des expériences ou des épistémologies différentes. Les autrices et auteurs sont vivement encouragés à mobiliser des matériaux multimédias, visuels et/ou sonores susceptibles d’enrichir leur article.

Calendrier :

  • Les propositions de contributions (résumé d’une page accompagné d’une bibliographie indicative et d’une biographie sommaire) sont attendues au plus tard pour le 23 avril 2023. Elles doivent être envoyées, avec la mention « Ethnographiques no 47 » comme objet du message, aux quatre destinataires suivants : christian.hottin94@gmail.com, dominique.schoeni@geneva-link.ch, thierry.wendling@cnrs.fr et redaction@ethnographiques.org.
  • Une première sélection sera effectuée sur la base de ces propositions. Une réponse sera donnée au plus tard le 7 mai 2023.
  • Les articles devront être remis pour le 7 septembre 2023. Ils seront relus par le comité de rédaction et par des évaluateurs externes. Les auteurs sont priés de suivre les consignes (note aux auteurs) accessibles sur la page http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.
  • La version définitive devra être remise le 7 mars 2024 pour une publication dans le numéro 47, au printemps 2024.