L’éditeur suisse Infolio, connu notamment pour ses publications du Musée d’ethnographie de Genève, offre avec cet ouvrage une réédition soignée de quinze articles que Pierre Centlivres a écrit entre 1982 et 2007. Suggérant, sans être exhaustif, la grande diversité des intérêts de l’ancien directeur de l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel (cf. [http://www.ethnographiques.org/2002/Centlivres,Amiotte-Suchet,Floux]), ce recueil est organisé en trois parties. La première, intitulée « Figures », porte sur trois ethnologues de la première moitié du XXe siècle : Arnold Van Gennep, George Montandon et Julius Lips. La deuxième, « Cultures – Natures », aborde la complexité historique de concepts et de notions (de « race » à « rite » en passant par « culture ») auxquels l’ethnologie n’a cessé d’être confrontée depuis son institutionnalisation. Enfin, « Regards, image, objets » souligne l’attention que le spécialiste de l’Afghanistan et du Moyen-Orient a toujours consacrée à la question de la représentation. D’autres regroupements auraient été possibles mais on remarquera que ce volume propose surtout, à l’exception des deux ou trois derniers articles, une réflexion approfondie sur l’histoire de l’anthropologie, réflexion qui s’ancre sur le refus d’une « opposition entre "ici" et "là-bas" » (p. 8).
Après un bref avant-propos, le recueil s’ouvre donc sur trois études de cas qui, aussi différents qu’en soient les protagonistes, se rejoignent curieusement autour d’un échec : fermeture d’une chaire d’ethnographie, faillite d’une hypothèse "scientifique", mauvaise réception d’un livre pourtant novateur. L’hagiographie des vainqueurs successifs se trouve ainsi implicitement récusée au profit d’une réflexion à la fois épistémologique et historique. Tout aussi propices à l’analyse des contextes culturels et intellectuels qu’à la mise en évidence des relations complexes qu’entretiennent les acteurs sociaux, l’étude de tels insuccès rappelle de plus opportunément que l’histoire n’est pas toujours un long fleuve tranquille.
Dans le premier article, écrit en collaboration avec Philippe Vaucher, Pierre Centlivres revient sur les circonstances qui conduisirent à l’installation puis à l’éviction de son prestigieux prédécesseur à Neuchâtel. On sait que Van Gennep (1879-1944) n’y occupa en effet que deux années durant un poste de professeur extraordinaire car il fut expulsé de Suisse en 1915 après avoir dénoncé, sous un pseudonyme et dans la lointaine Dépêche de Toulouse, les compromissions du gouvernement helvétique avec le camp germanique. Se replongeant dans les dossiers de police, les correspondances, les comptes rendus de l’Université, etc., Pierre Centlivres donne à l’affaire une singulière épaisseur. On repère les stratégies de l’auteur des Rites de passage (1909) cherchant à s’affirmer dans le champ scientifique (organisation du premier colloque d’ethnographie… dont les Actes ne purent être édités en raison du déclenchement de la guerre quelques semaines plus tard ; création d’une nouvelle revue… qui ne connut qu’un seul numéro) aussi bien que sa psychologie avec un caractère, disons, entier et une aversion, depuis son enfance, pour la culture militaire prussienne. On resitue le litige dans une Suisse qui s’affirme neutre mais où Alémaniques et Romands ne tournent pas leurs regards dans la même direction. Enfin, on trouve comment s’orienter dans le dédale neuchâtelois avec un préfet qui ne partage pas les condamnations du chef de la police et des universitaires qui expriment peu d’esprit de corps. Au total, l’article livre une belle analyse, en termes de personnes, d’institutions et de contextes, sur l’apparition et la disparition d’une des premières chaires d’ethnographie [1].
Un des charmes de ce livre réside dans les fils rouges qui relient entre eux des textes aux thèmes pourtant bien divers. L’ombre de Van Gennep revient ainsi à plusieurs reprises et notamment dans « Rites, Seuils, Passages », un article de la partie suivante qui montre que les frontières des États-Nations, intensément traversées aujourd’hui par les migrants et les réfugiés, restent susceptibles d’une analyse « van gennepienne » (p. 219).
La seconde « figure » développe une anecdote scientifique : comment Montandon — dont on connaît la carrière funeste comme conseiller aux Affaires juives sous l’Occupation — a tenté, dans les années 1929-1931, d’imposer ses théories anthropologiques (l’ologénisme) en annonçant, un peu imprudemment, la découverte d’un grand singe anthropoïde en Amérique du sud. Cet épisode mineur d’une époque où tenants du monogénisme et du polygénisme s’affrontaient encore, donne lieu à un modèle d’analyse des rhétoriques et des contextes intellectuels. Cet article, cosigné par Isabelle Girod, ne manque pas d’entrer en résonnance avec « Le singe et l’homme de Rousseau à Jules Verne » (dans la deuxième partie). Reprenant le concept freudien de « l’inquiétante étrangeté », Pierre Centlivres y explore « la troublante proximité » qu’a contribué à créer Linné en incluant, en 1758-1759, les êtres humains dans le groupe des primates. S’est posée dès lors la question de la différence : où passe la ligne de frontière entre l’humanité et la bestialité ? Question renouvelée par les découvertes préhistoriques (comme celle de l’Homme de Java, un pithécanthrope, en 1891) et par les préjugés posés au XIXe siècle sur les « primitifs ». La science et l’imaginaire voisinent ici, donnant à Pierre Centlivres l’occasion de se replonger dans le corpus vernien, notamment Le Village aérien (1901) qualifié de « véritable roman ethnographique » (p. 198).
La première partie se termine avec l’évocation d’un anthropologue peu connu. Assistant puis successeur de Graebner au Musée d’ethnographie de Cologne, Julius Lips dut fuir l’Allemagne en 1933 à cause de son appartenance au Parti social-démocrate. Réfugié aux USA, il publia, en 1937, The Savage Hits Back, une des toutes premières réflexions sur la représentation que les peuples de couleurs se faisaient des Blancs. Inversant les idées de l’époque, Lips prend le parti des colonisés et croit lire dans leurs masques, leurs statuettes de bois ou leurs sculptures en bronze, la marque de la haine ou de l’ironie qu’ils éprouveraient à l’encontre des Européens. Pierre Centlivres rappelle ici comment la surinterprétation se pose facilement sur des objets que les musées entassent avec des informations le plus souvent parcellaires ; en restant insuffisamment attentifs aux significations indigènes des objets. Julius Lips reste prisonnier des schèmes de pensée contre lesquels il s’insurge pourtant. Mais Pierre Centlivres évoque aussi la brève introduction que Malinowski donna à l’ouvrage. L’anthropologie, y affirmait-il, est la « science of the sense of humour » car, commente Centlivres, elle « suppose une prise de distance par rapport à soi-même » (p. 97). L’empathie de Lips pour l’art primitif des hommes de couleur — A seconde vue note combien ces termes sont datés — s’ancre de fait sur son expérience personnelle du régime nazi. « Du coup, l’anthropologie apparaît, par excellence, la discipline qui conteste le pouvoir nazi […] [grâce à son] aptitude au dévoilement comparé des systèmes d’exploitation et d’oppression » (p. 99).
L’ouvrage propose ensuite, dans la deuxième partie, de vastes panoramas conceptuels. « Race, racisme et anthropologie » constitue ainsi une belle tentative de synthèse d’un dossier particulièrement fourni depuis les travaux de Blumenbach à la fin du XVIIIe siècle. Cependant, dans l’économie de l’article, les auteurs suisses occupent une place qui pourrait laisser croire que la petite confédération alpine serait au centre des discussions raciologiques. Quelle qu’ait été la valeur d’un Eugène Pittard ou la responsabilité d’un Montandon, une telle compréhension serait évidemment exagérée. Manque probablement ici une notule introductive rappelant les termes de la demande de La Revue des Archives fédérales suisses où le texte était initialement paru.
« La notion de culture dans l’ethnologie française » se situe dans une perspective que l’on pourrait qualifier avec humour de post-structuraliste. On y découvre en effet comment des oppositions structurantes, externes (la Kultur allemande vs la civilisation française) ou internes (nature / culture chez Lévi-Strauss), se sont succédées dans la pensée française, aboutissant aujourd’hui à une situation où le mot culture n’aurait plus qu’une bien faible valeur conceptuelle. Ce texte est opportunément suivi du « point de vue d’un ethnologue » sur « Vatican II et la culture ». Directement issue des sciences sociales, la notion de culture apparaît en effet (sous la forme latine de cultura) dans la constitution L’Eglise dans le monde de ce temps (1965). A la même époque, et parallèlement aux concepts anthropologiques d’acculturation et d’enculturation, les théologiens forgent le néologisme d’ « inculturation » « pour décrire la pénétration du message chrétien » (p. 179) dans les sociétés autres. L’évolution des concepts s’inscrit ainsi non seulement dans des processus intellectuels et culturels, mais aussi dans des perspectives institutionnelles.
La troisième partie de ce recueil s’ouvre sur deux articles qui considèrent comment l’Occident a drainé les objets exotiques et orientaux vers ses musées et ses expositions universelles ou coloniales. Privilégiant les perspectives française et britannique, Pierre Centlivres montre comment la volonté de créer des grands musées ethnographiques au XIXe siècle a suscité plusieurs importantes « Instructions aux voyageurs ». Depuis les consignes de la Société des Observateurs de l’homme pour l’expédition Baudin en Australie (1800-1804) jusqu’aux Notes and Queries de l’Institut royal d’anthropologie de Grande-Bretagne et d’Irlande (six éditions de 1874 à 1951), on somme les voyageurs amateurs de se transformer en collecteurs professionnels et systématiques. Le second article traite plus spécifiquement de « La production ethnographique de l’image de l’Orient ». Dès la première exposition universelle, à Londres en 1851, se trouvent mis en scène et contrastés d’un côté les progrès de la révolution industrielle et de l’autre la suprématie des Européens sur les autres peuples qui se caractérisent dès lors par leur exotisme et leur sauvagerie. Alors que se développe un fort orientalisme, d’abord philologique, puis archéologique, les musées d’ethnographie resteront pourtant pauvres en objets des « hautes cultures » asiatiques car ceux-ci ne répondent pas au primitivisme idéalisé. Pierre Centlivres retrace alors comment le Turkestan russe puis le Xinjiang furent découverts et exploités par divers savants et aventuriers collectionneurs, comme le Suisse Henri Moser dont la riche collection d’armes locales se trouve aujourd’hui non pas dans un musée d’ethnographie mais au Musée historique de Berne, preuve du statut ambigu de ces objets.
Homme de plume, Pierre Centlivres s’est aussi découvert grand amateur de photographies sur ses terrains afghans (2003). Aussi sent-on une légère mélancolie lorsqu’il titre l’un des articles : « Photographie et ethnologie, une compagne délaissée ? ». Malgré leur cheminement parallèle tout au long du XIXe et du XXe siècle, ces deux formes de regard sur l’altérité restent, on en conviendra, difficiles à concilier.
Avec « Bouddha masqué, femme voilée », Pierre Centlivres renforce d’un chapitre essentiel son livre sur les Bouddhas de Bamiyan (2001) qu’il avait publié juste après leur destruction par les talibans. Curieusement, ces immenses statues sculptées dans la falaise n’avaient probablement jamais eu de visage en pierre, aussi est-ce un masque en bois doré qui devait figurer le sourire et le regard du Bouddha. Cette accroche énigmatique donne dès lors à Pierre Centlivres l’occasion de lancer les bases d’une anthropologie du masque en islam : car au châdri qui couvre les femmes afghanes répond le voile qui masquait le visage du prophète Mahomet sur les miniatures persanes du XVIe siècle.
L’ouvrage se termine par deux articles, dont l’un co-écrit avec son épouse Micheline Centlivre-Demont, qui poursuivent leurs réflexions sur les Images populaires en Islam (1997). Combinant regard historique et observation contemporaine, ils nuancent et complexifient l’idée trop sommaire d’un islam rétif à toute représentation.
Au final, A seconde vue fournit l’occasion de relire ou de découvrir des articles dispersés dont certains restaient peu accessibles. Nourris d’une large culture, portés par une langue élégante, on n’y trouvera nulle théorie réductrice mais des études fouillées qui donnent au lecteur l’opportunité d’affiner son propre regard. Last but not least, ils manifestent aussi, comme en écho de la définition de l’anthropologie par Malinowski (cf. ci-dessus), un discret mais tenace « sense of humour ».
CENTLIVRES Pierre, 2009. A seconde vue. Thèmes en anthropologie
add_to_photos Notes
[1] Sans rentrer dans le détail, la chaire d’ethnologie sera seulement recréée en 1954 pour Jean Gabus auquel succèdera Pierre Centlivres en 1974.
library_books Bibliographie
AMIOTTE-SUCHET Laurent, FLOUX Pierre, 2002. « Voyage avec Pierre Centlivres, de l’Afghanistan aux communautés transnationales », ethnographiques.org, 1 (en ligne),
http://www.ethnographiques.org/2002/Centlivres,Amiotte-Suchet,Floux (page consultée le 28.12.2012).
CENTLIVRES Pierre, 2001. Les bouddhas d’Afghanistan. Lausanne, Favre.
CENTLIVRES Pierre, CENTLIVRES-DEMONT Micheline, 1997. Imageries populaires en Islam. Genève, Georg.
CENTLIVRES Pierre, CENTLIVRES-DEMONT Micheline, 2003. « Portraits d’Afghanistan », ethnographiques.org, 3 (en ligne), http://www.ethnographiques.org/2003/Centlivres,Centlivres-Demont (page consultée le 28 décembre 2012).
LIPS Julius E., 1937. The savage hits back (With an introduction by Bronislaw Malinowski ; translated from the German by Vincent Benson). New Haven, Yale University Press.
VAN GENNEP Arnold, 1909. Les Rites de passage, étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc. Paris, Éd. Nourry.
VERNE Jules, 1901. Le Village aérien (Dessins par George Roux). Paris, Collection Hetzel.
Accès en ligne : édition 1918, Paris, Librairie Hachette et Cie. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb315626869).
Pour citer cet article :
Thierry Wendling, 2013. « CENTLIVRES Pierre, 2009. A seconde vue. Thèmes en anthropologie ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].(https://www.ethnographiques.org/2013/Wendling - consulté le 15.10.2024)
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