Introduction
En 43 ans de vie au monastère, qu’est-ce qui a le plus changé ? À cette question, une moniale répond : « cet attrait de Dieu, je pense que ça, ça reste très vivant dans la communauté, mais c’est moins amidonné qu’avant ; je dirais que c’est nettement moins amidonné » (entretien du 15 octobre 2018). Sous ce terme, elle entend qu’en l’espace d’un demi-siècle, et sous des pressions structurelles et conjoncturelles, à l’image de l’habit religieux, moins raide, moins rêche – la bure a presque partout été remplacée par la viscose – la vie communautaire contemplative a subi des transformations.
Les monastères sont séparés du monde, entourés d’une clôture. Dans ces espaces-temps scandés par les offices, le travail et l’étude, moines et moniales, revêtu·e·s de l’habit de l’ordre, vivent selon la règle sous l’autorité d’un·e supérieur·e. Ils et elles vieillissent sur place selon le vœu de stabilité prononcé lors de leur engagement, ils et elles y mourront et seront, le plus souvent, enterré·e·s dans le cimetière situé sur le domaine. Le monastère, l’un des idéaux-types [1] de l’institution totale définie par Goffman (1968), en garde à ce titre les marques. Mais la vie monastique s’est transformée et connaît d’importants bouleversements, en particulier en Europe de l’Ouest. Sous l’effet des évolutions du catholicisme, les personnes interviewées les plus âgées ont vécu de l’intérieur ces changements. Conjointement, sous la pression démographique (chute des vocations et allongement de la durée de vie), la majorité des communautés religieuses vieillissent et de fait, se réduisent. Certaines entrevoient leur prochaine fermeture ou sont en train de vivre une transition de lieu, par exemple. Elles doivent redéfinir leurs formes de vie (Agamben 2013) pour s’adapter à leur situation (Anchisi et Amiotte-Suchet 2020, 2022 ; Amiotte-Suchet et Anchisi 2020) tout en conservant l’engagement singulier qui les distingue (Hervieu-Léger 2017 ; Jonveaux 2018).
Notre étude, basée sur une ethnographie des monastères [2], nous a permis d’analyser de l’intérieur les transformations qui touchent la vie contemplative. Après avoir présenté notre approche méthodologique, nous exposerons la vision de nos informateurs et informatrices. Dans une visée diachronique, nous laisserons une large place aux voix des moines et des moniales, enclôturé·e·s depuis plusieurs décennies pour les plus ancien·ne·s, et qui s’expriment sur les changements les plus significatifs de leur vie au monastère. Si l’« on peut définir une institution totale comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman 1968 : 41) alors, le monastère [3] correspond a priori à l’un des idéaux-types de l’institution totale. Nous rediscuterons donc ce concept sur la base d’éléments qui, sur la durée, le mettent en tension. Nous mettrons en évidence qu’un certain nombre de règles qui régissent la vie monastique se sont assouplies à partir de la fin du XXe siècle, ce qui rend le concept goffmanien moins opératoire pour décrire les situations contemporaines. Mais cette détotalisation (Rostaing 2009) de la vie monastique n’est pas qu’une conséquence de mutations sociétales. Elle est aussi – et surtout – une réponse à la diminution des effectifs et au vieillissement des moines et des moniales.
Franchir la clôture comme ethnologue
« … Je dois malheureusement vous informer que notre vocation, vouée à la solitude et au silence, ne nous permet pas de participer à des enquêtes du type de celles que vous envisagez » (moine, courrier du 9 juin 2017) ou « Si les ethnologues s’intéressent à nous, c’est que nous sommes bientôt morts [rires] » (moniale, entretien du 17 juillet 2017). Ces réponses, données lors des premières prises de contact, montrent bien l’enjeu d’une telle enquête qui pourrait révéler la fin d’un monde (Hervieu-Léger 2003) ; « carmel connu, carmel foutu » (entretien du 7 juin 2017), dira ainsi une abbesse carmélite estimant qu’il était préférable que leur mode de vie ne soit pas connu à l’extérieur [4]. Pénétrer à l’intérieur des monastères, franchir les grilles du cloître et partager le quotidien des moines et des moniales est délicat. Ces « sociétés autres » (Séguy 1972 : 330) sont particulièrement attentives à contrôler les frontières qui délimitent leur univers et se montrent généralement méfiantes vis-à-vis de celles ou ceux qui veulent les documenter.
Une entrée sous conditions
Ces difficultés d’entrer dans les monastères ont été relevées par d’autres chercheurs et chercheuses (Marcelis 2013 ; Jonveaux 2015 ; Hervieu-Léger 2017). Une précédente recherche sur les couvents de religieuses apostoliques, qui avaient été transformés partiellement en maisons de retraite médicalisées [5], a facilité nos contacts avec les ordres contemplatifs de Suisse Romande et de Bourgogne Franche-Comté. Nous avons d’abord réalisé des entretiens exploratoires avec la majorité des supérieur∙e∙s des monastères, leur expliquant notre volonté de vivre dans les espaces privés et de participer à la vie quotidienne afin de nous appuyer sur des observations in situ. Un temps de réflexion à chaque fois était nécessaire pour traiter notre demande en Conseil de communauté. L’avis a priori favorable de certain·e·s supérieur·e·s a été contesté au moment du vote de leur communauté et parfois notre demande a été rejetée. À terme, 14 communautés contemplatives (7 féminines et 7 masculines [6]) ont accepté de nous recevoir pour deux séjours d’une semaine sur les 4 ans de la durée de l’étude, en plus des visites ponctuelles selon les événements (ensevelissement, prise d’habit, fête, brocante par exemple). Le fait de partager la vie communautaire et d’avoir accès aux espaces privés a été soumis à la condition de l’exclusivité de sexe inscrite dans la tradition monastique (la chercheuse chez les femmes, le chercheur chez les hommes). Nous pouvions par exemple être amené·e·s à occuper une cellule sur le même étage que nos hôtes et utiliser des salles de bains et toilettes communes.
Pour faire l’expérience de la vie contemplative, et à la demande des communautés, nous nous sommes engagé·e·s à suivre la liturgie des heures [7], à partager les repas et certains temps communs (récréations ou les réunions du chapitre), à faire des travaux qui pouvaient nous être confiés (vaisselle, jardin) ou à rendre des services (transport à l’extérieur pour une visite médicale ou pour aller chercher un invité à la gare). Entre deux, nous devions planifier nos entretiens, parfois limités par la cloche – et donc interrompus – annonçant les offices, tenir nos carnets de bord et classer nos photographies [8]. Notre politique de terrain a donc consisté à être présent·e, à observer et à participer, tentant avec la maladresse et l’ignorance des novices d’occuper une place dans ces milieux non familiers (Amiotte-Suchet 2018 : 531-532). Toujours un peu suspects, comme chercheur ou chercheuse quand on s’intéresse à la religion, trop complaisant ou trop critique (Hervieu‑Léger 1993), nous sommes tous deux de culture catholique, mais non croyant·e et n’avons à aucun moment dissimulé nos positions. Participer aux offices par exemple nous a fait revivre à tous les deux des expériences rituelles vécues de nombreuses fois enfants, les prières, le signe de croix, inscrits « dans les plis du corps et les tours de la langue » (Bourdieu 1987 : 160). Dedans et dehors à la fois, nous devions maîtriser une juste posture, à nos yeux comme à ceux des membres de la communauté, choisissant par exemple de ne pas communier au moment de l’eucharistie, par respect pour l’importance accordée par les catholiques à cet acte rituel.
Tâcher de faire corps
Être attendu·e, franchir la clôture avec sa valise pour une semaine, s’installer dans une cellule ; le démarrage commence par la visite des lieux, l’occasion de croiser l’un ou l’une, le geste discret de la tête indique que la règle du silence est en vigueur. Nous relèverons deux espaces-temps particulièrement marquants que sont les repas et les offices, temps réguliers aux modalités minutieusement réglées (Goffman 1968 : 41) et lieux obligés de nos premiers apprentissages.
Le repas est la suite d’un office, il n’est pas compris comme un rite de commensalité (Anchisi 2011) au sens de partager une table avec quelqu’un ; il se prend en silence et rapidement, il est ponctué d’une lecture faite par un moine ou une moniale.
Pas de vis-à-vis, les tables sont placées en U, elles sont étroites (voir fig. 4). Il faut arriver à l’heure, prendre son dessert et le mettre derrière son assiette, la serviette pliée est à gauche. On attend la prière pour s’asseoir, une moniale en charge du service passe la soupière (on se sert, mais ne pas trop en prendre sinon ça ralentit tout le rythme, j’en fais les frais la première fois où toutes me regardent finir ma soupe). On mange sitôt servis sans attendre que notre voisine de droite le soit (les plats sont passés de gauche à droite). On ne sert pas ses voisines, même si elles sont âgées et que les plats sont lourds. Il y a un pot d’eau au centre devant pour deux personnes, là aussi chacune se sert et dépose le pot là où il a été placé. On met son assiette et les couverts sales devant, tout au bord de la table, où ils seront desservis par la sœur en charge de cette tâche. Il faut avoir bu son verre d’eau si on veut du café (rien ne repasse deux fois, à part la salade, soit ce qui peut se perdre immédiatement). On se lève, on met sa serviette dans la pochette sur sa chaise, la prière est faite, on peut quitter le réfectoire. Le tout prend moins d’une demi-heure (extrait du carnet de bord, 18 octobre 2018).
Pour les offices, il faut tenter de suivre la gestuelle sans trop en faire. Ceci se complique quand des fidèles, fins connaisseurs du rituel, sont présents. La mise en représentation en rajoute à la difficulté, inutile de vouloir « être réellement » (Goffman 1973 : 76) moine ou moniale, tant les codes nous échappent et tant ils sont incorporés par les membres de la communauté.
12 h office de sexte. Je suis assise dans les stalles, à ma place, les chants des offices sont prêts dans une enveloppe à mon nom (voir fig. 3). J’essaie donc de suivre comme je peux les gestes : de côté, en face de l’autel, prosternation, debout contre le siège de la stalle relevé, puis un pas de côté, inclination, … ; je suis loin d’être au point, d’autant que simultanément je dois regarder la fiche du psaume qu’on m’a préparé. Je vérifie ma tenue, je suis habillée de façon assez neutre (pantalon bleu et jaquette beige et bleue), mais je sens que cela détonne. Je demande à la prieure si je dois mettre un châle pour l’église (j’en ai pris un, je me suis doutée) ; elle me répond que oui ce serait mieux en effet (extrait du carnet de bord, 14 octobre 2019).
Notre présence à l’intérieur de la clôture représente une ouverture des monastères, y compris des plus stricts sur la règle. Comme nous le déclare un moine lors d’un entretien, « si vous étiez venu ici il y a 50 ans, on ne vous aurait jamais laissé entrer » (entretien du 10 mai 2019). Nos accès sont restés tout de même limités. Certaines réunions collectives où devaient se régler des différends se sont faites à huis clos. Par ailleurs, l’autorité des supérieur·e·s a pu se révéler dans une incitation de participation « volontaire » à nos entretiens (voir fig. 6). Deux exemples qui révèlent un ordre et une régulation sociale interne (autorité et hiérarchie) qui nous ont partiellement échappé, traces d’une institution totale dans ses rapports contrôlés avec l’extérieur.
La clôture comme séparation d’avec le monde
La logique de la clôture est double, entre seuil (préservation d’un espace privé) et rempart (signe physique de la rupture) (Hervieu-Léger 2017). Elle relève d’une part de la préservation d’un espace/temps exclusivement habité par les moines et les moniales et d’autre part, signe la séparation avec la vie extérieure dans ses modalités mondaines, bien que les échanges aient toujours existé (matériels, économiques, symboliques), notamment liés à la tradition d’hospitalité des monastères [9]. Autrefois considérée comme une « mort au monde » [10], la vie monastique continue de se penser comme une séparation radicale et, en principe, irréversible. Mais ce qui est recherché n’est plus uniquement le fait de s’extraire des bruits du monde, il s’agit aussi d’y apporter une réponse par un mode de vie exceptionnel agissant par résonance, « solitaires pour être solidaires » (prieure, entretien du 24 juillet 2018). Si la clôture a toujours pour fonction de matérialiser une séparation avec l’extérieur, sa taille et son ancienneté ne traduisent pas toujours le degré de fermeture des communautés. Elle peut paraître imposante dans certaines où les règles ont été assouplies et semble sommaire pour d’autres où les règles sont restées strictes, aujourd’hui encore [11].
Moines et moniales ont-ils et ont-elles jamais été des reclus·e·s ?
On chaussait tout le monde du 38, il n’y avait pas de…, au début ah mon Dieu c’était sévère ici et puis fermé, oh là là, on avait des grilles encore. C’est-à-dire qu’on achetait tout un paquet de chaussures et puis il fallait faire avec. Ah oui on n’allait pas en magasin, le monsieur il venait avec plusieurs paires de chaussures, ah oui au point de vue clôture alors c’était assez strict, il y avait même le dentiste qui venait (moniale, entretien du 16 octobre 2018).
Quand on rentre dans la vie religieuse, on coupe avec sa famille parce que... on prend le verset de l’Évangile au pied de la lettre, c’était ça : “Quitte ton père et ta mère”. […] Moi je ne suis pas de 1900, moi je suis rentré en 66, au moment du Concile, donc nous, on commençait à changer. Mais la seule chose qui était autorisée à l’époque, c’était d’aller à l’enterrement de ses parents. J’avais 20 ans. Alors maintenant ce qu’on a changé, c’est qu’on peut aller à l’enterrement d’un frère ou d’une sœur, ce qui avant était interdit. Et même de les voir s’ils sont malades ou... (moine, entretien du 08 mai 2019).
Ces extraits d’entretien nous relatent ce que pouvait être la clôture dans les années 1960, à une époque où « quand on rentrait, c’était pour la vie » (Amiotte-Suchet et Anchisi 2020). C’est seulement à partir du Concile de Vatican II (1962-1965) [12], et de manière très progressive, que la clôture s’est assouplie. Les plus âgé·e·s des moines et moniales que nous avons interviewé·e·s ont connu une époque où les règles étaient rigoureuses. Après une période de formation, ils et elles prononçaient leurs vœux solennels, se donnant ainsi à l’ordre, à la communauté, au monastère et à son cimetière.
L’ascétisme de la vie monastique et l’irréversibilité des vœux solennels font partie des dimensions qui ont permis à Goffman d’étendre son analyse faite en asile psychiatrique à d’autres institutions fermées dont le monastère, estimant que ce dernier pouvait avoir sous certains aspects un fonctionnement similaire. Or cet argument a été rediscuté (Amourous et Blanc 2001). Les monastères [13] regroupent des personnes recluses volontaires, ce qui les différencie des asiles ou des prisons ; gradation dans le caractère total des institutions relevée par Goffman lui-même au sujet de sa propre typologie (Goffman 1968 : 168-170).
De toute évidence, les institutions totales présentent des différences importantes selon qu’elles recrutent des volontaires, des semi-volontaires ou des personnes qui viennent contre leur gré.
Si pour nos informateurs et informatrices l’engagement est une forme d’assujettissement volontaire, ils et elles déclarent avoir ressenti un appel venant de Dieu, justifiant leur choix d’une vie contemplative. Dans les années 1950-1960, ce que Goffman appelle la culture importée (presenting culture 1968 : 55), héritage familial et social, des novices est très marquée. Il n’est pas rare de voir plusieurs membres issus d’une même fratrie s’orienter vers ce choix de vie (notamment sous l’influence d’une parentèle – oncles, tantes déjà – déjà dans les ordres).
Ici ? ça allait de soi, parce que je ne me suis jamais posé la question où, pour la bonne raison que j’avais ma tante ici, et puis les parents je savais qu’il n’y avait pas d’opposition, si ben je venais ici, ou éventuellement dans l’autre monastère où j’avais la grand-tante (moniale, entretien du 15 octobre 2018).
Moi, à l’âge de 14 ans, je savais déjà manier le Bréviaire Romain, prier au temps présent […]. Il faut dire aussi, que j’ai… j’ai vécu à Montargis et c’était […]. Il y avait beaucoup de religieuses […]. Alors à l’école libre, c’étaient des religieuses d’une congrégation montfortaine, les filles de la sagesse qui étaient là. Je les ai bien connues et j’ai commencé à avoir l’eucharistie quotidienne et le… et l’office divin en commun avec elles (moine, entretien du 08 mai 2019).
Issu·e·s d’une socialisation catholique forte au moment d’entrer au monastère, la question du volontariat distinguant le type d’institution totale est donc toute relative, « la conversion semble alors déjà faite et il reste seulement à enseigner au néophyte les moyens qui permettront la meilleure discipline » (Goffman 1968 : 170) [14]. La séparation avec la famille de sang est nette et prolongée, les liens avec l’extérieur sont rompus, l’apprentissage de la vie communautaire se fait à l’interne, le travail se réalise exclusivement au bénéfice de la communauté. On retrouve donc bien ici deux des caractéristiques mises en avant par Goffman qui distinguerait les structures sociales fondamentales de l’institution totale que sont le rapport travail-salaire et la famille. Si le degré de rupture avec le monde extérieur caractérise en grande partie l’institution totale, jusque dans les années 1950-1960, le monastère répond donc au modèle.
Apprendre à devenir moine ou moniale, l’art de l’autocontrainte
Pour Goffman, une autre des caractéristiques de l’institution totale est la séparation stricte entre reclus·e·s et personnels, figures antagonistes et sans contacts directs. Ici, bien qu’il existe une hiérarchie [15], la communauté est une, il n’y a pas à proprement parler de séparation entre des personnels et les « reclus·e·s » qui entrent volontairement. Mais, pour accéder entièrement à cette collectivité comme membre profès [16], la socialisation est longue et dans les années de noviciat des personnes âgées interviewées, elle est décrite comme sévère et coercitive.
Oui, comme elle nous disait [la maîtresse des novices] « le Seigneur voit la fourmi noire sur la pierre noire pendant la nuit noire », ce qui voulait dire qu’on ne pouvait rien lui cacher, mais rien rien rien, vous voyez, rien rien, vous voyez l’optique de la formation, j’en avais une trouille (moniale, entretien du 17 octobre 2018).
Le noviciat se situe dans une zone liminaire [17]. Tant qu’ils et elles n’ont pas prononcé leurs vœux solennels, les novices vivent selon des règles spécifiques. Suivant les lieux, ils et elles dorment en dortoir, ne portent pas le même habit que les profès et n’ont pas le droit de vote. Seuls les vœux solennels leur donneront accès à leurs pleins droits et à l’unique lieu privatif du monastère qu’est la cellule. On peut donc concevoir que, bien que la communauté soit une, les responsables du noviciat servent de « personnels » séparant les novices des autres, tout en les instruisant à cette socialisation secondaire qu’est la vie en communauté monastique. Les maîtres et maîtresses des novices ont la charge de les rendre conformes au métier de moine et moniale par le corps, lieu de l’apprentissage des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils et elles ont un rôle clé dans l’enseignement de la discipline, de l’ascèse, comme de l’assujettissement à l’autorité [18].
Moi je suis venue en 1960 ici, c’était encore un peu comme ça, elles n’osaient pas aller à la douche parce qu’elles n’osaient pas regarder leur corps, elles devaient éteindre la lumière ou bien garder la chemise. Pour se doucher ? Ah, moi je n’ai jamais pu faire, j’ai dit tant pis je désobéis mais ça je ne fais pas, ça c’est plus fort que moi, c’est de la sottise, le bon dieu me pardonne mais je ne fais pas, et puis une fois j’ai eu le malheur de dire « je ne suis pas venue au couvent… », mais comment est-ce que j’ai dit à ma maîtresse des novices, elle a failli…elle a dit « vous, vous faites vos bagages », j’ai dit « oui très bien, je m’en vais », puis après elle est venue vers moi et puis elle a dit « écoutez c’est la dernière fois que je vous dis, je vous préviens » (…) , j’ai dit « oui mais bon, des fois il y a des choses, je suis venue ici pour faire la volonté de Dieu mais pas faire n’importe quoi non plus, le bon dieu ne demande pas d’aller se doucher avec la chemise, ça ce n’est pas possible, j’ai fait le vœu d’obéissance mais je n’ai pas fait le vœu de sottise », c’est là qu’elle a failli m’expédier, ça ne lui a pas été, ça ne lui a pas été du tout. Mon Dieu j’ai eu un savon, tant pis, alors je me suis mise à genoux par terre et puis on devait baiser terre, se mettre à genoux par terre et baiser terre devant la Supérieure qui était comme un seigneur (moniale, entretien du 16 octobre 2018).
À force, cette moniale obtiendra gain de cause ; quelques mois après elles pourront se doucher sans chemise. Stratégies, tactiques, ruses (de Certeau 2002) ou secundary adjustment (Goffman 1968 : 245), cet exemple et le suivant montrent la levée de certaines pratiques ou usages, initiés par les membres communautaires, y compris par les novices.
J’ai dit à la sœur qui mettait la soupe « vous mettez juste une demi-portion », et puis elle me dit « vous avez la permission de la maîtresse », moi « oui bien sûr » mais ce n’était pas vrai, donc ça voilà maintenant, c’est des anecdotes mais voilà (moniale, entretien du 16 octobre 2018).
L’assouplissement progressif des règles de vie est un thème récurrent de nos entretiens. Petit à petit, moines et moniales ont eu moins froid, moins faim et n’ont plus été soumis à des pratiques humiliantes, comme les coulpes où il fallait se dénoncer publiquement d’un écart à la règle, ou des pratiques contraignantes comme le grand jeune ou autres privations. Mais, même si ces usages n’existent plus, passer des décennies dans ces lieux laissent des traces et rend compte de pratiques d’autocontraintes, d’une ascèse [19] qui se repèrent notamment dans les hexis corporelles au sens de Bourdieu (1980). Ainsi, couverts, dissimulés, voilés pour les femmes ou parfois encapuchés pour les hommes, les corps, essentiels à la marche de la maison, ne sont pas niés mais restent contraints. L’habit est toujours porté – parfois adapté à certaines activités (jardin par exemple) – et revêtu pour les offices de la coule, manteau de prière aux larges manches tombant à terre. À l’office, on perçoit une voix chantée collective sans qu’aucune de ces voix ne supplante l’autre. On voit le visage, retenu ; les mains, actives ou cachées sous la coule. Dans les couloirs, les pas sont glissés, silencieux, des lieux en retrait sont prévus pour dire un mot à un confrère ou une consœur lors d’éventuelles urgences liées au travail par exemple. L’incorporation est majeure. Dans ce monde à l’intimité distante (Goffman 1973), on ne se touche pas. La mission est commune, mais la trajectoire, longue et exigeante, reste individuelle. Le but ultime advient.
Moi je suis venue pour chercher Dieu, ça c’est tout à fait clair, c’est pour mettre toutes mes forces, toute mon énergie oui dans la quête de Dieu et sachant que profondément Dieu me veut heureuse mais d’un bonheur qui est un peu celui des alpinistes en montagne où il faut suer, il faut monter, on a des crampes, on est piqué par les moustiques (moniale, entretien du 03 mai 2019).
À la fin de l’entretien, une moniale me parle également de ses doutes, ses colères (hors enregistrement), elle me dit qu’autrefois, il y avait du papier journal comme papier de toilettes : elle regardait les annonces, une fois elle a été tentée par une annonce de fille au pair en Suisse allemande, mais me dit-elle, elle a tenu et ne regrette rien (extrait journal de terrain Annick Anchisi du 17 novembre 2018).
Vouloir classer le monastère comme idéal-typique de l’institution totale, c’est un peu comme tenter de classer l’ornithorynque [20]. La vie collective des moines et moniales se fonde sur un assujettissement volontaire de chacun·e à la règle de l’ordre et aux figures d’autorité en charge de la faire respecter. À ce titre-là, hier et aujourd’hui encore, on peut y repérer les caractéristiques décrites par Goffman. Mais si, comme le dit Jean Bonis (1973), il n’y a pas d’institution totale qui ne soit produite hors du social et pour laquelle le « produit » ne soit pas socialement légitimé, on ne peut pas réduire les monastères à une classe de la typologie goffmanienne [21] 60 ans après sa mise au jour. Considéré·e·s comme des athlètes de Dieu ou des virtuoses de la vie religieuse [22], moines et moniales occupent un statut à part. Sorte de lieu protégé et intact, le monastère serait un rempart à une anomie générale et une perte du religieux. La question qui paraît plus intéressante est celle du service que moines et moniales rendent au social, le rôle que l’on veut leur faire jouer et les réponses qu’ils et elles donnent en fonction de leur situation présente. Ces communautés reçoivent des pèlerins et s’adaptent aux demandes actuelles (nourriture saine, accompagnement aux dimensions spirituelles larges, comme la méditation par exemple), tout en intégrant ces pratiques dans une forme de continuité. Si ces lieux ont recours à la tradition, elle y est constamment réinterprétée.
La vieillesse comme réalité vive des communautés monastiques
Depuis les années 1960, le nombre des moines et moniales s’est considérablement réduit, en Suisse comme en France [23]. La vieillesse et l’amenuisement des collectifs sont aujourd’hui une dimension centrale qui régit l’organisation et le fonctionnement de ces institutions. Les 14 monastères de notre étude regroupent au total 97 femmes et 121 hommes, dont la moyenne d’âge de 64-65 ans. Sur les quelque 220 personnes, il y a une quinzaine de postulantes ou novices. Un déséquilibre entre le nombre des plus jeunes et celui des plus âgé·e·s s’est ainsi constitué, avec une grande variété de situations. Certaines communautés ne font plus d’entrées, ou ne souhaitent plus en faire par manque de forces pour accompagner les nouvelles recrues, alors que d’autres ont encore des novices et accueillent des membres sous des statuts divers (oblat·e·s [24], familier·ière·s). Toutes les communautés religieuses de l’étude doivent faire face à un écart plus ou moins marqué entre les entrées et les sorties.
Les petits arrangements
Avant de commencer l’étude, nous avions tiré un premier constat des entretiens exploratoires : les communautés contemplatives sont réticentes à être appréhendées sous l’angle exclusif de la vieillesse, et ceci même si elles sont composées de membres âgés, avec cette formule d’une abbesse : « nous sommes un monastère avec une infirmerie mais pas une infirmerie monastique » (entretien du 7 juin 2017). Ils et elles ne veulent pas que l’on les réduise à cette réalité démographique, et se réfèrent à l’histoire, à la continuité atemporelle de l’ordre et à sa capacité historique à traverser les crises pour s’en détacher :
Ce n’est pas la première fois. Comme c’est arrivé au cours de l’histoire, il y a eu des monastères où souvent il ne restait plus que 2 ou 3 membres et puis tout à coup ça redémarrait (moine, entretien du 28 février 2017).
Et à la question « qu’est ce qui n’a pas changé au cours du temps ? », les réponses des personnes interviewées renvoient aux mêmes invariants : la liturgie des heures, l’habit, le travail, l’étude des textes, la vie communautaire, tout en pouvant décrire en même temps et par le menu toutes les transformations de ces dimensions évoquées jusqu’ici. Concernant la liturgie des heures par exemple, elle est considérée comme un des piliers de la vie monastique, « moi ça va faire 50 ans que je suis au monastère […], j’ai toujours connu le levé à 4h30. Il y a eu des modifications dans la journée mais disons les grands axes n’ont pas bougé » (moniale, entretien du 06 juin 2017). Ces heures ont pourtant été modifiées – de 4h00 à 4h45 – après un épisode de grippe par exemple qui a affaibli toute la communauté, « c’était vraiment une adaptation presque historique parce qu’on était un peu fières aussi encore de nos Vigiles à 4h00, et on les aimait je vous assure » (prieure, entretien du 1er mai 2017). Dans les faits, il n’y a plus d’offices qui fractionnent la nuit dans les communautés féminines de nos terrains, les cisterciennes se lèvent encore pour un office à 4h20, ce qui correspond à l’heure du lever. Les Vigiles (premier office du matin) existent également dans les communautés monastiques masculines (cisterciens et bénédictins) – à 2h00 ou à 4h00, les moines se recouchent après l’office – à l’exception d’un prieuré bénédictin qui y a renoncé en raison de l’âge avancé de ses membres. Chez les hommes comme chez les femmes, les supérieur·e·s octroient fréquemment des dispenses pour les membres malades ou âgés qui peinent à s’imposer le même rythme que les autres.
Maintenant je peine, parce que je suis fatiguée le soir, je suis fatiguée, alors j’ai soumis cela à la supérieure, j’ai dit « écoute tu sais maintenant je peine, je me rends compte que le… » et puis elle me dit « mais oui tu prends de l’âge ma vieille » (rires), j’ai dit « je peine, je serais bien contente le soir de me retirer » (…) c’est la supérieure qui décide. Alors j’ai dit « mais je peux prendre un soir de plus que les autres pour un certain temps », elle a dit « oui pour un certain temps mais il ne faut pas en faire un absolu, des soirs où tu sens que ça va et ben tu restes. C’est ce que j’essaie de faire, oui (moniale, entretien du 16 octobre 2018).
Oui, oui on a fait les aménagements aussi un peu au niveau du repos, par exemple le soir avant on se couchait plus tard, on avait les complies plus tard [dernier office du soir], maintenant on n’a plus beaucoup de sœurs âgées mais un temps toute l’infirmerie était pleine, et donc elles s’en allaient après souper parce qu’elles étaient trop fatiguées (…) donc on s’est dit on avance les complies et puis celles qui doivent travailler un peu plus elles travailleront après, du coup il faut avoir la vigilance de garder le silence de nuit et quand même…c’est un peu comme ça les aménagements on les fait en fonction des besoins (abbesse, entretien du 16 octobre 2018).
L’habit quant à lui, comme le nom [25], font identité et communauté (Anchisi 2017). Sur tous nos terrains, moines et moniales portent l’habit de l’ordre. Là aussi des aménagements sont effectués, comme une ouverture dans le dos, ceci pour en faciliter son port en cas de dépendance ou de handicap (voir fig. 10).
On met des pressions, une ouverture derrière selon les sœurs, et puis ma foi s’il y a une sœur voilà si elle s’est cassé le bras et puis qu’elle ne peut pas mettre l’habit et ben elle viendra à l’office avec un habit amélioré ou adapté à ce qu’elle peut, on n’est pas obligée d’être toutes la même chose parce que ce n’est pas l’habit non plus qui fait le moine, parce que priver une sœur d’une liturgie commune simplement parce qu’elle ne peut pas s’habiller comme tout le monde ou bien que même le voile…moi quand j’ai de la chimio ben j’avais un autre voile, parce que je n’avais plus rien, je n’allais pas mettre une perruque quand même, on s’arrange autrement (moniale, entretien du 16 octobre 2018).
Il n’est pas rare non plus, que des religieuses demandent à la robière des petites transformations à l’usage personnel comme l’ajout de poches (pour les téléphones portables des supérieur·e·s, des responsables de l’hôtellerie ou encore pour placer une médaille par exemple), sachant qu’elles sont recouvertes du scapulaire. Ainsi sous une forme extérieure très similaire, il existe des micro-espace de thésaurisation, marques d’individualité non socialement partagées (Amourous 1995) ou de possibles singularités.
La plupart de nos terrains sont affectés par la diminution des effectifs et le vieillissement de leurs membres. Le travail, mission centrale de la communauté, est redimensionné, parfois externalisé (repas, ménage, jardin), adapté aux personnes plus âgées. La lectio divina (exercice de lecture spirituelle des textes) qui se fait après Vigiles (premier office du matin) est plus rare. Selon les fatigues éprouvées, elle peut être abandonnée ou moins suivie. Des aménagements ont été opérés et touchent toutes les sphères de la vie communautaire. La prise en charge des plus âgé·e·s est un impératif qui nécessite de repenser les relations avec l’extérieur.
Une médicalisation du monastère
Pour faire face aux effets de la dépendance liée à la vieillesse, les transformations des lieux et des pratiques sont de plusieurs ordres (Amiotte-Suchet et Anchisi 2020). Au niveau matériel, les monastères vont s’équiper et s’organiser pour que leurs membres âgés soient pris en charge selon les normes gérontologiques actuelles. Il est donc nécessaire de faire des transformations [26], des aménagements tels que des rampes pour l’aide à la marche, des salles de bains adaptées, des lits médicalisés ou encore l’accès aux offices par haut-parleurs ou écrans interposés [27] par exemple.
Pour ce qui est de la prise en charge médico-soignante, nous n’avons pas fréquenté de lieux qui, sous couvert d’abnégation ou de mortification, acceptaient la douleur physique ou la souffrance psychique. L’accès aux médicaments est admis, que cela soit des antidépresseurs, des somnifères ou des morphiniques en fin de vie. Les traitements à l’extérieur le sont également (oncologie, opérations, soins dentaires, psychothérapie…). La santé des membres, en particulier les plus âgés et dépendants, est au centre des préoccupations des communautés. Autrefois, la santé physique [28] était un critère majeur de recrutement, notamment pour assurer le travail nécessaire à l’autosuffisance [29]. Aujourd’hui, traversées par la doxa sur la souffrance psychique (Ehrenberg 2004 ; Fassin 2004 ; Lamarre, Mineau et Larochelle 2006), pour ces communautés, c’est la santé psychique qui est l’objet d’une grande attention durant le noviciat afin d’éviter les déconvenues (Anchisi et Amiotte-Suchet 2022 ; Amiotte-Suchet 2023).
En grande majorité, le monastère a dans ses rangs un personnel infirmier formé ou ayant acquis statutairement ce rôle par expérience [30]. C’est lui ou elle qui va accorder les soins. Mais la charge est parfois trop lourde, notamment lors de troubles cognitifs (en augmentation avec le grand âge). La démence et ses effets, parce qu’elle met à mal les limites institutionnelles (Lechevallier Hurard 2015 ; Touraut 2017 ; Amiotte-Suchet et Anchisi 2017, 2020) est l’atteinte qui va occasionner le plus de problèmes (cris, bavardage, déambulation y compris nocturnes). Les troubles du comportement ou de désorientation spatio-temporelle vont entraîner la rupture de la règle du silence ou le non-respect des cellules privées. Les fins de vie peuvent être assumées sur place, mais se lever la nuit durant des semaines pour aider un confrère ou une consœur est problématique quand il faut continuer par ailleurs à travailler la journée et suivre les offices. La maladie chronique et sa prise en charge nécessite dès lors le recours à des tiers, ce qui oblige les communautés à repenser le rapport à la clôture. Les hommes peuvent bénéficier de l’aide de femmes, comme des oblates ou des religieuses-infirmières pour prendre en charge les soins quotidiens des frères âgés. À l’aune des questions sanitaires, l’exclusivité de genre peut donc être renégociée par les hommes [31]. La survenue de personnes normalement non autorisées à l’intérieur (les soignantes laïques) se généralise progressivement en créant un certain désordre, voire une délégation d’autorité :
Bon, en particulier les femmes parce que ça c’est… au moins à une époque, c’était très tabou. Aucune femme ne pouvait rentrer dans le monastère. Et vraiment aucune. […] Même un médecin ne pouvait pas… c’était impossible. Même… j’allais dire… Bon, aujourd’hui, on a une femme médecin. Mais je crois que c’est la première fois que l’on a une femme médecin. Alors bon, quand on était hospitalisés, on était obligé d’accepter les infirmières [rires]. Mais, entre faire rentrer une femme dans le monastère… c’était vraiment impossible. […] Oui, il y a une très nette évolution vis-à-vis de la femme. Très, très nette (moine, entretien du 10 mai 2019).
Mais maintenant on est plus autonome, on a besoin d’aide, on a des bénévoles… y a même des femmes qui entrent. Mais est-ce qu’on est moins moine ? Ben en fait... on se rend compte que c’est peut-être grâce à elles [les soignantes] qu’on a réussi à comprendre certains trucs et qu’on est peut-être plus fidèle à l’Évangile, qu’on a ouvert les yeux et qu’on a vécu le départ de notre frère comme une grâce quoi ! (moine, entretien du 04 avril 2019)
Sortir du monastère pour cause de dépendance liée à la vieillesse transforme également les usages. Après des décennies de vie commune, la décision de placer un des membres communautaires en maison de retraite médicalisée est difficile à prendre, les vœux de stabilité étant rompus. Dans certaines situations qui nous furent décrites, les supérieur·e·s ont convoqué leur conseil et la communauté en chapitre pour prendre une telle décision, celle-ci étant inédite dans ces lieux de vie communautaire relevant d’un contrat tacite et de la solidarité intergénérationnelle. Pour celui ou celle qui est placé·e en institution, le plus dur après la séparation d’avec la communauté est la perte de l’espace exclusivement personnel qu’est la cellule : « le plus difficile c’est d’accepter d’être à deux dans une chambre, parce que je ne suis vraiment pas habituée […]. Cet espace privé, et chez nous vraiment on ne se visite pas dans les chambres » (moniale, entretien du 17 juillet 2019). La prise en charge de la dépendance liée à la vieillesse – et les différents modes de gestion à domicile ou en institution spécialisée – repose bel et bien la question de la nécessaire perméabilité de la clôture, comme de l’autarcie revendiquée par ces lieux.
La vie monastique, quand nécessité fait loi [32]
Actuellement, nombre de monastères accueillent des pèlerins dans leurs hôtelleries même s’il demeure partout un espace-temps clôturé qui fonctionne selon ses propres règles. L’assouplissement de la vie monastique s’est opéré petit à petit par adaptations ou nécessités. Avec le temps, la clôture est devenue une membrane sélectivement perméable et de plus en plus poreuse. Des jours de désert ont été introduits (congés plus ou moins réguliers octroyés par les supérieur·e·s) où, dans certains cas, moines et moniales peuvent sortir pour faire du sport ou se rendre auprès d’un·e parent·e. Ont également été autorisés des jours de vacances passés le plus souvent en communauté ou en plus petits groupes (à l’interne où le rythme est allégé ou dehors dans un lieu qui reste retiré). Ces possibilités se sont mises en place pour répondre aussi aux besoins d’épanouissement personnel, autrefois peu pris en considération. La vie au monastère s’est donc modifiée dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe, en lien avec les transformations de la société et du catholicisme (Béraud, Gugelot et Saint-Martin 2012), progressivement engagées depuis l’impulsion du Concile Vatican II (évolution de la gouvernance et des relations avec le monde extérieur notamment). Certes, les transformations du monachisme s’inscrivent dans une logique d’adaptation à la modernité qui se traduit par le passage d’un ascétisme méritoire à la recherche d’une vie contemplative plus authentique privilégiant la communauté, les démarches expérientielles et mettant toujours à l’épreuve les observances traditionnelles (Jonveaux et Palmisano 2016 ; Palmisano 2016). Mais, au début du XXIe siècle, les communautés monastiques se trouvent surtout confrontées au problème du vieillissement de leurs membres. La détotalisation des monastères se généralise aussi, et peut-être même essentiellement, en réponse à la situation sanitaire de communautés qui doivent faire preuve de pragmatisme face à l’amenuisement de leurs forces en présence.
Attaché à rendre compte de la vie hospitalière psychiatrique des années 1960, entre exigence thérapeutique et contrôle social des malades, le concept goffmanien dit également des relations intra-institutionnelles et de la vie qui s’opère entre reclus·e·s. Pour cela, il reste heuristique. Mais, il répond, selon nous et avant tout, à une façon d’analyser l’institution et ses effets [33]. Et si on considère, à l’instar de Bonis, que toute institution totale est fortement légitimée par le contexte social qui la produit, une autre question se pose : à qui sert le monastère aujourd’hui, et sa production qu’est la prière ? Porté par des fidèles engagés, des pèlerins ou encore des personnes en quête de sens, le monastère « remplit une fonction sociale d’exemplarité, il est un fondement symbolique de la vie religieuse pour les croyants demeurés « dans le monde » » (Bonis 1973 : 328). Pour cet auteur, l’idée d’une organisation coupée de son environnement est une abstraction simplificatrice. Ce qui saute aux yeux échappe donc souvent au regard. Et de cette utopie pratiquée (Séguy 1972 : 330) qui traverse le temps et les époques à notre analyse actuelle, nous nous garderons de trancher si oui ou non le monastère est bien une institution totale, s’il l’a vraiment été un jour ou s’il le sera demain. La réponse dépend du niveau d’analyse ou encore de la lecture qui est faite des plis singuliers (Lahire 2013) du monde social monastique.
La difficulté d’appliquer le concept goffmanien à la vie monastique tient au fait qu’il est simultanément pertinent et limité. Pertinent car des caractéristiques de l’institution totale sont encore présentes et dépeignent le monde social du monastère : espace séparé du monde, règles de vie spécifiques, limitation des contacts avec l’extérieur, autorité des anciens sur les novices, uniformisation des individus (habit commun, espace privé homogène, règle du silence, mutualisation des biens…). Mais il est également limité. Sur le temps long, ces caractéristiques sont moins radicales et intransigeantes qu’autrefois. Des transformations structurelles ont été réalisées : visites aux familles, possibilité de sorties, recours à des personnels sociaux et sanitaires, prise en compte des situations individuelles (adaptation des menus aux régimes alimentaires, dispense de certains offices…). D’un point de vue conjoncturel, on pourrait aussi conclure que les monastères se sont détotalisés en raison du vieillissement des communautés qui impose des assouplissements de la règle. Pourtant, les rares novices qui franchissent aujourd’hui les grilles aspirent au retour de l’ascétisme originel et les hôtelleries se remplissent de pèlerins venus s’isoler quelques jours pour expérimenter la rigueur de la vie contemplative et en faire une ressource pour leur retour dans le monde. Entre nécessités de la vie réelle et aspirations à une vie autre, ce texte met le focus sur quatorze communautés monastiques en Suisse et en France qui trouvent un provisoire équilibre – entre détotalisation et retotalisation – afin de poursuivre leur mission contemplative au XXIe siècle.