Table des matières
Prologue
Une revue vit au rythme de ses livraisons. Pour ceux et celles qui l’animent, chaque parution est le résultat d’une longue période d’enthousiasme et de craintes durant laquelle il a fallu gérer tout à la fois questionnements théoriques, corrections stylistiques, difficultés informatiques, recherches de financements… En 2015, ethnographiques.org atteint sa 13e année d’existence et publie son 30e numéro. La "magie" du chiffre rond a suscité l’envie d’un numéro un peu particulier, d’un numéro « anniversaire » qui marquerait une exception dans le cycle habituel des numéros thématiques et des propositions spontanées.
A cette fin, nous avons sollicité des collègues qui manifestent de longue date leur amitié pour la revue. Ils se sont ingéniés à nous offrir comme « cadeau d’anniversaire » des articles qui mettent en avant les potentialités d’ethnographiques.org. Nous les en remercions vivement. Dans le suivi éditorial, toute l’équipe qui constitue le Comité directeur d’ethnographiques.org s’est alors mobilisée pour accompagner nos auteurs afin que leurs envies puissent prendre forme. Il en résulte un numéro très ouvert qui, par ses thématiques, ses approches théoriques et ses modes narratifs, illustre la richesse et la diversité de la recherche contemporaine. Dans ce travail collectif, Suzanne Chappaz, Florence Bouillon et Alexandre Lambelet ont pris en charge la coordination générale du numéro et se sont attelés à un remarquable survol raisonné des trente premiers numéros de la revue (ci-dessous). En parallèle, et comme à son habitude, Dominique Schoeni a travaillé en relation avec les auteurs pour faire de ce numéro un florilège de l’expression ethnographique à l’âge d’internet.
Le travail d’une revue ne s’arrête jamais. Les trois prochains numéros sont déjà en préparation. Mais pour l’heure, ouvrons vite nos cadeaux…
Sophie Chevalier, Thierry Wendling, co-directeurs d’ethnographiques.org.
Introduction : Les paris d’une revue « multimédia »
La revue ethnographiques.org est fort classique par bien des aspects. Elle fonctionne sur le modèle des revues scientifiques, veille à la qualité de ce qui est publié en sélectionnant les articles édités à partir d’évaluations effectuées par des pairs et propose majoritairement des textes qui, structurés de manière linéaire et ne recourant ni aux images ni aux sons ni aux vidéos, auraient pu trouver leur place dans des revues papier. Dans le même temps, en choisissant de lancer une revue sur le web, l’équipe d’ethnographiques.org portait le projet [2003 *)." id="nh2-1">1] d’expérimenter les potentialités offertes par l’édition en ligne [2]. Elle faisait le pari qu’une telle revue pourrait contribuer à renouveler les approches descriptives et les formes de narration classiques, à questionner un certain nombre de routines touchant aux rapports entre le texte, l’image et le son, grâce à leur intégration et à leur articulation au sein d’un même article. Le statut des matériaux collectés sur le terrain, plus particulièrement lorsqu’ils le sont au moyen d’enregistreurs, de caméras ou d’appareils photo, semblait devoir être largement repensé, ces matériaux ne servant plus seulement au chercheur à faire ses analyses en amont de la publication, mais pouvant être largement présentés en aval et être partie prenante de la restitution. Le chercheur organiserait alors — dans une réflexivité renouvelée — une mise en scène complexifiée des phénomènes sociaux étudiés.
A travers les potentialités offertes par une revue en ligne, c’est le travail même du chercheur et les manières de publier les résultats d’une recherche qui se trouvaient interrogés. Mais pour mener à bien ce projet, encore fallait-il convaincre les auteurs de ne pas hésiter à livrer aux lecteurs images, sons, vidéos et documents annexes ; il fallait surtout les encourager à penser à de nouvelles formes de restitution qui intègrent ce matériau et donc à collecter, dès l’amont, les données nécessaires non seulement à l’analyse, mais également à sa mise en forme. Il fallait enfin les amener à envisager d’autres supports que les revues papier, alors même que l’ancienne AERES — remplacée en 2014 par l’actuelle HCERES — rechignait à reconnaître pleinement la valeur des publications en ligne [3].
Afin de soutenir ce projet, la revue a d’abord été construite comme « un outil souple » mis à la disposition de chercheurs soucieux d’expérimenter de nouvelles formes de restitution [4]. Ensuite le Comité a mis sur pied différentes initiatives afin d’encourager ce type de réflexions ; on peut citer le colloque intitulé « La narration dans tous ses états : nouvelles technologies, nouvelles questions ? » en 2006 [5] (qui donnera lieu à la publication d’un numéro en 2008) ainsi que les numéros « Perspectives comparatives sur les joutes oratoires » (2005), « Echos et reflets alpestres : regards ethnologiques sur le Valais » (2009), « Ethnographie des phénomènes sonores » (2009), « Analyser les rassemblements au moyen de photographies ou de films » (2010), « Filmer le travail : chercher, montrer, démontrer » (2012), « Sur les chemins du conte » (2013). De même, le Comité a sollicité à plusieurs reprises les interventions ou les articles d’anthropologues visuels, portant sur le statut de l’image ethnographique et sa dimension cognitive, afin d’ouvrir des pistes d’expérimentation et de proposer des points de repères aux auteurs de la revue. Enfin, ce numéro 30, conçu comme un numéro anniversaire, procède d’une même intention : inviter différents auteurs à réfléchir à — ou à user de — l’une ou l’autre potentialité de la publication en ligne.
Dans un premier temps, nous voudrions revenir sur quelques-unes des problématiques au cœur du projet de la revue, réexaminées à partir des articles publiés jusqu’à aujourd’hui. Quelles perspectives l’articulation des textes, des images et des sons, rendue possible dans une revue en ligne, engendrent-elles du point de vue de la narration et de la description ? Quelles incidences la création de liens hypertextes et la possibilité qui en découle de faire dialoguer des textes et des matériaux de tous ordres a-t-elle sur la structuration de la pensée et de l’argumentation discursive ? Ne brise-t-elle pas leur linéarité au profit de modes fragmentés, feuilletés, de mises en abîme ou d’arborescences induisant d’autres formes de cheminement dans la présentation, la lecture et la réception en ligne des résultats d’une recherche ? Dans un second temps, nous souhaitons questionner la pertinence d’un tel projet au regard du développement de la discipline ethnographique. On peut en effet se demander si les objectifs de la revue ne croisent pas un intérêt plus largement développé pour la part sensible du monde social, perceptible dans le renouveau de la méthode ethnographique (ou dans le nombre croissant de chercheuses et chercheurs qui s’en réclament) ainsi que dans son appropriation par des traditions de recherche qui en étaient restées jusque-là assez éloignées.
Expérimenter de nouveaux rapports entre images, sons et textes
Une première initiative de la revue a été d’offrir au lecteur l’occasion non seulement de lire des entretiens menés avec des auteurs marquants dans le monde des sciences sociales et de l’ethnologie en particulier, mais aussi de les entendre, de les voir. Écouter la voix et les intonations de Pierre Centlivres ou de Martine Segalen par exemple, observer le visage et la gestuelle, autrement dit le portrait animé de Jack Goody, de Marc Augé, de Marc Abélès, ou de Roger Chartier et Daniel Fabre (pour ne pas tous les citer), participe de l’envie de fournir au lecteur des traces de l’histoire de la discipline sous forme de témoignages [6] et de redonner toute sa place à l’oralité et à la présence (aux gestes, aux mimiques, aux expressions…) dans la transmission des savoirs.
Une telle démarche postule qu’une parole (mais le réel, de manière plus générale) ne peut être restituée intégralement par l’écrit, sa retranscription fût-elle la plus précise possible. Et ouvre la possibilité de rendre compte de manière sensible de la pluralité des savoirs et des connaissances à l’œuvre dans la recherche ethnographique. Inclus dans les articles, les enregistrements ou les entretiens filmés donnent en effet la parole aux acteurs sociaux, restituent la diversité des voix et des points de vue, enrichissent la perception et la compréhension d’une situation sociale, voire en proposent des lectures alternatives [7]. Le recours au son en particulier offre une ouverture à la facette sensorielle de la parole ; il permet aussi, plus largement, d’accéder à des « univers auditifs », comme lorsque travaillant sur de la musique, Maeva Glardon (2002*) ou Carmen Bernand (dans ce numéro*) livrent des extraits de la musique qu’elles analysent, le rock groenlandais dans un cas, la musique sud-américaine dans l’autre.
Dans ces quelques cas — entretiens, extraits de musique ou encore ambiances sonores ([Lan Hing Ting et Pentimalli 2009* ; Féraud 2009*) — il s’agit bien de mettre en lumière la dimension sensible des choses. Un objectif que poursuit Eric Vandendriessche (2014*) lorsqu’il présente non seulement des dizaines d’images et de vidéos, mais leur associe un site internet spécifique rassemblant l’ensemble des jeux de ficelle auxquels le texte fait référence et invite le lecteur « à se munir d’un fil d’environ deux mètres de long, à le nouer sous forme de boucle et à réaliser les figures de ficelle auxquelles nous ferons référence ». L’article d’Andrew Irving (dans ce numéro*) témoigne d’une préoccupation semblable : l’auteur y propose au lecteur de télécharger sur son mobile ou sur son MP3 les résultats des enquêtes qu’il a menées dans les rues de New York dans le but d’accéder aux monologues intérieurs des passants rencontrés au fil de ses déambulations. Dans ces deux cas, les auteurs, usant d’images ou de sons, offrent au lecteur non seulement la possibilité de « mieux » comprendre ce dont il s’agit, mais plus encore de « l’expérimenter » [8]. Dans cette perspective, ces matériaux ne sont pas considérés comme de simples illustrations ; ils ne sont pas redondants avec le texte ; au contraire, ils constituent une autre modalité de connaissance.
Certes, les images ou les sons ne sauraient être à eux seuls les véhicules incontestables d’une vérité empirique (Dubois 1990 (1983) ; Lahire 1996, Lambelet 2010*) ; ils peuvent cependant contribuer à une compréhension plus fine des phénomènes sociaux, susceptible de battre en brèche les visions convenues. C’est l’objectif que poursuit Tanguy Cornu (2010*) quand, à travers ses photographies de meetings de tuning, il donne une apparence concrète à ce qu’il étudie (les voitures et les meetings de tuning en l’occurrence), afin d’amener le lecteur à rompre avec l’imagerie stéréotypée qu’il pourrait avoir de cette pratique sociale, peu légitime sur l’échelle des pratiques culturelles.
Par ailleurs, la forme choisie pour éditer en ligne des images ou des sons, comme le montrent Pascal Viot, Luca Pattaroni et Jérôme Berthoud (2010*), rend possible dans certains cas, non seulement l’accès au matériau étudié mais également une restitution renouvelée des modalités d’analyses mises en œuvre à partir de ce matériau. Grâce à l’usage de la vidéo, ces auteurs ont pu travailler sur les micro-actions qui interviennent à l’occasion de rassemblements de fans de football. Au moyen d’une visionneuse conçue spécialement pour cet article, ils donnent au lecteur la possibilité de suivre seconde par seconde les faits étudiés, mais également de lire, sous forme d’incises dans l’image, leurs analyses ou leurs remarques au fil du déroulement. Ainsi celui-ci peut-il « refaire » ou du moins « suivre mieux » la recherche telle qu’elle a été réalisée, par-delà ses seuls résultats.
Pour partielle que demeure l’exploration des pistes ouvertes par les articles publiés jusqu’à présent dans la revue, ces derniers n’en soulèvent pas moins une question décisive : celle du statut et de la pondération donnés aux images et aux sons aussi bien en amont de la recherche, lors de la production des matériaux ethnographiques, qu’en aval, lors de la restitution et de la diffusion des résultats, alors même que semble persister une hiérarchie implicite entre l’écrit, le visuel et le sonore. Or l’image peut non seulement « illustrer » du texte mais aussi avoir un statut de « révélateur ». Par exemple, les articles de David Desaleux, Julien Langumier, Emmanuel Martinais (2011*) et de la Chaire Handicap psychique et décision pour autrui (dans ce numéro*) interrogent le potentiel cognitif respectif de l’image et du texte : condensation de l’information dans la première versus déploiement linéaire de l’information dans le second. Mais si la revue a fait paraître de nombreux articles présentant des extraits de films, réalisés et montés, ou non, par les auteurs et utilisés par ceux-ci dans le cadre d’un travail réflexif mené sur leurs propres réalisations (par exemple : Mir-Hosseini 2004* ; Neuenschwander-Gindrat 2009 * ; Martin 2012 * ; Martin de La Soudière dans ce numéro*), elle n’a guère édité jusqu’ici des « documentaires » ou autres « propositions vidéo » dans leur intégralité. Deux exceptions à cet état de fait : Arnaud Sauli (2014*) et Jing Wang & Jean-Christophe Monferran (dans ce numéro*). Est-ce dû au fait que le champ de diffusion légitime pour les documentaires demeure celui des festivals qui leur sont dédiés ? Les coûts engendrés par la production de films ethnographiques sont-ils tels qu’ils ne puissent être diffusés gratuitement ? Ou subsiste-il une différence de nature entre le type de savoir issu de l’image et celui produit par l’écrit ? Mais il faut noter que jusqu’à présent, les meilleures voies de diffusion pour les films ethnographiques demeurent les festivals ou la télévision, leurs auteurs préférant les projeter devant un public susceptible de les commenter de vive voix, plutôt que de les lancer sur le web. Peut-être la notion de webdocumentaire, en train de gagner la faveur des milieux académiques, réconciliera-t-elle les points de vue…
Expérimenter des formes non-linéaires de narration
Les possibilités techniques qu’offre la revue d’articuler le texte, l’image et le son ont enfin amené quelques chercheurs à imaginer des dispositifs inédits pour présenter les résultats de leurs recherches et renouveler par ce biais leurs modes de description et de narration. Certains par exemple conçoivent leurs « films », effectués à partir des images tournées sur le terrain et montés spécifiquement pour l’article, comme de petits récits enchâssés dans l’argumentation de l’analyse (Chappaz-Wirthner et Mayor 2009*). D’autres font d’une image le point de départ de leur description d’un phénomène social, l’ensemble de l’analyse étant construit comme si celle-ci se dépliait à partir des informations condensées dans une photographie prise à un moment décisif (Plattet 2002* ; Fiéloux et Lombard 2008*). D’autres encore, comme Roderick Coover (2008*) avec son « panorama digital », offrent au lecteur une grande variété de parcours possibles, ce qui permet l’adoption de points de vue divers à l’égard de l’objet de recherche analysé. D’autres enfin réfléchissent à des modalités d’articulation de savoirs qui perdent toute linéarité au profit de liens potentiels appréhendables par différents cheminements. C’est le cas de l’ « article » de Cyril Isnart (2012*) qui se présente comme une « installation ethnographique » juxtaposant les images que l’auteur a enregistrées de la réalité étudiée, ses notes de terrain et son analyse. L’objectif ici est moins de rendre compte de l’objet de la recherche que du processus à travers lequel les significations possibles d’une pratique se construisent de façon exploratoire. C’est dans cette perspective que Jing Wang & Jean-Christophe Monferran (dans ce numéro*) ont conçu leur « ethnographie filmique » du Nouvel An chinois à Paris : grâce à une interface graphique spécifique, le lecteur peut parcourir à sa guise, de gauche à droite ou en sens inverse ou même en zigzags, les différentes séquences temporelles du rituel. Un texte très court accompagne chaque séquence, à la manière d’un cartel précisant la nature d’un objet dans une exposition. Cette pluralité des points de vue se retrouve également dans la Banque d’images et d’effets spéciaux (BIEV) de Porto Alegre, élaborée par Ana Luiza Carvalho da Rocha et Cornelia Eckert (2008*) à partir d’images du patrimoine urbain de Porto Alegre. Plusieurs types de mots clés leur sont associés et renvoient à l’ensemble des autres documents gravitant autour d’un même noyau sémantique ; des liens hypertextes, que le lecteur active à sa guise, l’amènent à consulter des chroniques visuelles, des écrits ethnographiques et des extraits sonores. Ainsi découvre-t-il, à partir et autour de chaque photo, les réalités mouvantes de ce patrimoine urbain, spatiales et temporelles à la fois, en empruntant un parcours expérimental qui, par le biais de séquences associatives, fait émerger (ou actualise) les sens potentiels des documents constituant cette bibliothèque virtuelle.
On assiste dans ces deux derniers cas à un renouvellement des procédés discursifs scientifiques classiques. Non seulement l’image y trouve une préséance sur le texte, mais surtout, c’est leur mise en connexion plutôt que leur hiérarchisation qui devient centrale. L’article dès lors peut être pensé comme une collection de fragments, une approche qui s’inscrit dans la « culture du fragment » en train d’émerger avec la numérisation des savoirs (Roger Chartier et Daniel Fabre dans ce numéro*). Plus encore que le recours à l’image ou au son, cette volonté de montrer ce sur quoi on a travaillé ou comment on a travaillé, entraîne une remise en cause de la linéarité du texte. Dans une écriture linéaire, la narration se fond dans le moule des causalités, des relations ou des explications alors même que celles-ci sont en réalité concomitantes, enchevêtrées. Ces recherches narratives, comme celle de Cyril Isnart, qui ne sont pas sans écho avec la réflexion étatsunienne sur le « storytelling » (sur ce point : Clifford et Marcus 1986 ; Geertz 1996 ; Marcus 2002*) permettent l’accès au même matériau dans des ordres aléatoires et par là même à des réalités sociales qui, comme les « mondes intérieurs » étudiés par Andrew Irving (dans ce numéro*), sont riches de divergences. Elles remettent ainsi en question les fondements épistémologiques et factuels d’un discours anthropologique parfois en difficulté pour restituer par le texte la complexité et la diversité des réalités observées.
Ce questionnement sur le bien-fondé des procédés narratifs et sur l’adéquation de la narration linéraire à la complexité du monde débouche sur une dernière question, celle du statut de l’auteur. En réfléchissant à la manière d’articuler les textes, les images et les sons, en proposant de nouvelles modalités d’agencement des uns et des autres, le chercheur ne devient-il pas moins « auteur » que « metteur en scène », délaissant une forme « d’auctorialité » pour une restitution davantage « polyphonique » (Clifford et Marcus 1986) ?
Le montage, qui actualise le potentiel cognitif d’une image ou d’un son grâce aux rapprochements, juxtapositions, ruptures et modulations de rythmes opérés, le tout au service d’un point de vue particulier, revêt ici une importance décisive. La question est alors de savoir si l’auteur rend visibles ses choix techniques, à la fois épistémologiques et méthodologiques, ou s’il les laisse hors champ (voir à ce propos la question du cadrage dans l’article du collectif Chaire Handicap psychique et décision pour autrui dans ce numéro*). C’est aussi celle du rôle attribué dans le montage aux acteurs-sujets de la recherche. Dans son article « La performance des acteurs dans le documentaire » (2009*), Sylviane Neuenschwander, consciente des contraintes qu’exercent sur ses interlocuteurs le fait d’être promus au rôle de porte-parole de leur collectivité d’une part et la présence quasi permanente de la caméra de l’autre, conclut avec eux une forme de pacte cinématographique qui leur ménage un espace de liberté et d’initiative : leur ayant exposé ses objectifs de façon claire, elle leur donne un droit de regard définitif sur le montage, doublé du pouvoir de décider des scènes à garder ou à écarter. De plus, elle prend soin de rendre visibles, au sein même des images tournées, les modes d’interaction instaurés avec eux pendant le tournage : un premier mode donne aux spectateurs l’impression que les acteurs « oublient » la caméra, comme s’ils étaient pris « au naturel », alors qu’un second mode manifeste de façon explicite qu’ils sont conscients de la présence de la caméra, s’adressant de face à la cinéaste et d’une certaine manière aussi au spectateur qui visionnera le film en aval (Neuenschwander-Gindrat 2009*). C’est ainsi la question décisive des droits à l’image (cf. à cet égard l’article de Kathrin Oester et de Bernadette Brunner dans ce numéro*) qui est soulevée et qui, à travers celle de la pondération respective des voix de l’auteur et de ses interlocuteurs, touche au statut de l’auteur et de ses droits.
Des mondes ethnographiques
Exploiter les potentialités du multimédia dans l’écriture ethnographique, c’est ainsi rendre possibles de nouvelles formes de narration, accorder une nouvelle place au matériau d’enquête et autoriser d’autres formes de compréhension des phénomènes sociaux étudiés que celles qu’offre une revue papier. C’est donner accès à de la matière, à du sensible, éléments qui sont au cœur du projet ethnographique, la dimension la plus concrète, la plus matérielle de la démarche anthropologique. Comme s’il ne suffisait pas de décrire des règles, des structures ou des régularités abstraites et générales pour faire de l’anthropologie, mais qu’il convenait aussi — comme le disait déjà Bronislaw Malinowski dans son introduction aux Argonautes du Pacifique occidental (1922) — d’observer pour en rendre compte ces « impondérables de la vie réelle » que sont les routines, les soins du corps, les manières de se nourrir et de se vêtir, les affinités et les amitiés, les ambitions et les vanités qui traversent tout groupe humain…
Ce souci de trouver de nouvelles modalités sensibles pour décrire et interpréter la réalité étudiée à travers la restitution « directe » ou « quasi extensive » (comme dans le cas de l’article de Pierre Centlivres dans ce numéro*) du matériau collecté sur le terrain, n’est pas que le produit d’une opportunité — celle que représente désormais l’existence de revues en ligne. Il nous semble faire écho à un projet intellectuel plus large qui imprègne aujourd’hui les sciences sociales et qui, dans le but d’appréhender au plus près la complexité du monde social, se manifeste dans le développement du nombre de travaux ou de chercheurs qui se réclament de l’ethnographie, ou de démarches ethnographiques [9]. C’est dans cette perspective par exemple qu’Alexandre Lambelet (dans ce numéro*) aborde le monde de la philanthropie contemporaine et, en procédant à l’ethnographie d’une fondation privée, met en lumière les logiques sociales à l’œuvre dans la restructuration de ce vaste champ.
Dès lors, si ethnographiques.org, parce que ne publiant aucune version papier, peut être qualifiée de revue « virtuelle », il ne s’agit pas d’une virtualité négative renvoyant à tort, comme le montre Roberte Hamayon (dans ce numéro*), uniquement à « ce qui est créé artificiellement par un logiciel informatique » et donc doté d’une valeur moindre. Au contraire, il s’agit d’une virtualité positive, porteuse de nouvelles potentialités et ouvrant la voie à l’actualisation de questionnements ethnographiques inédits. Ainsi, par exemple, se dessine une alliance entre une ethnographie fine, menée sur un terrain circonscrit, et une navigation lancée dans le vaste espace du web, comme l’illustrent les articles de Martine Segalen (dans ce numéro*) et de Dimitri Karadimas (dans ce numéro*). La première souligne le rôle qu’a joué Internet dans l’élaboration d’un savoir généalogique relevant dans le même temps de sa vie personnelle et de son objet scientifique ; le second trouve sur la toile les images qu’il mobilise à des fins rhétoriques dans sa controverse avec Carlo Severi (qui lui répond également dans ce numéro*).
Dans cette perspective, publier dans ethnographiques.org, c’est donner libre accès [10] à des points de vue multiples, avoir le souci de rendre publiques les recherches ethnographiques (sur ce point, par exemple, Chaire Handicap psychique et décision pour autrui dans ce numéro*) et affirmer la légitimité de cette lecture spécifique du monde social (Marc Abélès dans ce numéro* ; Michel Agier dans ce numéro*). C’est assurer une présence plus marquée de l’ethnographie dans ce nouvel espace public qu’est le web.